Chapitre VII,
seconde guerre médique.
I. — Mort de Darius. — Avènement de Xerxès. — Le songe de Xerxès.
Cependant, quatre ans après, la Grèce put se croire fatalement perdue ; ce n’était plus une armée, c’était un empire qu’on levait contre elle. En apprenant le désastre de Marathon, Darius avait juré de l’anéantir. La morsure faite à sa puissance par ce petit peuple exaspérait son orgueil. Les préparatifs de sa revanche remplirent quatre années. Des masses de navires, de troupes, de transports, furent rassemblées de la Perside au Bosphore. La mort le surprit au moment où il allait se mettre à la tête de cet armement formidable. Son fils Xerxès lui succéda : les Grecs l’auraient élu, s’ils avaient pu choisir leur ennemi.
Darius n’était pas né dans la pourpre ; il avait agi, administré, combattu avant de monter sur le trône. Après le meurtre du faux Smerdis, et selon le pacte étrange conclu entre les sept prétendants, son cheval de guerre hennissant le premier au soleil levant, l’avait sacré et proclamé roi. En revêtant le faste d’une monarchie divinisée, Darius était resté chef intelligent, soldat intrépide. L’idole n’avait point en lui recouvert et absorbé l’homme : de là son gouvernement énergique et sa sagesse relative. La Perse, telle qu’il l’avait façonnée, fut, un instant, comme une ébauche anticipée de l’Empire romain. Mais il ne put que la pétrir dans l’argile, au lieu de la tailler dans le marbre ; la matière lui manqua, non point le génie. Xerxès, au contraire, demi-dieu de naissance, fut bercé dans une nuée d’encens, par des mains serviles. L’éducation du harem, ce pourrissoir des dynasties de l’Asie, donna en lui son type absolu. Aucun sultan de l’histoire, aucun calife des Mille et une Nuits n’a mieux personnifié le souverain oriental que ce roi absurde et fantasque, vaniteux et vide, infatué de sa volonté et ignorant de l’obstacle, aussi capable d’une action généreuse que d’une atroce méchanceté, mêlant des mollesses de femme à des férocités de bourreau. C’est là le danger de la nature du « Barbare », comme les Grecs, malgré ses raffinements de luxe et de mœurs, appelèrent toujours méprisamment l’Asiatique ; il échappe au raisonnement et à la logique. Les sensations le gouvernent ; elles se succèdent, dans son cerveau, et s’anéantissent l’une par l’autre, avec une rapidité délirante. Il passe d’un bond de la clémence à la cruauté, de la confiance excessive au soupçon aveugle, de la présomption la plus arrogante à la plus basse prostration. Sa tête n’est point éclairée par une lumière fixe, mais par des éclairs.
Darius avait légué l’expédition contre la Grèce à son fils ; Xerxès hésita quelque temps à accepter l’héritage. Il semble qu’Ormuzd et Arihmane, les deux Génies lumineux et ténébreux de la Perse, aient pris, dans sa cour, une figure humaine ; l’un pour le retenir, l’autre pour l’entraîner. Mardonios qui convoitait la Satrapie de l’HelIade rabaissait les Grecs : il les représentait divisés et pauvres, incapables de rallier leurs tribus éparses contre l’unité d’une puissante attaque, proie facile et conquête certaine. Leurs armes tomberaient d’elles-mêmes et leurs vaisseaux s’envoleraient, au retentissement de la Perse en marche. Par-delà la Grèce, il montrait, à l’horizon des mirages, l’Europe féconde en moissons et fertile en arbres fruitiers. L’Empire serait incomplet tant qu’il ne posséderait pas ce jardin du monde.
À ces excitations téméraires, le vieil Artabane, oncle de Xerxès, opposait les prudents conseils qui tombent des barbes blanches comme une neige, pour refroidir les ardeurs. — Darius s’était brisé contre les Scythes nomades et sans villes : son fils pourrait-il vaincre un pays si riche en cités, des hommes aussi exercés aux combats de la terre qu’aux luttes de la mer ? Marathon était-il déjà oublié ? L’Hellespont était scabreux à franchir, plus âpre encore à repasser en cas de défaite. Quelques bateaux rompus pouvaient engloutir la fortune des Perses dans un détroit irritable. — Artabane terminait par ces graves paroles, que Némésis aurait pu mettre dans la bouche d’un de ses prophètes : « Vois comme la Divinité foudroie les êtres qui dominent les autres, et ne souffre pas qu’ils s’en fassent accroire, tant que les petits ne l’irritent point. Vois comme elle lance toujours ses traits sur les hautes demeures et sur les grands arbres. En effet, ta Divinité se plaît à abaisser ce qui s’élève. Ainsi une grande armée est défaite par une petite, parce qu’un dieu, lui portant envie, la frappe de la foudre ou répand sur elle la terreur. Car la Divinité ne permet pas que d’autres qu’elle se glorifient. »
Xerxès hésitait entre les deux avis, un rêve intervint et le décida. On sait quel rôle jouait le Songe dans les monarchies orientales de l’antiquité : on peut dire qu’il était parfois leur premier ministre. Conseiller des ténèbres, favori de nuit, le Songe déchaînait les guerres et bouleversait les empires de ce « petit souffle » qui, comme dit Job, « fait hérisser le poil du dormeur ». Son interprétation clairvoyante faisait d’un esclave un vizir, comme il arriva pour Joseph expliquant à Pharaon son rêve des vaches grasses et des vaches maigres. Un fantôme surgissant entre les candélabres du chevet royal, ébranlait ou retenait des armées ; des têtes de princes et de chefs tenaient au signe de défiance qu’ébauchait son geste obscur dirigé vers elles. — Cyrus fut sur le point de faire tuer Darius qui n’était alors que le fils d’Hystaspe, parce qu’il lui apparut pendant son sommeil, ayant aux épaules deux ailes dont l’une ombrageait l’Asie et l’autre l’Europe.
La nuit qui suivit le conseil entre Artabane et Mardonios, un Songe sortit donc par la porte d’ivoire des visions funestes, et visita Xerxès dormant sur son trône. Il lui apparut sous la forme d’un homme de haute taille, le visage empreint d’une majesté sévère, et lui ordonna de poursuivre l’expédition projetée, sous peine d’être châtié par les dieux. Xerxès, effrayé, fit appeler Artabane. Pour mettre à l’épreuve la vérité de l’apparition, il lui commanda de revêtir le costume royal, de s’asseoir et de s’endormir sur son trône : — « Car, lui dit-il, si c’est un dieu qui l’envoie, pour qui ce soit une joie que nous fassions la guerre à la Grèce, ce songe volera pareillement sur toi, et te donnera les ordres qu’il m’a donnés. » Artabane obéit, le Songe revint plus terrible ; l’homme nocturne reparut, non plus seulement impérieux, mais sombrement courroucé. Il éclata en menaces contre le vieillard qui avait osé dissuader Xerxès de son entreprise ; puis, étendant vers lui ses mains armées de fers rouges, il eut l’air de vouloir lui brûler les yeux. Artabane se réveilla en sursaut, avec des cris d’épouvante : il rétracta son opinion de la veille et se déclara convaincu. La cause était jugée, la guerre serait heureuse, puisque les dieux la voulaient : elle fut aussitôt résolue.
Les Grecs, quand ils entendirent cette page, lue par Hérodote, aux jeux Olympiques, sa rappelèrent sans doute le « malfaisant Oneiros » du second chant de l’Iliade, ce Songe menteur, traître masqué des sommeils perplexes, que Zeus envoie à ceux qu’il veut perdre.
II. — Préparatifs de la seconde guerre. — L’armée des Perses. — Flagellation de l’Hellespont. — La revue d’Abydos. — Larmes de Xerxès.
Darius avait remué son empire pour le porter sur la Grèce, Xerxès le souleva jusqu’aux fondations. L’Asie, en travail d’extermination, accouchait quatre années après d’une monstrueuse armée qu’on eût dit sortie des vomitoires de Babel.
On croit assister à une scène d’Apocalypse quand on la voit défiler dans le dénombrement d’Hérodote, splendide et farouche, horrible et terrible. Elle rassemblait toutes les races, depuis l’Aryen supérieur jusqu’au nègre infime ; elle parlait toutes les langues, depuis le Zend sacré des mages jusqu’à l’idiome inarticulé des sauvages. Tous les costumes bigarraient ses rangs où la panoplie ciselée coudoyait le sayon de poil ou d’écorce : toutes les armes s’y échelonnaient, depuis ta noble épée de haute trempe jusqu’à la flèche rudimentaire, garnie d’une pointe de silex. Les Perses et les Mèdes ouvraient la marche, ceints de leurs tiares de feutre, le carquois à l’épaule, le poignard à la ceinture, couverts de cuirasses écaillées. Les Assyriens, coiffés de casques d’airain, brandissaient des massues de fer. Les Indiens efféminés traînaient des robes de coton, et portaient des arcs de bambou, comme pour une chasse aux gazelles. Les Caspiens marchaient vêtus de toisons de chèvre ; les Éthiopiens, tranchés en deux par un tatouage de plâtre et de pourpre, s’accoutraient de peaux de panthère. Les Arabes se drapaient dans de longs manteaux que bridait une ceinture étroite. Les Libyens ajustaient à leurs fronts crépus des tôles de chevaux écorchés dont la crinière couvrait leurs épaules. Les Mysiens tenaient en arrêt de longs épieux durcis à la flamme. Les Thraces paraissaient tout fauves, avec leurs brodequins en cuir de cerf et leurs casaques en peau de renard. Les Chalybiens, chaussés de pourpre, arboraient des cornes en bronze collées à leurs joues. Les Sagastes agitaient la corde terminée par un nœud coulant, qu’ils lançaient sur la mêlée, comme un filet dans la mer. Quatre-vingt mille cavaliers tourbillonnaient autour de cette infanterie fourmillante. Ajoutez des nations à ces peuples, à ces légions des phalanges : les Bactriens et les Scythes, les Parthes et les Sogdes, les Gandoriens et les Dadices, les Paricaniens et les Mares, les Paphlagoniens et les Pactyces, les Syriens et les Phrygiens, les Moschiens et les Macrons, les Alarodiens et les Saspires, les Mosynèces et les Tibarènes. Toute une humanité étrange, immémoriale, abolie, dont les multitudes, évoquées par l’historien grec, rappellent l’immense charnier d’Ézéchiel prenant souffle et vie. Il semble même que des survivants d’une époque antéhistorique aient figuré à l’arrière-ban de ce monde en armes. Hérodote raconte que, plus tard, parmi les ossements du champ de bataille de Platée, on découvrit un squelette haut de cinq coudées, un crâne sans suture, et deux mâchoires dont les dents, toutes d’une pièce, ne formaient qu’un os.
