(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le surintendant Fouquet. (Article Fouquet, dans l’Histoire de Colbert, par M. P. Clément.) 1846. » pp. 294-312
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le surintendant Fouquet. (Article Fouquet, dans l’Histoire de Colbert, par M. P. Clément.) 1846. » pp. 294-312

Le surintendant Fouquet. (Article Fouquet, dans l’Histoire de Colbert, par M. P. Clément.)
1846.

Le 9 mars 1661, Mazarin mourait à Vincennes, ministre absolu et maître de la France depuis qu’il avait triomphé de la Fronde. Parmi les hommes d’État de sa création et ceux qui tenaient sous lui le second rang, c’était à qui espérerait la plus grosse partie de cet héritage. Brienne, en sortant du château de Vincennes, rencontra Fouquet qui venait à pied par les jardins et à qui il apprit cette mort, ajoutant que le roi voulait lui parler ; et Fouquet, se voyant en retard, s’écria : « Ah ! que cela est fâcheux ! le roi m’attend, et je devrais être là des premiers ! » Mais ce jeune roi, âgé de vingt-deux ans, n’attendait en réalité personne, et Fouquet débutait dans ce nouveau règne par la plus grande des illusions, s’il se croyait nécessaire.

Le lendemain, de bon matin, au Conseil auquel assistait Fouquet avec les autres ministres et secrétaires d’État, Louis XIV dit : « Messieurs, je vous ai fait assembler pour vous dire que jusqu’à présent j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le cardinal, mais que dorénavant j’entends les gouverner moi-même ; vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. » Fouquet entendit ces paroles sans y croire. S’il avait voulu sauver quelque portion de son crédit et de son pouvoir, il n’aurait pas eu un moment à perdre, et peut-être il était déjà trop tard. Le jeune roi était prévenu contre lui, ou plutôt éclairé sur lui. Mazarin l’avait mis en méfiance du surintendant, et, en même temps, il lui avait offert le remède : « Sire, je vous dois tout, avait-il dit à son lit de mort, mais je crois m’acquitter en quelque sorte avec Votre Majesté en lui donnant Colbert. » Depuis longtemps, Colbert avait l’œil sur les procédés de Fouquet, sur ses irrégularités et ses dilapidations ; il avait adressé à Mazarin des mémoires détaillés à ce sujet ; il allait continuer plus expressément le même rôle auprès de Louis XIV et par son ordre ; et, s’il était poussé dans cette chasse ardente qu’il faisait au surintendant par tous les aiguillons de son ambition personnelle, il ne l’était pas moins par tous les instincts de sa nature exacte et rigide : intérêt à part, il devait en vouloir au surintendant de toute l’indignation et de toute la haine que peut avoir contre un magicien plein de maléfices et de prestiges le génie de la bonne administration et de l’économie.

Fouquet, comme Retz, était d’ailleurs un personnage aimable, séduisant, doué de qualités brillantes et de ressources infinies ; d’un génie vaste, en prenant le mot vaste dans le sens de défaut, embrassant trop de choses à la fois, mais d’une âme élevée, d’un cœur libéral et généreux, aisément populaire. La sévérité même qu’on déploya contre lui témoigne de son importance et de l’idée qu’on avait de son audace et de son adresse. Louis XIV pardonna au cardinal de Retz, qui ne s’était révolté que contre Mazarin ; il ne pardonna jamais à Fouquet, qu’il rencontra comme son premier adversaire personnel, et qu’il dut abattre pour commencer véritablement à régner.

Trois chapitres de M. Walckenaer au tome second de ses Mémoires sur Mme de Sévigné, un chapitre du livre de M. Clément sur L’Administration de Colbert, ont parfaitement éclairci ce point d’histoire ; il n’est plus permis aujourd’hui d’être aveuglément du parti de Fouquet, à la suite de Mme de Sévigné, de Pellisson et de La Fontaine. Les raisons d’État qu’eut Louis XIV sont mieux comprises : il les a consignées en peu de mots dans les belles Instructions qu’il dicta pour son fils, et que ce même Pellisson, ancien premier commis de Fouquet et devenu secrétaire du monarque, écrivit de sa main49.

