La princesse des Ursins
Ses Lettres inédites,
recueillies et publiées par M. A Geffrot ; Essai sur sa vie et son
caractère politique, par M. François Combes53
Mme des Ursins n’a pas à se plaindre ; de même qu’à Mme de Maintenon, les années lui sont favorables : dans ce grand procès de révision qui remet tour à tour en scène et en lumière tous les personnages de son temps, sa réputation n’a point perdu ; elle a plutôt gagné en s’éclairant, et l’on peut dire qu’elle est aujourd’hui dans son plein. La découverte imprévue que M. Geffroy a faite, il y a quelques années, dans la bibliothèque de Stockholm, d’une centaine des lettres de la princesse adressées soit à la maréchale de Noailles, soit à Mme de Maintenon, est venue compléter heureusement le recueil si curieux donné en 1826 chez les frères Bossange ; ç’a été l’occasion naturelle, le point de départ d’une nouvelle étude où l’on a repris et pesé scrupuleusement les titres historiques de cette femme célèbre. M. Combes a fait de la princesse des Ursins le sujet d’une de ces thèses consciencieuses de la Faculté des lettres qui deviennent si aisément des livres : la princesse, après avoir été discutée et débattue en Sorbonne, a reparu devant le public dans un tableau solide et étendu. M. Geffroy, à son tour, le premier auteur de cette résurrection, en publiant les Lettres inédites de la princesse, tant celles qu’il avait rapportées de Stockholm que d’autres que M. Combes avait trouvées de son côté au Dépôt de la guerre et lui avait communiquées, les a fait précéder d’une introduction, les a entourées de notes, d’éclaircissements de tout genre. C’est donc une figure désormais connue et placée dans tout son jour, c’est un coin d’histoire réglé et établi.
Je ne viendrai pas ici, à la suite de M. Combes, repasser sur les différentes phases de la carrière politique de Mme des Ursins pendant ses treize années d’influence ou de domination en Espagne : il a très bien distingué les temps, démêlé les intrigues selon l’esprit de chaque moment, montré Mme des Ursins représentant dès l’abord le parti français, mais le parti français modéré qui tendait à la fusion avec l’Espagne, et combattant le parti ultra-français représenté par les d’Estrées : — ce fut sa première époque : — puis, après un court intervalle de disgrâce et un rappel en France, revenue triomphante et autorisée par Louis XIV, elle dut pourtant, malgré ses premiers ménagements pour l’esprit espagnol, s’appliquer à briser l’opposition des grands et travailler à niveler l’Espagne dans un sens tout monarchique, antiféodal ; c’était encore pratiquer la politique française, le système d’unité dans le gouvernement, et le transporter au-delà des Pyrénées : — ce fut la seconde partie de sa tâche. — Mais quand Louis XIV, effrayé et découragé par les premiers désastres de cette funeste guerre de la succession, paraît disposé à abandonner l’Espagne et à lâcher son petit-fils, Mme des Ursins, dévouée avant tout aux intérêts de Philippe V et du royaume qu’elle a épousé, devient tout Espagnole pour le salut et l’intégrité de la couronne, rompt au-dedans avec le parti français, conjure au dehors la défection de Versailles, écrit à Mme de Maintenon des lettres à feu et à sang, s’appuie en attendant sur la nation, et, s’aidant d’une noble reine, jette résolument le roi dans les bras de ses sujets. C’est son plus beau moment, où sa générosité, sa fierté d’âme, son courage et ses ressources d’esprit se déploient avec bien de l’avantage, et tournent au bien public comme à son honneur. « Laissez faire, disait quelque temps auparavant un spirituel étranger54 aux nobles Espagnols irrités contre elle ; si l’on touche à l’Espagne, elle sera plus Espagnole qu’aucun de vous. » Elle justifia ce pronostic. Elle aurait dû, pour sa gloire, quitter l’Espagne après ce triomphe de sa politique et de sa cause, après la victoire de Villaviciosa (décembre 1710) qui consacra la réconciliation de l’aristocratie espagnole et du souverain. Son œuvre véritable, sa mission franco-espagnole était alors accomplie : c’est alors qu’on pouvait dire à bon droit, à Versailles comme à Madrid, qu’elle avait rendu des services. La dynastie, la maison de Bourbon en Espagne était fondée, et elle y avait prêté une habile et vigoureuse assistance. Le roi se pouvait désormais passer d’elle ; le pupille était émancipé. Elle l’avait réellement façonné, créé, lui avait (au moral aussi, et jusqu’à un certain point) redressé la taille ; la fermeté récente dont il avait donné des marques dans ses lettres en France, dans toute sa conduite, était en effet son ouvrage : il avait acquis une sorte de caractère, de la volonté. « On ne connaît pas assez le roi d’Espagne », disait-elle à ceux qui paraissaient en douter : cela était vrai en plus d’un sens ; elle devait elle-même le vérifier quatre ans plus tard, lorsque, lui ayant trop fait sentir son joug, elle fut renversée traîtreusement en un clin d’œil et tomba de cette chute soudaine et ridicule dont sa renommée historique s’est ressentie. Celle qui avait agi, régné presque en premier ministre, cette grande surintendante de la monarchie espagnole disparut comme une camériste qu’on chasse. Son rôle éminent, viril et glorieux par moments (quelle que fût la petitesse des moyens employés), ne méritait pas cette fin burlesque.
