Louis Wihl 33
I
En 1851, Henri Heine se mourait. Il mourait dans des souffrances atroces. Un des jours de sa lente agonie, il entendit quelqu’un s’approcher du lit où le clouait la douleur. Le malheureux aveugle, à qui la destinée refusait même le dernier honneur d’être aveugle comme Homère et Milton, fit ce geste horrible qu’il était obligé de faire pour y voir. Il releva de la main ses deux paupières pendantes, qui retombaient toujours sur ses yeux, et il reconnut l’homme qu’il avait là, à deux pas de son chevet. C’était un Juif comme lui, et comme lui un poète.
— Quoi ! c’est vous ! dit-il. Prenez place. Il n’y a pas foule ici… Tous, tant qu’ils étaient, ils m’ont abandonné.
— Vous les avez blessés, dit le visiteur d’un ton grave.
— Ah ! les forts ne meurent pas d’une piqûre ! répondit le Sagittaire mourant. Vous voilà bien… vous ! Du reste, ils ont raison de ne pas venir, j’aime mieux mourir seul. Je les hais. Ce ne sont que des braillards, ajouta-t-il avec mépris, tandis que vous, vous êtes un poète.
— Vous en êtes un plus grand encore, fit le visiteur toujours grave, comme la justice.
A ce mot :
— Croyez-vous donc que je vive dans l’avenir ? dit anxieusement Henri Heine.
— Oui ! vous y vivrez, repartit le visiteur, et malgré vous vous y vivrez ; car si vous aviez pu tuer votre génie, vous l’auriez tué, comme vous avez tué tout en vous.
— Vous n’êtes pas tendre ! fit Henri Heine. Vous voyez pourtant comme je souffre ?
— Vous avez renié Jéhovah, repartit le visiteur, toujours doux, mais inflexible.
— Oui !… répondit le mourant, mais Jéhovah est bien dur.
Et comme un silence avait interrompu ce dialogue rapide et saisissant, tout à coup, Henri Heine, bouffonnerie impie et sinistre ! se mit à chanter, en la parodiant, une des lamentations de la synagogue. Seulement, ce rire du désespoir, à cette heure de la mort, s’éteignit dans les larmes. Le bouffon vaincu se mit à pleurer. Cette affreuse gaîté, qui est le sang qu’on jette contre le ciel, était retombée sur son cœur.
— C’est pourtant vrai que Jéhovah est bien dur ! reprit Heine.
Et la raillerie revenant, et le sourire aux lèvres de ce Léger incorrigible :
— Vous qui êtes bien avec lui, ajouta-t-il, ne sauriez-vous me faire pardonner ?…
— Revenez à lui, repartit le visiteur austère.
— Mais comment faire ? demanda Heine.
— Rétractez vos mauvaises paroles…
— Et faites-vous enterrer au cimetière juif, n’est-ce pas ?
L’autre reprit simplement :
— Sans doute.
— Ah ! mon Dieu, que de choses ! Et le mourant resta pensif. Merci pourtant. Prenez-moi la main. Vous m’avez fait du bien. Merci… — ajouta affectueusement l’auteur des Reisebilder.
Heine ne mourut qu’à quelque temps de là. Il ne se rétracta point ; mais, ce jour-là, il avait eu peut-être la dernière bonne pensée qui ait traversé sa pauvre âme.
L’homme qui la lui donna était Louis Wihl, l’auteur des Hirondelles 34 et du Pays bleu 35, le poète dont nous allons parler ; Louis Wihl, l’homme le mieux fait pour assister Heine à son heure dernière, car il était son parent par l’esprit, le talent, la faculté poétique, et il était son supérieur par la foi en Dieu, les grandes croyances gardées, la droiture morale de la vie, et, tronc solide, il était bien en droit d’offrir à la liane qui allait s’abattre un dernier appui.
