Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique
La théorie des climats, comme celle des races, a inspiré de brillants essais à plus d’un écrivain de nos jours. — Il suffit de rappeler l’espèce de géographie à la fois physique et morale dont Michelet a rempli le livre III de son Histoire de France ; c’est un effort hardi pour retrouver les liens qui rattachent à leur sol natal les grands hommes de chaque région. Ainsi encore Taine, poursuivant la « philosophie de l’art » en différents pays, n’a garde d’oublier que les habitants y furent et y sont toujours façonnés par les mille influences de la terre, de l’eau, de l’air ambiants. Oui, certes, il est très clair que, sous la pression constante du monde extérieur, les esprits ne peuvent manquer de contracter des habitudes, de prendre des plis ineffaçables. Comment refuser une formidable vertu plastique au climat, cette force qui agit incessamment et presque toujours dans le même sens ? Le climat, qui modifie les corps, qui, les endurcit ou les amollit, qui peut calmer les nerfs surexcités ou ranimer la sève vitale dans des veines épuisées, est lui-même un des grands facteurs de la race. Les naturalistes ont établi, de façon irréfutable, à quel point les espèces varient en s’adaptant à des milieux physiques différents. Mais cela même crée une grave difficulté. Quand on examine le caractère d’un peuple, le départ est souvent presque impossible à faire entre le fond primitif, apporté par les ancêtres lors de leur établissement dans le pays, et les couches successives qui, de génération en génération, y ont été surajoutées par l’action des choses environnantes.
Il faut une longue série d’observations prudentes et méthodiques pour déterminer les effets multiples et infiniment variés que tel ou tel aspect de la nature produit sur les imaginations, que telles ou telles conditions atmosphériques exercent sur les différents tempéraments. Ces études sont à peine commencées. Ceux des historiens qui s’en sont le plus occupés, Buckle ou Taine, par exemple, ont procédé par de vives intuitions qui, sans être le moins du monde à mépriser, n’ont pas une valeur vraiment scientifique. Ils ont fait d’ingénieuses ou profondes conjectures qu’il reste à vérifier. Ils ont remarqué avec raison que l’influence du milieu physique, très puissante aux débuts des sociétés humaines, va diminuant à mesure que la civilisation progresse. La chose est facile à comprendre. Le progrès matériel est toujours une victoire de l’homme sur la nature ; c’est un asservissement de forces jusque-là indomptées ; c’est, par conséquent, une diminution dans les moyens d’action du monde extérieur. — Il est évident que l’hiver, par exemple, aujourd’hui que les hommes savent se bâtir des maisons munies d’épaisses murailles, de doubles fenêtres, de tapis mœlleux, de tableaux ou d’étoffes qui égaient les regards, de lampes et de grands feux qui suppléent le soleil absent, de fleurs et de verdures qui donnent l’illusion du printemps, n’a plus d’effets aussi redoutables sur l’organisme humain qu’au temps où nos ancêtres, à demi nus, vivaient dans des cavernes froides, humides et obscures. Il est certain encore que le voisinage des fleuves endigués, régularisés, n’est plus aussi périlleux qu’il pouvait l’être lorsque les cours d’eau n’étaient, pour la plupart, que des torrents fangeux, s’étalant en nappes immenses après une pluie d’orage ou à la fonte des neiges. Les sentiments qu’ils inspirent doivent, par là-même, changer et s’adoucir.
Mais, pour être moindre qu’aux âges primitifs, cette influence est bien loin de disparaître. Pour la déterminer, il faudra rechercher patiemment quels sont les traits essentiels qu’on retrouve en tout temps chez les habitants d’un pays et qu’on ne trouve que parmi eux, C’est l’œuvre de l’avenir de construire la science des rapports qui existent entre le monde physique et le monde moral. En attendant qu’elle soit constituée, on peut du moins relever un bon nombre de ces rapports au cours d’une période de quelque étendue.
§ 1. — Il y a, d’abord, entre certains caractères de la littérature et certaines parties du milieu physique, des relations de coexistence intéressantes à constater.
A certains moments, c’est telle ou telle province qui prend le premier rôle ; qui exerce une sorte de suprématie intellectuelle ; qui marche en tête de la France ; qui est en possession de lui fournir ses plus grands hommes.