Il faut pourtant convenir que lorsqu’on a lu chez M. Combes même, si favorable d’ailleurs, le récit de cette quatrième et dernière partie de la carrière politique de Mme des Ursins (1711-1714), que l’on a vu son obstination vaniteuse à réclamer pour elle une souveraineté en Flandre ou dans le Luxembourg, au risque de retarder, d’accrocher la paix générale de toute l’Europe, son obsession croissante, son accaparement de Philippe V après la mort de sa première femme, l’humiliante sujétion à laquelle cette femme de soixante-dix ans prétendait réduire le jeune et royal veuf, les indécents propos auxquels elle ne craignait pas de l’exposer, on comprend qu’elle ait lassé et ce roi et l’Espagne, et qu’elle ait fini par être secouée d’un revers de main sans laisser après elle beaucoup de regrets. Intrigue contre intrigue ; il est difficile en définitive de s’intéresser au vaincu beaucoup plus qu’au vainqueur. Elle a fait comme bien des gens que nous connaissons, elle a politiquement vécu et duré trois ou quatre ans de trop.
Parmi tous les éloges que mérite M. Combes pour son étude attentive, approfondie, pour les sources officielles et secrètes qu’il a diligemment explorées, et pour les judicieuses conclusions ou inductions qu’il en tire d’ordinaire, il en est un, un seul, que j’ai le regret de ne pouvoir y joindre. Pourquoi, quand on est si familier avec les personnages du xviie siècle, avec leurs actes et avec leurs discours, quand on est entré si avant dans leur conversation et leur correspondance, pourquoi écrit-on d’une manière qui leur est si étrangère, qui leur serait si antipathique ? Comment, quand il s’agit de Mme de Maintenon, par exemple, qui évite de prendre hautement parti, qui s’abstient volontiers et se renferme dans une réserve prudente, comment venir nous dire : « Sûre d’elle-même, elle ne l’était pas autant des personnes qui recherchaient sa recommandation ; elle craignait les causeries et les commentaires de salon…, et tout ce bruyant désordre d’actes et de paroles que sa présence avouée dans tel ou tel camp aurait occasionné, et qu’une neutralité, qui n’était autre chose que le sage isolement d’une mystérieuse spontanéité, pouvait seule empêcher ? » Comment, au sujet de Mme de Maintenon encore et de l’estime due à son mérite, nous parler de l’honorabilité de son caractère, comme s’il s’agissait de qualifier un témoin devant une cour d’assises ? Comment dire de Vendôme, que l’historien appelle toujours, je ne sais pourquoi, le maréchal Vendôme au lieu de duc de Vendôme (est-ce qu’on a jamais dit le maréchal Condé ?)55 : « Une indigestion de poisson avait tranché le fil glorieux de ses jours » ? et de Mme des Ursins qui veut réformer le cumul des places : « Nous la verrons tout à l’heure spécialiser les charges sur une plus vaste échelle » ? et d’un jeune homme, neveu de l’amirante de Castille, qui s’honore par sa fidélité au moment de la trahison de son oncle : « Ce contraste d’un jeune homme de dix-huit ans, qui attachait ce ruban d’honneur aux commencements de sa carrière, avec un vieillard qui flétrissait par la trahison la fin de la sienne… » ? Et le reste. Je fais ces remarques à regret ; mais ce serait conniver à un vice trop général que de les taire ; car ce n’est point seulement à l’estimable historien de la princesse des Ursins qu’elles s’appliquent, c’est à la plupart de ceux qui s’occupent aujourd’hui, avec tant de ferveur et de zèle, du xviie siècle.
