À un Romancier d’Outre-Monts
Nous avons, mon cher ami, à peu près les mêmes idées littéraires. Vous comprendrez donc, s’il est judicieux, le titre, Les Étapes d’un Naturaliste, que j’ai choisi pour ce petit volume.
Voyageur à travers les théories littéraires, écolier qui fuyait l’éducation classique la plus impitoyablement sévère, la plus banalement universitaire, j’ai jeté l’ancre, sans céder aux attirances de la sirène romantique, près des rivages du Naturalisme, épris de cette floraison superbe, qui va de la force de Zola au nervosisme des Goncourt, de la grâce de Daudet à l’étrangeté d’Huysmans.
Ce sont les Étapes de ce voyage que je compte aujourd’hui, non point par le menu des détails — ce qui serait aussi fastidieux pour le lecteur que désagréable pour moi, — mais par les résultats. Autant de chapitres, autant de documents d’un état intellectuel en mal de croissance, en pleine crise de développement. Je crois que tous les jeunes hommes de notre temps ont souffert cette révolution artistique, ou une contraire, et que, dès lors, il peut y avoir quelque intérêt pour eux dans ces pages, dont le mérite intrinsèque n’est, à part cela, pas grand 1.
Que si, maintenant, vous ne comprenez pas le titre que j’ai choisi, ou que si, le comprenant, vous jugez que je n’en ai pas tenu les promesses, du moins quelques-unes, — je me serai trompé, et il n’y aura qu’un mauvais livre de plus !
L’espèce n’en est pas si rare que je m’en désole… ni vous non plus, j’espère, d’autant que j’ai soin de ne vous pas nommer, ma chère victime !
À vous.
Souvenirs des Pyrénées
I. De Pierrefitte à Cauterets
De Lourdes à Pierrefitte, la locomotive vous emporte sur les bords d’un Gave qui sillonne la fertile et vaste plaine d’Argelès, qui a, vers Pierrefitte, un double débouché : les deux vallées de Luz et de Cauterets. Vous arrivez dans cette dernière par une route montante que l’on désigne, en grande partie, sous le nom de côte du Limaçon. C’est un chemin, taillé à pic sur les flancs schisteux de la montagne et qui suit le Gave, dont les eaux bouillonnantes courent, se brisent sur les rochers et retombent en pluie, sous un berceau de feuillage. Un voile épais de noyers, de frênes, d’aulnes et de tilleuls, le cache, parfois, au regard du voyageur. À droite du torrent, se dresse la montagne de Soulom sur les flancs de laquelle quelques rochers scintillent en blanc, dans la verdoyante prairie, semée de maisonnettes et des bouquets d’arbres qui les environnent. La bergère lutte, sur ces pentes, avec la vache indocile ou la chèvre rebelle ; plus loin sort de la métairie, couverte de chaume, une glaneuse hardie, qui vient faucher les foins et arracher des herbes, sur des rocs suspendus au-dessus du Gave et qu’on craint, à chaque instant, de voir céder sous les pas de l’imprudente.
Puis on change de rive, la route laisse à droite la cascade du Limaçon et s’encaisse dans une sorte de chaos, formé par les roches calcaires, éboulées des deux côtés ; au fond de cette gorge mugit le Gave dont le flot bat sans repos contre Te roc et veut se frayer un passage sur la pierre qu’il couvre d’une blanche écume. Le Cabaliros envoie vers le Gave un ravin à pente rapide qui, dans sa beauté grandiose et sauvage, se précipite des flancs déchiquetés de la montagne. Puis, le Limaçon laissé en arrière, la route s’enfonce dans les prés ; de tous côtés, serpentent des ruisseaux au murmure argentin et doux. Les tertres se couvrent de demeures rustiques, et Cauterets apparaît enfin.
Salut, petite ville, salut ! Chez toi, César vint guérir l’ulcère qui le tourmentait. Pourquoi faut-il que Crassus seul ait conquis ce pays et que César n’ait jamais connu les bords de ton Gave ? Encore une illusion qui ira rejoindre les neiges d’antan ! La visite du roi d’Aragon, Sanche Abarca, est-elle plus certaine ? Dieu me garde de vouloir en décider ? Au moins, quand les bons moines de Saint-Savin possédaient la vallée, et les sources précieuses qu’elle contient, la vieille noblesse de la Bigorre et du Béarn daignait venir y soigner ses maux.
