(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « La Fontaine. » pp. 518-536
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « La Fontaine. » pp. 518-536

La Fontaine63.

Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait bien sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine ; c’est ce vin vieux dont parle Voltaire et auquel il a comparé la poésie d’Horace : il gagne à vieillir, et, de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place et le reconnaître plus grand. Longtemps on n’a osé le mettre tout à fait au même rang que les autres grands hommes, que les autres grands poètes qui ont illustré son siècle :

Le Savetier et le Financier, disait Voltaire, Les Animaux malades de la peste, Le Meunier, son Fils et l’Âne, etc., etc., tout excellents qu’ils sont dans leur genre, ne seront jamais mis par moi au même rang que la scène d’Horace et de Curiace, ou que les pièces inimitables de Racine, ou que le parfait Art poétique de Boileau, ou que Le Misanthrope ou le Tartuffe de Molière.

Voltaire peut-être a raison, et pourtant la postérité, qui n’a pas à opter entre ces chefs-d’œuvre divers ni à se décider pour l’un au détriment des autres, la postérité, qui n’est pas homme de lettres, ne se pose point la question de la sorte ; elle ne recherche pas ce qui est plus ou moins difficile ou élevé comme art, comme composition ; elle oublie les genres, elle ne voit plus que le trésor moral de sagesse, de vérité humaine, d’observation éternelle qui lui est transmis sous une forme si parlante et si vive. Elle jouit de ces charmants tableaux encore plus qu’elle ne songe à les mesurer ou à les classer ; elle en aime l’auteur, elle le reconnaît pour celui qui a le plus reproduit en lui et dans sa poésie toute réelle les traits de la race et du génie de nos pères ; et, si un critique plus hardi que Voltaire vient à dire : « Notre véritable Homère, l’Homère des Français, qui le croirait ? c’est La Fontaine », cette postérité y réfléchit un moment, et elle finit par répondre : C’est vrai.

La vie de La Fontaine a été écrite avec détail par M. Walckenaer, dont c’est le meilleur ouvrage littéraire ; on n’a plus qu’à lui emprunter les principaux faits qui donnent à connaître le caractère de l’homme. Né le 8 juillet 1624, à Château-Thierry, en Champagne, d’un père maître des eaux et forêts, Jean de La Fontaine paraît n’avoir reçu d’abord qu’une éducation assez négligée ; jeune, il étudiait selon les rencontres et lisait à l’aventure ce qui lui tombait sous la main. Quelques livres de piété que lui prêta un chanoine de Soissons lui firent croire d’abord qu’il avait du goût pour l’état ecclésiastique et pour la retraite : il fut reçu à l’institution de l’Oratoire le 27 avril 1641 et envoyé à Paris au séminaire de Saint-Magloire. Il avait un frère cadet qu’il y attira également ; ils n’y restèrent ni l’un ni l’autre. Il paraît que le même chanoine qui avait prêté à notre La Fontaine des livres de piété, le voyant peu propre à cette profession, l’aida à en sortir et lui fit épouser une de ses parentes. Autre erreur. La Fontaine est célèbre comme mari par ses oublis et ses inadvertances ; son père, à l’époque de ce mariage, lui avait transmis sa charge de maître des eaux et forêts, et La Fontaine n’y porta pas moins de négligence qu’à ses autres devoirs. Il était l’homme de l’instinct, du génie naturel, des penchants divers et abandonnés ; on le pourrait définir le plus naturel des hommes, et qui n’avait toute sa réflexion que quand il rêvait. Grand, bien fait et d’une belle taille s’il s’était mieux tenu, avec une figure à longs traits expressifs et fortement marqués, laquelle exprimait la bonhomie, et qui aux clairvoyants eût permis, par éclairs, de deviner de la force ou de la grandeur, il se laissa aller, durant cette première partie de sa vie en province, au hasard des compagnies et des camaraderies qu’il rencontrait. Une ode de Malherbe qu’il entendit réciter lui révéla, dit-on, son talent poétique ; il lut nos vieux auteurs, il exprima le suc de Rabelais, il emprunta de Marot son tour, il aima dans Racan un maître ou plutôt un frère en rêverie, et y apprit les élévations de pensée mêlées aux nonchalances. Le premier ouvrage qu’il publia fut la traduction en vers de L’Eunuque de Térence en 1654 ; il avait trente-trois ans ; cette traduction est contemporaine des premières pièces de Molière. Un parent de Mme de La Fontaine, Jannart, qui était substitut de Fouquet dans la charge de procureur général au parlement de Paris, eut occasion de recommander le poète à ce surintendant spirituel et ami généreux des lettres. La Fontaine vint à Paris, plut à Fouquet, bon juge de l’esprit, et le voilà transporté tout d’un coup au milieu de la société la plus brillante, devenu le poète ordinaire des merveilles et des magnificences de Vaux.