Au milieu du xvie siècle, le centre du bassin de la Loire a cet honneur. Pendant que les rois promènent leur cour dans les châteaux merveilleux qui se nomment Blois, Amboise, Chambord, Chenonceaux, écrivains et artistes sont nés en foule dans ce coin de terre privilégié. C’est Rabelais, enfant de Chinon ; Ronsard, la gloire du Vendômois ; la famille Du Bellay, originaire de l’Anjou, etc.
Bientôt le bassin de la Garonne hérite de cette prééminence. Il donne à la France un roi, d’abord, Henri IV, et autour du Béarnais se presse toute une brigade d’hommes remarquables ! Voici Montaigne et La Boétie, les deux inséparables. Voici Agrippa d’Aubigné et Du Bartas, deux vaillants poètes qui mettent leur plume et leur épée au service de la Réforme. Voici Montluc, le catholique impitoyable et le capitaine héroïque dont les Mémoires seront le bréviaire des soldats.
Quelques années se passent. Le tour de la Normandie et des contrées avoisinantes est arrivé. Malherbe est de Cæn comme Bertaut, Sarrazin, Bois-Robert ; Régnier est de Chartres comme son oncle Desportes. Les Corneille sont de Rouen comme Saint-Amand, les Scudéry du Havre, Rotrou de Dreux comme Godeau, « le nain de Julie ». Benserade, Mézeray, Saint-Evremont sont Normands encore. Le Poussin est né aux Andelys.
Au milieu du xviie siècle, la province maîtresse est l’Ile-de-France, cette France primitive et française par excellence. Faut-il nommer tous les illustres d’alors qui sont nés à Paris ou dans le voisinage ? Ils sont légion : Retz et la Rochefoucauld, deux adversaires politiques, deux rivaux de gloire littéraire ; Scarron, Molière, Boileau, trois maîtres, à des degrés divers, du comique et de la satire ; Mme de Sévigné, la reine du style épistolaire ; Cyrano de Bergerac, malgré son nom de ; consonance gasconne ; Bachaumont et son ami Chapelle, le bon buveur, qui doit son surnom au village de la Chapelle, devenu aujourd’hui un faubourg de Paris agrandi ; Patru, Chapelain, Conrart, les petits grands hommes de l’Académie naissante ; d’Aubignac, un auteur de pièces sifflées qui se venge en se faisant le législateur du Parnasse ; le galant abbé Cotin, ce martyr de la critique littéraire, d’autres encore, sans compter les peintres Lesueur et Lebrun, attestent la fécondité alors décuplée de la grande ville. Port-Royal des Champs, qui est en ce temps-là un foyer si actif de vie religieuse et morale, est situé dans la banlieue, et la famille Arnauld est parisienne. Enfin. La Fontaine, Racine, la Bruyère viennent au monde dans les alentours ou à Paris même.
Certes, il y a sans aucun doute des causes sociales qui expliquent la richesse des moissons humaines portées ainsi tour à tour par les différentes provinces. Ces raisons sont diverses : Paris et ses environs, dont l’importance est toujours considérable, paraissent jouer un rôle plus éclatant dans les époques de troubles politiques ; telle contrée a dû, semble-t-il, son éclat éphémère à un séjour de la cour, à l’existence de quelque université prospère ; telle autre s’est trouvée sur la route d’un courant d’idées venant d’un pays étranger : ainsi la Gascogne, à la fin du xvie siècle, bénéficia de la grandeur de l’Espagne, sa voisine. Mais, quelles que soient les causes qui transportent d’une région à l’autre la royauté intellectuelle, il résulte de là que l’esprit d’une époque peut avoir une teinte gasconne, ou normande ou parisienne. On peut, si l’on analyse et compare avec soin les ouvrages des hommes qui sortent alors de la province régnante, relever nombre de locutions, de faits locaux, d’usages particuliers, d’images familières, qui représentent l’apport de cette province à la civilisation nationale. On ramasse ainsi des matériaux qui serviront à constituer plus tard ce qu’il est permis de nommer : la géographie littéraire de la France. En attendant, il est toujours utile de constater certaines coïncidences curieuses où il est bien difficile de voir un pur effet du hasard. Comment, par exemple, n’être pas frappé de ce fait, qu’au temps de saint Louis et dans la première moitié du règne de Louis XIV, c’est-à-dire aux époques où la langue et la littérature françaises ont eu leur plus grande force d’expansion sur le monde, l’activité intellectuelle de la France s’est concentrée autour de sa capitale, comme si le génie national poussait ses fleurs les plus originales, les plus vivaces et partant les plus capables de séduire les étrangers, en ce coin de terre qui est, en quelque sorte, la France de la France ?