Ici s’est retirée avec sa petite cour littéraire la docte et séduisante sœur de François Ier ; ici, entourée de ses valets de chambre hellénisants, elle a reçu les naïfs hommages des poètes du pays et a entendu chanter sa cabane
Couberte qu’ey d’amous.
Là elle écrivit son Heptaméron « le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillés que le soleil ne saurait percer l’ombre ni échauffer la fraîcheur, et s’asseyait sur l’herbe verte, qui est si molle et si délicate qu’il ne a lui fallait ni carreaux, ni tapis. »
Plus tard, Rabelais s’est rendu dans ton sein, petite ville ; maintenant, certes, le gros curé de Meudon ne saurait te reconnaître. S’il rencontrait chez toi l’épicurien Henri Heine, il n’aurait nul motif pour s’étonner ; à sceptique, sceptique et demi ! Mais s’il y voyait la douce Eugénie de Guérin, comme il s’enfuirait vite vers le cabaret voisin, laissant la naïve enfant du Cayla nous exprimer, avec une grâce enfantine, avec une simplicité charmante, ses impressions à la vue des paysages qui l’environnent :
« Ces Pyrénées sont infiniment plus belles à voir que Paris, qui cependant est bien beau. Mais il y a la différence de l’œuvre des hommes à l’œuvre de Dieu. Cette inexprimable architecture de monts et de vallées sans mesure donne une impression bien vive de la puissance divine. J’ai joui grandement pendant cette route commencée à Tarbes, parmi les vignes et les fleurs, et continuée dans les flancs de roches pyramidales, et sur un torrent qui vous bondit sous les yeux jusqu’à Cauterets. La route est taillée à pic sur ce Gave fabuleux, et elle eût fait honneur aux Romains : c’est admirable de hardiesse ! »
Bien d’autres encore, ont fréquenté Cauterets. La reine Hortense, qui y a laissé un témoignage de son passage : la grange de la reine Hortense ; Thiers qui y a tué son ours ; les princes d’Orléans, et, s’il m’en souvient bien, George Sand et Ampère, le romancier féminin et le délicat critique.
Cauterets est situé dans un étroit bassin ; c’est une gorge profonde, bornée par trois hautes cimes : le Perrauté, drapé dans un manteau de sapins verts et sombres ; le Péguère, couronné de sapins et ceint de hêtres touffus ; le Peyrénère, parsemé de maisons bâties dans les prés et dont le triple sommet est occupé par d’immenses pâturages que peuplent les bœufs et les moutons. Derrière ces murailles de granit, on aperçoit le Cabaliros et le Monné dont les flancs nus sont desséchés par le soleil, enfin l’Hourmigas. Une échappée permet de distinguer, au-dessus du Péguère et du plateau de Cambasque, les Lacets avec leur amphithéâtre de hêtres, de noisetiers et de gazon, le Mamelon vert avec ses prairies, semées de fleurs, comme un riche tapis oriental.
II. Le pont d’Espagne
Quand, au sortir de Cauterets, on monte vers la Raillère, on suit le Gave sur sa rive droite pendant un temps assez court, puis un pont de lourde maçonnerie et quelques escaliers vous conduisent à la source. La partie nord de la vallée s’étend alors, tout entière sous des yeux du touriste. Sur la montagne du Lisey, les vertes prairies, émaillées de marguerites sauvages et de violettes blanches, sont diaprées par les teintes du ciel ; en face, les pentes silvestres du Péguère sont chargées de bouleaux, de genévriers, de noisetiers et de pins minces et roux. Au fond de la gorge, entre quelques bouquets de sapins et de châtaigniers, repose, comme dans un nid coquet de verdure, la petite ville que viennent rafraîchir le Gave et le torrent du Cambasque. Des gracieux chalets de Cauterets s’échappe une fumée qui s’élève en élégantes spirales vers la voûte azurée. Que de poésie dans ces vapeurs bleuâtres tourbillonnant dans un ciel serein pour se mêler aux nuées diaphanes qui cachent la cime du Péguère et du Cabaliros !
Si l’on tourne le dos à Cauterets, on aperçoit dans le fond du paysage un immense rideau de sapins et la cascade de Pisse-Aros. Son murmure monotone ressemble au bruissement des feuilles qu’un léger zéphyr agite dans nos forêts. Là, des arbres vénérables sont exposés aux efforts des rafales qui les déracinent et les jettent sur le Gave de Lutour où ils forment des ponts champêtres. Le lierre séculaire, qui les revêt, protège de ses festons rustiques les délicates fleurettes roses et bleues que renferme le tortueux labyrinthe des rochers. Au travers des défilés de plus en plus resserrés, le Gave s’élance en bouillonnant et, comme irrité de la résistance des blocs de granit, il couvre d’écume et de poussière d’eau les deux rives et redouble de rapidité. Laissant derrière nous l’établissement des eaux, nous rejoignons le Gave de Marcadâou pour le suivre jusqu’au pont d’Espagne.