Nicolas Fouquet, né à Paris en 1615, était fils d’un père breton, riche armateur, et que Richelieu avait fait entrer dans le Conseil de la marine et du commerce. À vingt ans, le jeune Fouquet eut une charge de maître des requêtes ; à trente-cinq ans, il était procureur général auprès du parlement de Paris. Son frère, l’abbé Fouquet, qui l’aida à ses débuts, était un homme actif, intrigant, dévoué à Mazarin : les défauts de la famille se démasquaient en ce frère impétueux, et qui se montrait propre à tout : dans les autres membres ils se présentaient sous forme plus spécieuse et plus décente, et les projets, les vues aventureuses affectaient un air de supériorité et de grandeur, qui apparaît d’abord dans le surintendant dont nous parlons, et qu’on revit plus tard dans MM. de Belle-Isle, ses petits-fils.

En 1653, Fouquet fut appelé à la surintendance des finances conjointement avec Servien, mais il n’eut toute l’autorité que depuis 1655. Ce qu’étaient alors les finances, et le désordre qui y régnait, ne pourrait s’expliquer que moyennant de longs éclaircissements, et par de plus initiés que nous ne saurions l’être. Retz a pu accuser Mazarin d’avoir porté le filoutage jusque dans le ministère, et en ce point certes il n’a pas menti. Mais Mazarin, gorgé de richesses, ne voulait pas du moins que d’autres l’imitassent, et, dans ses dernières années, il paraît s’être préoccupé de réparer les licences dont lui-même avait tant profité et vécu.

Un des hommes les moins scrupuleux et les plus entendus de ce temps-là, Gourville, raconte dans ses Mémoires très sincères comment il fit la connaissance de Fouquet, qui le goûta et l’employa à plus d’une sorte de négociations. Fouquet lui parlant un jour de la peine qu’il avait à faire vérifier les édits au Parlement, Gourville lui dit qu’il y avait dans toutes les Chambres des conseillers importants dont la voix décidait de celle des autres, et qu’il y aurait manière de les acquérir moyennant quelque gratification de 500 écus, et promesse d’autant aux futures étrennes :

J’en fis une liste particulière, ajoute-t-il, et je fus chargé d’en voir une partie que je connaissais. On en fit de même pour d’autres. M. Fouquet me parla de M. le président Le Coigneux comme d’une personne qu’il fallait tâcher de voir ; je lui dis que j’allais quelquefois à la chasse avec lui, et que je verrais de quelle manière je pourrais m’y prendre. Un jour, me parlant des ajustements qu’il faisait faire à sa maison de campagne, je lui dis qu’il fallait essayer de faire en sorte que M. le surintendant aidât à achever une terrasse qu’il avait commencée. Deux jours après, j’eus ordre de lui porter deux mille écus, et de lui faire espérer que cela pourrait avoir de la suite. Quelque temps après, il se présenta une occasion au Parlement, où M. Fouquet jugea bien que ce qu’il avait fait avait utilement réussi. Il me chargea encore de quelques autres affaires ; et, étant fort content de moi, cela me fit espérer que je pourrais faire quelque chose par ce chemin-là.

Les chemins étaient assez indifférents à Gourville, pourvu qu’ils menassent au but. Fouquet, quand il le jugea stylé, l’employa à faire rentrer de l’argent. Gourville raconte l’état de désordre où était dans ce temps (1657) l’administration des finances ; la place était remplie de billets décriés qui provenaient de la banqueroute qu’avait faite quelques armées auparavant le maréchal de La Meilleraye (alors surintendant) ; on achetait ces anciens billets pour rien, et, en faisant des affaires avec le roi, on obtenait de Fouquet, comme condition, qu’il réassignât ces billets pour les sommes entières : « Cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches, dit Gourville ; cependant, parmi ce grand désordre, le roi ne manquait point d’argent, et, ayant tous ces exemples devant moi, j’en profitai beaucoup. »

Le roi ne manquait point d’argent, là est un point essentiel dont Pellisson s’est ensuite servi très habilement dans les Défenses qu’il a données de Fouquet. Soyons juste, et rappelons ces parties de la cause, aussi ingénieuses qu’éloquentes, et qui seraient solides s’il n’y avait eu dans le cas de Fouquet que des irrégularités et des négligences de forme. Pellisson demande ce qu’on dirait si on lisait un jour dans une histoire, dans une de ces relations où l’on se plaît à faire remarquer combien les grands événements tiennent souvent à de petites causes :