Au milieu de l’armée, dans un espace à part, respectueusement circonscrit, s’avançait la garde du Roi : mille cavaliers d’élite et mille doryphores portant, la pointe en bas, leurs javelines fleuries de grenades d’or. Dix étalons superbes, magnifiquement caparaçonnés, la fleur des plaines Nizéennes, précédaient le char d’Ormuzd, traîné par huit chevaux blancs. Char sacré et inaccessible : aucun homme n’avait le droit d’y monter ; le cocher suivait à pied, tenant les rênes dans sa main. Xerxès venait ensuite, debout ou couché sur un quadrige triomphal, planant sur ces multitudes ondoyantes, à la façon d’un dieu dont une mer roulant vers une plage bercerait la marche. Autour de lui, mille cavaliers nobles, distingués par les pommes d’or de leurs lances, et les dix mille Immortels portant sur leurs casques des couronnes d’or. On les nommait ainsi parce que chaque homme congédié ou mort étant immédiatement remplacé, la cohorte renaissait d’elle-même et semblait douée d’immortalité. Les autres troupes suivaient désordonnées et confuses, à perte de vue des horizons traversés.
La flotte égalait l’armée en force et en nombre ; toutes les marines de l’Egypte et de l’lonie, de la Phénicie et de l’Archipel, avaient été rassemblées. Quand Xerxès les passa en revue sous la tente d’or de sa galère sidonienne, qui naviguait le long des proues rangées à la file, ses nomenclateurs comptèrent douze cent dix-sept vaisseaux de guerre à trois rangs de rames, à deux cents rameurs, et trente combattants ; trois mille bateaux de transport munis chacun de soixante soldats. La mer n’avait jamais porté pareil poids.
Des travaux gigantesques frayaient les voies de ce monde en marche. L’isthme qui rattachait le promontoire du mont Athos à la terre ferme, avait été coupé par un canal assez large pour que deux trirèmes pussent y passer de front, à pleines voiles. Un pont de bateaux reliés par des câbles de lin et de papyrus avait été jeté sur le détroit qui sépare Sestos d’Abydos, l’Asie de l’Europe. L’ouvrage paraissait solide, ayant été construit par les Égyptiens, ces manœuvres des hypogées et des pyramides. Une tempête éclata et l’abattit d’un revers de vagues. Xerxès entra en fureur, comme s’il avait été souffleté par ce bras de mer. Il fit fustiger l’Hellespont et jeter une paire d’entraves dans ses flots. On dit même qu’il envoya ses bourreaux marquer au fer rouge le Triton rebelle. — « Ô toi, Eau amère ! » — criaient les flagellateurs tandis que leurs fouets déchiraient sa houle, — « voilà le châtiment que notre maître t’inflige, parce que tu lui as nui quand il ne t’avait fait aucun mal. Le roi Xerxès te traversera, que tu le veuilles ou non. C’est bien justement que nul homme ne t’offre de sacrifices, fausse mer ! car tu n’es qu’un fleuve perfide d’eau salée. »
Ce supplice follement puéril, infligé à un élément, n’a rien qui étonne dans un monarque aussi terriblement absolu que l’était Xerxès. L’omnipotence fait retomber en enfance l’homme qui n’est pas de taille à la supporter. Le vertige saisit sur son comble la souveraineté sans obstacle et sans garde-fou ; il lui fait perdre le sens des réalités, et la notion des limites. Qui peut tout sur les hommes veut bientôt tout sur les choses. Le despote ne distingue plus nettement une rébellion de la nature de l’insurrection d’une province, une mer qui mugit d’un peuple qui gronde. Le mot « Impossible » n’était pas plus persan pour Xerxès qu’il n’était latin pour Héliogabale.
Ces châtiments bizarres appliqués aux choses étaient d’ailleurs dans la tradition de la monarchie de l’Iran. Kereçaepa, un de ses rois fabuleux, frappa, un jour, le feu d’un autel, parce qu’il ne flambait pas assez vite. Firdousi raconte que Cambyse se fit construire un trône en bois de sandal, auquel il attela quatre aiglons affamés, sur la tête desquels des morceaux de viande étaient suspendus. Le quadrige ailé l’emporta par-delà les nues. Arrivé dans la région de l’éther, le roi se dressa de son siège et lança une flèche contre le ciel, en signe de défi. — Le sage Cyrus lui-même, irrité contre un fleuve hostile, le condamna comme Xerxès, et réussit à le supplicier. Le Gyndès ayant englouti un des chevaux sacrés qui l’accompagnaient dans sa marche vers Babylone, il jura que les femmes le traverseraient désormais à gué, sans se mouiller les genoux. Tout un été, son année fut employée à l’écarteler. Trois cent soixante canaux, creusés à force de bras, saignèrent et dispersèrent son courant. L’hydre qui avait dévoré l’animal sacré rampa sur le sable, honteusement mutilée, et ne put jamais plus rassembler ses tronçons épars. — Au dernier siècle encore, Nadir Shah faisait fustiger un arbre jusqu’à ce qu’on eût retrouvé des joyaux volés sous son ombre.
Le pont détruit par l’orage fut aussitôt rebâti, et Xerxès, qui avait hiverné à Sardes, se remit en route avec son armée. En passant à Troie, il fit sacrifier par les Mages aux héros asiatiques tombés dans cette plaine mémorable. Dix jours lui suffiraient sans doute à vaincre ces Grecs qu’ils avaient arrêtés dix ans, sous les murs d’Ilion. L’Iliade aurait une Batrachomyomachie pour revanche. Arrivé à Abydos, en face des ponts relevés, il s’assit sur un trône en marbre, qu’on lui avait dressé au sommet d’un tertre, et d’où il pouvait voir, à la fois, d’un côté, ses troupes de terre inondant la plage, de l’autre, le vol de sa flotte couvrant le détroit. Ce fut là qu’il fut pris de cet étrange accès de mélancolie qui l’idéalise un instant, en jetant sur lui le clair-obscur d’une pensée profonde. D’abord le Roi des rois se déclara très heureux, devant ce déploiement de sa force : puis son regard réduisit en cendre les millions d’hommes qui se mouvaient sous ses pieds, cet horizon fourmillant lui apparut vide comme un champ funèbre, et il se mit à pleurer. Les Satrapes qui l’entouraient s’étonnèrent, comme s’ils avaient vu les yeux de diamant d’une idole répandre des larmes. — « Je pleure, leur dit-il, parce que mon cœur s’est ému de pitié, en pensant combien est brève toute vie humaine, puisque de tous ceux qui sont là, si nombreux qu’ils sont innombrables, nul ne vivra encore dans cent ans. » C’est ce qu’aurait pu dire le Bouddha indien, s’il avait vu défiler l’armée d’Alexandre, assis au pied du figuier sauvage sous lequel il méditait le Néant divin.
Ce sentiment de la vanité infinie des choses, de l’abîme éternel qui nous engloutit tous, — « que nous ayons été berger ou que nous ayons été troupeau », — comme dit Firdousi, est particulier à la Perse ; ses poètes en ont toujours été pénétrés. Le spectre de la mort se dresse devant eux, même lorsqu’ils chantent la volupté de l’heure, en buvant du vin de Chiraz, sous le rosier d’où leur Bulbul lance ses mélodies à la lune. Xerxès était poète par moments, comme tous ces monarques rassasiés et blasés de l’antique Orient, qu’on voit, dans l’histoire, passer, par soudains contrastes, de la frénésie à la rêverie, de l’action furieuse à la contemplation religieuse. Leurs types se résument dans ce roi de Ninive qu’une fresque assyrienne nous montre respirant longuement, les paupières closes, une fleur de lotus, tandis qu’un scribe accroupi numérote des têtes coupées au seuil de son trône. — Plus tard Xerxès, dans une vallée de la Grèce, devint amoureux d’un platane à l’ombre duquel il avait dormi. Il le fit garder par un Immortel, et suspendit, en partant, à ses branches, comme aux bras d’une femme, des bracelets et des colliers d’or.
III. — Ravages de l’invasion. — Le sacrifice des Neuf-Voies. — Dénombrement de l’armée.
Les ponts avaient été solidement reconstruits : cependant, avant de les traverser, Xerxès crut prudent de faire au Détroit amende honorable. Il versa des libations sur la mer, comme pour panser, les plaies de la flagellation qu’elle avait subie, et l’encensa avec une cassolette d’or qu’il jeta ensuite dans ses îlots.
Le défilé commença ; il dura, sans interruption, sept jours et sept nuits, malgré le fouet des chefs qui pressait la marche. Pendant toute cette campagne, on voit le fouet planer et le bâton s’agiter sur les années de Xerxès ; elles avancent et elles combattent sous les coups. Excitation de mauvais augure : des hordes haranguées par le fouet manquent d’enthousiasme, l’élan imprimé par la bastonnade est sujet aux chutes. Les cris de cette meute flagellée, allant au combat comme à la corvée, durent rassurer quelque peu la Grèce. Démarate, un transfuge de Sparte, vendu à la Perse, le sentit sans doute, lorsque Xerxès lui demanda « si les Grecs oseraient seulement se défendre ». L’orgueil hellénique redressa son âme avilie, et le traître fit cette noble réponse : « Ô roi ! sache que la pauvreté est la compagne de la Grèce. La vertu s’y joint, fille de la sagesse et des lois ; c’est par la vertu que la Grèce lutte contre la pauvreté et la tyrannie. Pour te parler seulement des Spartiates, ne fussent-ils que mille, ils le combattraient ; car ils ont un puissant maître, la Loi, et ils la craignent beaucoup plus que tes sujets ne te redoutent. Tout ce qu’elle ordonne, ils l’exécutent. Or, la loi leur commande de ne reculer devant aucune multitude et de vaincre ou de mourir dans les rangs. » Xerxès rit de cette idée folle : au compte de Démarate, un Grec pourrait tenir tête à dix mille Perses et deux à vingt mille ! Erreur de calcul : aux Thermopyles ils furent trois cents contre deux millions.
L’armée poursuivait sa marche à travers la Piérie et la Chersonèse. Sa soif tarissait les fleuves comme des citernes ; elle but d’un trait, au passage, le Scamandre, l’Onochone, l’Échidose, l’Issus, le Mélas : la sécheresse sortait de ce tourbillon altéré, comme une haleine de simoun. Sa faim dévastait les champs et mangeait les villes ; la terre semblait se rétrécir sous les dents du monstre, à chaque pas qu’il faisait. Un an d’avance, l’ordre avait été donné à toutes les étapes de préparer « le repas du Roi » ; et depuis, les cités n’étaient occupées qu’à moudre du blé et qu’à engraisser du bétail, pour le service de Xerxès. La seule ville de Thasos dépensa quatre mille talents — plus de trois millions d’aujourd’hui — à rassasier cet hôte dévorant. Après son départ d’Abdère, Mégacréon exhorta ses concitoyens à monter au temple et à remercier les dieux de ce que le Grand Roi n’avait point coutume de se mettre à table deux fois en un jour ; car ils auraient été à jamais ruinés, s’il leur avait fallu lui donner, le matin, un festin pareil à celui du soir.
La terreur marchait en tête de l’invasion avec la famine. En même temps que ses races, l’Asie amenait ses dieux sur l’Europe : des dieux féroces, affamés de mort, et dont les rites étaient des supplices. Le noble Olympe hellénique était menacé de nouveau par une gigantomachie de démons barbares. Depuis les conquêtes de Cyrus, le culte primitif de la Perse, tout de lumière et d’idéal, pur comme le feu qu’elle adorait, avait été corrompu par les immondes mythologies sémitiques. Elles lui avaient donné le goût du sang et des sacrifices homicides, elles l’avaient initié aux atrocités des conjurations et des magies scélérates. Il y parut aux bords du Strymon : Xerxès ne se contenta point de vouer au fleuve un holocauste de chevaux blancs, selon l’antique coutume des Aryens. Ayant appris que le territoire où siégeait son camp portait le nom de « Neuf-Voies », il y fit enterrer vifs neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles du pays. La « Terre-Mère » — Dé Méter — adorée par la Grèce sous ce titre auguste, dut tressaillir en recevant ces victimes étouffées dans ses flancs sacrés.