On a paru s’étonner de ce succès si prompt de La Fontaine dans ce monde de cour. Ceux qui, sur la foi de quelques anecdotes exagérées, se font de lui une sorte de rêveur toujours absent, ont raison de n’y rien comprendre : mais c’est que l’aimable poète n’était point ce qu’ils se figurent. Il avait, certes, ses distractions, ses ravissements intérieurs, son doux enthousiasme qui l’enlevait souvent loin des humains ; le jour où il faisait parler dame Belette et où il suivait Jeannot Lapin dans la rosée, ils lui semblaient plus intéressants tous deux à écouter qu’un cercle de beau monde ou même de brillants esprits. Mais quand La Fontaine n’était pas dans sa veine de composition, quand il était arrêté sous le charme auprès de quelqu’une de ces femmes spirituelles et belles qu’il a célébrées et qui savaient l’agacer avec grâce, quand il voulait plaire enfin, tenez pour assuré qu’il avait tout ce qu’il faut pour y réussir, au moins en causant. Et qui donc a mieux défini que lui la conversation parfaite, et tout ce qu’elle demande de sérieux ou de léger ?

……………………………………………
        Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.
        Laissons le monde et sa croyance.
        La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon ; je soutiens
        Qu’il faut de tout aux entretiens :
    C’est un parterre où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’abeille s’y repose,
        Et fait du miel de toute chose.

Ce qu’il disait là à Mme de La Sablière, il dut le pratiquer souvent, mais avec ceux qui lui plaisaient, et à ses heures. Voltaire, dans une lettre à Vauvenargues, rapportant le talent de La Fontaine à l’instinct, à condition que ce mot instinct fût synonyme de génie, ajoutait : « Le caractère de ce bonhomme était si simple, que dans la conversation il n’était guère au-dessus des animaux qu’il faisait parler… L’abeille est admirable, mais c’est dans sa ruche ; hors de là l’abeille n’est qu’une mouche. » On vient de voir, au contraire, que La Fontaine voulait qu’on fût abeille, même dans l’entretien.

Dans ce monde de Fouquet, La Fontaine composa Le Songe de Vaux et des épîtres, ballades, sizains et dizains ; le surintendant lui avait donné une pension, sous cette clause gracieuse qu’il en acquitterait chaque quartier par une pièce de vers. Ces premières poésies légères de La Fontaine sont dans le goût de Voiture et de Sarrasin et ne s’élèvent guère au-dessus des agréables productions de ces deux beaux esprits ; on sent seulement que chez lui le flot est plus abondant et plus naturel. Il fut bon pour La Fontaine que la faveur de Fouquet l’initiât à la vie du monde, et lui donnât toute sa politesse ; mais il lui fut bon aussi que ce cercle trop libre ne le retînt pas trop longtemps, et qu’après la chute de Fouquet il fût averti que l’époque devenait plus sérieuse et qu’il avait à s’observer davantage. Le danger, du côté de La Fontaine, ne sera jamais dans le trop de régularité et de décorum. Si le règne de Fouquet avait duré, il eût été à craindre que le poète ne s’y relâchât et ne se laissât aller en tous sens aux pentes, aux fuites trop faciles de sa veine. Les Contes lui seraient aisément venus dans ce lieu-là, non pas les Fables ; les belles fables de La Fontaine, très probablement, ne seraient jamais écloses dans les jardins de Vaux et au milieu de ces molles délices : il fallut, pour qu’elles pussent naître avec toute leur morale agréable et forte, que le bonhomme eût senti élever son génie dans la compagnie de Boileau, de Racine, de Molière, et que, sans se laisser éblouir par Louis XIV, il eût pourtant subi insensiblement l’ascendant glorieux de cette grandeur. Un des caractères propres, en effet, du talent de La Fontaine, c’est de receler d’instinct toutes les variétés et tous les tons, mais de ne les produire que si quelque chose au-dehors l’excite et l’avertit. Autrement et de lui seul, que fera-t-il donc ? Il y aura toujours deux choses qu’il aimera mieux encore que de rimer, et, par ces deux choses, j’entends rêver et dormir.