La vallée de Marcadâou, resserrée entre les éboulements du Péguère et de la montagne, couverte de sapins, contient la longue cascade de Mâouhourat. Jusque-là, il a fallu gravir péniblement des côtes rapides, mais, ici, les pentes s’adoucissent, le Gave de Géret mugit au bas du défilé, sur le flanc d’une montagne éraillée, et le voyageur chemine entre le précipice et d’énormes masses de granit. Ici les arbres ont disparu, il n’y a même plus de mousse ; c’est le calme, c’est la solitude horrible de la mort. Un nouveau chaos couronné par de sombres forêts de sapins se présente à nos regards : des myriades de pierres stériles, un gigantesque éboulement de rocs fracassés et broyés, aux pointes aiguës, aux âpres contours, une traînée grisâtre de mine de plomb ou d’ardoises qui, de leurs reflets étincelants brûlent les yeux. On dirait que la montagne, dans une heure de colère, s’est soulevée pour briser ses pointes, crevasser ses flancs, disloquer ses assises, déchiqueter ses aiguilles, et que du sein de cette vaste hécatombe il va jaillir quelque monstre terrible et inconnu qui nous emportera dans ces profondes fissures et nous dévorera vivants dans ces cavernes étroites et sombres… Mais bientôt la nature se rassérène ! On approche de la cascade du Cerisey.
Coquettement enfouie entre les sapins et couverte d’un arc-en-ciel brillant, la chute, brisée une première fois, retombe dans un canal effilé où ses eaux, argentées par l’écume, se perdent sur un fond assombri par les murailles de granit. Une rosée abondante de vapeurs d’eau vient rafraîchir sans cesse les sapins des bords du Gave qui cachent en cet endroit les fougères les plus jolies et les fleurs les plus délicates de la vallée. Les humides gouttelettes de cette pluie microscopique étincellent comme des perles dans les touffes de gazon et dorent le roc chargé de mousses verdoyantes.
On s’éloigne à regret de cette merveille de la nature et, en suivant le Gave, on arrive aux cascades successives du Pas de l’Ours et de Boussès, moins belles que celle du Cerisey, mais remarquables, la seconde surtout, parce qu’elles plongent d’un seul jet au milieu des sapins. Puis, on traverse une prairie coupée par de nombreux ruisseaux et où paissent de grands bœufs qui fixent le voyageur de leurs grands yeux bien bêtes, mais bien bons, et le voient passer sans surprise comme sans effroi. Parfois pourtant ils semblent se demander ce que leur veulent ces intrus qui viennent les déranger dans leurs pâturages, et secouant leurs grosses cornes, ils font tinter leurs clochettes comme pour appeler leur berger. C’est d’habitude une enfant en espadrilles et la tête couverte d’un épais capulet qui est chargée de la garde de ce paisible troupeau. Bientôt la prairie est franchie, et un sourd mugissement nous annonce le voisinage d’une cascade. Quelques instants plus tard, à travers les sapins et les pins rouges, nous gagnons le pont d’Espagne. Nous y voyons s’unir les deux Gaves de Gaube et de Marcadâou. Laissant, sur la rive droite, le pont du Marcadâou, nous allons à la cascade.
Bondissant d’une gorge noire de sapins sur un îlot de roc, elle se partage en deux nappes. Elles reluisent un instant sous les rayons du soleil, puis tombent en cascade tandis que les arbres tamisent la lumière et que l’arc-en-ciel brille dans les vapeurs d’eau. Les deux Gaves réunis se précipitent sous le pont d’Espagne où s’élève une poussière de vapeurs irisées qui inonde les fleurettes et les mousses du rocher voisin.