Oh ! qu’avant de se décider à écrire sur quelque portion de ce beau siècle, on devrait bien s’y être préparé de longue main, et, pour cela, dès la jeunesse, dès l’enfance, avoir insensiblement reçu une première couche générale de connaissance classique française, de bon et juste langage, comme du temps de Fontanes et de la jeunesse de M. Villemain, avoir lu Le Siècle de Louis XIV de Voltaire ; avoir su par cœur tant de belles pages citées dans les cours, dans les leçons de littérature, et qui honorent le goût ! Puis, peu à peu, sur cette première couche littéraire, réputée aujourd’hui superficielle, et qui était du moins délicate et légère, on viendrait ajouter graduellement des teintes plus fortes, plus marquées, des figures plus expressives ; on lirait cette suite de mémoires charmants qui faisaient autrefois partie de toute éducation d’homme et de femme comme il faut : Mme de Motteville, Mlle de Montpensier, le cardinal de Retz, Mme de La Fayette, Mme de Caylus, tout Mme de Sévigné : Saint-Simon, qui outre déjà, ne viendrait que le dernier après tous les autres. Cela ferait comme la seconde couche générale dont s’imbiberait lentement l’esprit ; et ce ne serait que là-dessus, sur ce fond préparé et disposé à loisir, qu’on viendrait apporter ensuite ce qu’on doit aux recherches successives des Monmerqué, des Walckenaër, aux fouilles plus récentes et brillamment capricieuses de M. Cousin ; mais on ne commencerait point par là ; on ne se piquerait pas d’emblée d’être érudit avant d’avoir été tout uniment instruit (le grand et détestable travers du moment et le danger littéraire de l’avenir !) ; on observerait les proportions et le ton, les convenances ; on ne commencerait point par donner tête baissée dans l’inédit, avant d’avoir lu ce qui est imprimé depuis deux siècles, ce qui hier encore était en lumière et faisait l’agrément de toutes les mémoires ornées ; on ne débuterait pas avec le xviie siècle par des découvertes : mais si l’on en faisait, on les exprimerait d’une façon plus simple, mieux assortie aux objets, plus digne de ce xviie siècle lui-même ; on ne jurerait pas avec lui en venant parler de lui ; on ne parlerait pas un langage à faire dresser les cheveux sur la tête à ce monde poli qu’on met en avant à tout propos ; on ne s’attaquerait pas enfin, de but en blanc, à ces gens de Versailles comme si l’on arrivait de Poissy ou de Pontoise.
Cette image vous choque : déplaçons le point de vue. Nous sommes comme des Romains du ive ou du ve siècle qui viendraient disserter à perte de vue, en style africain, sur des billets trouvés dans la cassette d’Auguste, de Pollion et de Mécènes.
Pardon si je n’ai pu m’empêcher d’exhaler une souffrance que j’ai tant de fois éprouvée (et je ne suis pas le seul) en lisant des écrits modernes qui traitent du xviie siècle. Mais, d’un autre côté, je ne voudrais paraître rien retirer du mérite intrinsèque et solide de l’ouvrage de M. Combes. Il n’est pas un point de l’histoire de Mme des Ursins, et pouvant de près ou de loin s’y rapporter, qui n’ait été l’objet, de sa part, d’un examen approfondi, et qui ne lui ait fourni la matière d’un chapitre ou plutôt d’une sorte de mémoire raisonné et de dissertation. On sent l’homme qui a du loisir et du bon sens, la patience des recherches et une application infinie.