En effet, je suis frappé (et je l’ai toujours été) de la consanguinité de ces deux hommes, tous les deux de la même double race : tous les deux Juifs, tous les deux Allemands, tous les deux poètes et reflétant dans leurs poésies leur double nationalité, entraînés tous les deux, par aptitude et par goût, vers la philosophie et la science ; mais dont l’un a brisé tout : religion, race, philosophie, système, pour s’asseoir, isolé et désespéré, au milieu des massacres de son esprit, comme un meurtrier au milieu de ses meurtres, et dont l’autre s’est conservé intégral, — noble, ferme et pur.
Et celui-ci, c’est Louis Wihl.
II
Il est des races contre lesquelles ne peut le génie. En aurait-on une immensité à son service, si on est de ces races, la personnalité la plus robuste et la plus profonde naît marquée d’un caractère de nationalité inévitable ; comme, au contraire, il en est d’autres où le génie, quand il y a génie, appartient davantage à l’homme qui en est investi et reste franc du collier de force de la race. Dans les premières de ces deux espèces, comptent au plus haut degré la race juive et la race germanique, et peut-être de toutes sont-elles celles-là qui enfoncent davantage leur cachet jusque dans la pulpe même du cerveau humain. La juive surtout : la nation à tête dure, que rien n’a pu amollir, ni la croix de Jésus-Christ tombée dessus, ni les ruines de Jérusalem, ni les coups du Romain, ni les coups du Moyen Age, ni les coups du Turc, et qui les a reçus comme l’enclume qui fait ressauter le marteau ! L’influence de la race juive sur les esprits les plus vigoureusement individuels est ineffaçable. Voyez Spinosa et une foule d’autres, Heine lui-même, — Heine l’apostat, qui, en se jetant dans le vif argent de l’esprit français, est devenu le Voltaire allemand, et qui n’a pu enlever complètement cependant le caractère juif à son génie. Voyez-les ! A travers leurs œuvres suinte le Juif, le Juif incompressible. Le tenace parfum de la Bible se reconnaît encore chez eux dans les inspirations les plus éloignées de la Bible. Or, si cela est pour les Juifs négateurs qui se sont dépouillés de leur foi pour se faire des croyances nouvelles, que sera-ce pour ceux qui sont restés fidèles à l’esprit de leur race ?… Que sera-ce pour Louis Wihl, par exemple, qui est certainement le plus Juif des poètes allemands, et dont l’inspiration, dans son livre hébraïsant des Hirondelles, n’est ni plus ni moins que la nostalgie de Jérusalem ?
Ce que le Ranz de l’enfant des Alpes produit, pour qui l’entend, d’ennui, de langueur ardente et de besoin▶, jusqu’au mourir, de revoir la patrie, Louis Wihl l’éprouve dans Les Hirondelles pour un pays qu’il n’a pas vu, mais qu’en sa qualité de poète il a mieux fait que de voir, puisqu’il l’a rêvé. Louis Wihl a prouvé une fois de plus que le rêve, pour le poète, est la plus forte réalité. Dans ce livre de vers qu’il a appelés Les Hirondelles, pour exprimer la fidélité au retour de la même pensée, il a été positivement le Voyant d’une patrie qui n’est plus, et, en pleine Allemagne du xixe siècle, il a repris le chant, interrompu par plusieurs milliers d’années, des Hébreux exilés sur les bords des fleuves de Babylone ; seulement les exilés, à Babylone, avaient connu ce qu’ils chantaient et pressé sur leur cœur ce qu’on n’emporte point à la semelle de ses souliers ; tandis que lui, Wihl, l’exilé séculaire, à distance, dans le temps et dans l’espace, de cette patrie tuée et dont il n’a pas même vu le cadavre, a ajouté à la nostalgie fiévreuse de l’exil ce qui l’aurait diminuée s’il avait été moins poète : — l’envenimement de dix-huit siècles. Tout fils qu’il est, comme nous, de cette pénétrante et éparpillante civilisation qui tend de plus en plus à se substituer à toutes les patries, et qui éteindra un de ces jours jusqu’aux sons du cor de l’enfant des Alpes, l’auteur des Hirondelles a entendu, dans sa pensée, ce Ranz, qui n’était pas ailleurs, des montagnes de la Judée muette, et il en a mis l’écho dans des vers capables de donner le mal du pays aux âmes lâches qui ne l’éprouvent plus.