L’Hiver2
Hier encore, à l’heure où les forêts antiques se couvrent d’épaisses ténèbres, les cerfs et les daims sauvages, qui allaient régner seuls dans les taillis déserts, s’élançaient au travers des vallons. Le dix-cors altier, que le chasseur avait poursuivi sans relâche pendant tout le jour, courait se désaltérer. Las de franchir monts et plaines de toute la vitesse de ses pieds, il se plongeait dans les ondes pures de la source ignorée qui murmure à l’entour du grand chêne. La haute futaie joignait ses ombres mystérieuses à la pénombre de la nuit ; le frêne vert tapissait le roc nu, brûlé par les ardeurs d’un soleil estival. La silhouette gigantesque des pins se penchait sur la vallée et tremblait au moindre souffle des vents. Le saule, ce mélancolique pleureur, qui se dresse au bord du lac, cachait entre ses racines les fraises rouges et les grappes de baies écarlates. La clarté de la lune, filtrée au travers du dôme sombre des bois, resplendissait sur un buisson d’aubépines, semblable au gracieux sourire qui se dessine sur les lèvres d’une Vierge de Raphaël.
Mais aujourd’hui l’hiver vient dépouiller les bouleaux de leur verdure, le vent soupire entre leurs branches flétries. Les hauteurs se voilent des vapeurs de novembre, la bise soulève en tourbillons les feuilles desséchées. Déjà l’orage gronde sur la colline, déjà le ciel s’obscurcit, déjà les flocons de neige se précipitent sur l’aile de l’ouragan.
Le berger, couché sur la bruyère, suivait, cet été, le vol des nuées, il croyait que son œil distrait y pouvait discerner les âmes de ses amis défunts, aujourd’hui il lui a fallu en toute hâte rassembler ses brebis, il descend vers la plaine. Malheur à lui, si la tempête le surprend dans les étroits sentiers qui blanchissent sur les penses de la montagne ! Le vent qui force les chevreuils et les daims à se réfugier dans les profondes cavernes et à ne plus bondir sur le gazon des forêts fait voltiger les boucles argentées du vieillard autour de sa tête chenue. Les chiens gémissent, et, l’œil baissé, suivent d’un pas timide leur maître haletant. Lui, siffle pour les encourager, enveloppe dans son vaste manteau son corps glacé par les ans et la pluie. Le troupeau paresseux suit ses pas et brave les frimas de la nuit. Déjà il aperçoit la clarté de la lampe qui brille comme une étoile à la fenêtre de sa cabane. Là, autour du foyer ardent, son épouse inquiète presse contre son sein, ses enfants que, dans sa douleur, elle nomme ses orphelins.
Plus de ces chants joyeux qui jadis célébraient les douceurs de la vie, seuls les soupirs, les larmes et les sanglots ! Noël vient couvrir de givre le cyprès du cimetière et glacer la pierre tombale des preux antiques.
Avant que l’alouette recommence à gazouiller au haut du nuage, avant que l’aubépine couronne de ses guirlandes parfumées le front chaste de la jeune fille, nous nous réunissons autour de la lampe joyeuse pour écouter les récits du vieux conteur. Pleins d’un calme égoïste, nous nous plaisons à entendre siffler la bise ; assis auprès d’un bon feu, nous raillons la tempête et ses outrages, nous narguons l’ennui et ses langueurs.
Mais février et ses gelées succèdent aux neiges de janvier. Paladins, écuyers, belles et troubadours, vous pouvez retourner dans vos tombes antiques. Nos mélancoliques rêveries s’enfuient ; les hirondelles regagnent leurs nids printaniers. Les agneaux retrouvent leur gaîté, les oiseaux vont revenir, la reine-marguerite bourgeonne déjà ses premières feuilles et, dans le gazon qui reverdit sous un ciel nébuleux, la violette embaume.
La Révolution à Bordeaux3
Tous ceux qui se sont occupés de recherches historiques ont mille fois constaté de quel utile secours auraient été pour eux des monographies bien complètes ; aussi, est-ce avec reconnaissance que les travailleurs salueront le savant livre de M. Vivie, la Terreur à Bordeaux. Au contraire de la plupart des écrivains, il nous donne plus qu’il ne nous promet, car ce n’est pas seulement la Terreur à Bordeaux qu’il nous raconte, c’est la Révolution dans le Bordelais depuis ses origines jusqu’au cri de délivrance de Thermidor. Il suffirait d’un nouveau volume pour que nous ayons un récit complet de la Révolution : nous l’attendons de lui. Quand on a eu le courage de fouiller le dossier de la Terreur, on doit avoir celui d’affronter la corruption du Directoire ; d’ailleurs les faiblesses d’âme sont interdites à l’historien ; Tacite, auquel M. Vivie emprunte tant de curieux rapprochements et qu’il semble affectionner d’un amour tout particulier, n’a pas reculé devant les excès des Césars.
À la veille de la Révolution, Bordeaux était au comble de la prospérité ; le dernier traité de paix, la convention commerciale de 1786 avaient donné les plus grands avantages à son négoce qui s’étendait chaque jour.