Les lettres retrouvées et données en un volume par M. Geffroy, et qui, à la rigueur, se peuvent suffire à elles-mêmes, ont surtout mis en lumière les commencements et les préliminaires de la mission de la princesse des Ursins en Espagne ; c’est le côté neuf de la publication (je suppose des lecteurs au courant et qui se souviennent de l’ancien recueil de 1826). Qu’y voit-on d’abord ? Mme des Ursins, qui s’appelait auparavant Mme de Bracciano, est à Rome ; elle y a, depuis des années, une grande existence, un salon politique et diplomatique ; elle est accoutumée à voir les souverains et les vice-rois à ses pieds 56, et aussi le Sacré Collège. Elle rend des services. Pensionnée à cette fin par Louis XIV, elle est une sorte de résidente perpétuelle de la France, une coadjutrice utile et zélée, parfois un peu rivale, de nos cardinaux et de nos ambassadeurs. Elle agit de concert, et même à côté ; elle s’informe, elle rend compte, elle correspond directement avec ses amis de Versailles57. Il semble que sa carrière ainsi établie soit close ou du moins toute tracée, et qu’il n’y ait plus pour elle qu’à continuer sur ce pied-là ; car elle a près de soixante ans. Or, c’est précisément de cet éminent degré de condition et de fortune qu’elle va partir, à cet âge, pour désirer au-delà et pour concevoir de plus hautes espérances.
Elle veut passer de l’observation et de la conversation politique à l’action. Elle a pour correspondante habituelle à Paris la maréchale de Noailles, à laquelle elle dit tout ce qu’elle veut qu’on sache et qui transpire. Mais que de précautions, que de compliments et de flatteries avant de risquer l’idée nouvelle qui lui est venue un matin, et qu’elle voudrait, de loin, insinuer et suggérer à ceux de qui le succès et, comme nous dirions aujourd’hui, la réalisation dépend. Les lettres précédentes à la maréchale sont toutes remplies de détails domestiques, de calculs et de chiffres, tendant à faire augmenter sa pension, qu’elle juge insuffisante « pour la première princesse de Rome, née sujette d’un grand roi comme le nôtre. » Elle est gueuse, dit-elle, mais elle est fière ; ce qui ne l’empêche pas de demander bien souvent. Il est vrai qu’elle demande avec un grand air, avec un tour et des révérences qui ne sont qu’à elle : on n’a jamais crié misère plus noblement. Mais tout d’un coup une autre pensée lui vient, et voici en quels termes elle s’en ouvre à la maréchale de Noailles, en essayant de l’y intéresser et de la tenter (27 décembre 1700) :
La grande affaire dont je veux vous parler, madame, regarde le mariage du roi d’Espagne, et une vue pour moi en cas qu’il se fasse avec Mme la princesse de Savoie. Aussitôt que je sus la résolution du roi d’accepter le testament, je songeai que l’intérêt de la France était principalement de détruire en Espagne le parti qui reste affectionné à l’empereur, et, par conséquent, qu’il fallait éviter d’y introduire une Allemande, à qui il serait aisé d’acquérir de nouvelles créatures et de conserver les anciennes par le crédit qu’ont ordinairement les reines dans ce royaume. J’en parlai à messieurs nos cardinaux, qui approuvèrent mon raisonnement. M. l’ambassadeur d’Espagne vint me voir deux jours après : nous traitâmes à fond cette matière. Il me dit d’abord qu’en prenant la fille de l’empereur, ce serait peut-être le moyen d’adoucir la cour de Vienne et de conserver le repos de la chrétienté ; mais, ayant fait de sages réflexions, il convint avec moi que le premier intérêt de la cour d’Espagne était de renoncer absolument à toutes autres liaisons pour mériter davantage l’amitié et la confiance de notre roi. Le cardinal de Giudice et les auditeurs de Rote espagnols m’ayant vue depuis, ils m’ont témoigné une aversion infinie pour l’archiduchesse, jusqu’à me dire que ce mariage les faisait retomber dans leur premier malheur et qu’ils ne croyaient pas même qu’il y eût de la sûreté à livrer leur roi à ces sortes de femmes. Je conjecture de toutes ces choses que Mme la duchesse de Bourgogne aura la satisfaction de voir madame sa sœur reine de cette grande monarchie, et, comme il faut une dame titrée pour conduire cette jeune princesse, je vous supplie de m’offrir, madame, avant que le roi jette les yeux sur quelque autre. J’ose dire être plus propre que qui que ce soit pour cet emploi par le grand nombre d’amis que j’ai en ce pays-là et par l’avantage que j’ai d’être grande d’Espagne, ce qui lèverait les difficultés qu’une autre rencontrerait pour les traitements. Je parle, outre cela, espagnol, et je suis sûre d’ailleurs