Lorsqu’on a noté ainsi la partie du territoire où s’est manifestée pour un temps la vertu créatrice, lorsqu’on a aussi délimité l’étendue des pays où se parle et s’écrit le français51, il est indispensable de rechercher quelle part revient au monde extérieur dans les préoccupations de la littérature.
En certains moments, cette part est à peu près nulle. Il est devenu banal de rappeler que dans la seconde moitié du xviie siècle, si l’on excepte La Fontaine, Fénelon et un peu Racine, nos écrivains jetèrent sur la campagne des regards distraits et indifférents. Il n’est pas moins banal de répéter, après tant d’autres, que depuis Jean-Jacques la verdure des bois et des champs a reparu, parfois avec surabondance, dans nos couvres littéraires. Mais ce qui est plus difficile et plus intéressant à savoir, c’est la conception que telle époque s’est faite de la nature, c’est l’espèce de sentiments qu’elle a éprouvés pour elle.
Il s’en faut que ce soient toujours les mêmes. Les contemporains du grand roi. la dédaignent ; ceux de Rousseau l’admirent, mais encore de loin. Elle est pour Bernardin de Saint-Pierre une immense harmonie. Elle devient pour Joseph de Maistre le théâtre d’une éternelle entre-mangerie. Elle est pour ceux-ci une maternelle consolatrice qu’ils associent, comme Diderot, à leurs chagrins et à leurs espérances. Elle est pour Victor Hugo, tantôt une grande oublieuse au front serein52 qui efface l’homme éphémère sous la continuité de sa vie exubérante, tantôt une auxiliaire du progrès53, qui révèle à l’humanité ses mystères, lui soumet ses forces, l’émancipé, la rend plus puissante, la mène par la science à la liberté, l’aide à briser les vieux moules du passé, à faire germer le bien et la joie pour les générations futures. Alfred de Vigny voit en elle une étrangère inquiétante :
On me croit une mère et je suis une tombe,
dit-elle par la bouche du poète, qui a peur de son impassible beauté. « La nature pour moi est ennemie, s’écrie Edmond de Goncourt54. La campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. » Bien plus ! elle ne le fait pas penser seulement à un sol repu de cadavres ; c’est, à ses yeux, le royaume de la force, de l’injustice, l’impitoyable cirque où les faibles sont dévorés par les forts. Elle lui inspire une véritable horreur. A Sully Prudhomme55, elle apparaît, dévoilée et comme déflorée par la science, sous des traits durs et rigides :
La nature n’est plus la nourrice au grand cœur ;
Elle n’est plus la mère auguste et bénévole,
Aimant à propager la grâce et la vigueur,
Celle qui lui semblait compatir à la peine,
Fêter la joie, en qui l’homme avait cru sentir
Une âme l’écouter, divinement humaine,
Et des voix lui parler, trop simples pour mentir.
Il apprend que sa face, ou riante ou chagrine,
N’est qu’un spectre menteur ; tendre fils, il apprend
Qu’elle offre sans tendresse à ses fils sa poitrine,
Et berce leur sommeil d’un pied indifférent ;
Que c’est pour elle et non pour eux qu’elle travaille ;
Que son grand œil d’azur leur sourit sans regard ;
Que l’homme dans ses bras meurt sans qu’elle en tressaille,
Né de père inconnu dans un lit de hasard.
Assurément, ces sentiments divers peuvent dépendre de telle ou telle prédisposition individuelle ; mais ils se rattachent le plus souvent à de grands systèmes scientifiques ou philosophiques. Il est visible ainsi que les invectives passionnées de Goncourt, la conception mélancolique de Sully Prudhomme et les théories de Darwin sur la lutte pour la vie sont des choses du même temps, trois formes d’une seule et même idée qui flottait dans l’air ambiant.