Si vous voulez exprimer sous forme toute littéraire cette distinction que je fais entre le ton du poète à ses débuts et sa manière ensuite perfectionnée, je dirai qu’il y a deux La Fontaine, l’un avant et l’autre après Boileau.

La chute de Fouquet fit toutefois éclater le génie et le cœur de La Fontaine. On sait sa touchante Élégie :

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes !
………………………………………………………
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux !

Dans cette pièce, comme dans le discours en vers à Mme de La Sablière sur l’idée finale de conversion, comme dans le début de Philémon et Baucis, comme dans Le Songe d’un habitant du Mogol, La Fontaine a trouvé pour l’expression de ses vœux, de ses regrets et de ses goûts, un alexandrin plein et facile qui sait rendre coulamment le naturel, la tendresse, la hauteur de l’âme et l’indulgence, et qui se loge de lui-même dans la mémoire. C’est là un alexandrin qui est bien à lui autant que ceux de Corneille et de Racine leur appartiennent. Tout ce qu’ont dit certains critiques contre les vers inégaux et boiteux du fabuliste ne saurait s’appliquer à cette partie large de son courant et de sa veine.

Je me détourne de ses Contes qu’il entreprit d’abord (1665) pour plaire à la duchesse de Bouillon, une des nièces de Mazarin, et qu’il continua de tout temps pour se complaire à lui-même, et j’en viens aux Fables qui lui avaient été demandées pour Monseigneur le Dauphin. Les Fables de La Fontaine, dans leur ensemble, parurent successivement en trois recueils : le premier recueil contenant les six premiers livres fut publié en 1668 ; le second recueil contenant les cinq livres suivants jusqu’au onzième inclusivement fut publié en 1678 ; le douzième et dernier livre, qu’on a appelé le chant du cygne, et où tout n’est pas d’égale force, fut composé presque en entier à l’intention du jeune duc de Bourgogne et ne fut recueilli qu’en 1694. C’est dans le second recueil, dans celui de 1678, que La Fontaine me paraît avoir atteint à toute la plénitude et la variété de son génie sous la forme à la fois la plus animée, la plus légère et la plus sévère.

Le fond de ses Fables est emprunté de toutes parts ; la vieille littérature française en fournissait en abondance et plus même que La Fontaine de son temps n’en connaissait. Un des poèmes les plus curieux du Moyen Âge, et qui constitue une véritable épopée satirique, est le Roman de Renart avec ses diverses branches ; les animaux divers y figurent comme des personnages distincts, ayant un caractère soutenu, et engageant entre eux une série d’aventures, de conflits et de revanches qui, jusqu’à un certain point, s’enchaînent. Quand on a lu le Roman de Renart et les fabliaux du Moyen Âge, on comprend que déjà La Fontaine est là tout entier, et en quel sens on peut dire qu’il est notre Homère. Le piquant, c’est que La Fontaine ne connaissait pas ces poèmes gaulois à leur source, qu’il n’était pas remonté à tous ces petits Ésopes restés en manuscrits, à ces Ysopets, comme on les appelait, et que, s’il les reproduisait et les rassemblait en lui, c’était à son insu : il n’en est que plus naturel et n’en obéit que mieux à la même sève. Il avait lu çà et là tous ces apologues et toutes ces fables dans les livres de seconde main où les sujets avaient passé, dans les auteurs du xvie  siècle, chez les Italiens ou ailleurs ; car il en lisait de tous bords. Son originalité est toute dans la manière, et non dans la matière. Comme Montaigne, comme Mme de Sévigné, et mieux encore, La Fontaine a au plus haut degré l’invention du détail. Eux, ils ne l’ont que dans le style, et lui, il l’a dans le style à la fois et dans le jeu des petites scènes. En France, où les grandes conceptions poétiques fatiguent aisément, et où elles dépassent la mesure de notre attention, si vite déjouée ou moqueuse, on demande surtout aux poètes ce genre d’imagination et de fertilité qui n’occupe que peu d’instants ; et il y excelle.