Certes ! poétiquement, c’est puissant !
Ces vers, il faut sans doute, pour en comprendre toutes les beautés, les lire dans la langue du poète ; mais on peut, dans une traduction, en comprendre au moins la puissance. Le livre de Louis Wihl n’était pas des vers pour des vers, des arabesques faites habilement autour d’un sujet délibérément choisi, des colorations objectives : c’était un livre vrai, d’une évocation formidable, où l’Hébreu est un véritable Hébreu, et qui devait surtout remuer profondément les âmes de la même foi que l’auteur. Malheureusement, les circonstances dans lesquelles il parut empêchèrent l’impression qu’il aurait pu faire. On était à la veille de 1848. L’Allemagne rebondissait de la philosophie à la politique, et c’est alors que Louis Wihl, qui n’était connu encore que par des travaux de science et de philologie, comme poète, se révéla. Venu après Le Divan de Gœthe et Les Orientales de Victor Hugo, le livre des Hirondelles, que Louis Wihl eût pu appeler Les Hébraïques, apporta sa part d’Orient dans les littératures vieillies, et qui remontaient vers l’Orient pour se rajeunir. Tithon voulait coucher avec l’Aurore… Mais Louis Wihl n’eut pas ◀besoin▶ de faire le tour de souplesse de Gœthe pour se faire Oriental. Il le fut naturellement, parce qu’il était Hébreu, et, comme tout Hébreu, il nous apporta sa Judée mieux que les voyageurs qui en arrivaient à l’heure même ne nous l’auraient apportée dans leurs récits.
Les vers de Louis Wihl, ces vers, fils de la Bible et ressemblant à la Bible comme des enfants amoureusement faits ressemblent à leur mère, peuvent se lire après la Bible et ne pas tomber dans le néant où le rapprochement de la Bible fait tomber toute imitation qu’on fait d’elle. La Bible ne s’imite point. Lord Byron, qui avait pourtant assez de poésie dans sa tête bouclée, a essayé des imitations bibliques dans ses Heures de loisir, et c’est insupportable. Mais c’est que Byron n’était pas Hébreu, avec une passion d’Hébreu dans le cœur, comme Louis Wihl. Sans doute, il y a entre les poésies de la Bible et les poésies des Hirondelles la différence de l’inspiration divine à l’inspiration humaine, — à l’inspiration chétive d’un homme seul ; mais celle-ci est si vraie qu’elle en contracte un sérieux réellement plein de grandeur. On ne trouve pas, il est vrai, non plus, dans ces vers d’un enthousiasme austère et d’une tristesse ardente, le flot incessant de magnifiques images que roule le Livre Surnaturel, toujours allumé, comme le chandelier d’or à sept branches, devant la pensée du poète ; mais on y trouve l’âme, l’élancement, le plus beau mouvement de la poésie lyrique, — le mouvement haletant vers Dieu, — la brièveté forte, la flamme courte, tout cela sur un fond de grande naïveté orientale très étonnante venant d’une plume moderne. Encore une fois, l’Allemagne préoccupée de révolutions, l’Allemagne troublée et inattentive à tout ce qui n’était pas la nuée d’Ixion de sa politique, ne prit pas garde aux rares qualités d’une poésie comme elle n’en avait pas encore, et Louis Wihl fut obligé d’attendre sa gloire. Errant en Europe, venu en France, il se mêla un peu au journalisme, qui nous prend tous et qui nous dévore ; mais il retira son pied de ce gouffre, et dans la solitude d’une ville de province, où il donne noblement des leçons pour vivre, il put, quelques années après Les Hirondelles (1860), ces oiseaux bleus, publier son Pays bleu (1865), — une œuvre de tout autre aspect de génie, et qui, après le Juif, nous donnait l’Allemand.