Cette année nous manquâmes deux grands succès, non pas tant faute d’argent que par quelques formalités des finances. On attendait un grand et infaillible secours de quelques affaires extraordinaires, rentes et augmentations de gages, mais la vérification n’en put être faite assez promptement. Un rapporteur de l’édit s’alla malheureusement promener aux champs, un autre perdit sa femme ; on tomba dans les fêtes, et, après la vérification même, les expéditions de l’Épargne étaient longues par la multitude des quittances et des contrats. Girardin, le plus hardi des hommes d’affaires, avait promis deux millions d’avance, mais il était malade à l’extrémité ; Monnerol le jeune, qui ne lui cédait ni en crédit ni en courage, pour quelque indisposition était aux eaux de Bourbon, etc. Le surintendant trouvait de l’argent sur ses promesses (personnelles), mais la prudence ne lui conseillait pas d’engager si avant sa fortune particulière dans la publique ; il allait pourtant passer par-dessus, quand de grands et doctes personnages lui montrèrent clairement qu’il ne le pouvait ; car de prêter ces grandes sommes sans en tirer aucun dédommagement, c’était ruiner impitoyablement sa famille ; d’en prendre le même intérêt qu’un homme d’affaires, cela était indigne et même usuraire ; de faire un prêt supposé sous le nom d’un autre, c’était une fausseté. Et par toutes ces circonstances malheureuses, l’armée manquant de toutes choses, et le mal étant plus prompt que le remède, nous ne pûmes jamais prendre Stenay, ni secourir Arras.

Revenant à plus d’une reprise sur ce même ordre d’argumentation et usant de son droit d’avocat, Pellisson suppose, en lieu et place de Fouquet, le cardinal Mazarin en personne, questionné et chicané sur ce fait du maniement d’argent et obligé de rendre compte :

En conscience, dit-il, quel homme de bon sens lui eût pu conseiller d’autre harangue que celle de Scipion : Voici mes registres, je les apporte, mais c’est pour les déchirer. En ce même jour, je signai, il y a un an, la paix générale et le mariage du roi, qui ont rendu le repos à l’Europe ; allons en renouveler la mémoire au pied des autels.

Mais on peut répondre à Pellisson, premièrement, que Fouquet n’avait pas fait ces actes mémorables dont Mazarin pouvait revendiquer hautement l’honneur ; qu’il n’avait encore rien réalisé de grand en son nom pour l’État ; que s’il avait rendu des services en ces temps de difficultés et de gêne, ce n’était pas de ces services éclatants qui couvrent et qui rachètent tout. En second lieu, l’argumentation de Pellisson ne s’applique qu’à des irrégularités, à des transactions utiles et indispensables, et non à des déprédations personnelles, profitables seulement à ceux qui les commettaient, ruineuses à l’État, dont elles augmentaient la gêne et dont elles aggravaient les charges.

Tout le monde alors dans les finances faisait des affaires ; le tort de Fouquet fut d’en faire plus qu’un autre, avec profusion, avec scandale, et de ne pas s’apercevoir que le moment était venu où il fallait changer de méthode et compter avec le maître. Il paya cruellement cette erreur, il paya pour tous ; on put le plaindre d’avoir été si complètement immolé ; mais, au point de vue et au tribunal de l’histoire, il a mérité sa perte.

Un moment il parut pressentir le danger : se voyant observé et épié de près par Colbert, et ne pouvant espérer de tout justifier, il fit au roi une fausse confession ; il lui déclara qu’il s’était fait, du vivant du cardinal Mazarin, bien des choses sans que les ordres fussent en bonne forme, demandant absolution et sûreté pour le passé. Le roi lui répondit : « Oui, je vous pardonne tout le passé, et vous donne ce que vous me demandez. » Au lieu de profiter du pardon et de rentrer dans les voies de la rectitude, Fouquet ne songea qu’à redoubler d’adresse ; il présentait au roi de faux états de situation, que Colbert contrôlait et réfutait en secret. Bientôt tout poussa le jeune monarque à la perte de Fouquet : l’indignation d’être pris pour dupe, le sentiment de l’autorité souveraine, que tenait seul en échec un ministre insolent, les fiertés les plus légitimes de l’homme et du roi contre un présomptueux qui lui faisait concurrence en toutes choses.

Fouquet s’était créé, dans sa terre magnifique de Vaux, comme un Versailles anticipé ; il y avait fait exécuter des travaux immenses dont il s’efforça d’abord de dérober l’étendue et les dépenses à la connaissance du roi, bien que, par une contradiction singulière et bien naturelle aux fastueux, il affectât ensuite de lui en étaler les résultats et les merveilles. Là il s’était donné, avant Louis XIV, Le Vau pour architecte, Le Brun pour peintre, Le Nôtre pour dessinateur des jardins, Molière et La Fontaine pour poètes, Pellisson pour secrétaire, Vatel pour maître d’hôtel, tout ce que Louis XIV aura plus tard à lui (excepté La Fontaine)50. Fouquet essaya enfin, un jour, de se compléter dans cette sorte de ménage et d’établissement royal, en se donnant La Vallière pour maîtresse. Il s’adressa imprudemment à elle, sans se douter à qui elle était déjà. Mais ce jour-là, il avait comblé la mesure, et toutes les colères, depuis plusieurs mois accumulées, débordèrent.