À Doriskos, dans une vaste plaine de la Thrace, l’armée de terre avait été comptée pour la première fois. La dénombrer tête par tête étant impossible, une sorte de métrique grossière fut inventée pour l’additionner. On mesura littéralement au boisseau cette récolte d’hommes. Dix mille soldats furent rassemblés et serrés en bloc, de manière à former un groupe autour duquel on traça un cercle : sur ce cercle on bâtit un mur à hauteur d’appui. Toute l’armée vint s’agglomérer dans son enceinte, myriade par myriade. Ce calcul massif donna un total de dix-sept cent mille fantassins et quatre-vingt mille cavaliers. On n’y compta ni les chameaux, ni les chars de guerre qui, joints aux équipages des douze cents trirèmes, portaient l’armée à deux millions trois cent dix-sept mille combattants. Mais les affluents des peuples recrutés et enrôlés sur son cours grossissaient encore ce torrent de guerre ; une populace tumultueuse d’eunuques et de concubines, de cuisiniers et d’esclaves, versait sur ses flots son écume. Les meules mêmes ne manquaient pas à la curée promise ; des bandes de chiens indiens suivaient sa piste en hurlant. Rien d’humain ne semblait devoir tenir contre ce déluge du nombre chargé des ouragans de la guerre ; par sa seule masse, il devait tout submerger.
IV. — Attente désespérée de la Grèce. — L’oracle de Delphes. — Thémistocle. — Tempête et combat naval de l’Euripe.
La petite Grèce attendait cet énorme choc, et cette attente semblait le sursis d’un arrêt de mort. Aucun espoir apparent ; la défense, aux yeux des sages, était une démence. Des espions envoyés à Sardes avaient été pris, on allait leur trancher la tête : Xerxès, averti, les fit passer devant son année, et les renvoya dire aux Grecs ce qu’ils avaient vu. Ils sortirent terrifiés du gouffre d’hommes qu’ils avaient sondé, criant et prédisant le naufrage.
La trahison et la lâcheté débandaient d’avance les rangs de l’Hellade, Argos et Thèbes désertaient. La Crète refusait le secours que Corcyre promettait et ne donna pas. Les Thessaliens, les Locriens, les Achéens, les Doriens envoyaient « la terre et l’eau » à l’ennemi, et cet hommage fit une boue qui les a presque ensevelis. Ils disparaissent, dès ce moment, de la grande histoire, toute vertu s’est retirée d’eux : ces renégats de la Grèce sont désormais excommuniés de sa vie sublime.
Les Dieux eux-mêmes trahissaient ou décourageaient. La vapeur des trépieds était noire comme une nuée d’orage ; il n’en sortait que des éclairs sinistres illuminant un abîme. La tragédie grecque n’a pas de scène plus pathétique que l’audience des deux envoyés d’Athènes, consultant l’Apollon de Delphes, — Après avoir sacrifié, ils entrent dans la crypte ou siège la prêtresse, et s’assoient sur le banc, attendant l’oracle. Au lieu de l’encouragement espéré, l’anathème en sort ; le sanctuaire rugit comme un antre. La Pythie leur lance, d’une voix de furie, des prophéties plus effroyables que celles d’lsaïe vouant Babylone aux orfraies et Ninive aux
taupes. Le ton des vers qu’elle prononça, et qu’Hérodote nous a conservés, dépasse étrangement le diapason grec : c’est la vocifération hébraïque dans son âpreté gutturale. — « Malheureux ! pourquoi vous asseyez-vous ? Fuyez aux extrémités de la terre. — Abandonnez vos demeures, les hautes collines de la cité bâtie eu cercle : — car ni la tête ne demeure solide, ni le corps, ni les pieds, ni les mains, — ni rien du milieu ne subsistent : mais la destruction les arrache. Sur le tout, tombent — la flamme et l’horrible Arès monté sur un char syrien ; — Il ruinera de superbes tours, et non pas seulement les vôtres ; — il embrasera les temples des Immortels — qui, déjà, ruissellent de sueur, secoués par la crainte. — Du faîte de leur toiture le sang qui pleut en gouttes noires, présage les calamités imminentes. — Sortez du sanctuaire, l’âme est en deuil ! »
Jamais, de mémoire d’homme, la Pythie n’avait fait une si terrible réponse ; elle renversa les deux Athéniens comme un coup de foudre. Ils tombèrent atterrés sur le pavé du temple, laissant passer la colère du dieu. Rapporter à Athènes ces affreux augures, c’était briser sa force, désespérer son courage : ils résolurent d’aborder l’Oracle une seconde fois, et de lui arracher, par la prière, des mots moins néfastes. C’est en Suppliants qu’ils retournèrent au temple le lendemain, portant les rameaux d’olivier enroulés de laine. — « Ô Roi ! » dirent-ils, prosternés sur le pavé de la crypte, « fais-nous une réponse meilleure, sinon nous ne quitterons plus ton sanctuaire, mais nous y resterons et nous y mourrons. » Cette fois, la Pythie s’adoucit sans se rétracter ; elle commua son arrêt de mort en énigme, un vague regard de pitié passa sur les yeux funestes du « Loucheur », comme on appelait l’Apollon delphique — « Athéné ne peut fléchir Zeus Olympien, — qu’elle supplie par de nombreux discours, de prudents conseils. — Mais je te donnerai cette assurance solide comme le diamant. — Quand tout sera subjugué dans la terre de Cécrops, — y compris les cavernes du divin Cithéron, — Zeus accorde à Athéné que des murs de
bois — seront seuls imprenables. N’attends pas la cavalerie, ni l’infanterie qui arrivent. — Ne reste pas devant l’armée nombreuse du continent ; mais pars, — Tourne-lui le dos, tu lui feras face un jour. — Ô divine Salamine ! tu seras funeste aux enfants de la femme, — soit au temps de la semaille, soit à celui de la moisson ! »
Un homme se trouva pour redresser l’oracle boiteux et le faire marcher droit vers le salut. Entre les deux invasions, Thémistocle avait grandi dans Athènes. D’origine obscure, presque plébéienne, il s’était élevé par l’ascendant d’un génie énergique et souple, hardi et sagace, si spontané qu’il paraissait inspiré, aussi rapide dans l’exécution que dans la conception de ses actes, doué du coup d’œil qui vise au point précis, le joint des obstacles. Le péril lui était apparu, de loin, sur les côtes. Pour rendre Athènes invulnérable, il l’avait trempée dans la mer ; il avait mis une rame, au lieu d’une pique, dans ses mains guerrières. En dix ans, il avait dressé un peuple de matelots, créé une marine, mis à bord la Cité sur une flotte de deux cents galères. Embarquer Athènes, c’était l’enhardir : il y a de l’essor dans le vent et de l’aventure dans le flot ; ils portent ceux qui se confient à leurs grands caprices. Quand la réponse de La Pythie arriva, les sages l’interprétèrent mot à mot. — Que pouvaient signifier ces murs de bois inexpugnables, sinon les vieilles palissades dont l’Acropole était entourée, et derrière lesquelles le peuple devait se retrancher pour combattre ? — Mais souvent la lettre tue en matière d’oracle, et elle tua, en effet, ceux qui traduisirent littéralement celui-ci, puisqu’ils périrent dans leur rempart vermoulu. Thémistocle, pressant l’énigme, en fit jaillir l’esprit qui ressuscite et qui sauve : — Les murs de bois étaient les vaisseaux, et les Athéniens devaient quitter leurs enceintes pour ces citadelles flottantes qui les feraient vaincre. Son interprétation prévalut ; Cimon, le fils de Miltiade, l’affirma par une démonstration solennelle. Il monta au temple de Pallas et suspendit un mors à l’autel, en signe qu’Athènes, renonçant aux combats de terre, allait descendre de cheval et s’élancer sur la vague.
Quelques jours après, la flotte grecque cinglait vers le bras de mer de l’Artémision, resserré entre la côte de la Magnésie et celle de l’Eubée. L’approche de la flotte ennemie entrant dans le golfe Maliaque la fit reculer vers l’Euripe. Ce fut alors que les Dieux frappèrent leur premier coup sur les Perses. Delphes, consulté de nouveau, avait ordonné de prier les Vents. Les Athéniens venaient de sacrifier à Borée, un de leurs dieux autochthones, le ravisseur violent d’Orithye, le Génie des souffles qui, sous la forme d’un cheval aérien saillant des cavales, avait engendré les douze poulains merveilleux que l’Iliade nous montre « galopant sur les épis sans courber leurs tiges, et sur les eaux sans mouiller leurs pieds ». Borée exauça ces invocations : il souffla sur la mer un ouragan effroyable qui fracassa quatre cents vaisseaux de guerre, submergea la moitié de leurs équipages, et détruisit une flottille d’embarcations chargées de transports. Cette bataille navale livrée aux Perses par la tempête dura trois jours et trois nuits. Les Mages attroupés sur la rive poussaient des hurlements magiques pour la conjurer. Mais les vents grecs, sourds aux exorcismes barbares, ne leur accordèrent qu’une trêve dérisoire, le temps de reprendre haleine et de courir, d’une saute bondissante, au tournant étroit de l’Euripe, où les navires survivants étaient allés s’embusquer. Là l’orage reprit son élan et se rua de nouveau sur eux, dans une attaque de nuit formidable. Il fit une large brèche dans la flotte persane, et brisa sur les récifs l’escadre détachée pour faire le tour de l’Eubée. Les trirèmes grecques, groupées sur l’autre rive, en dehors des coups de la rafale, furent presque toutes épargnées.
Cette partialité visible des éléments frappa les Perses d’effroi. Les choses faisaient place à des êtres haineux et hostiles, doués de volonté, exercés aux ruses, sachant combiner des guets-apens et tendre des pièges. Ils entrevirent confusément, à travers les tourmentes des vents et des eaux, des faces de Divinités courroucées. Le lendemain, un combat acharné s’engagea entre les deux flottes ; la victoire, opiniâtrement disputée, se décida pour les Grecs restés maîtres de leur rivage. Mais les pertes avaient été grandes, une moitié des vaisseaux athéniens était avariée et hors de combat, la position fut reconnue intenable. La flotte quitta Artémision, remonta en bute le détroit, fit le tour des côtes de l’Attique, et vint se poster devant Salamine.
Le jour même du combat d’Artémision, Léonidas mourait aux Thermopyles avec les Trois-Cents.