Il ne suffit pas d’observer les diverses conceptions du monde extérieur qui se concilient ou se heurtent dans une société. On doit se demander quelle partie de la nature a le don d’attirer l’attention ou la sympathie. Je sais tel siècle où les îles ont été à la mode : c’est le xviiie . Les robinsonnades y pullulent : vous trouvez déjà dans Fénelon l’île de Calypso et l’île des Plaisirs ; Marivaux vous montre l’île de la Raison et l’île des Esclaves, terres fabuleuses qui ne figurent pas (et pour cause) sur les certes ; Diderot place ses rêveries amoureuses et sociales dans l’île d’Otaïti. N’est-ce pas Amiel qui a forgé le mot d’insularité, pour désigner la tendance de Jean-Jacques à s’enfermer dans le cadre étroit d’un territoire insulaire ?
« Rousseau, écrit-il56, qui mettait le Robinson au-dessus de tous les autres livres, s’est toujours senti attiré par
les îles. Nul séjour ne l’a plus enchanté que l’île Saint-Pierre. Après l’avoir
quittée, son refuge est la Grande-Bretagne ; mais cette île était trop vaste. A
plusieurs reprises, l’ermite de Montmorency a fait des démarches peu connues pour
émigrer en quelque île de la Méditerranée ; il a songé à Minorque, à Chypre, à la
Corse. C’est une harmonie secrète qui a fait déposer sa dépouille dans l’île des
Peupliers, à Ermenonville ; et plus tard ériger, à Genève, sa statue dans l’île qui
porte son nom. Quel est, en effet, le symbole le plus naturel du génie de Rousseau ?
Une île volcanique, émergeant de l’immensité bleue, avec son panache de fumée, une
ceinture d’écume, un manteau de verdure et une couronne de fleurs. »
—
J’allais oublier Bernardin de Saint-Pierre qui place dans
l’île de France
sa printanière idylle de Paul et Virginie.
A un autre moment, les lacs auront la préférence. Ce fut le cas au commencement de notre siècle. Chenedollé, Lamartine, Sainte-Beuve sont nos lakistes, Ce n’est pas sans raison que le Lac fut et demeure la pièce des Méditations la plus populaire. Ce n’est pas sans raison que Musset, dégoûté par les imitateurs de son grand devancier, raille
les rêveurs à nacelles,Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles.
Des époques se sont éprises de jardins réguliers et géométriques, peuplés de statues et d’arbres qu’on taillait en pyramides, en cônes, en éventails, c’est-à-dire qu’elles ont aimé la nature parée, pomponnée, civilisée, humanisée, artialisée, comme eût dit notre vieux Montaigne. D’autres ont préféré les rochers escarpés, les ravins embroussaillés, les sites sauvages qualifiés tout d’abord de romantiques.
Chacun sait combien il a fallu d’étapes au goût français pour s’élever peu à peu, à partir de Rousseau, de la forêt et de la prairie plus gracieuses encore que grandioses, jusqu’aux âpres et tragiques splendeurs des hautes régions alpestres. Il a fallu une centaine d’années et un bon nombre d’initiateurs pour que la rude majesté des sommets glacés, leur silencieuse et formidable solitude fût comprise et sentie par les descendants des habitués de Versailles et de Trianon. Chateaubriand, Mme de Staël avaient encore de superbes dédains pour la montagne.
La mer aussi n’a conquis les âmes que par degrés. Longtemps elle n’a été qu’une chose effrayante, horrible, insensée, fertile seulement en naufrages et en dévastations. Il a fallu presque un siècle d’apprentissage à la France pour goûter et surtout pour rendre la magnifique horreur de ses tempêtes ou les séductions de ses perfides sourires. Pendant que chaque été emportait dans les vallées et sur les glaciers des Alpes des caravanes de plus en plus nombreuses, un mouvement simultané a entraîné sur les plages de la Normandie ou de la Bretagne une foule croissante, ravie de jouer avec l’océan et d’en contempler l’éternelle mobilité. Poètes et romanciers ont alors rivalisé d’ardeur pour le chanter, pour le décrire ; et les romans de Loti, par exemple, ont su nous faire voir les moussons de la mer des Indes aussi bien que les brumes mystérieuses dont l’Islande s’enveloppe au début de l’automne, comme un pays de féerie qui veut se dérober sous un voile aux regards indiscrets des hommes.
On voit par là combien il importe à l’historien de déterminer dans chaque période quel est le genre, et, si je puis ainsi parler, quel est le degré des beautés naturelles qu’on a su y apprécier.