Fouquet n’était pas beau ; mais un surintendant n’est jamais laid. Il était plus vain encore que libertin, et il tenait plus à la qualité et à la difficulté qu’à l’objet même.

On disait que Fouquet était « le cœur le plus magnifique du royaume ». C’était offenser Louis XIV et le braver dans sa partie la plus sensible, que d’avoir cette réputation-là ; le glorieux sujet ne voyait pas qu’il usurpait directement sur la part du souverain.

Ce qui perdit Fouquet au degré de chute où il s’abîma, ce n’est pas tant encore le désordre et la dilapidation dont il s’était rendu coupable, ce fut ce qui perdit tant d’autres hommes spirituels et habiles, je veux dire l’excès de présomption et la vanité. C’est à lui que pensait Louis XIV quand il écrivait dans son État de la France en 1661 :

Les finances, qui donnent le mouvement et l’action à tout ce grand corps de la monarchie, étaient entièrement épuisées, et à tel point qu’à peine y voyait-on de ressource ; plusieurs des dépenses les plus nécessaires et les plus privilégiées de ma maison et de ma propre personne étaient ou retardées contre toute bienséance, ou soutenues par le seul crédit, dont les suites étaient à charge. L’abondance paraissait en même temps chez les gens d’affaires, qui d’un côté couvraient toutes leurs malversations par toute sorte d’artifice, et les découvraient de l’autre par un luxe insolent et audacieux, comme s’ils eussent appréhendé de me les laisser ignorer.

On a mainte fois raconté cette fameuse fête donnée à Vaux par Fouquet à Louis XIV le 17 août 1661, et durant laquelle le roi avait résolu d’abord de le faire arrêter, comme si le scandale d’une telle opulence devait étouffer tout respect de l’hospitalité. La reine mère pourtant obtint de Louis XIV de différer une justice qui aurait trop ressemblé à une vengeance.

Si prévenu qu’il fût des profusions et des splendeurs de Vaux, Louis XIV en arrivant fut étonné et ne put s’empêcher de le paraître. Fouquet à son tour fut étonné, dit-on, de l’étonnement du maître, comme si lui-même ne l’avait pas prévu et n’avait pas tout fait pour cela. Entre tant d’objets qui occupaient l’attention, deux particularités remarquables ont été souvent citées et sont restées dans la mémoire : les armes et la devise de Fouquet qu’on voyait partout, un écureuil grimpant avec cette devise : Quo non ascendet ? Où ne montera-t-il point51 ? — et le portrait de Mlle de La Vallière que Louis XIV aperçut en passant sur quelque panneau mythologique. Pendant la journée, Fouquet reçut un petit billet de son amie Mme Du Plessis-Bellière, qui lui apprenait le projet qu’avait eu le roi de le faire arrêter sur les lieux mêmes et séance tenante. Il se contint et fit bon visage. Cependant on jouait Les Fâcheux de Molière. Rien ne manque, on le voit, au dramatique de cette fête célèbre.

Louis XIV prit beaucoup sur lui-même en cette circonstance, et il convient que tout ce dessein lui donna une peine incroyable. Il n’avait songé d’abord qu’à éloigner le surintendant des affaires ; mais le voyant si plein de projets et d’humeur si inquiète, si empressé à se faire des amis, à s’étendre en crédit dans tous les sens, fortifiant Belle-Isle en Bretagne en même temps qu’il décorait si royalement sa terre de Vaux, il jugea qu’il fallait faire sur lui un exemple et ne pas laisser renaître un seul instant ces velléités, ces réminiscences encore récentes de la Fronde. Fouquet, avec sa place de Belle-Isle-en-Mer, faisait mine, en vérité, de vouloir être un duc de Bouillon dans Sedan. Louis XIV, en coupant court à ce qui nous semble aujourd’hui des chimères et à ce qui n’était pas tout à fait invraisemblable alors, faisait l’œuvre de la monarchie et en même temps de la France. Mais le retard qu’il dut mettre à l’exécution de son projet lui coûtait beaucoup :

Car, non seulement, dit-il, je voyais que, pendant ce temps-là, il pratiquait de nouvelles subtilités pour me voler, mais ce qui m’incommodait davantage était que, pour augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences particulières ; et que, pour ne pas lui donner de défiance, j’étais contraint de les lui accorder, et de souffrir qu’il m’entretînt de discours inutiles, pendant que je connaissais à fond toute son infidélité. Vous pouvez juger qu’à l’âge où j’étais, il fallait que ma raison fît beaucoup d’effort sur mes ressentiments, pour agir avec tant de retenue.