V. — Les Thermopyles.
La Grèce avait deux portes sur terre, le défilé de Tempée et les Thermopyles : la première douteuse et exposée aux surprises, d’autres passages étant ouverts sur toute la chaîne des monts Cambusiens. On se décida donc à reculer jusqu’aux Thermopyles étranglés entre un mur de rochers à pic et un marécage inaccessible aux embarcations. La route praticable entre ce rempart et ce fossé naturels, si étroite qu’un chariot l’aurait encombrée, était, en outre, barrée par un vieux mur pélasgique, ébréché par la ruine, disjoint par le temps, mais dont la masse valait une forteresse en un pareil milieu. Léonidas, roi de Sparte, de la famille des Héraclides, y fut envoyé avec une petite armée. Trois cents hoplites, fleur guerrière de Lacédémone, formaient l’avant-garde, trois mille confédérés les suivaient, la plupart suspects ou irrésolus. L’histoire les a justement retranchés de cette défense immortelle, elle n’a compté que les héros de la tragédie, sans s’inquiéter des comparses : soustraction qui est une justice. L’élite intrépide a absorbé la troupe indécise, le choix moral a prévalu sur le chiffre brut. La postérité, comptant et recomptant les hommes des Thermopyles, n’en a jamais trouvé que trois cents, et ce fut, en effet, le chiffre du dernier combat.
Les Perses approchèrent, deux millions d’hommes allaient se heurter contre ces trois cents ; la montagne roulait sur l’atome.
Xerxès différa l’attaque de quatre jours, ne voulant pas croire à cette folie du courage. La petite troupe allait, sans doute, se rendre à première vue, devant l’immensité de son armée déployée. Un cavalier, envoyé en reconnaissance, trouva les Spartiates dispersés aux abords du camp. Ils avaient déposé leurs armes contre la muraille ; les uns luttaient nus, comme dans un gymnase, les autres peignaient leurs longs cheveux sauvages, et les couronnaient d’anémones. Ils ne daignèrent même point remarquer le cavalier ennemi qui les observait : pas un geste tourné vers lui, pas un regard menaçant, non plus qu’à un oiseau de proie qu’ils auraient vu tournoyer sur l’arène des Jeux d’OIympie. On les célébrait justement alors, et c’était même pourquoi les Grecs n’avaient envoyé aux Thermopyles qu’une si faible avant-garde. L’urgence du péril n’avait pu leur faire ajourner ces fêtes sacrées, les dieux devant passer avant les Barbares. Que de grandeur témoigne cette fière insouciance ! Le génie grec s’y montre dans sa sérénité légère, planant sur les dangers et les catastrophes, jouant de la lyre et lançant des disques par-dessus les armées aux prises. Éloignés des jeux fraternels d’Olympie, les compagnons de Léonidas voulaient sans doute s’y rattacher par ces exercices gymniques célébrés en face de l’ennemi. C’était leur adieu aux joies brillantes de la vie, leur dernière communion avec la patrie.
Le cinquième jour, la garnison était toujours là, allant et venant comme dans le désœuvrement d’une étape, inattentive en apparence au gigantesque ennemi suspendu sur elle. Elle ne semblait pas distinguer les masses qui battaient ses retranchements, des îlots de la mer voisine roulant sur la plage. Xerxès, impatienté, lança ses Mèdes vers le défilé. Il avait fait placer son trône au sommet d’un tertre, et il s’y était assis comme sur un siège de théâtre, attendant un spectacle plutôt qu’une bataille. Les Mèdes se heurtèrent avec leurs rondaches d’osier et leurs courtes piques, contre les lourds boucliers et les lances démesurées des Spartiates. Un mur d’airain vivant les refoula et les étreignit ; ce premier corps fut exterminé. Le lendemain, autre attaque et même défense meurtrière : des flots d’assaillants se succédaient acharnés et toujours brisés sur ce récif d’hommes. Le jour suivant, Xerxès fit donner sa garde ; les Immortels s’avancèrent et lâchèrent pied comme les autres. La tactique grecque jouait avec l’impéritie barbare : de temps en temps la phalange spartiate feignait de se retirer et tournait le dos ; les Perses, croyant à un recul, s’élançaient, avec de grands cris ; elle se retournait alors et les abattait par milliers. Peu de morts du côté des Grecs ; la grande lance tenait le javelot écourté à distance, les Immortels étaient décimés par les invulnérables. Xerxès, voyant plier cette élite, sauta par trois fois hors de son trône, transporté de colère et saisi d’effroi. Détail épique qui met l’image d’un vers d’Homère dans une phrase d’Hérodote.
Mais un sentier perfide rampait dans la montagne et la prenait à revers. Le piège appelle le traître ; il s’en trouva un pour l’indiquer à Xerxès. Les Perses le gravirent pendant la nuit, dispersèrent, à coups de flèches, mille Phocéens qui gardaient les cimes, et retombèrent sur les Grecs cernés par cette marche tournante. Les noirs augures des sacrifices du matin avaient déjà signalé à Léonidas l’approche de la catastrophe ; des sentinelles debout sur les collines lui apprirent que la montagne était envahie. Mais la loi de Sparte était là, divinité d’airain, visible à ses fils, qui ordonnait de tomber au poste assigné. Le pacte avec la mort fut aussitôt conclu devant elle. Aucune défaillance ne devant souiller ce grand sacrifice, les Trois Cents renvoyèrent leurs alliés douteux, pensant que les cœurs débiles étaient aussi dangereux dans une lutte extrême, que les bouches inutiles dans une place assiégée. Quelques Thespiens furent seuls jugés dignes de rester et de mourir dans leurs rangs. Un repas frugal fut distribué aux soldats, viatique suffisant pour le dernier jour. « Nous souperons ce soir chez Pluton », avait dit Léonidas à ses compagnons. Perséphone put l’entendre du fond de son temple dressé tout auprès sur une pente de l’Oeta, et marquer leurs places au festin funèbre.
Les Spartiates n’attendirent pas l’attaque par derrière ; ils se ruèrent hors du défilé, sur l’avant-garde persane, et firent dans sa masse une trouée sanglante. Le carnage fut tel qu’il rompit leurs lances, comme la moisson ébrèche les faux dans un champ trop dru. Mors ils tirèrent leurs glaives et se remirent à tuer en continuant à mourir, avec la rage froide du désespoir accepté. Léonidas tomba dans la mêlée, une lutte furieuse s’engagea autour de son corps. Le cadavre du chef était, dans la bataille antique, ce qu’est le drapeau dans la guerre moderne ; c’était un triomphe de s’en emparer, un opprobre de le laisser prendre. A quatre reprises, la petite troupe, réduite à un groupe, arracha le mort des tourbillons qui fondaient sur lui. Les hommes qui restaient réussirent à le remporter dans le défilé. Là, ils s’assirent sur un monticule, serrés les uns contre les autres, et faisant face de tous les côtés, comme les taureaux d’une hécatombe attendant les haches, qui se rangeraient en cercle, les cornes tendues, autour d’un autel. Le détachement qui avait tourné la montagne s’écroulait sur eux, les masses de l’armée débordaient leurs murs. Transpercés d’en bas par une pluie de flèches, ils étaient écrasés d’en haut par une grêle de pierres. Ce qu’avait de fauve la nature dorienne se hérissa alors dans la phalange acculée. N’ayant plus d’épées, les Spartiates se défendirent avec leurs poignards. Quand ces tronçons d’armes leur manquèrent, ils se servirent de leurs poings d’athlètes. Quand leurs mains furent lasses, ne pouvant plus frapper, ils mordirent. Le défilé devint un antre de héros féroces. Le lion d’airain qu’on érigea sur leur champ de mort, fut un double emblème : c’est avec des dénis de bête aux abois que Sparte livra son dernier combat.
VI. — Apollon défend Delphes contre l’assaut des Perses. — Siège et prise d’Athènes. — Le présage d’Éleusis.
La brèche était ouverte, les Perses marchèrent sur Athènes par la Phocide et la Béotie ravagées. Ils brûlèrent en passant Thespies et Platée, et Xerxès détacha un corps de l’armée pour enlever le trésor de Delphes. Tout un monde d’art et de matières précieuses était là : statues et vases, trépieds d’or et d’argent, de marbre et de bronze ; les ex-voto d’un peuple d’artistes s’y étaient accumulés depuis de longs siècles. Il fallait compter encore les épargnes des cités déposées sous la garde du dieu, dans l’intérieur des chapelles : Delphes était une mine en même temps qu’un musée. Avec des chefs-d’œuvre, elle contenait des prodiges. Héphestos (Vulcain), l’orfèvre divin, avait, dit-on, modelé, pour le plafond de cuivre d’un des trois grands temples, trois Vierges d’or qui chantaient avec des voix de Sirènes. Ce trésor unique était une des grandes convoitises de l’armée persane ; sa renommée éblouissait le monde comme le dieu qui le possédait. Quel butin olympien, quel coup de main magnifique ! S’emparer de Delphes, pour les Barbares, c’était quelque chose comme piller le Soleil.
Les Delphiens questionnèrent l’Oracle. Fallait-il enfouir ou emporter ces richesses sacrées ? Apollon leur défendit de les déplacer, disant qu’il saurait bien les garder lui-même. Le Dieu descendit la nuit, dans son sanctuaire, et le remplit de son souffle. Le matin, Acératès, son prophète, vit devant la porte les armes votives suspendues à la voûte de la cella, et qu’aucune main sacrilège n’aurait osé décrocher : elles étaient venues s’y ranger d’elles-mêmes, comme des guerrières accourues à l’appel d’un chef. Quand les Perses approchèrent, l’Archer divin apparut sur la double cime du Parnasse, armé de l’éclair et de l’avalanche. Une foudre extraordinaire éclata sur les assaillants ; la montagne se fit catapulte et lança deux rochers énormes qui roulèrent à travers leurs rangs, en les écrasant par longues files. En même temps l’intérieur du temple retentit de ce cri que poussaient les dieux combattant sous les murs de Troie, et qu’Homère compare aux hurlements de dix mille guerriers rassemblés. Les Perses épouvantés s’enfuirent, poursuivis par les Delphiens qui firent de leur déroute un massacre. Phœbus avait tenu sa promesse, sa ville et son temple étaient délivrés. Si la Grèce avait eu la couronne obsidionale avant Rome, elle l’aurait posée sur ses cheveux rayonnants.
Cependant Xerxès approchait d’Athènes, il la trouva presque déserte ; le peuple en masse avait quitté ses murailles de pierre pour les murs de bois où l’entraînait Thémistocle. Un serpent qu’il avait charmé, sans doute par l’entremise de ses prêtres, donna le signal de ce grand départ : les Exodes ne se font qu’à coups de prodiges. Ce serpent hiératique gardait l’ancien temple de Pallas, blotti dans le rocher qui le supportait. Invisible, d’autant plus divin : sa présence n’était attestée que par le gâteau de miel qu’on déposait tous les mois, au bord de son trou, et qui disparaissait aussitôt. Or le gâteau, servi au jour fixé, fut retrouvé intact le lendemain. Signe certain, augure évident : comme les rats qui sortent d’une forteresse la veille de sa prise, comme les cigognes qui s’envolent des toits d’une ville que le feu menace, le serpent avait abandonné l’Acropole voué à la destruction. Il suivait sans doute la Déesse fuyant à grands pas vers la mer. La population n’hésita plus, elle quitta en hâte ses foyers, et se réfugia sur la flotte qui transporta les exilés hors d’état de porter les armes à Égine, à Salamine, à Trézène. L’hospitalité de cette dernière ville fut celle d’une famille accueillant des frères en détresse. Les Trézéniens ne se contentèrent pas d’ouvrir aux émigrants leurs foyers ; par une loi touchante comme une gâterie maternelle, ils permirent à leurs enfants de cueillir des fruits dans tous les vergers. Trézène fit mieux encore, elle paya pour eux des maîtres d’école. Les petits orphelins d’Athènes purent continuer à épeler l’Iliade, tandis que leurs pères la recommençaient tout auprès.