J’oserai ajouter qu’il existe un accord curieux, très explicable d’ailleurs, entre ce qu’on aime dans le monde extérieur et ce qu’on préfère dans le monde intérieur. Cela est bien visible à l’époque romantique. En même temps que les âmes, lasses de la nature arrangée, asservie par l’homme, revenaient vers la nature libre et indomptée, le dégoût pour les mensonges, les petitesses et les vulgarités de la société civilisée rejetait plus d’un écrivain vers l’humanité rude et fruste des âges ou des pays barbares. Ainsi Mérimée, pour n’en pas citer d’autre, plus enclin à regarder au dedans qu’au dehors, se plaisait à décrire en style assorti des états d’âme violents, des caractères âpres, des éclats de passion sauvages pareils aux paysages que les descriptifs et les peintres d’alors jetaient sur le papier ou sur la toile.
Ce qu’on peut se demander encore, c’est vers quelles contrées se portent les regards et les rêves des écrivains et du public. Chaque époque a son ou ses pays de prédilection. Le xviiie siècle se partage entre l’Orient et l’Amérique ; il oscille entre la patrie des Mille et une Nuits, du café, des sultanes, des Chinois, des Persans et des Juifs et les fantastiques mirages de la Louisiane et de l’Eldorado, les prairies glacées des Hurons et des Iroquois, l’empire des Incas, fils du soleil, les savanes : de Chactas et d’Atala. Si l’on me demandait la ville qui parlait le plus à l’imagination de nos romantiques, je serais embarrassé : car il y eut, aux entours de 1830, une orgie d’exotisme. Ce fut à qui se chercherait en pays étranger quelque patrie idéale ; on s’échappa par toutes les frontières. Il est impossible de ramener à l’unité la diversité des préférences qui se déclarèrent en ce temps-la. Je pourrais dire cependant que Venise et Naples, Tolède et Grenade, Athènes et Constantinople (pardon ! Stamboul, comme on disait par respect pour « la couleur locale »), sont au nombre des cités qui ont eu alors en France le plus d’adorateurs.
Quelle que soit la partie du monde qui a ainsi l’honneur d’être le plus avant dans la faveur publique, cela se trahit dans la littérature par une multitude de traits ; ce sont des mots nouveaux désignant des choses exotiques, fleurs, arbres, animaux ; ce sont des comparaisons, des images, des sujets empruntés qui viennent enrichir le fonds national. A chaque moment de l’histoire, on retrouve des apports littéraires qui sont dus à cette préoccupation des contrées voisines ou lointaines. Mais ce n’est pas assez de constater les rapports du milieu physique et de la littérature qui peuvent être considérés comme de simples indices des goûts d’une époque ; il faut pousser plus avant et tâcher de mettre en lumière les phénomènes physiques qui peuvent être regardés comme des causes véritables de phénomènes littéraires.
§ 2. — Parmi les causes physiques dont l’action peut être sensible dans la courte durée d’une période, il en est d’accidentelles, il en est de permanentes.
Il peut se produire une catastrophe qui se répercute dans l’œuvre des écrivains. La peur seule d’un cataclysme a suffi parfois. La simple apparition d’une comète a suscité des prophéties, des fantaisies funèbres ou railleuses. Bayle a pris prétexte d’un fait semblable pour émettre ses idées sur la tolérance religieuse. Nul n’ignore de quelle épouvante l’approche de l’an 1000 frappa les imaginations. Il peut se produire aussi un changement momentané de climat, et la chose est grosse de conséquences. Il n’est pas indifférent, même au point de vue littéraire, qu’une nation traverse la série des vaches grasses ou des vaches maigres. Il suffit de quelques degrés de plus ou de moins dans la moyenne de la température pour qu’une époque s’éclaire d’un rayon de gaieté ou s’embrume de tristesse. « Si les glaciers reculent, écrit Michelet57, l’été est fort, la moisson abondante, les subsistances faciles et l’aisance assure la paix. S’ils avancent, l’année est froide, pluvieuse, les fruits peu mûrs, les blés manquent et le peuple souffre. La révolution n’est pas loin. » — Il n’en faut pas davantage pour donner une nuance différente à la littérature de deux époques voisines.