La Fontaine, en s’appliquant à mettre en vers des sujets de fables qui lui étaient fournis par la tradition, ne sort pas d’abord des limites du genre. Son premier livre est un essai ; on y voit la fable pure et simple, dans ce qu’elle a de nu, La Cigale et la Fourmi, Le Corbeau et le Renard, etc. ; il cherche à mettre sa moralité bien en rapport avec le sujet. Ainsi conçue, le dirai-je ? la fable me paraît un petit genre, et assez insipide. Chez les Orientaux, à l’origine, quand la sagesse primitive s’y déguisait sous d’heureuses paraboles pour parler aux rois, elle pouvait avoir son élévation et sa grandeur ; mais, transplantée dans notre Occident et réduite à n’être qu’un récit tout court qui amène après lui son distique ou son quatrain moral, je n’y vois qu’une forme d’instruction véritablement à l’usage des enfants. Ésope, Babrius ou Phèdre ont pu y exceller ; ce n’est pas moi qui, les ayant lus, irai les relire. Ce Phèdre que d’habiles gens ne veulent nullement reconnaître pour être du siècle d’Auguste, mais qui est classique du moins par son exacte pratique du genre conçu dans toute sa simplicité et son élégance, est un auteur qu’il est permis de ne pas rouvrir quand on a une fois fini sa quatrième. Pourquoi donc La Fontaine a-t-il su être un grand poète dans ce même genre de la fable ? C’est qu’il en est sorti, c’est qu’il se l’est approprié et n’y a vu, à partir d’un certain moment, qu’un prétexte à son génie inventif et à son talent d’observation universelle64.

Dans sa première manière pourtant, à la fin du premier livre, dans Le Chêne et le Roseau, il a atteint la perfection de la fable proprement dite ; il a trouvé moyen d’y introduire de la grandeur, de la haute poésie, sans excéder d’un seul point le cadre ; il est maître déjà. Dans Le Meunier, son Fils et l’Âne, il se joue, il cause, il fait causer les maîtres, Malherbe et Racan, et l’apologue n’est plus qu’un ornement de l’entretien. Mais sa seconde manière commence plus distinctement et se déclare, ce me semble, avec son second recueil, au VIIe livre qui s’ouvre par la fable des Animaux malades de la peste. Le poète, dans sa préface, reconnaît lui-même qu’il est un peu sorti ici du pur genre d’Ésope, « qu’il a cherché d’autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ses récits ». Quand on prend le volume des Fables à ce VIIe livre et qu’on se met à le relire de suite, on est ravi ; « c’est proprement un charme », comme le dit le poète dans la dédicace ; ce ne sont presque que petits chefs-d’œuvre qui se succèdent, Le Coche et la Mouche, La Laitière et le Pot au lait, Le Curé et le Mort, et toutes celles qui suivent ; à peine s’il s’en glisse, parmi, quelqu’une de médiocre, telle que La Tête et la Queue du Serpent. La fable qui clôt le livre VIIe, Un animal dans la Lune, nous révèle chez La Fontaine une faculté philosophique que son ingénuité première ne laisserait pas soupçonner : cet homme simple qu’on croirait crédule quand on raisonne avec lui, parce qu’il a l’air d’écouter vos raisons plutôt que de songer à vous donner les siennes, est un émule de Lucrèce et de cette élite des grands poètes qui ont pensé. Il traite des choses de la nature avec élévation et fermeté. Dans le monde physique pas plus que dans le monde moral, l’apparence ne le déçoit. A-t-il à parler du soleil, il dira en un langage que Copernic et Galilée ne désavoueraient pas :

J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour ;
Mais, si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur :
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur,
Je le rends immobile, et la terre chemine.