que ce choix plairait à toute la nation de laquelle je puis me vanter d’avoir toujours été aimée et estimée. Mon dessein serait, madame, d’aller jusqu’à Madrid, d’y demeurer tant qu’il plairait au roi, et de venir ensuite à la Cour rendre compte à Sa Majesté de mon voyage. S’il n’était question que d’accompagner la reine jusqu’à la frontière, je ne penserais pas à cet emploi, car ce qui me le fait désirer principalement, après le service du roi qui passe chez moi avant toute chose, c’est l’envie que j’ai de solliciter moi-même à la cour de Madrid des affaires considérables que j’ai dans le royaume de Naples. Je serais bien aise aussi d’y voir mes amis, et entre autres M. le cardinal Porto-Carrero, avec qui je chercherais les moyens de marier en ce pays-là une douzaine de mesdemoiselles vos filles. Vous devez savoir, madame, que je compte sur lui presque aussi solidement en Espagne que je puis compter sur vous en France. L’amitié qu’il a pour moi va jusqu’à m’envoyer quelquefois des présents de ce qu’il y a de plus rare dans son pays, et il n’y a que huit jours qu’on m’en a apporté un de sa part assez galant et assez magnifique pour être présenté à une reine. Jugez après cela si je ne ferais pas la pluie et le beau temps en cette cour, et si c’est avec trop de vanité que je vous y offre mes services. Je n’ai pas cru pouvoir vous engager à entrer dans cette affaire, madame, qu’en vous y faisant trouver un gros intérêt, car j’appréhende que vous ne soyez très lasse de vous employer pour moi. M. le cardinal de Noailles, à qui j’ai communiqué cette vue, vous réchauffera encore s’il est besoin. Ainsi vous serez la seule personne sur qui j’appuierai toute la conduite de cette affaire.
La maréchale de Noailles, en effet, n’avait pas moins de onze filles sur vingt et un enfants ; il y avait de quoi l’allécher que de lui montrer de grands partis, et sous air de railler on venait de glisser une sorte de promesse. — C’est dans ces termes habiles et modestes que Mme des Ursins présente d’abord son idée, sa vue. Une fois la chose jetée en avant, elle ne laisse guère passer de courrier sans y revenir, sans y ajouter, n’omettant rien pour la rendre et la montrer possible et même facile. Car ses idées à elle ne sont pas, un seul instant, à l’état de rêves et de chimères ; elles prennent forme aussitôt et consistance, et ont, en naissant, de quoi faire leur chemin. Du moment que la nouvelle reine d’Espagne est une princesse de Savoie, il est indispensable d’avoir pour soi le père, le duc de Savoie, de qui même la proposition, ce semble, doit venir : il ne s’agit que de la lui souffler, et, pour cela, voici la machine que Mme des Ursins arrange et construit (janvier 1701) :
Il est certain que le succès de tout cela dépend de M. le duc de Savoie ; vous m’en avez assez écrit pour le comprendre, et, outre cela, la chose se dit elle-même. Je cherche donc les moyens de gagner l’esprit de ce prince qui, dans le fond, ne devrait pas avoir la moindre répugnance à me préférer à toute autre. Cependant, comme je ne me puis rien me promettre d’assuré sur sa lettre, que je me suis donné l’honneur de vous envoyer, je veux vous proposer une chose qui ne commettrait nullement le roi, et qui néanmoins déterminerait sûrement Son Altesse Royale. C’est, madame, que M. de Torcy, de son chef, et sans y intéresser le nom du roi en rien, voulût, par manière de conversation, demander à l’ambassadeur de Savoie, qui est à Paris, quelle est la personne que son maître destine ù cet emploi, et qu’il voulût bien me nommer comme m’y trouvant assez propre. Les ambassadeurs tiennent registre de tout, et ils informent leurs souverains des moindres choses qu’ils entendent dire aux ministres : celle-ci serait prise comme une insinuation qui sûrement déterminerait M. le duc de Savoie à faire ce que nous souhaitons, en lui laissant néanmoins une pleine liberté d’agir à sa fantaisie. Je ne crois pas, madame, que M. le marquis de Torcy ait quelque difficulté à me rendre ce bon office, avec les circonstances que je dis, comptant assez sur l’honneur de son amitié pour espérer tous ceux qui lui seront possibles. Je soumets cette idée à votre prudence, et, si elle vous paraît juste, vous la tournerez comme il vous plaira, car vous êtes plus habile que moi. M. le marquis de Torcy ne sait rien de toute cette affaire ; il verra, quand vous prendrez la peine de lui en parler, que je ménage son temps le plus que je puis, et que, par cette raison, je ne me prévaux des bontés qu’il a pour moi que lorsque je ne peux faire autrement.