Dix-neuf jours après la fête de Vaux, la Cour était à Nantes, et Fouquet malade de la fièvre venait d’y arriver, lorsque Louis XIV, qui avait tout concerté et pris soin, jusqu’à la fin, de tirer du surintendant les ordonnances de paiement qui étaient nécessaires au service, le fit arrêter par d’Artagnan (5 septembre) au moment même où Fouquet sortait de travailler avec lui. Louis XIV l’avait retenu exprès sous divers prétextes jusqu’à ce qu’il eût aperçu par la fenêtre de son cabinet d’Artagnan à son poste, dans la cour du château. On a une lettre de Louis XIV datée du jour même, et dans laquelle il rend compte des moindres détails de l’exécution à la reine mère :

J’ai discouru ensuite sur cet accident, dit-il, avec ces Messieurs qui sont ici avec moi ; je leur ai dit franchement qu’il y avait quatre mois que j’avais formé mon projet ; qu’il n’y avait que vous seule qui en eussiez connaissance, et que je ne l’avais communiqué au sieur Le Tellier que depuis deux jours, pour faire expédier les ordres. Je leur ai déclaré aussi que je ne voulais plus de surintendant, mais travailler moi-même aux finances avec des personnes fidèles qui agiront sous moi, connaissant que c’était le vrai moyen de me mettre dans l’abondance et de soulager mon peuple. Vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y en a eu de bien penauds ; mais je suis bien aise qu’ils voient que je ne suis pas si dupe qu’ils s’étaient imaginé, et que le meilleur parti est de s’attacher à moi.

Six mois s’étaient écoulés depuis la mort de Mazarin : ce fut le temps qu’il fallut pour consommer cette ruine et opérer ce coup de maître. À partir de ce jour seulement, Louis XIV montra qu’il était véritablement roi ; il fut désormais évident à tous que lui seul régnerait et gouvernerait, et qu’il n’y aurait point de Premier ministre. L’arrestation de Fouquet ne peut donc être considérée comme une simple catastrophe individuelle ; elle donna le signal d’une véritable révolution dans le régime de la France.

Dans les premiers temps de cette arrestation, l’opinion publique était loin d’être favorable à Fouquet : on eut à craindre, durant sa translation de Nantes à Paris, que la populace ne se portât à des excès contre sa personne. Les premières découvertes qui se firent à Saint-Mandé dans les papiers de Fouquet n’étaient nullement propres à lui réconcilier l’indulgence du monde. Je ne sais au juste ce que renfermait cette précieuse cassette dont on a tant parlé : elle existe, je le crois, à la Bibliothèque nationale dans quelque recoin ignoré ; le jour où elle en sortira, on en pourra faire à tête reposée l’inventaire52. Ce ministre imprudent et vain faisait collection non seulement des plans de révolte et de résistance à main armée qui lui avaient passé quelquefois par l’esprit, mais encore et surtout des lettres galantes qui lui étaient adressées. Il y en avait de quelques femmes de la Cour, de celles même qu’on n’aurait pas soupçonnées : une seule, dit-on, Mlle de Menneville, se trouva entièrement compromise ; mais c’était l’être déjà que de se trouver dans cette cassette intime. Mme de Sévigné eut cet honneur et ce désagrément ; elle avait beaucoup écrit au surintendant au sujet de son cousin La Trousse ; ses lettres, qui ressemblaient si peu aux autres, avaient assez charmé l’homme d’esprit dans Fouquet pour qu’il les réunît à son mystérieux trésor. La plus grande justification de Mme de Sévigné, ce fut la franchise et la netteté avec laquelle elle prit bientôt après la défense de celui dont elle aurait eu à se plaindre. On ne marche pas ainsi la tête levée et à front découvert, quand on se sent, si peu que ce soit, coupable.

Ici la scène change. L’extrême rigueur dont on usa envers Fouquet désormais abattu et sans ressource, la justice exceptionnelle à laquelle on le livra, la partialité de quelques-uns des commissaires et de ceux qui étaient chargés de l’examen des papiers et du rapport, les pensées cruelles dont ses ennemis ne se cachaient point à son sujet, l’âpreté des vengeances politiques qui n’allaient pas à moins qu’à demander sa tête, les lenteurs et les péripéties du procès qui dura plus de trois ans à instruire, tout concourut à retourner l’opinion et à gagner à l’accusé la pitié universelle. Les gens de lettres surtout y aidèrent puissamment : Fouquet les avait toujours recherchés, distingués et favorisés ; ils se montrèrent reconnaissants, et aujourd’hui le nom de cet illustre malheureux ne se présente à la postérité qu’environné et comme protégé de ces trois noms de Mme de Sévigné, de Pellisson et de La Fontaine.