Il n’était resté à Athènes que quelques vieillards, autochtones opiniâtres, dévots de la Cité, confiants dans leur interprétation de l’oracle. La muraille de bois imprenable, c’était, à leur sens, l’antique palissade qui barricadait l’Acropole. Ils s’y retranchèrent après l’avoir fortifiée, et cette garnison d’invalides lutta comme la phalange des Trois cents. Les restes d’Athènes valurent son élite. Ils résistèrent aux attaques comme aux sommations, et lorsque les Perses eurent incendié leur clôture, ils firent rouler de leurs mains débiles des pierres énormes sur les assaillants. L’Acropole se défendit comme les Thermopyles, les deux rochers tinrent en échec le même océan. Il fallut aussi une surprise pour s’en rendre maître. Un contre-fort escarpé se dressait sur le front de la citadelle opposé aux murs ; le croyant inaccessible, on l’avait laissé sans défense, Quelques soldats hardis réussirent à l’escalader, ils coururent aux portes et les enfoncèrent. L’armée persane se précipita
dans l’enceinte, elle massacra tous ses défenseurs, pilla et saccagea les édifices qui couronnaient la colline ; les temples et la forteresse furent livrés aux flammes. — Incendie prédestiné qui allumait une aurore. Sans lui, les vieux sanctuaires archaïques, protégés par la tradition, auraient continué à végéter sur le rocher de Cécrops, étouffant en germe les colonnes divines d’Ictinos. Les statues de l’antique école de Dédale aux pieds joints, aux jambes parallèles, aux yeux indiqués par de simples lignes, auraient barré le passage aux Panathénées de Phidias. Il fallait une table rase à ces créateurs de la Beauté pure pour y produire leurs merveilles ; la flamme qui la leur apprêta, fut un feu sacré. C’est de sa cendre féconde que le Parthénon et l’Erechteion sont sortis.
Athènes était conquise, son foyer civique renversé ; Xerxès triomphant en fit porter la nouvelle à Suse, qui l’accueillit avec des éclats d’allégresse. Mais, le lendemain, un prodige effrayait la joie des vainqueurs. On découvrit que l’olivier de Pallas, brûlé jusqu’aux racines par l’incendie de la veille, avait poussé dans la nuit un rejeton haut d’une coudée. Une sève miraculeuse rajeunissait la souche calcinée d’Athènes, le sépulcre proclamait la résurrection, l’espérance reverdissait en plein désespoir.
Les Dieux, si lents à se déclarer, semblaient, en effet, redevenir patriotes ; les signes de salut se multipliaient. L’Athénien Dikéos et le Spartiate Démarate, tous deux émigrés chez les Perses, se promenant dans la plaine de Thrias, virent un nuage de poussière immense, qu’on eût dit soulevé par des milliers d’hommes, venir d’un train d’orage, du côté d’Éleusis. Or, ce jour-là était bien celui des Éleusinies, mais la guerre avait supprimé la solennité et fermé le temple, l’Attique était vide, tous ses habitants avaient fui. En approchant pourtant, la nuée poudreuse se remplit de pas et de chants, comme si elle enveloppait la foule des initiés revenant en procession de la fête. Une voix planait sur cette multitude invisible, et Démarate reconnut à ses cris mystiques celle d’Iacchos, l’agitateur des Mystères, l’enfant de Zeus et de Perséphone. Le nuage marcha vers Salamine, et se perdit dans la mer. Cette vision parut aux deux Grecs un présage certain de la défaite de Xerxès. Les Grandes Déesses, abandonnant leur sanctuaire, passaient, sans doute, dans ce tourbillon ; elles allaient rejoindre Pallas déjà montée sur les vaisseaux athéniens. La flotte hellénique était sûre de vaincre, portant trois Divinités à son bord.
VII. — Discordes de la flotte hellène. — Héroïsme deThémistocle. — Salamine. — Fuite de Xerxès. — Déroute de son armée.
Cependant le péril était deux fois grand, car les Grecs avaient contre eux, non point seulement le pays forcé, le territoire envahi, deux armées à peine éclaircies par les coupes de vaisseaux et d’hommes que la tempête et les Trois Cents avaient faites dans leur épaisseur, mais encore, chez eux, la lutte des esprits et l’anarchie des conseils. Une guerre civile d’avis contraires ballottait la flotte ralliée sous le commandement du Spartiate Eurybiade, devant Salamine. On entendait craquer ses jointures, elle semblait prête à se disloquer. Les Péloponésiens voulaient la transporter à l’isthme de Corinthe, où leurs troupes étaient rassemblées. Ils alléguaient qu’en cas de défaite, les navires y trouveraient un rivage sûr, et que leurs marins n’auraient qu’à descendre à terre, pour se transformer en soldats et renforcer leur armée. À Salamine, au contraire, nul autre refuge que l’île ouverte, toute évasion fermée par la mer. La retraite sur l’isthme fut votée par le conseil des chefs, malgré Thémistocle. Seul contre tous, il comprit que la patrie grecque tenait à cette claie de vaisseaux unis, et qu’elle serait démembrée par leur dispersion. Le nœud rompu, chacun irait rejoindre sa côte, défendre sa ville ; une fois brisé, ce faisceau de forces ne serait plus qu’un morcellement de faiblesses. Thémistocle fut héroïque dans ce débat aussi violent qu’un combat. À force d’insistance, il fit rouvrir le conseil levé, réfuta les objections, tint tête aux injures ; inflexible sous le bâton même qu’Eurybiade osa lever sur sa tête : — « Frappe, mais écoute ! » — Il persuada les vaillants, menaça les lâches des deux cents galères d’Athènes, prêtes à châtier sur les cités transfuges la désertion du salut commun. Les incertitudes cédèrent et les pusillanimités se rendirent. La volonté du héros mordit ces fluctuations comme une ancre, elle retint par son seul poids la flotte ébranlée. Thémistocle eut même, dit-on, l’effrayante audace de contrefaire la trahison pour lui couper la retraite. Il envoya un esclave avertir Xerxès de sa part, qu’il était secrètement gagné à sa cause, que l’armée navale de la Grèce, déchirée par des querelles intestines, allait fuir dès le lendemain, et qu’en survenant à la hâte, il pourrait la capturer d’un seul coup. C’était tenter terriblement la Fortune, mais c’était savoir aussi qu’elle aime les hardis qui lui font violence. Xerxès donna dans le piège ; en quelques heures de nuit, il fit cerner le détroit. Aux lueurs des dernières étoiles, la petite flotte hellénique se fit enveloppée par les mille navires de la Perse. A l’instant, toutes les hésitations cessèrent et tous les cœurs s’affermirent. Une chouette, qui vint s’abattre sur le haut d’un mat, parut à tous la figure ailée de Pallas donnant le signal. La bataille fut acceptée d’un commun élan.
Il se leva ce grand jour, un des plus radieux de l’histoire, vainqueur de « l’armée des ténèbres », comme dit la Bible, et qu’on se figure éclairé, non point par le soleil sidéral, mais par le char de feu de Phœbus achevant d’en haut, de ses flèches d’or, l’hydre que ses fils attaquaient en bas, sur les flots. Le Pœan du Dieu, chanté par le grand chœur des trirèmes, entonna l’action. Elles reculèrent d’abord devant l’immense armement ouvert en demi-cercle sur leur frêle escadre, comme une gueule béante aspirant sa proie. Mais un fantôme de femme lumineux et surnaturel, — Athéné, sans doute, — apparut. Elle enjambait les vaisseaux du pas démesuré des déesses courant sur les nues, et sa voix retentissante leur criait : « Ô braves ! jusqu’où ferez-vous reculer vos poupes ! » Tous s’élancèrent alors, et Amynias, le frère d’Eschyle, fendit d’un premier coup d’éperon une galère phénicienne. Les deux navires restèrent accrochés, d’autres, des deux côtés, vinrent à leur secours, et la mêlée s’engagea. La victoire éclata dès le premier choc. En se poussant dans ce détroit resserré, le Léviathan de la Perse était entré dans un entonnoir. Sa cohésion l’étouffait, sa densité le paralysait, ses proues s’enferraient, ses rames s’enclouaient en s’enchevêtrant. Les vaisseaux se cabraient les uns sur les autres, comme une cavalerie engorgée dans un défilé. L’espace manquait à leurs mouvements ; aucun élan possible et aucun recul. Les navires alertes et légers des Grecs, qui volaient plus qu’ils ne voguaient, fondirent en la cernant sur cette masse immobilisée. Ils la mordaient de leurs becs d’airain, et le glaive achevait ce que le grappin avait entamé. Les Athéniens à gauche, les Éginètes à droite, rompirent les deux ailes de la flotte ennemie. Partout des attaques à bout portant, des abordages fougueux et rapides : deux cents vaisseaux coulés bas, soixante autres capturés, chaque flot roulant un cadavre, presque tous les équipages décapités de leurs chefs. On eut dit une baleine échouée, dépecée par l’agile essaim des oiseaux de mer. Le monstre s’enfuit en lambeaux, jonchant de morts et d’épaves les rives de l’Attique. L’oracle de Bacis fut accompli à la lettre : « Les femmes de Colias feront rôtir avec des rames. » Le soir, cette Armada de l’Asie n’était plus qu’une nuée crevée par la foudre, qui s’écroulait à l’horizon.
Xerxès passant, selon sa nature, de l’extrême présomption à l’extrême frayeur, se précipita dans la fuite. Sa flotte démantelée, qui avait regagné la baie de Phalère, cingla vers l’Hellespont, par son ordre si hagarde et si terrifiée que, voyant de loin des falaises détachées de la côte, elle prit leurs rochers pour des vaisseaux grecs, leurs blancheurs brillantes pour des voiles, et s’éparpilla dans la haute mer. Xerxès, pendant ce temps, regagna le pont d’Abydos, traînant après lui les tronçons de l’armée de terre. Sa retraite fut une de ces déroutes comme on en voit dans la Bible : fonte d’avalanche humaine, cohue de troupeaux débandés que Pan, le dieu des paniques, semblait pousser du fer de sa houlette, aussi terrible que l’épée de l’Ange exterminateur. La peste et la famine achevèrent ses restes : aux bombances triomphales, aux banquets encombrant les plaines, de son entrée en campagne, succédèrent les étapes à jeun et les marches exténuées par les pays vides. Cette gigantesque armée dont, l’année d’avant, chaque halte dévorait une ville, fut contrainte, au retour, de manger l’écorce des arbres et de tondre le gazon des champs, Nabuchodonosor vaincu brouta l’herbe. L’invasion des « Dragons », comme les Perses s’appelaient eux-mêmes, s’évanouit en un nuage de sauterelles faméliques, rongeant les pousses et les regains du désert.