Je vous ai déjà marqué, madame, que je ne songerai à votre damas qu’après les nouvelles soies…, etc.
Suivent des détails d’étoffes et de chiffons mêlés à cette poursuite et à cette ambition d’un futur ministère. Mais, pour que la trame soit complète, que de fils tendus dans tous les sens ! Il est bon que l’Espagne, à son tour, paraisse désirer Mme des Ursins et pas une autre qu’elle. Nouvelle provocation indirecte, nouvelle insinuation (29 mars 1701) :
Je ne dois, madame, vous laisser ignorer aucune des mesures que je prends pour faire réussir mon projet, puisque vos conseils me sont si nécessaires et que j’attends de votre activité la meilleure partie du succès de cette affaire. J’ai cru devoir prévenir les Espagnols en ma faveur, ou au moins savoir leur sentiment sur une chose qui les regarde principalement. C’est à M. le cardinal Porlo-Carrero, qui assurément est un des plus solides amis que j’aie au monde, à qui je me suis adressée, étant sûre de son secret autant que de sa bonne volonté à mon égard. Voici sa réponse que je me donne l’honneur de vous envoyer en original quoique j’y joigne une traduction pour ne vous pas mettre dans la nécessité de communiquer mon intention à quelque indiscret. Sa lettre n’est pas de sa main, l’ayant prié instamment autrefois de se servir d’un secrétaire par la difficulté que j’avais à lire son écriture. Vous verrez, madame que je ne me suis point trop flattée quand j’ai avancé qu’ils seraient très contents, en ce pays-là, que le roi me fît l’honneur de me confier l’emploi que je prends la liberté de lui demander. Si vous croyez que la lettre soit bonne à faire voir, vous en ferez, s’il vous plaît, l’usage que vous jugerez à propos. Cet aimable cardinal croit, comme j’ai cru, que Sa Majesté (Louis XIV) doit décider de mon sort ; mais, malheureusement, je vois qu’il dépend d’un autre (le duc de Savoie) ; de quoi je n’ose rien me promettre, par les raisons que je vous ai déjà dites, à moins que du côté de la Cour on n’ait la liberté de prendre quelques mesures pour cela avec lui. Celles que j’ai prises devraient réussir ; je ne sais cependant quel effet elles produiront, étant bien difficile de demander des résolutions d’un prince tel qu’est celui-là.
Un moment elle craint que le peu de contentement où l’on est à la Cour de France de certains procédés équivoques habituels au duc de Savoie, ne fasse renoncer aux vues qu’on avait sur la princesse sa fille : « Si cette nouvelle est véritable, écrit Mme des Ursins, je vous supplie très humblement, madame, de m’informer sur ce qui pourra venir à votre connaissance, afin que je puisse prendre mes mesures de bonne heure. » Mais bientôt elle apprend que tout tient et achève de se conclure ; en attendant, elle ne s’en est pas fiée aux simples insinuations auprès de la cour de Turin ; elle a écrit, elle s’est décidément offerte. Quand elle a un désir, elle n’est pas femme à négliger un moyen (26 avril 1701) :
Je vous ai marqué par mes dernières que j’avais pris la résolution d’écrire à M. le duc de Savoie sur ce que vous avez eu la bonté de me mander. J’ai eu sa réponse, et je vous envoie sa lettre originale avec une traduction française… Mes offres ont été bien reçues, comme vous verrez, madame ; mais à Turin comme à Madrid, on est dans l’intention d’obéir aveuglément au roi, à qui l’on croit qu’il appartient de décider en toutes choses. J’avais prévu cette soumission de son Altesse Royale, et je ne me suis hasardée de lui écrire que pour ne manquer à rien dans une affaire que j’ai si fort à cœur. La seule difficulté qui reste est pour me faire aller jusqu’à Madrid, car peut-être que Sa Majesté ne voudra pas ôter aux dames espagnoles le plaisir et l’honneur de servir leur reine dès le moment qu’elles le pourront faire. À la rigueur, étant moi-même grande d’Espagne, cela ne devrait pas leur donner de la jalousie ; mais, étant Française aussi, je me contenterai d’exercer ma commission jusqu’où il plaira à Sa Majesté, et je continuerai le voyage comme une personne qui est bien aise de faire sa cour à la petite-fille de son roi et qui a aussi des affaires à Madrid. Ce que je vous dis là, madame, doit suffire pour vous faire connaître que vous pouvez tout promettre de ma part, s’il y avait d’autres embarras que je ne puis prévoir. Je ne sais plus quelles autres mesures prendre pour assurer davantage la réussite de cette affaire : il ne me reste, ce me semble, qu’à supplier Mme de Maintenon de m’honorer de ses bons offices auprès de Sa Majesté, et c’est ce que je vous prie de vouloir bien faire. Il me siérait mal de parler de la capacité que je crois avoir pour un tel emploi ; ainsi, madame, c’est encore à vous à me faire valoir par les endroits que vous trouverez moins défectueux dans ma personne.