En voilà plus que Pascal lui-même n’osait dire sur le mouvement de la terre, tout géomètre qu’il était. Ainsi, dans sa fable de Démocrite et les Abdéritains, il placera sa pensée plus haut que les préjugés du vulgaire. Nul en son temps n’a plus spirituellement que lui réfuté Descartes et les cartésiens sur l’âme des bêtes, et sur ces prétendues machines que ce philosophe altier ne connaissait pas mieux que l’homme qu’il se flattait d’expliquer aussi. Dans la fable, Les Deux Rats, Le Renard et l’Œuf, adressée à Mme de La Sablière, La Fontaine discute, il raisonne sur ces matières subtiles, il propose même son explication, et, en sage qu’il est, il se garde d’oser conclure. Dans Les Souris et le Chat-huant, il revient sur ce sujet philosophique ; dans Les Lapins, adressés à M. de La Rochefoucauld, il y revient et en raisonne encore ; mais il égaye vite son raisonnement, selon son usage, et fait passer au travers comme un parfum de bruyère et de thym.

À la fin de cette fable d’Un animal dans la Lune, La Fontaine célèbre le bonheur de l’Angleterre qui échappait alors aux chances de la guerre, et, dans cette première et pleine gloire de Louis XIV, il fait entendre des paroles de paix ; il le fait avec délicatesse et en saluant les exploits du monarque, en reconnaissant que cette paix si désirée n’est point nécessaire :

La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.

Toutes les fois qu’il a eu à parler des maîtres de la terre et du Lion qui les représente en ses Fables, La Fontaine a marqué qu’il n’était point séduit ni ébloui, et l’on a raconté à ce sujet une anecdote que je veux mettre ici parce qu’elle est moins connue que d’autres ; elle est, d’ailleurs, très authentique et vient de Brossette, qui la tenait de la bouche de Boileau :

M. Racine, racontait celui-ci, s’entretenait un jour avec La Fontaine sur la puissance absolue des rois. La Fontaine, qui aimait l’indépendance et la liberté, ne pouvait s’accommoder de l’idée que M. Racine lui voulait donner de cette puissance absolue et indéfinie. M. Racine s’appuyait sur l’Écriture qui parle du choix que le peuple juif voulut faire d’un roi en la personne de Saül, et de l’autorité que ce roi avait sur son peuple. Mais, répliqua La Fontaine, si les rois sont maîtres de nos biens, de nos vies et de tout, il faut qu’ils aient droit de nous regarder comme des fourmis à leur égard, et je me rends si vous me faites voir que cela soit autorisé par l’Écriture. — Hé quoi ! dit M. Racine, vous ne savez donc pas ce passage de l’Écriture : « Tanquam formicae deambulabitis coram rege vestro » ? — Ce passage était de son invention, car il n’est point dans l’Écriture ; mais il le fit pour se moquer de La Fontaine, qui le crut bonnement65.

Cette anecdote nous peint assez bien, d’une part, les sentiments naturels de La Fontaine, et de l’autre, sa facilité dans la discussion ; quand il avait exprimé en poésie ce qu’il pensait, ce qu’il avait de plus cher, il se souciait assez peu de le maintenir en prose devant les gens qui voulaient le contredire. De tout ce qu’il a mis dans ses vers contre les monarques et les lions, on aurait bien tort d’ailleurs de conclure que La Fontaine eût un parti pris et qu’il fût hostile à rien. Cette manière de l’entendre est étroite et bien peu poétique ; et si, parlant auprès des grands et des puissants, il ne retenait pas la leçon qui lui échappait sur eux, il songeait certes encore moins à flatter le peuple, ce peuple d’Athènes qu’il appelle quelque part l’« animal aux têtes frivoles ».