Faut-il un exemple des effets littéraires dont peut être suivie une de ces convulsions de la nature que l’homme ne sait ni prévoir ni prévenir ? Au siècle dernier, en 1755, le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne devint aussitôt l’occasion d’un tournoi fameux entre deux rois de l’opinion, Voltaire et Rousseau. Le premier se demanda avec tristesse ce que faisait la Providence pendant ces bouleversements qui engloutissaient tant de vies innocentes, et il posa une fois de plus cet angoissant problème de l’existence du mal physique sur la terre. Le second, partant de son hardi principe que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses », défendit la théorie optimiste dans une longue lettre qu’il adressa au philosophe de Ferney. Voltaire ne répondit pas sur-le-champ ; mais sa réponse vint plus tard sous une forme inattendue. Ce fut le roman de Candide, qui doit ainsi naissance à un cataclysme géologique.
La transformation du milieu ne se fait pas toujours aussi violemment. Elle peut être et elle est en général lente et presque insensible. L’homme contribue à l’opérer par son travail, et de la sorte il modifie lui-même les conditions où ses descendants vont se développer. Ainsi, de la Gaule ancienne à la France moderne, quels changements profonds ! Où sont les forêts impénétrables, les marais empestés ? Voici que les landes elles-mêmes disparaissent peu à peu, vaincues et envahies par la culture. Or, avec la mystérieuse obscurité des forêts s’en vont certaines croyances, certaines terreurs. Adieu les fées, les sylphes, les lutins ! Qu’est devenue la peur du loup, qui met un frisson dans tant de nos vieux contes populaires ? Les marais une fois desséchés, le chœur des follets ne sait plus où dérouler ses rondes nocturnes. A mesure qu’un pays est découpé en champs bien cultivés, sillonné dans tous les sens par des routes, l’humeur des habitants devient plus douce, plus égale ; leur esprit, lui aussi, s’ouvre, s’aère, s’assainit. Il se délivre des antiques superstitions ; il devient moins poétique peut-être, mais plus raisonnable. C’est la règle, Buckle l’a justement remarqué. Partout où l’homme domine la nature, la raison prend le pas sur l’imagination, la science sur la fantaisie exaltée. Partout, au contraire, où la nature écrase l’homme, dans le voisinage de l’océan ou dans la haute montagne, quand il se sent petit et faible en présence de la tempête ou de l’avalanche, il y a persistance en lui des paniques de l’humanité primitive ; il trahit un penchant à la tristesse rêveuse, il croit au merveilleux, il se voit entouré d’êtres surnaturels ; dans sa foi, dans ses coutumes, dans ses fêtes, dans ses légendes, il garde au passé un pieux attachement, qui est une entrave au progrès des mœurs et des idées, mais qui a aussi quelque chose de touchant et de pittoresque.
Regardez la Bretagne. Presqu’île incessamment battue par la vague qui ronge et sape ses rocs de granit, pointe de terre qui supporte et brave, comme l’éperon d’un navire, le choc fougueux de l’océan, contrée encore hérissée d’ajoncs et de broussailles, elle a doué la race qui l’habite d’une ténacité sans égale en même temps que d’une mélancolie mystique. Tournée vers le couchant, elle semble suivre des yeux et du cœur le soleil qui plonge dans les abîmes de la mer et les vieilles choses qui s’enfoncent dans la nuit du passé. Elle a été le refuge des druides et la forteresse inexpugnable des Celtes ; fidèle à elle-même, elle se cramponne aujourd’hui d’une étreinte désespérée au catholicisme qui décline et à la monarchie qui s’en va ; et en même temps vaincue dans sa lutte contre les vagues, perdant chaque mois, presque chaque jour, quelques-uns des siens au milieu des écueils, elle a peur encore des sorciers et des korrigans ; elle est convaincue que tous les ans, à la Toussaint, les noyés remontent à la surface des eaux et pour rien au monde elle ne mettrait une barque à flot ce jour-là ; elle abonde en légendes tristes ; elle est pleine de fantômes vagabonds ; et par cela même elle a gardé une physionomie archaïque, qui, non seulement se reflète dans les œuvres de ses enfants, mais l’a rendue chère aux écrivains et aux artistes de notre siècle.
Sans connaître à fond les montagnards des Alpes, je les connais assez pour savoir que des causes analogues ont eu chez eux des effets semblables. J’ai pu constater que la croyance aux sorciers, aux follets, aux dragons gardiens de trésors, aux êtres mystérieux et malfaisants, y était singulièrement vivace. J’ai pu constater que la menace perpétuelle des masses énormes qui les dominent, les emprisonnent et peuvent les étouffer, eux et leur village tout entier, sous un amoncellement de neige, de rocs, de débris, a développé en eux l’imagination aux dépens de la pensée.
