(1875) Premiers lundis. Tome III « Armand Carrel. Son duel avec Laborie »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « Armand Carrel. Son duel avec Laborie »

Armand Carrel.
Son duel avec Laborie77

Nous avons dit combien de témoignages d’intérêt et de douleur avaient accueilli la première nouvelle du danger de M. Carrel. Aujourd’hui tout Paris ayant été informé, par les journaux, du malheureux événement qui avait fait hier, parmi ses amis, à la Chambre et dans quelques lieux publics, une sensation si vive, tout Paris s’en est ému. Pour ceux qui connaissent son caractère de droiture, d’énergie et de franchise, ou qui ont apprécié la haute portée de son talent, c’était un besoin de manifester les sentiments d’estime et d’affection qu’ils lui portent : ceux qui partagent ses principes politiques ont dû lui savoir gré de cette généreuse ardeur toujours prompte à relever les provocations ou à venger les injures qui s’adressent à la cause de Juillet ; les hommes de cœur, enfin, qui, sans être attirés vers lui par une communauté d’opinion aussi étroite, ont pris en dégoût les honteuses palinodies qui font le scandale de notre temps, n’ont pu refuser quelque marque de sympathie à un écrivain dont la foi politique, éclairée et persévérante, va jusqu’au sacrifice de la vie.

M. Carrel a prouvé, dans plus d’une occasion, que son dévouement à la liberté était sans calcul et sans mesure. Avant de pouvoir prétendre à aucune célébrité, à aucune importance dans son parti, il n’a pas craint les échafauds de la Restauration. Son opposition de vingt ans n’était pas moins courageuse que celle de trente : les actes venaient dès lors au secours des paroles, et il n’a pas tenu aux gens du roi et aux Conseils de guerre de l’époque d’épargner aux parquets et aux Commissions militaires de la nouvelle monarchie la besogne qu’il leur a donnée. Voilà ce qu’on s’est rappelé quand on l’a vu de nouveau personnellement aux prises avec les légitimistes. On a cherché quels gages avaient donnés, de plus que lui, contre la branche aînée des Bourbons, les modérés qui accusaient lui et ses amis d’un rapprochement monstrueux avec les carlistes, et l’on a trouvé que la plupart de ces intrépides calomniateurs étaient bien soumis, bien plein de zèle, et sur tout bien rentés comme à présent tandis qu’il disputait sa tête aux bourreaux royalistes.

Il lui eût été facile de détruire l’effet de ces lâches insinuations, même auprès des intelligences les plus faibles et les plus prévenues, s’il avait poursuivi le parti vaincu de grossières injures ou de sarcasmes cruels ; mais il y avait trop de noblesse dans sa nature pour un pareil rôle. Comme tous les écrivains patriotes, il s’est attaqué aux puissants, à ceux qui abusaient de la force contre le droit, et il ne s’est souvenu des carlistes que quand de loin en loin ils relevaient la tôle. Conséquent dans ses doctrines, il a réclamé pour tous l’usage et la protection des lois ; il entendait que chacun pût librement exprimer son amour ou sa haine, et que la faction même qui avait voulu anéantir la presse s’en servit pour sa défense. Il savait bien que le jour de la lutte renaîtrait entre nous et la faction incorrigible, et pensant qu’il serait temps alors de lui faire bonne guerre, il attendait patiemment le juste milieu à cette épreuve. Ni lui, ni aucun de nous ne se serait imaginé que cette faction qui a tant besoin d’oubli et de tolérance, en viendrait à ce degré de hardiesse de vouloir interdire par la menace et le guet-apens la liberté de discussion, ne le pouvant plus faire par la censure. Dès que cette odieuse prétention a été mise en avant, il s’est présenté pour la combattre. C’est ainsi qu’il avait fait respecter par d’autres adversaires l’indépendance de l’écrivain, en leur portant le défi d’exercer sur lui le prétendu droit d’arrestation préalable. Cette fois encore, au risque de ses jours, il aura réussi ; la presse et le pays lui-même (notre deuil et son danger, heureusement diminué, nous autorisent à le dire) lui devront des remerciements. Ce sont ces remerciements pour un service noblement rendu et universellement senti, que lui apportaient aujourd’hui les milliers de citoyens qui sont venus s’enquérir de son état à son domicile et dans nos bureaux. Le talent, si élevé qu’il soit, n’a point le don de remuer ainsi toute une grande capitale ; et dans tous les signes d’intérêt et d’approbation qui se manifestent, il faut reconnaître un devoir public courageusement rempli.