Je n’ai pas ici la prétention de classer les Fables de La Fontaine ; ce serait en méconnaître l’esprit et attenter à leur diversité. Mais au premier rang dans l’ordre de la beauté, il faut placer ces grandes fables morales Le Berger et le Roi, Le Paysan du Danube, où il entre un sentiment éloquent de l’histoire et presque de la politique ; puis ces autres fables qui, dans leur ensemble, sont un tableau complet, d’un tour plus terminé, et pleines également de philosophie, Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, Le Savetier et le Financier, cette dernière parfaite en soi comme une grande scène, comme une comédie resserrée de Molière. Il y a des élégies proprement dites : Tircis et Amarante, et d’autres élégies sous forme moins directe et plus enchanteresse, telles que Les Deux Pigeons. Si la nature humaine a paru souvent traitée avec sévérité par La Fontaine, s’il ne flatte en rien l’espèce, s’il a dit que l’enfance est sans pitié et que la vieillesse est impitoyable (l’âge mûr s’en tirant chez lui comme il peut), il suffit, pour qu’il n’ait point calomnié l’homme et qu’il reste un de nos grands consolateurs, que l’amitié ait trouvé en lui un interprète si habituel et si touchant. Ses Deux Amis sont le chef-d’œuvre en ce genre ; mais, toutes les autres fois qu’il a eu à parler de l’amitié, son cœur s’entrouvre, son observation railleuse expire ; il a des mots sentis, des accents ou tendres ou généreux, comme lorsqu’il célèbre dans une de ses dernières fables, en Mme Harvey,

Une noblesse d’âme, un talent pour conduire
        Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux.

C’est quand on a lu ainsi dans une journée cette quantité choisie des meilleures fables de La Fontaine, qu’on sent son admiration pour lui renouvelée et afraîchie, et qu’on se prend à dire avec un critique éminent : « Il y a dans La Fontaine une plénitude de poésie qu’on ne trouve nulle part dans les autres auteurs français66. »

De sa vie nonchalante et trop déréglée, de ses dernières années trop rabaissées par des habitudes vulgaires, de sa fin ennoblie du moins et relevée par une vive et sincère pénitence, qu’ai-je à dire que tout le monde ne sache ? Car la vie de La Fontaine est devenue comme une légende, et il suffit de commencer à raconter de lui une anecdote pour que tout lecteur l’achève aussitôt. Il mourut le 13 avril 1695, à l’âge de près de soixante-quatorze ans, dans l’hôtel de son ami M. d’Hervart, et assisté des soins pieux de Racine. Mais, laissant de côté ces choses connues, j’ai à cœur aujourd’hui de revenir sur la plus grande attaque qui ait été portée à la réputation de La Fontaine, et de discuter un moment l’opinion de M. de Lamartine.

C’est dans une page détachée de ses Mémoires que le célèbre poète moderne, parlant des premiers livres qu’on lui donnait à lire dans son enfance, s’est exprimé ainsi :

On me faisait bien apprendre aussi par cœur quelques fables de La Fontaine ; mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. D’ailleurs, ces histoires d’animaux qui parlent, qui se font des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoïstes, railleurs, avares, sans pitié, sans amitié, plus méchants que nous, me soulevaient le cœur. Les Fables de La Fontaine sont plutôt la philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard que la philosophie aimante, généreuse, naïve et bonne d’un enfant : c’est du fiel…

J’abrège cette page injurieuse67, et je n’y veux voir que ce qui y est en effet, l’antipathie des deux natures et le conflit des deux poésies. Réduisant l’opinion de M. de Lamartine à son véritable sens, j’y cherche moins encore une erreur de son jugement qu’une conséquence de sa manière d’être et de sentir.

Voltaire, voulant expliquer le peu de goût de Louis XIV pour La Fontaine, a dit :

Vous me demandez pourquoi Louis XIV ne fit pas tomber ses bienfaits sur La Fontaine comme sur les autres gens de lettres qui firent honneur au grand siècle. Je vous répondrai d’abord qu’il ne goûtait pas assez le genre dans lequel ce conteur charmant excella. Il traitait les Fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers, dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements.