VIII. — L’armée de Mardonios. — Athènes entre la Perse et Sparte. — Égoïsme de Sparte. — Victoire de Platée. — Le festin de Mardonios et l’agape de Pausanias. — Légende de Sophane. — Le messager de Platée.
En quittant l’Hellade, Xerxès y laissait Mardonios, avec trois cent mille hommes, tous Perses de pure race, l’élite de l’armée. Mardonios s’était engagé à vaincre : la mer avait été funeste, mais la revanche sur terre serait triomphante. Avant six mois, il promettait au Roi d’abattre la Grèce esclave à ses pieds.
Mardonios hiverna en Thessalie : le printemps venu, avant d’entrer en campagne, il envoya Alexandre de Macédoine proposer aux Athéniens, campés sur leurs ruines, une paix séparée. A cette nouvelle, les Spartiates alarmés leur expédièrent aussitôt des députés pour les exhorter à rejeter l’alliance offerte. Athènes donna audience aux deux parties, le même jour. Le Macédonien lui apportait le plein pardon de Xerxès, la restitution de son territoire augmenté du morceau de la Grèce qu’elle voudrait y joindre, la reconstruction des temples détruits. — Quelle folie ce serait aux Athéniens de poursuivre cette guerre sans espoir ! Elle les vouait à une perte sûre, puisque leur pays découvert ressemblait à l’espace qui sépare deux armées aux prises. La force du Grand Roi était surhumaine : espéraient-ils désarmer son bras allongé sur le monde entier ? C’était pour eux assez de gloire qu’il les choisît entre tous les Grecs, pour les absoudre de leur offense et devenir leur ami. — Les Spartiates parlèrent à leur tour : — Athènes écouterait-elle ce tyran, messager d’un autre tyran ? Déserterait-elle, traîtreusement une guerre qu’elle avait elle-même déclarée ? Sa réponse allait décider de la liberté ou de l’asservissement de l’Hellade. Sparte s’affligeait d’ailleurs des maux soufferts par Athènes, et elle promettait de nourrir les familles de ses combattants aussi longtemps que durerait la lutte.
Athènes répondit comme Pallas elle-même aurait répondu, d’aussi haut que si elle eût parlé du fronton d’un temple, avec un accent irrévocable et des mots pareils à ceux qu’on lit sur les marbres. Elle repoussa le Macédonien d’un geste altier, d’une voix irritée : « Tu nous dis que le Mède est plus puissant que nous ; nous savons cela aussi bien que toi. Crois-tu nous humilier en comparant sa force à la nôtre ? Mais nous voulons rester libres, et, jusqu’à la mort, nous nous défendrons. Pars et rapporte à Mardonios ce que disent les citoyens d’Athènes : Tant que le soleil suivra sa route dans le ciel, nous ne traiterons pas avec Xerxès, mais nous combattrons contre lui, avec les dieux et les héros dont il a brisé les statues et brûlé les temples. » — Puis, se retournant vers Sparte, avec une fraternité magnanime, justement blessée pourtant d’avoir été soupçonnée : — « Qu’on ait craint à Lacédémone de nous voir traiter avec le Barbare, c’est dans la nature. Cependant cette crainte aurait dû vous paraître indigne, à vous qui connaissez l’âme d’Athènes. Il n’est pas assez d’or sur la terre pour nous faire prendre le parti des Mèdes contre la liberté de la Grèce. Les Grecs étant du même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux et les mêmes temples, quelle bonté ce serait pour nous de trahir leur cause ! Apprenez-le donc, si vous l’ignorez : tant qu’il restera un Athénien au monde, nous ne ferons jamais alliance avec Xerxès. Nous admirons l’offre que vous nous faites de nourrir nos familles, et de pourvoir aux besoins▶ d’un peuple dont les maisons sont écroulées ; mais nous subsisterons comme nous pourrons, sans vous être à charge. » — On croit voir le fier sourire d’Athènes refusant, avec les présents de Xerxès, les aumônes de Sparte.
Ce qu’elle lui demanda, ce fut de ne plus la sacrifier une troisième fois, et de couvrir l’Attique en Béotie, avec son armée, avant que les Perses eussent le temps d’y rentrer. Sparte promit et se parjura : confiante dans la parole des Athéniens, elle viola la sienne. Une fois rassurée sur le danger de leur alliance avec Mardonios, elle se retira avec ses alliés dans l’isthme de Corinthe, le ceignit d’une grande muraille crénelée, et s’y renferma sous le double abri de son apathie et de son rempart. Les Romains appelèrent plus tard « Tortue », Testudo, l’ordre de bataille d’une légion marchant à l’assaut, couverte du toit de ses boucliers : Sparte, dont les soldats portaient aussi de grands boucliers, tenait de cette tortue stratégique, elle en avait la lenteur et la carapace. Son armée ne resta même pas longtemps dans le fort de l’isthme : les Spartiates avaient prétexté jadis d’une éclipse de lune pour différer leur marche sur Marathon ; cette fois, ce fut une éclipse de soleil qui décida leur roi Cléombrote à rentrer dans Lacédémone. L’égoïsme Spartiate cherchait au ciel un astre pour complice, chaque fois qu’il s’agissait d’abandonner son allié. Un autre prétexte pour ne point marcher, fut la fête des Hyacinthies, qui avait lieu ce mois-là. On comprend la grande distraction des jeux Olympiques qui retint la Grèce sur l’arène, dans la journée des Thermopyles. Ces Jeux étaient ses vacances sacrées, le symbole vivant de sa fédération fraternelle ; on avait fait tout exprès pour eux une divinité de la « Trêve ». Mais déposer les armes pour fêter un petit demi-dieu local, à une pareille heure, l’excuse était dérisoire. Imaginez les Chevaliers du Temple s’enfermant dans une chapelle de Jérusalem, pour chanter l’office d’un Saint subalterne, tandis que leurs Turcs auraient escaladé les remparts.
Cependant Mardonios, parti de la Thessalie, rentra dans Athènes ; la cité s’était de nouveau réfugiée à Salamine, sous les ailes de sa Victoire. La paix qu’on lui offrit encore dans ce lieu d’asile fut repoussée d’une acclamation. Le seul sénateur qui rompit l’unanimité du refus par un vote contraire, fut lapidé par le peuple. En même temps, les Athéniens envoyaient à Sparte des ambassadeurs pour lui reprocher l’odieuse défection qui les livrait à l’ennemi. Ils invoquaient la foi jurée, le secours promis ; les Éphores restèrent sourds et les laissèrent dix jours sans réponse. Hérodote, habituellement si sobre de blâme, a marqué d’un mot sévère cette indifférence : « Je n’en puis donner d’autre raison que celle-ci : l’isthme étant fermé, ils croyaient n’avoir plus ◀besoin des Athéniens. » Un Tégéen leur fit enfin comprendre que leur mur de l’isthme n’était qu’un barrage inutile, que cent accès restaient ouverts sur le Péloponèse, en dehors de ce boulevard ébréché. Il les effraya en leur montrant les Athéniens acculés à cette extrémité de détresse où, le salut s’imposant comme la loi suprême, ils seraient contraints de traiter avec Mardonios. Un appel fraternel n’aurait jamais ému ces cœurs secs, le raisonnement de l’intérêt frappa ces têtes dures. Ils envoyèrent dix mille citoyens, escortés chacun de sept Ilotes, à la rencontre de l’armée des Perses.
Race équivoque, peuple à double face, Sparte est un corps mortellement étranger introduit dans l’organisme souple et généreux de la Grèce. Elle la fortifie quelquefois, le plus souvent elle la paralyse. On l’admire et elle épouvante. Ses vertus féroces rebutent comme des vices. Son héroïsme intermittent est entrecoupé de torpeurs soudaines, d’attentats atroces. Elle a Léonidas, mais elle a Lysandre. Son idéal étroit de peuplade l’isole du patriotisme expansif qui l’entoure. Elle se retranche dans son couvent militaire, en sort parfois pour égorger un peuple, tuer une cité libre, comme ses éphèbes s’échappaient, la nuit, pour chasser l’Ilote ; puis elle rentre dans sa cité stérile qui ne produit que du fer, des sentences et de la terreur. Fondée sur l’esclavage, Sparte s’était prise dans les entraves que ses lois lui avaient forgées. Aphrodite elle-même siégeait dans ses temples, enchaînée sur son autel par des liens de bronze.
Cependant Mardonios évacuait l’Attique et s’avançait en Béotie, dans la plaine que baigne l’Asope, entre Erythrée et Platée. L’armée lacédémonienne traversa l’isthme sous les ordres de Pausanias, elle fut rejointe à Éleusis par les Athéniens descendus de leur flotte. La partie, cette fois, était moins terriblement inégale que dans les combats précédents : cent dix mille Hellènes contre trois cent mille Perses et cinquante mille auxiliaires de la Grèce transfuge. Dix jours se passèrent en escarmouches et en marches qui transportèrent les deux armées, des rivages du fleuve, dans la grande plaine de Platée, adossée aux passages du Cythéron. La bataille fut lente à s’engager : ce qui la retardait surtout, c’était la superstition des Spartiates courbés sur les entrailles des victimes, et refusant d’avancer tant que leur sanglant grimoire n’indiquerait pas des signes favorables. Le matin même du grand jour, quand les Perses lancèrent leurs archers et leurs cavaliers, Pausanias restait immobile, la réponse des bœufs sacrifiés étant encore inquiétante. Une inspiration le saisit enfin. Un temple de Héra, la Vierge-épouse, l’ennemie mortelle de l’impure Asie, l’alliée fidèle des Grecs de l’Iliade, se dressait en vue des deux aimées, sur un coteau qui couvrait Platée. Pausanias se tourna vers le sanctuaire, et, de loin, il invoqua à haute voix la déesse, la suppliant de ne pas laisser périr l’Hellade dans ce jour suprême. Il n’avait pas fini cette prière homérique, que les présages des victimes, subitement changés, lui promettaient la victoire. Aussitôt Pausanias donna le signal. Les Tégéates et les Lacédémoniens s’élancèrent contre le parapet de boucliers d’osier, derrière lequel les Perses accroupis dardaient sur eux une pluie de flèches. Leur charge compacte culbuta ce rempart fragile, et les Orientaux sans armures, armés de glaives courts comme des poignards, se trouvèrent aux prises avec les hoplites couverts d’airain de la tête aux pieds. Leur défense fut désespérée : ils se cramponnaient des deux bras aux lances gigantesques qui fendaient leurs rangs, et s’efforçaient de les rompre. D’autres s’enfonçaient dans cette forêt de fer, et y frayaient avec leur corps des sentiers sanglants. Mais la guerre, dont les Grecs avaient fait un art, n’était pour les Perses qu’une fantasia déréglée. Un par un, dix par dix, comme aux Thermopyles, ils se faisaient tuer en harcelant vainement la phalange ramassée dans sa robuste unité. Mardonios tomba sous le coup d’épée d’un Spartiate, du haut cheval blanc qui le dressait au centre des mille guerriers de sa garde. Sa chute entraîna celle de l’armée, elle s’enfuit en désordre vers le camp de bois fortifié que son chef avait fait construire. Là, le combat se changea en siège : mais la pesante Sparte ne savait et ne sut jamais prendre ni villes ni redoutes. Même dans la guerre, sa science unique, elle eut toujours la gaucherie de l’athlète avec sa vigueur. Il lui fallut appeler à l’aide les Athéniens restés en dehors de l’attaque centrale, aux prises avec les Thébains Médisants. — Athènes contre la Béotie : duel naturel et prédestiné qui s’est poursuivi, sous toutes les formes, à travers les âges.