Pour la France, ainsi que pour la plupart des pays d’Europe, le défrichement du pays, la multiplication des villages et des villes ont par une progression continue rendu possible une littérature élégante et polie dont le moyen âge n’a pu connaître les raffinements que par exception. On peut même observer que, depuis le milieu du siècle dernier, la nature, cessant d’être une ennemie et un objet de terreur, est devenue pour nos écrivains une inspiratrice et un objet d’admiration enthousiaste. Rien ne montre mieux le renversement des rôles qui s’est accompli dans ses relations avec l’homme ; rien n’atteste mieux les victoires qu’il a remportées. En effet, de même que le montagnard (j’entends le montagnard pur, non affiné et non gâté) appelle la montagne « le mauvais pays », l’homme redoute et n’admire pas les torrents, les ravins, les escarpements, tant qu’il y voit un danger et un obstacle permanents. Il n’apprécie la nature rude et sauvage que le jour où la nature civilisée lui permet d’arriver sans trop grand effort aux parties qui ont échappé à son action et de regarder sans crainte et sans arrière-pensée des forces imposantes contre lesquelles il se sent ou se croit abrité. On n’a jamais tant décrit et chanté les Alpes que depuis le moment où l’art des ingénieurs y a tracé des routes praticables, facilité l’accès des sommets et des gorges, où aussi les habitants des plaines, fatigués du spectacle uniforme de la campagne fertile et bien soignée, ont éprouvé le besoin d’un contraste violent et de nouveaux aspects. Le goût des voyages est alors né presque partout à la fois, et une foule d’œuvres ont surgi pour satisfaire ce goût, qui était chez nos grands-pères une rareté.
J’ai nommé les voyages. Ils ont sur la littérature des effets puissants. Ils agrandissent l’espace où elle va chercher des sujets ; ils lui ouvrent de larges échappées sur des choses encore inconnues ou mal connues. On peut aisément s’en rendre compte. Supposez qu’on vienne un jour à établir une communication entre la terre et quelqu’une des planètes qui tournent avec nous autour de notre soleil. L’hypothèse n’a rien d’extravagant. Elle est même vraisemblable. Elle a mérité l’attention de la science astronomique ; on a commencé à discuter les moyens d’une télégraphie astrale. Supposez le problème résolu, les habitants de notre globe pouvant échanger leur pensée avec les habitants de Mars ou de Vénus, si Vénus et Mars sont habités par des êtres intelligents, ce qui est probable. Sentez-vous quel choc donné aux imaginations, quel élan imprimé à la poésie, quel champ ouvert aux savants, aux historiens, peut-être aux psychologues ?
Eh bien ! la découverte de l’Amérique eut, à l’aurore des temps modernes, un effet analogue. Elle contribua pour sa large part à la floraison poétique de la Renaissance, aux spéculations élargies des philosophes, à l’essor plus hardi de l’esprit humain. En ce temps-là toutefois, les voyages étaient lents, difficiles, périlleux. Rares étaient les voyageurs qui maniaient la plume. On voyageait pour conquérir des terres, de l’or, de l’ivoire, des esclaves ; on ne songeait guère à partir en quête d’idées ou d’images. De nos jours les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les routes qui escaladent ou éventrent les montagnes, les ponts qui franchissent les bras de mer, le télégraphe qui vous permet de rester à portée des vôtres, fût-ce à mille lieues de distance, les journaux qui sont aux aguets pour satisfaire la curiosité universelle par des récits d’aventures piquantes ou dramatiques, tout cela a créé, multiplié la race des touristes, fait pulluler les écrivains-voyageurs. Impressions recueillies à vol d’oiseau, notes, études, enquêtes, réflexions philosophiques, poèmes descriptifs, récits d’ascensions, de chasse, d’excursions, romans de mœurs exotiques ou cosmopolites, fantaisies à la Jules Verne, itinéraires à la Chateaubriand, pérégrinations amoureuses à la Pierre Loti, — comptez, si vous pouvez, l’infinie variété d’œuvres qui démontrent cet élargissement du domaine littéraire, et vous comprendrez sans peine combien il importe de savoir en quels points précis chaque époque fixait les limites du monde connu.