On a la gazette et le compte rendu du procès par Mme de Sévigné pendant les cinq semaines que dura l’interrogatoire et que l’accusé fut sur la sellette (14 novembre — 20 décembre 1664) ; elle rend compte jour par jour des moindres incidents et des diverses émotions à M. de Pomponne, cet ami de Fouquet, et enveloppé alors dans sa disgrâce :

Aujourd’hui (18 novembre), notre cher ami est encore allé sur la sellette. L’abbé d’Effiat l’a salué en passant ; il lui a dit en lui rendant le salut : « Monsieur, je suis votre très humble serviteur », avec cette mine riante et fixe que nous connaissons. L’abbé d’Effiat a été si saisi de tendresse qu’il n’en pouvait plus.

Nous savons presque par cœur ces lettres charmantes qui ouvrent le recueil de toutes celles de Mme de Sévigné, et où elle nous montre si vivement son enjouement d’esprit jusque dans les plus grandes angoisses de son cœur. Ne demandez pas à Mme de Sévigné, une fois engagée dans ce récit, de l’impartialité, ni un jugement sur le fond ; elle est amie, elle est dévouée, elle est déterminée à trouver tout bien et admirable de la part de l’accusé. Elle et les partisans de Fouquet ne craignent rien tant qu’une chose, c’est la peine de mort, cette peine que le roi désire, et qu’il n’aurait point commuée. Elle en est au soulagement et à la joie quand l’avis de M. d’Ormesson passe, lequel concluait au bannissement perpétuel.

Le ministre Le Tellier, qui n’aurait pas été fâché que Fouquet eût été condamné à mort, laissa échapper un mot énergique et cruel à propos de ce procès où l’on demanda trop, et où, en exagérant certaines charges, on alla contre le but : « Pour avoir voulu faire la corde trop grosse, disait-il, on ne pourra la serrer assez pour l’étrangler. » C’est ainsi, en effet, que Fouquet échappa à tant de haines conjurées.

Pellisson, qui avait été premier commis de Fouquet, et qu’on avait arrêté en même temps que lui, composa à la Bastille et fit paraître, durant le cours du procès, des Mémoires et Discours au roi, dans lesquels il alléguait en faveur du surintendant tout ce qui se pouvait dire de plus ingénieux, de plus élégant, de plus éloquent même, sous la forme académique alors en usage. Il y faisait valoir les belles qualités de Fouquet, les importants services qu’il avait rendus sous Mazarin, sa fidélité au sein du Parlement sur la fin de la Fronde, ses ressources de financier dans les temps de guerre, cette vigueur, cette adresse, ce courage, ce génie naturel qu’il compare à un cheval trop emporté, mais généreux : Domptez-le, Sire, mais ne le tuez pas. C’est là le sens et le résumé de ce que dit en style plus périodique le très habile Pellisson.

Louis XIV, pour perdre plus sûrement Fouquet, avait employé un artifice dont nous avons peine à supporter l’idée. Fouquet, bien que surintendant, avait gardé sa place de procureur général au parlement de Paris, ce qui rendait impossible de le faire juger par commissaires en violation des droits et privilèges de sa compagnie. Il fallut donc, avant de songer à l’arrêter, l’amener à se démettre de cette charge de procureur général. On lui fit insinuer qu’il serait agréable au roi qu’il s’en défît, qu’il la vendît, et qu’il fît cadeau au roi lui-même du prix de cette charge qui allait à plus d’un million. Le million, argent comptant, offert par Fouquet, avait été accepté par le roi et porté à Vincennes. Pellisson ne craignit pas de faire allusion à cette circonstance :