Les Athéniens vainqueurs accoururent, et le camp fut emporté d’assaut. Le carnage surpassa celui de Salamine : les Grecs, une fois maîtres du retranchement, n’eurent plus qu’à égorger sans combattre. S’il faut en croire Hérodote, des trois cent mille hommes de Mardonios, trois mille seuls survécurent. Ce qui frappe dans toute cette guerre, c’est l’ineptie de ces multitudes se ruant d’elles-mêmes à la tuerie par l’entassement. A Salamine, leur flotte s’engorge, comme un banc de poissons, dans la nasse serrée d’un détroit ; à Platée, l’armée se parque, avec l’aveuglement d’un troupeau, dans un camp fermé.
Le butin fut prodigieux : on entend rouler, tout le long d’une page de l’historien grec, les trônes, les lits, les cratères, les bassins, les bracelets, les cimeterres d’or. Chaque tente de chef recouvrait les magnificences d’un palais et les délices d’un harem. Pausanias tira de ce camp efféminé une morale Spartiate : étant entré dans le pavillon de Mardonios, il ordonna aux cuisiniers perses de lui préparer le festin qu’ils servaient, le soir, à leur maître. Ils dressèrent aussitôt des lits aux pieds d’argent et des tables drapées de pourpre, couvertes de plats et de vins exquis. A la vue de ce banquet Pausanias se prit à rire ; et commanda à ses Ilotes de lui apprêter un souper à la laconienne. On jeta sur les tapis brodés de la tente une natte de roseaux, et on lui servit les mets monastiques des réfectoires de Lycurgue ; le brouet noir, du fromage de chèvre, une poignée de figues. Alors, riant toujours, il fit venir les stratèges de l’armée, et leur montrant le contraste des repas dressés face à face : — « Ô mes alliés, voici pourquoi je vous ai réunis. J’ai voulu vous faire voir la folie du Mède qui, habitué à un tel régime, est venu pour nous conquérir, nous qui vivons et mangeons ainsi. » — Un Athénien aurait dit de même. Le luxe emphatique de l’Orient choquait la noble simplicité des Grecs, ils le raillaient et le méprisaient. Il y avait, à Élis, une statue ou plutôt un mannequin de Poséidon (Neptune), que ses prêtres costumaient d’oripeaux splendides ; par dérision, on l’avait nommé le Satrape.
Ce qui honore Pausanias plus encore que cette fière parabole, c’est sa réponse magnanime à un homme d’Égine qui lui proposait une revanche indigne. Xerxès, aux Thermopyles, avait fait crucifier le corps de Léonidas, et planter sur un pieu sa tête héroïque. Ces rois de Perse, pays des supplices rares et des tortures raffinées, s’acharnaient volontiers sur les cadavres de leurs vaincus. — Cambyse, en Egypte, fit fouetter et déchiqueter la momie d’Amasis arrachée de son sarcophage ; et comme le corps, pétri de baumes, émoussait les couteaux des exécuteurs, il ordonna, pour en finir, qu’on le jetât dans un four ardent. — L’Éginète vint donc exhorter Pausanias à venger l’outrage de Léonidas, en exposant, sur un pal, le corps de Mardonios aux huées de l’armée. Le lion spartiate rejeta ce conseil de chacal, avec un mépris courroucé. — « Tu me rabaisses jusqu’à terre, lui dit-il, en m’invitant à insulter un mort. Tu parles de venger Léonidas ; je crois sa mort et celle de ses compagnons amplement expiée par les innombrables Barbares qui sont tombés sous nos glaives. Ne reparais plus en ma présence, et tiens-toi pour content de n’être point châtié d’un pareil conseil. »
Une belle vengeance sculpturale, la seule exercée après la victoire, fut la création de l’ordre Persique. Des prisonniers perses accroupis dans les postures humiliées des cariatides, y portaient le poids des entablements. Mardonios passa le premier par ces Fourches caudines de l’art : Sparte l’écrasa en effigie, sous la colonne d’un temple de la Victoire.
Comme Marathon et comme Salamine, la bataille de Platée, qui acheva si grandement leur œuvre, eut ses légendes, sinon ses miracles. Si on ne lisait l’histoire de Sophane dans un chapitre d’Hérodote, on la croirait tirée d’un poème de l’Edda. Ce Sophane, Athénien du bourg de Décélie, s’était muni, pour le combat, d’une ancre de fer attachée par une chaîne d’airain à la ceinture de sa cuirasse. Il marchait ainsi, vaisseau vivant, sur les flots de sang des mêlées. Quand les ennemis approchaient, il jetait l’ancre dans le terrain sablonneux ; et là, rivé au sol, le glaive en avant comme un bec de proue, il attendait l’abordage. Lorsqu’il les avait mis en fuite, il levait son ancre, la raccrochait à sa hanche, et les poursuivait. Les vieux « Rois de mer » scandinaves auraient envié un pareil exploit.
Platée, comme Marathon, eut aussi son messager idéal, l’Hermès humain, fendant l’espace de ses pieds ailés, et payant de son dernier souffle la vélocité divine de sa course. Aussitôt après la victoire, Pausanias fit élever sur la place publique de la ville un autel à Zeus libérateur — Eleutherios. — Le sacrifice de l’action de grâces ne pouvait être allumé que par le feu du temple de Delphes ; il fallait, en un jour, aller chercher et rapporter le rayon sacré. Le Platéen Euchidas se dévoua à cette mission sainte : il partit du camp le matin et revint le soir ; ayant franchi mille stades d’un vol d’aigle. Mais il tomba mort en remettant l’étincelle aux prêtres. Comme le coureur symbolique de Lucrèce, ce fut le flambeau même de sa vie qu’il déposa sur l’autel, avec la flamme du sanctuaire : Vital lampada tradit.
IX. — Phémé. — La bataille de Mycale.
Sur un bas-relief du petit temple de la Pallas Victorieuse, on voit à Athènes une Victoire ailée drapée d’une tunique aux plis ruisselants. Posée à terre, comme un oiseau entre deux essors, toute émue et toute palpitante, elle renoue sa sandale d’un geste rapide, comme pour reprendre sa course ou plutôt son vol. C’est l’image de la Victoire de Platée, quittant à la hâte son champ de bataille, pour aller s’abattre sur la plage glorieuse de Mycale. Deux triomphes le même jour, presque simultanés comme deux coups d’ailes ; le matin en Europe, l’après-midi en Asie.
La flotte grecque, commandée par l’Athénien Xantippe et le Spartiate Léotychidès, était en station à Délos, n’osant pousser jusqu’à Samos, pour délivrer l’lonie. Un Samien vint presser l’amiral de Lacédémone : — « Quel est ton nom ? » lui demanda Léotychidès. — « Hégésistratos », répondit l’homme de Samos. — « Chef d’armée ». — L’oreille grecque était sensible à ces jeux de noms et de double sens, comme à des conseils indirects donnés par les dieux. Léotychidès accepta l’augure, l’expédition fut aussitôt résolue. Mais Hégésistratos dut promettre qu’il monterait à bord du premier vaisseau, comme son pilote de bon présage et son oracle vivant. Les cent-dix trirèmes helléniques firent voile vers Samos qu’elles trouvèrent abandonnée par l’ennemi. Les Perses se souciaient peu, depuis Salamine, d’engager avec les Grecs des combats de mer ; l’onde était évidemment leur alliée et combattait avec eux. La flotte persane aborda au promontoire de Mycale, sons le couvert de l’armée qui occupait l’Ionie. Les vaisseaux, tirés sur le rivage, furent entourés d’une estacade de pierres et de pieux ; soixante mille hommes bordaient la côte ; la place semblait inabordable, étant deux fois défendue.
Mais les Grecs ne craignaient plus rien, le succès enflait leur courage. Ils résolurent de débarquer en face de la double armée qui leur barrait le passage. Salamine les avait trempés dans ses flots, comme dans un Styx qui les rendait invincibles.
Au moment où ils allaient attaquer, une Déesse rare dans leur mythologie et dans leur histoire, comme un météore à longs intervalles, vola par les rangs et leur apprit la grande nouvelle de Platée. Cette divinité mystérieuse passe deux fois dans l’Iliade et dans l’Odyssée, traverse un vers d’Hésiode, et disparaît après avoir illuminé une page d’Hérodote. L’historien l’appelle Phémé, dont les Romains ont fait leur Fama, la Renommée aux cent bouches et aux cent clairons. Mais la Phémé grecque, à qui les Athéniens avaient consacré un autel, était bien plus merveilleuse. Elle personnifiait cette télégraphie divine qui propage parfois les grands événements par-dessus le temps et l’espace, le message transmis, non point par une bouche humaine, mais par la voix sans langue de l’air. Phémé exprimait mieux encore : le pressentiment soudain, l’impression unanime et irrésistible qui s’empare, au même instant, d’une armée ou d’une multitude ; l’élan qui emporte et le cri qui part sans mot d’ordre ; l’idée qui jaillit, rapide comme la lumière, de milliers d’âmes qui n’en font plus qu’une ; l’acte de foi qui éblouit les esprits d’une foule, comme un éclair d’évidence. Aucun messager, aurait-il eu les pieds d’Achille ou de Phédippide, n’aurait pu porter, en trois heures, à Mycale, l’annonce de la victoire de Platée. Tous les Grecs rassemblés sur cette rive asiatique n’en eurent pas moins la révélation qu’une grande bataille, désastreuse pour l’armée des Perses, avait été livrée le matin même, dans une plaine de la Béotie. Un signe visible confirma ce bruit surnaturel ; on vit flotter un caducée de héraut, poussé par la vague occidentale sur la plage. Phémé arrivant au but de sa course l’avait sans doute laissé tomber dans la mer. Les Grecs, exaltés par ce prodige, chargèrent aussitôt l’ennemi.
L’attaque fut irrésistible, et Athènes en donna l’élan. Tandis que les Spartiates, entamant la côte par un sentier raviné, s’attardaient à tourner l’ennemi, les Athéniens sautaient sur le rivage et l’abordaient de plain pied. Comme à Platée, les Perses les attendaient, un genou en terre, l’arc au poing, sous la toiture d’osier de leurs boucliers plantés dans le sol par des fers de piques. Ce frêle abri fut vite démoli, et les assaillants poussant, la lance aux reins, les archers en fuite, entrèrent pêle-mêle avec eux, dans la flotte à sec, transformée en camp fortifié. Assaut extraordinaire, moitié terrestre et moitié naval, ayant pour champ le sable d’une plage, et des vaisseaux pour murailles. Les Perses s’acharnaient à la résistance ; mais la phalange Spartiate, ayant opéré son mouvement tournant, plongea sur eux de la pente qu’elle avait gravie. Ce torrent, joint à la marée montante des troupes athéniennes, submergea leurs masses emportées par les flots d’un double courant. En même temps, les Ioniens enrôlés par force dans l’armée persane, se révoltaient et passaient aux Grecs : la défection compliquait et précipitait le désastre, le camp envahi était déchiré par ses propres armes. La déroute fut désespérée : les restes de la dernière armée du Grand Roi s’enfuirent vers Sardes, par les montagnes de Mycale. Les vainqueurs firent de sa flotte dégradée un feu triomphal.