En effet, Mme de Maintenon s’en mêle, et l’affaire se consomme. Mme des Ursins, en recevant les ordres du roi par Torcy, ne se sent pas de joie ; Mme de Noailles en a la première effusion et le rejaillissement : « Au reste, madame, je suis transportée de joie, et depuis le matin jusqu’au soir je ne suis occupée qu’à penser combien vous êtes aimable. » Il est curieux de voir comme d’abord elle diminue la portée et la visée de sa mission : elle est choisie pour accompagner Mme la princesse de Savoie jusqu’à Madrid ; voilà tout ; rien au-delà ; qu’elle mette le pied en Espagne, cela lui suffit ; elle ne restera que juste autant qu’il le faudra pour ses affaires et autant que le roi le lui commandera : elle n’est qu’un instrument docile, obéissant et presque inerte dans la main des puissances de Versailles. Et dès le début, pendant la route même, à Barcelone, en quels termes affecte-t-elle de parler de ce nouvel emploi de camerera mayor qu’on vient de lui voir briguer sous main si activement (12 décembre 1701) :
Dans quel emploi, bon Dieu ! m’avez-vous mise, madame ! Je n’ai pas le moindre repos, et je ne trouve pas même le temps de parler à mon secrétaire. Il n’est plus question de me reposer après le dîner ni de manger quand j’ai faim ; je suis trop heureuse de pouvoir faire un mauvais repas en courant, et encore est-il bien rare qu’on ne m’appelle pas dans le moment que je me mets à table.
En vérité, Mme de Maintenon rirait bien si elle savait tous les détails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c’est moi qui ai l’honneur de prendre la robe de chambre du roi d’Espagne lorsqu’il se met au lit, et de la lui donner avec ses pantoufles quand il se lève, — jusque-là je prendrais patience — ; mais que tous les soirs, quand le roi entre chez la reine pour se coucher, le comte de Benevente me charge de l’épée de Sa Majesté, d’un pot de chambre et d’une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits ; cela est trop grotesque. Jamais le roi ne se lèverait si je n’allais tirer son rideau, et ce serait un sacrilège si une autre que moi entrait dans la chambre de la reine lorsqu’ils sont au lit. Dernièrement la lampe s’était éteinte parce que j’en avais répandu la moitié : je ne savais où étaient les fenêtres, que je n’avais point vues ouvertes parce que nous étions arrivés de nuit dans ce lieu-là ; je pensai me casser le nez contre la muraille, et nous fûmes, le roi d’Espagne et moi, près d’un quart d’heure à nous heurter en le cherchant. Malgré la vie de forçat que je mène, je me porte bien, madame ; Dieu veuille que mon sang ne s’échauffe point trop, et que cela ne fasse point renaître le mal que vous savez qui me faisait tant de peur autrefois !
Elle ne sera pas malade, son sang ne s’enflammera pas, tranquillisons-nous ! Certes tout cela était bien agréablement dit et tout propre à divertir un moment les bonnes amies de France ; mais, pour ne pas s’y laisser prendre, qu’on lise aussitôt après, par contraste, les admirables et vigoureuses lettres qu’elle écrira huit ans après à Mme de Noailles (28 octobre 1709), à Mme de Maintenon (11 novembre 1709), sur les affaires publiques, sur les fautes commises, sur le précipice où l’on s’est jeté, sur les moyens d’en sortir et sur les ressources de la situation, qui n’est pas, humainement ni divinement, si désespérée qu’on la veut faire : quelle force ! quel changement de ton ! on mesure le chemin qu’avait parcouru dans l’intervalle cette femme capable, énergique, et qui, comme la plupart des grands ambitieux, avait eu beaucoup à user de sa souplesse dans l’intérêt de son orgueil. Au reste, il est bien naturel qu’avec le talent qu’elle se sentait pour la politique, elle ait tout fait pour se procurer un théâtre où elle aurait lieu de le développer. On doit aimer à tenir les cartes quand on sait si bien le jeu.