Balança-t-il un moment, Sire, pour se défaire de la chose du monde qu’il avait toujours tenue pour la plus précieuse ? Écouta-t-il la voix de ses amis alarmés de cette pensée ? Ne répondit-il pas, avec toute la confiance qu’on pourrait presque prendre en Dieu même, qu’il ne voulait (ce furent ses propres termes) ni protection, ni support, ni bien, ni honneur, ni vie, qu’en la bonté de Votre Majesté, et n’employa-t-il pas sur l’heure même pour votre service tout ce qu’il avait reçu du prix de sa charge ? Certes, Sire, je ne puis croire que Votre Majesté en puisse rappeler le souvenir sans en être attendrie. Que serait-ce si elle voyait encore cet infortuné même, à peine connaissable, mais moins changé et moins abattu de la longueur de sa maladie et de la dureté de sa prison que du regret d’avoir pu déplaire à Votre Majesté, et qu’il lui dît : « Sire, j’ai failli, si Votre Majesté le veut ; je mérite toute sorte de supplices ; je ne me plains point de la colère de Votre Majesté : souffrez seulement que je me plaigne de ses bontés. Quand est-ce qu’elles m’ont permis de connaître mes fautes et ma mauvaise conduite ? Quand est-ce que, par un clin d’œil seulement, Votre Majesté a fait pour moi ce que les maîtres font pour leurs esclaves les plus misérables, ce qu’il est besoin que Dieu fasse pour tous les hommes et pour les rois même, qui est de les menacer avant que de les punir ? Et de quoi n’aurais-je point été capable, de quoi ne le serais-je point, si Votre Majesté avait mieux aimé, si elle aimait mieux encore me corriger que me perdre ?

Il y aurait à répondre que Fouquet avait été averti le jour même où il avait cru devoir faire au roi son semblant de confession et réclamer indulgence pour le passé, et qu’il s’était montré incorrigible. Mais Pellisson ne tirait pas moins le plus heureux parti, pour la défense de son client, de cette dissimulation qui était une qualité loyale et qui, dans l’application présente, avait été poussée si loin. Si un tel plaidoyer, au lieu d’être simplement imprimé, avait été prononcé devant Louis XIV, le jeune roi n’aurait pu y résister, je le crois, et, à cet endroit-là, il lui serait arrivé comme à César, le jour où l’arrêt de condamnation de Ligarius échappa de ses mains.

On sait les vers de La Fontaine, sa touchante et immortelle élégie en faveur d’Oronte, toute semée de vers délicieux ;

Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
…………………………………………
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs,

et qui se termine par ce mot si conforme à la misère humaine :

Et c’est être innocent que d’être malheureux.

La Fontaine devait bien ce soupir de cœur à Fouquet : c’était celui-ci qui avait en quelque sorte découvert le poète. Il l’avait tiré de la province et fixé à Paris ; il lui avait donné une pension à cette condition qu’il en paierait chaque terme par une pièce de vers ; et le paresseux s’en acquitta toujours. Jamais La Fontaine ne fut plus à l’aise ni plus à son avantage que dans ce cadre des merveilles de Vaux, dans ce premier Versailles sans contrainte et légèrement licencieux. L’autre Versailles fut toujours trop régulier et trop solennel pour lui.

On ferait tout un chapitre de cette protection indulgente et libérale que Fouquet accordait aux gens d’esprit et aux gens de lettres, et de la reconnaissance qu’il trouva en eux. En apprenant son arrestation, le gazetier Loret, l’un de ses pensionnaires, parla de lui en des termes qui firent supprimer sa pension par Colbert. Fouquet le sut, et, tout prisonnier qu’il était, il fit prier Mlle de Scudéry d’envoyer secrètement à Loret 1 500 francs pour le dédommager ; ce qui fut exécuté, et sans qu’on pût deviner d’abord d’où venait le bienfait. Le médecin anatomiste Pecquet avait été choisi par Fouquet pour être son médecin de plaisir, pour l’entretenir à ses heures perdues des plus jolies questions de la physique et de la physiologie ; Pecquet ne se consola jamais d’avoir été séparé de lui. Le poète épicurien Hesnault fit contre Colbert, en faveur de l’accusé, un sonnet sanglant et implacable, d’une vigueur toute stoïque. Mais le plus grand témoignage rendu à Fouquet dans sa disgrâce, fut assurément celui du poète Brébeuf, lequel, dit-on, mourut de chagrin et de déplaisir de le savoir arrêté : voilà une mort qui est à elle seule une oraison funèbre.