C’est à une antipathie de ce genre qu’il faut rapporter l’anathème lancé par M. de Lamartine contre La Fontaine. Lui aussi, il a naturellement le goût noble, celui de l’harmonie régulière et des grandes lignes en tout genre. Et de plus M. de Lamartine représente une poésie sentimentale, élevée, un peu métaphysique, qui était nouvelle en France au moment où il parut, et qui se trouvait opposée à l’esprit français en ce que celui-ci a toujours eu de positif, de malin, de moqueur.

Qu’on veuille bien se retracer avec netteté la différence des deux races : d’une part, nos vieux Gaulois, nos auteurs de contes et de fabliaux, Villon, Rabelais, Régnier, et tous ceux, plus ou moins connus, dont l’esprit vient se résumer et se personnifier en La Fontaine comme en un héritier qui les couronne et les rajeunit, si bien qu’on le peut définir le dernier et le plus grand des vieux poètes français, l’Homère en qui ils s’assemblent une dernière fois librement, et se confondent. D’une autre part, il y a eu en France, à divers moments, des tentatives pour introduire et naturaliser le genre élevé, romanesque, sentimental ; mais toujours ce genre, après une vogue passagère, a plus ou moins échoué et a été sacrifié en définitive : l’esprit de la race gauloise première a prévalu. On a eu, du temps de d’Urfé, un essai de roman qui rappelle à quelques égards le genre métaphysique et analytique moderne. Cet essai a continué jusque dans les grands romans si chers à l’hôtel de Rambouillet. Au temps de Jean-Jacques Rousseau, la tentative a été reprise par une plume ardente, avec un talent supérieur et une appropriation directe à l’état des âmes. À partir seulement de cette date, on peut dire que le sentimental, aidé de l’éloquence et secondé du pittoresque, a fait invasion dans notre littérature. La philosophie du xviiie  siècle, en attaquant le christianisme, en avait, par contrecoup, ravivé le sentiment dans quelques âmes. Mme de Staël et M. de Chateaubriand, en survenant à l’heure propice, éveillèrent, chacun à sa manière, le goût du mystérieux ou de l’infini ; il y eut une génération où plus d’un esprit ressentit de ces malaises et de ces désirs inconnus à nos pères. Le christianisme, quand il se retire des âmes, y fait, a-t-on dit, un vide et un désert qu’elles ne connaissaient point avant lui. C’est alors que Lamartine paraissant trouva en poésie des accents nouveaux qui répondirent à ce vague état moral des imaginations et des cœurs. Toute sa première tentative poétique, la seule qui compte véritablement pour l’originalité, la tentative des Méditations, a consisté à vouloir doter la France d’une poésie sentimentale, métaphysique et un peu mystique, lyrique et musicale, religieuse et pourtant humaine, prenant les affections au sérieux et ne souriant pas. Il est tout simple que le grand représentant de cette poésie qui avait toujours manqué à la France, s’en prenne à La Fontaine qui est l’Homère de la vieille race gauloise. C’est après tout, et sous une forme assez naturelle, le combat des dieux nouveaux contre les dieux anciens.

Et notez bien que, s’il n’y avait pas de La Fontaine dans le passé, ou que si l’on cessait de le goûter et de l’aimer dans l’avenir, il n’y aurait pas ce coin d’esprit français mêlé jusque dans la poésie, qui ne se contente pas de la sensibilité pure, qui raille le vague du sentiment, et, pour tout dire, qui sourit souvent même aux beaux endroits de Lamartine. En deux mots, Lamartine vise habituellement à l’ange, et La Fontaine, s’il semble élever les bêtes jusqu’à l’homme, n’oublie jamais non plus que l’homme n’est que le premier des animaux.