Il y a toujours une fleur à cueillir sur un champ de bataille grec. Le mot d’ordre de la journée de Mycale fut Hébé, la déesse de la Jeunesse « aux beaux pieds », comme la surnomment les poètes, la servante céleste que Héra avait conçue en respirant une rose. Ce ne fut point sans doute au hasard que le stratège athénien choisit ce signal de ralliement printanier comme un cri d’amour. Il personnifiait la dernière lutte d’une race adolescente contre un monde usé, de la jeune Europe contre l’Orient décrépit. La Grèce, se sentant à la fleur de l’âge, pleine de sève et de vie, prenait pour patronne l’immortelle Jeunesse. Rien de plus charmant que ce nom de nymphe menant et commandant une bataille : il met le frais sourire d’une vierge sur la lèvre altière d’une Victoire.
La délivrance était accomplie : désormais c’en est fait de la puissance perse ; sa force est tranchée et son prestige est détruit. On la verra encore rentrer par l’intrigue et par le complot dans les affaires de la Grèce, mais ses armées ne remettront plus les pieds sur la terre sainte, ses flottes n’affronteront plus sa mer vengeresse. Cet Empire, si longtemps l’épouvante du monde, décroît à vue d’œil. Ce n’est plus que le fantôme pâlissant d’un colosse qui va s’évanouir : on voit un soleil couchant s’éteindre au travers. Il recule d’île en île et de royaume en royaume, de plus en plus lointain, de moins en moins redoutable. Un siècle encore, et l’épée d’Alexandre viendra l’achever.
X. — Avenir probable du monde, si la Perse avait asservi la Grèce.
Si l’Europe avait la reconnaissance historique, elle célébrerait par un jubilé séculaire la commémoration des deux guerres Médiques. Marathon et Platée, Salamine et Mycale ne sont point des batailles locales, circonscrites dans l’intérêt d’un peuple et dans les limites d’une contrée ; leur horizon est celui de l’humanité. Ce grand combat a été celui de la vie contre la mort, de la liberté contre l’esclavage, du droit contre la violence, du progrès contre l’inertie. L’immense Asie roulait sur le continent prédestiné, comme une mer ténébreuse, charriant vers lui ses dogmes stériles, ses tyrannies étouffantes. Un grain de sable, solide et lumineux comme le diamant, fit refluer cette tempête. Les races élues purent semer et cultiver la bonne terre qui, sans lui, aurait été irrémissiblement submergée. La « forteresse en bois » de Salamine fut l’Arche guerrière qui sauva le genre humain d’un nouveau déluge.
Que serait-il advenu si les Perses avaient triomphé ? Par une méprise prodigieuse, en marchant vers la conquête de la Grèce, ils croyaient illuminer l’Occident. Ne lui apportaient-ils pas leur Ormuzd, le dieu de la lumière, le Soleil vivant ? C’était chez lui qu’ils allaient vaincre son ennemi mortel et co-éternel, le roi de la nuit, le sombre Ahrimane. Mais ce dualisme monotone et dur excluait toute émancipation et toute tolérance. Point de milieu entre le dieu splendide et le dieu sinistre, entre le ciel et l’enfer : la terre était tranchée en deux zones, comme la vallée du Jugement dernier. Ce culte très pur et très salubre dans l’ancien Iran, avait d’ailleurs contracté d’affreuses mésalliances avec les mythologies sémitiques que la conquête avait portées dans son sein. Son foyer souillé n’en gardait plus qu’une pâle étincelle. L’empire moitié phénicien et babylonien de Xerxès représentait déjà tous les vices et toutes les fatalités de l’Orient : l’idolâtrie monarchique, le despotisme absolu, les superstitions délirantes, la haine des mouvements de l’idée et des transformations de l’esprit. Le sabre iranien était aussi fanatique que le cimeterre musulman. En réalité, si la Perse avait subjugué la Grèce, ce n’est point son Ormuzd, c’est son Arihmane qui aurait vaincu, et qui aurait frappé l’univers d’une Plaie des Ténèbres plus profonde que celle de l’Égypte. Mais le faux dieu du jour stérile, derrière lequel se cachait le démon nocturne, rencontra sur la mer brillante de l’Hellade le jeune dieu de la vraie lumière. Il y eut choc entre les deux astres, et le divin Phœbus abattit Ormuzd sous sa flèche ailée.
L’hypothèse prend le vol du rêve pour sonder le vide qu’aurait creusé dans le monde la disparition de la Grèce. Athènes asservie ou détruite, l’élite de son peuple transportée dans les provinces de la Médie ou de la Susiane, un harem installé sur la colline sacrée que le Parthénon devait couronner, les tribus de l’Hellade changées en Satrapies, comme elles le furent en pachaliks, dix siècles plus tard ; quelle perturbation dans l’avenir de l’humanité, quel changement d’axe et d’orbite dans sa gravitation historique ! Cela ne peut se comparer qu’au refroidissement du soleil. On peut dire que le genre humain serait resté sans éducation, faute du maître universel qui lui a tout enseigné. Le sens de l’ordre et de la mesure lui aurait manqué en toutes choses, le grand Chorège qui a réglé par deux fois sa marche, ayant disparu. La civilisation aurait été jetée dans un autre moule, et aucune des nobles formes que le génie grec lui a imprimées n’aurait pénétré cette épaisse enveloppe. Sans parler de l’histoire détournée de son cours normal, des législations abolies, des cités extirpées, des démocraties naissantes enchaînées, des marches en avant immobilisées, de Rome, cette seconde floraison de la Grèce, étouffée en germe, tout art idéal, toute poésie vivante, toute science progressive auraient disparu du monde obscurci. Comme les neuf jeunes filles que Xerxès, passant le Strymon, fit enterrer vives au carrefour des « Neuf Voies », les Neuf Muses, écrasées par l’oppression barbare, seraient restées ensevelies sous les débris de leur temple.
Le Théâtre, cette grande invention du génie attique, aurait été interrompu dans ses fondements. Les deux Masques de la Tragédie et de la Comédie, à peine ébauchés, auraient perdu leurs yeux et leurs voix, pareils à ceux des fontaines taries dont le souffle se retire avec l’eau qu’ils ne versent plus. On peut se figurer Eschyle si profondément oriental de nature et d’âme, plus aryen d’instinct que les Perses mêmes, ajoutant de nouveaux hymnes au Zend-Avesta, au lieu de faire pleurer Électre et blasphémer Prométhée. Sophocle et Euripide, transportés peut-être dans les plaines de Babylone, et si l’esprit poétique avait survécu en eux à la mort de la patrie grecque, auraient suspendu leur lyre aux saules de l’Euphrate, comme les psalmistes de la captivité hébraïque. Le rire d’Aristophane, dénué d’inspiration, privé d’aliments, n’aurait jamais éclaté ; il fallait la vie spirituelle et agitée d’un peuple libre pour le faire jaillir. On ne danse pas sur des ruines, on ne raille pas l’anéantissement.
L’Histoire, créée par la Grèce, et encore à naître, n’aurait apparu peut-être qu’après de longs siècles. Hérodote l’aurait-il ouverte pour y inscrire des défaites et des catastrophes humiliantes, l’obituaire et la servitude de sa race ? Il a écrit la sienne sous le soleil de Salamine, « pour perpétuer la mémoire des grandes actions accomplies dans la guerre des Hellènes contre les Barbares » ; Εργα μεγάλα τε χαι θωμαστά. La gloire seule pouvait l’inspirer : Clio, la muse de l’histoire, sonne d’un clairon de triomphe, et se couronne de lauriers.
La Philosophie sans écoles, réduite à des conceptions solitaires, hallucinée peut-être par les rêveries orientales, aurait-elle retrouvé la voie de la raison pure ? Je ne vois point Socrate errant par les rues d’une bourgade à demi persane, et arrêtant les fellahs grossiers d’un satrape, pour leur poser des questions subtiles. « L’accoucheur des esprits » n’aurait tiré que des avortements de ces cerveaux morts. Que de loisir et que de bonheur supposent les Dialogues de Platon, lentement promenés aux bords de l’llissus, ou groupés sous une colonne du Gymnase, devant un auditoire de beaux éphèbes couronnés de joncs ! Cette musique divine des idées aurait-elle pu résonner sur ses légers modes, entre les cris d’un camp barbare et les incantations d’un collège de mages ?
L’Éloquence aurait péri avec la liberté qui l’inspire ; l’orateur est bâillonné quand l’agora est fermée. On peut convaincre par le raisonnement ou par l’enthousiasme l’âme d’une multitude intelligente et mobile ; aucune parole ne saurait percer la surdité d’une idole royale, invisible et inaccessible, dont l’arbitraire est l’unique loi. Démosthènes méditant, contre le despote de la Perse, les discours qu’il lança sur le tyran de la Macédoine, n’aurait harangué que la mer.
L’Art, engagé dans les entraves de l’archaïsme, n’en aurait été délivré, ni par le compas d’Ictinos, ni par le ciseau de Phidias. L’architecture de l’Acropole, d’une perfection si simple et si pure, dont chaque ligne a la souplesse d’un beau rythme, aurait-elle pu naître à l’ombre des Babels massives de l’Asie ? Les Dieux qui commençaient à rompre les gaines grossièrement substituées au corps, à décoller leurs bras d’un torse immobile, à détacher leurs pieds soudés sur une base, à remplacer par les expressions de la grâce et de la grandeur, le morne sourire figé sur leurs lèvres, se seraient renfoncés et endurcis dans leurs anciens types. Si nous les voyons si fiers et si beaux, c’est qu’ils furent conçus au sein du bonheur, fils de l’orgueil et de la joie d’un peuple affranchi. L’opprobre aurait déprimé leurs traits marqués des stigmates de l’asservissement. Qui sait même si la conquête ne les eût point fait redescendre dans le cercle inférieur des théogonies asiatiques ? Qui sait si les Symboles vainqueurs de la Perse, les taureaux mitrés, les léopards à face d’aigle, les Chérubins aux six ailes, ne les eussent point ramenés à la bestialité des mythes primitifs ? Décadence monstrueuse et qui fait rêver : l’Olympe hellénique retournant au règne animal !
On peut imaginer sans doute que les peuples grecs dispersés se seraient plus ou moins rejoints, comme les tribus d’Israël pendant leur exil, qu’ils auraient emporté dans la captivité ou entretenu sur leurs ruines, quelques flammes éparses de leur feu sacré. Mais que de cordes arrachées à cette grande lyre, que de conjonctions d’étoiles arrêtées, que de génies retenus dans les limbes au moment où ils alIaient en surgir ! Quelles lacunes irréparables dans l’œuvre des intelligences et des mains humaines ! Le mot d’Homère sur l’homme, disant que « quand les Dieux le réduisent en esclavage, ils lui enlèvent la moitié de son âme », se serait étendu sur une race entière.
Les victoires des deux guerres Médiques n’ont point seulement délivré la Grèce, elles ont sauvé le monde et racheté l’avenir.