Mme des Ursins nous apparaît dans ses lettres tout à fait telle que l’on se figure la femme politique accomplie ; elle en offre l’idéal, si un pareil idéal existe. Le rôle pour elle est tout. Elle plaisante avec esprit, avec agrément, mais avec froideur ; elle flatte et caresse de même : on sent l’artifice et le rire qui n’est que des dents et des lèvres, et que tout est factice dans la personne. Tout se passe dans la sphère du compliment, de la cérémonie, de l’intrigue théâtrale. La galanterie, qui ne quitte guère jamais ces sortes de femmes, n’est que sur le second plan, et reste subordonnée ou même subalterne : la grande comédienne et la belle joueuse sont seules toujours en avant. Toute femme qu’elle est (notez-le bien), elle n’a pas de nerfs, de vapeurs, ni de ces nuages qui passent ; elle n’a pas cette imagination qui grossit les objets : sur un fond de santé forte, d’humeur heureuse et peut-être d’indifférence, il y a un esprit ferme, adroit et actif, de vives qualités disponibles, dressées de bonne heure à la grande vie, au train des cours, et qui cherchent leur aliment et leur plaisir dans le démêlé des intérêts, dans le maniement des ressorts, dans l’influence et la représentation continue. Le côté femme (car il faut bien qu’il se retrouve toujours) paraît avoir été dans une certaine vanité de pompe, dans cette chimère de la souveraineté (ayant été si longtemps sujette, et glorieuse de cesser de l’être), et dans des illusions sur son âge. Ce tribut inévitable payé, elle est complète dans son genre. Elle parle quelquefois, il est vrai, comme l’usurier d’Horace, de se retirer aux champs, d’aller « vivre en repos, dans quelque solitude éloignée du commerce des hommes. Le repos, dit-elle, est le bonheur le plus parfait. » Bon Dieu ! qu’en ferait-elle ? Il y a des femmes qui sont nées et qui mourront bergères ; elles portent le chapeau de fleurs et la houlette jusqu’à quatre-vingts ans : Mme des Ursins était née et ne vivait que pour brasser de grandes affaires et pour avoir la haute main dans de magnifiques tripots, au sein des jardins et des palais.
On peut faire, en lisant ces lettres, une singulière remarque qui touche à la langue et à la littérature. Mme des Ursins écrit bien ; elle écrit d’un grand style, sa phrase a grande tournure, et pourtant on s’aperçoit à certains mots, à certaines locutions qui échappent à sa plume, qu’elle est, depuis des années, absente de France et qu’elle est rarement venue s’y retremper. Par-ci par-là, de faibles et légères traces, mais enfin des traces exotiques se font sentir. Ainsi elle écrira (page 381) : « Je m’étais bien flattée, madame, que le bruit qui s’était épanché de mon retour en France…. » Épanché pour épandu. À la date de 1711, elle dira encore ce rencontre (page 414), pour cette rencontre, ce qui n’était plus d’usage en France et ce qui aurait étonné une demoiselle de Saint-Cyr, une élève de Mme de Maintenon ; auparavant de rentrer… (page 407), au lieu de avant de rentrer. Elle dira : « Il croit de ne pouvoir partir… » (page 440). Il y a, dans une lettre du 18 décembre 1712, une phrase impossible, que l’on a peine à croire d’elle ; il s’agit des plans et dessins pour les jardins du Retiro : « Elles (Leurs Majestés catholiques) seront bien aises, auparavant que de les faire mettre à exécution, que M. le duc d’Antin les fasse voir au roi dont elles ont une grande opinion du goût » ; au lieu de : du goût duquel elles ont une grande opinion. À l’électrice Sophie de Brunswick, elle écrivait en 1698 : «… Je différerais même encore de me donner l’honneur d’écrire à Votre Altesse électorale, si je ne trouvais une espèce de consolation à entretenir une grande princesse qui est plus propre qu’une autre à me compatir par la bonté de son cœur et par l’amitié dont elle m’honore. » — Ô pure langue française, que tu es donc une chose délicate et fugitive pour que Mme des Ursins elle-même ait pu t’oublier et t’offenser quelquefois !