On opposera peut-être à mon explication que Bernardin de Saint-Pierre, de qui Lamartine procède à bien des égards si évidemment, et qui est un des maîtres de l’école idéale et harmonieuse, goûte pourtant et chérit La Fontaine autant que personne, et qu’il ne perd aucune occasion de le citer et de le louer. Mais je ferai remarquer que Bernardin de Saint-Pierre, en adoptant ainsi la morale du fabuliste, n’est point, autant qu’on pourrait croire, en contradiction avec lui-même ; car, si Bernardin est optimiste, c’est pour les hommes tels qu’il les rêve, et nullement pour ceux qu’il a rencontrés et connus ; il juge ces derniers avec sévérité bien plus qu’avec indulgence. Je ferai remarquer encore qu’il y a sous l’idéal de Bernardin de Saint-Pierre un arrière-fond de réalité, comme il convient à un homme qui a beaucoup vécu de la vie pauvre et naturelle. On n’aurait même pas de peine à découvrir chez lui un certain goût sensuel que l’on pourrait dire innocent et primitif, contemporain des patriarches, mais qui l’empêche de se perdre dans le raffiné des sentiments. Il avait beaucoup observé les animaux, et il s’était accoutumé à ne voir en eux qu’une sorte d’étage très développé de l’édifice humain, une sorte de démembrement varié de l’harmonie humaine dans ses parties simples. Il disait de La Fontaine : « Si ses Fables n’étaient pas l’histoire des hommes, elles seraient encore pour moi un supplément à celle des animaux. » Lamartine, tout en tenant beaucoup de Bernardin, n’a pas également ce côté naturel ; il échappe à la matière dès qu’il le peut, il n’a point de racines en terre, et il ramène volontiers en chaque rencontre son idéal séraphique et céleste : ce qui est l’opposé de La Fontaine.

Voilà, ce me semble, le point du débat bien défini et dégagé de tout ce qui serait trop personnel et injurieux. Maintenant La Fontaine sera-t-il vaincu ? Sortira-t-il de la lutte amoindri et tant soit peu diminué en définitive, et cette belle poésie première de Lamartine, qui a excité tant d’émotions, fera-t-elle baisser d’un cran la sienne, si naturelle, si précise et si parlante ? Je ne le crois pas, et l’on peut déjà s’en apercevoir : la poésie des Méditations est noble, volontiers sublime, éthérée et harmonieuse, mais vague ; quand les sentiments généraux et flottants auxquels elle s’adressait dans les générations auront fait place à un autre souffle et à d’autres courants, quand la maladie morale qu’elle exprimait à la fois et qu’elle charmait, qu’elle caressait avec complaisance, aura complètement cessé, cette poésie sera moins sentie et moins comprise, car elle n’a pas pris soin de s’encadrer et de se personnifier sous des images réelles et visibles, telles que les aime la race française, peu idéale et peu mystique de sa nature. Nous ne savons pas bien, personne, quelle est cette figure vaporeuse et à demi angélique d’Elvire. Le poète a essayé depuis de nous la montrer en prose, mais ses vers ne le disaient pas. Le Lac, si admirable d’inspiration et de souffle, n’est pas lui-même si bien dessiné que Les Deux Pigeons ; et, quand j’entends réciter aujourd’hui, à quelques années de distance, quelqu’une de ces belles pièces lyriques qui sont de Lamartine ou de son école, j’ai besoin, moi-même qui ai été malade en mon temps de ce mal-là, d’y appliquer toute mon attention pour la saisir, tandis que La Fontaine me parle et me rit dès l’abord dans ses peintures :

        Du palais d’un jeune Lapin
        Dame Belette, un beau matin,
        S’empara ; c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour
        Parmi le thym et la rosée…

Et le début de Perrette au pot au lait, et celui des Deux Chèvres, et celui de La Perdrix :

                Quand la Perdrix
                Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle…

et cent autres débuts brillants de vie et de fraîcheur, comme ils nous prennent aujourd’hui aussi vivement qu’au premier jour ! comme ils ne vieillissent ni ne pâlissent pas ! Ici rien ne s’évanouit. Évidemment, La Fontaine ne se met à conter et à peindre que quand il a vu. Son tableau lui échappe pour ainsi dire, et nous saute aux yeux ; et, dès les quatre premiers vers, il nous a fait tout voir. — Je laisse à chacun de poursuivre la comparaison, et de conclure, s’il y a lieu. Ma conviction bien paisible, c’est que La Fontaine, comme Molière, n’a rien qu’à gagner du temps ; le bon sens, si profondément mêlé à son talent unique et naïf, lui assure de plus en plus l’avenir.