III
Le Pays bleu, expression charmante pour dire la fantaisie ! C’est sous ce titre de Pays bleu, rêveur comme les lointains, que Louis Wihl lança deux poèmes humouristiques (Les Dieux scandinaves et La Reine de Madagascar), qu’il est aussi impossible à la Critique de toucher pour en donner une idée qu’on ne touche à la bulle de savon sans la détruire… Certes ! on n’eût guères attendu à l’avance ces deux poèmes du poète désolé, nostalgique, à idée fixe, des Hirondelles ; mais c’est qu’on aurait oublié l’influence de la double race de Louis Wihl. Le Parnasse avait une double cime, et beaucoup de poètes l’ont aussi. Contraste qui pouvait surprendre cependant par ce qu’il avait de heurté, l’homme de la harpe de David empruntait à Henri Heine la mandoline de la fantaisie !… Seulement, s’il empruntait l’instrument, il n’empruntait pas la main. Supérieure ou inférieure, il restait avec l’originalité de la sienne. Il ressemblait, mais il n’imitait pas ! Louis Wihl, dans tout l’azur de cette fantaisie qu’il roule autour de sa pensée, a des traits vibrants de Juvénal et de vieilles foudres de prophètes ; mais, au point de vue de la pure fantaisie, de l’humour, de l’ironie légère, il est certainement au-dessous d’Henri Heine, ce fils du clair de lune bleuâtre, de la rose et du rossignol. Son bleu, à lui, puisque bleu il y a, diffère autant du bleu de Heine que la turquoise diffère du saphir, — et c’est Heine qui est le saphir ! Mais c’est encore beau d’être turquoise, surtout quand il semblait qu’on n’était qu’un fragment de ruine, imposante et calcinée, dans les chemins pierreux de Jérusalem à Jéricho !
IV
Oiseaux bleus !! pays bleu ! — Les Hirondelles, Les Dieux scandinaves, La Reine de Madagascar, voilà le bagage poétique de Louis Wihl, auquel il faut ajouter le poème intitulé Le Mendiant pour la Pologne 36, et quelques poésies comme celle, par exemple, adressée à Victor Hugo… Ce n’est pas là un bagage immense dans ce temps de ballots et de quintaux littéraires, où nous sommes tous plus ou moins les portefaix de nos œuvres. Mais il y a assez dans ces quelques volumes de vers pour que les hommes distraits qui ne vous sont pas venus d’abord finissent par vous venir. La gloire, pour ceux qui la méritent et qui ont la faiblesse de l’aimer, n’est jamais qu’une question d’heure qui se résout montre à la main. Un jour, que je ne crois pas éloigné, Louis Wihl aura des lecteurs auxquels il a droit et que je voudrais lui amener. Exilé de son pays, ce Louis Wihl, cet ami de Schelling, cet ami de Gutzkow, cet assistant de Heine à sa dernière heure, n’a pas trouvé peut-être dans notre pays le calme qu’il faut pour largement produire, et il est resté avec une tête pleine et des travaux commencés. Les vers se font partout, car le sang et les larmes coulent partout, et les vers, quand ils sont beaux, ne sont que cela, — sang et larmes ! Mais Louis Wihl n’est pas qu’un poète. C’est un savant. Il a déjà publié quelque chose d’infiniment remarqué sur les Origines phéniciennes, et, pour achever ce travail d’une érudition transcendante, il faudrait qu’il fût mieux assis que sur l’escabeau que l’Université de France lui a aumôné, croyant n’avoir affaire ni à un fort savant ni à un grand poète. Adam Mickiewicz, dans son temps, a été plus heureux… Mais si, dans le sien, Duruy, l’homme des initiatives, mais que j’estime, moi, pour ce crâne amour des initiatives, en prenait une généreuse vis-à-vis de Louis Wihl, qui a ◀besoin de Paris pour ses travaux, Duruy honorerait également le talent, le malheur et son ministère…