§ 3. — II resterait à intervertir les rôles, à rechercher maintenant les effets que la littérature peut produire sur le milieu physique. Au premier abord, l’idée seule de cette recherche peut paraître bizarre. Il y a apparence que l’action exercée sur les autres par les millions de pages qui s’impriment sur notre pauvre petite terre n’est pas considérable. On ne voit pas la marche d’une étoile troublée par quelqu’un des livres qui excitent notre admiration ou notre colère. Le climat non plus ne semble pas en devoir être beaucoup modifié. Les tempêtes, la pluie et le beau temps n’obéissent guère aux injonctions qui peuvent leur être adressées par un écrivain, fût-ce un savant, fût-ce un mage ou un journaliste.
Cependant, si étrange que soit le fait, la littérature a plus d’une fois contribué à la conquête, à la transformation de la nature. Et comment ? En vulgarisant les résultats acquis par le labeur humain, en décrivant les pays lointains, en chantant les exploits des découvreurs de mondes, en contant les efforts des aventuriers héroïques qui ont pénétré les premiers dans les déserts et les forêts vierges. S’il est vrai, comme je le disais tout à l’heure, que les voyages ont vigoureusement aidé au développement de la littérature, on peut dire, en retour, que la littérature l’a bien rendu aux voyages. Elle en a répandu le goût en éveillant les imaginations, en faisant briller devant, elles le mirage de l’inconnu. Combien de grands voyageurs ont pris en des livres, dévorés par eux dans leur enfance, leur vocation d’explorateurs ! Bernardin de Saint-Pierre, qui habita l’île de France, qui rêva d’aller établir une colonie en plein cœur de l’Asie, sur les bords de la mer d’Aral, avait à peine huit ans qu’il s’enfuyait de la maison paternelle pour vivre de racines et d’eau pure, comme les Pères du désert, dont il avait lu ou entendu lire les légendes. Il n’alla pas très loin, cette fois-là. Après avoir mangé les provisions qu’il avait emportées dans un petit panier, il se sentit grand’faim. Il attendait avec quelque impatience les corbeaux qui devaient le nourrir, comme ils firent pour saint Paul, ermite. Mais il ne voyait rien venir et s’inquiétait, quand il aperçut sa bonne, qui le cherchait, et qui ramena au logis, moitié content et moitié fâché, l’aventureux bambin.
Un romancier de notre siècle a marqué fortement l’action des récits de voyages sur une imagination vive de femme qui s’ennuie. C’est Flaubert que je veux dire. Le romantisme avait excité dans une quantité d’âmes une fièvre intense de voir du nouveau, de changer de vie en changeant de lieu, de se mettre en quête par le monde de sensations artistiques et imprévues.
Il était convenu alors que le voyage était ce qu’il y avait de plus poétique, surtout
s’il était agrémenté de quelque accident, comme diligence versée, rencontre de brigands,
route perdue dans la nuit, etc. On peut suivre l’effet de ces excitations sur une femme
claquemurée dans la banalité d’une petite ville de province, dans l’uniformité d’une vie
casanière : Mme Bovary rêve de voitures qui l’emportent, au galop de
quatre chevaux, vers de vagues pays à noms sonores. « Dans des chaises de poste, sous
des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du
postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit
sourd de la cascade. » Le rêve que raille le romancier, il le fait pour son propre
compte, et il le réalisera en partie, quand il parcourra l’Egypte ou l’Espagne. N’est-ce
pas lui qui s’écrie (octobre 1847) : « Penser que peut-être jamais je ne verrai
la Chine ; que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ; que jamais
peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les
bambous !… »
Combien d’autres ont eu des regrets ou des aspirations semblables ! Combien sont partis sur la foi d’un livre séducteur pour des contrées mal connues, poétisées par la distance ! Combien de colonies sont nées d’un roman, d’un poème, d’un récit qui avait fait une profonde impression sur des âmes jeunes et naïves ! Ainsi s’établit cette vérité paradoxale que la littérature a contribué pour sa petite part à changer la face du monde qui nous environne.
Je m’arrête. Malheur à l’écrivain qui veut tout dire ! C’est enlever aux lecteurs le délicat plaisir de collaborer avec lui, de laisser leur pensée courir à côté de la sienne et au-delà. Si j’ai pu ouvrir des échappées par où passent quelques rais de lumière, que d’autres y plongent plus avant et y découvrent des vérités que j’ai réussi seulement à faire entrevoir. Je les remercierai d’avoir fait un pas de plus vers les vastes théories, espoir et but de la science future.