Les gens de lettres, ceux qui sont vraiment dignes de leur nom et de leur qualité, ont été de tout temps sensibles à certains procédés, à certains actes de prévenance et de délicatesse, à certaines choses faites à temps et d’une manière qui honore. Ils s’inquiètent moins de la solidité et de la suite chez les hommes puissants qui passent, que d’une certaine libéralité qui a son principe dans les sentiments. Les âmes des poètes sont reconnaissantes. Je parle des gens de lettres dans le temps où ils faisaient une classe à part, et de l’élite de cette classe. Maintenant, je le sais, tout le monde est plus ou moins homme de lettres ; ce n’est plus une classe proprement dite ; on les traite avec la rudesse et le positif qui règnent dans les relations ordinaires de la vie, et eux-mêmes ils semblent s’être dès longtemps appliqué ce régime universel. Servir le public est, après tout, pour eux, le parti le plus sûr, et, en définitive, c’est le plus noble aussi. Pourtant, il ne sera jamais indifférent à l’honneur d’un pouvoir établi d’avoir ou de n’avoir pas le sentiment de ce qui peut se rencontrer encore du côté de la littérature, et dans les âmes vraiment littéraires, de ressorts vifs et généreux. Il y a eu des régimes tout entiers, réputés sages, qui n’y ont rien compris.

Qu’on veuille bien m’entendre : une distinction, une louange juste et bien placée, de l’attention, ce sont de ces faveurs qui rattachent les âmes, même les plus libres. Dans mon parfait désintéressement, j’ai peut-être le droit de dire ces choses, et l’exemple de Fouquet, qui y mêlait d’ailleurs un peu trop de pensions, me les suggère.

Fouquet, une fois condamné, fut bien vite enseveli. Louis XIV, par une suite de rigueurs qui doivent enfin paraître excessives, jugea à propos de commuer plus sévèrement la peine, et de changer le bannissement en une prison perpétuelle. Fouquet, âgé pour lors de cinquante ans, fut envoyé dans le château de Pignerol sur les confins du Piémont. Il sembla tout d’abord y justifier le vœu de sa respectable et sainte mère, laquelle ne voyait dans les grandeurs du surintendant qu’une occasion de fautes et de chutes, et qui, en apprenant son arrestation à Nantes, se jeta à genoux en s’écriant : « C’est à présent, mon Dieu, que j’espère du salut de mon fils ! » Enfermé à Pignerol, il se livra, dit-on, à la contemplation des choses spirituelles, et l’on dit même qu’il composa quelques traités de morale. Il en lisait du moins, et méditait à loisir sur les proverbes et les maximes de sagesse de Salomon. Un peu de superstition se mêlait de loin, dans le préjugé public, à l’idée de son infortune. Quelque temps après son arrivée à Pignerol, le tonnerre tomba en plein midi dans la chambre qu’il occupait, et, au milieu de beaucoup de ruines, le laissa sain et sauf : « d’où quelques-uns prirent occasion de dire que bien souvent ceux qui paraissent criminels devant les hommes ne le sont pas devant Dieu ». C’est ainsi qu’on avait tiré conjecture et présage d’une comète qui avait paru dans le temps de son procès. Mais bientôt ces derniers signes d’attention s’évanouirent. On ne songea pas plus à Fouquet qu’à un mort, dont le nom revient à peine quelquefois dans l’entretien. On sait très peu de chose de sa prison. Les précautions auxquelles il était soumis, et qui sont attestées par des lettres de Louvois, furent longtemps de la plus minutieuse rigueur : il fallut des années pour qu’on s’en relâchât peu à peu. Une de ses grandes distractions dut être lorsqu’on lui donna en 1671 Lauzun, le favori disgracié, pour compagnon et voisin de captivité ; quand ils parvinrent à communiquer entre eux, ils étaient comme deux ombres dans les enfers, s’entretenant des choses fabuleuses d’un autre monde. Au mois de mai 1679 seulement, on permit à sa femme et à ses enfants d’aller visiter le prisonnier dont la santé était altérée ; il y avait dix-sept ans qu’ils étaient séparés. On croit que Fouquet allait obtenir un adoucissement tardif et la permission d’aller aux eaux de Bourbonne, lorsqu’il mourut en mars 1680, à l’âge de soixante-cinq ans.

Son souvenir est resté comme un des grands exemples de catastrophe politique et d’infortune. N’ayant jamais dirigé en chef le gouvernement, on ne peut se faire une idée bien précise de la portée et des limites de sa capacité et de son esprit. On l’entrevoit vaste, exagéré, facile et brillant, hardi et aventureux, plutôt d’expédients que d’ensemble, de ceux qui, par tous les vents, vont à toutes voiles et doivent tôt ou tard échouer par imprudence et témérité. Il a été, comme Retz, un grand dissipateur de dons naturels et de qualités heureuses. Son malheur prolongé, en réveillant la pitié publique, et en mettant à découvert ses amis fidèles, a fait sa gloire ; on n’inspire jamais de tels dévouements parmi l’élite des esprits, sans avoir, plus ou moins, de quoi les mériter53.