Deux cents navires, appartenant presque tous à des armateurs du port, commerçaient avec la fertile Saint-Domingue, et, d’heure en heure, le canon signalait l’entrée ou la sortie de barques nombreuses, sources de nouvelles richesses. L’Angleterre accueillait les fameux vins du Bordelais avec une estime qu’on lui faisait chèrement payer. Aussi les négociants vivaient-ils comme des princes dans les grands hôtels que l’architecte Louis leur avait construits. Le gouverneur, le galant maréchal de Richelieu, ne s’occupait plus sur ses vieux jours que d’embellir la ville de monuments splendides. Le voyageur anglais, Arthur Young, dont on a lu les curieuses relations, s’extasiait sur le luxe et la magnificence des commerçants de Bordeaux. « Leurs maisons et leurs établissements, écrivait-il, sont d’un genre dispendieux ; ils donnent de grands repas et plusieurs sont servis en vaisselle plate. » Quelques-uns d’entre eux étaient dix ou douze fois millionnaires ; et dans les soirées qui réunissaient la haute société commerciale les femmes faisaient assaut de diamants et les hommes luttaient de profusion aux tables de jeu ; car le jeu, cette passion dominante du dix-huitième siècle, prélevait son impôt sur ces immenses fortunes, mais jamais de façon à les tarir. À côté de ce luxe artificiel dans lequel se complaisaient les Bordelais, il y avait le luxe de la nature, plus brillant encore que le premier : ce n’était pas seulement la Gironde, bleue comme la Méditerranée ; le soleil radieux du Midi illuminait les coteaux chargés de vignes ; la campagne était fraîche, parfumée ; verdure et fleurs foisonnaient dans les jardins publics.
Mais, enivrée de tant de délices, la cité n’oubliait pas qu’elle était la patrie de Montaigne, de la Boétie et de Montesquieu ; les lettres y étaient toujours cultivées, les grandes traditions intellectuelles s’y ravivaient dans les douceurs de la paix et de la richesse. Au palais, on pouvait entendre les accents éloquents de Guadet, de Gensonné, de Garat, de Vergniaud, de Dupaty et de Desèze ; la peinture voyait s’ouvrir un musée, et des amateurs éclairés assuraient leur protection et leurs encouragements aux beaux-arts. Le clergé était plus instruit et de mœurs encore plus pures que dans les autres grandes villes ; le parlement, digne de la lourde tâche que lui imposait son illustration passée, avait été l’un des premiers à réclamer les États-Généraux.
Quelques années plus tard, la situation était bien différente, Bordeaux n’avait plus ses avocats, mais la France avait les Girondins. Ce clergé, l’orgueil de Bordeaux, était dispersé, persécuté ! Cet évêque, l’un des premiers partisans des libertés populaires, fidèle à sa foi et à ses promesses, avait refusé un serment qui répugnait à sa conscience ; il était en exil4 ! Le Parlement était tombé dès les premiers jours de la Révolution. Ces ducs, ces nobles qui, comme Duras, avaient accepte le commandement de l’armée patriotique bordelaise, ils étaient à l’étranger, chassés par les hommes qui, grâce à la faiblesse du parti girondin, se poussaient dans la faveur de la plèbe.
Quant au peuple, aux ouvriers, aux campagnards, aux travailleurs de tous genres, ils manquaient de pain, et comment eussent-ils vécu, en effet, quand tout était abandonné, commerce et agriculture ? Les modérés avaient d’abord gouverné la ville ; ils formaient ce que l’on appelait alors la Société des Amis de la Constitution. Là se réunissaient, sous la présidence de Duvigneau, de bons bourgeois, d’honnêtes commerçants, repoussant toutes les exagérations et désirant avant tout le repos et la tranquillité ? mais d’autres clubs s’élevaient à côté de celui-là : le club National qui recevait dans son sein des négociants tarés, des prêtres et des religieux défroqués, des médecins et des avocats sans clientèle, prêts à fomenter des troubles pour y chercher fortune ou pour y satisfaire leurs basses passions. Les femmes elles-mêmes avaient leurs assemblées où l’on déraisonnait à l’aise sur les affaires publiques.
Déjà avait eu lieu un premier massacre, celui des abbés Langoiran et Dupuis. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Vivie le récit de cet horrible attentat : la foule se ruant sur les victimes, les mettant en pièces et s’acharnant sur leurs cadavres avec une barbarie digne de cannibales ; le frère de l’une d’elles, un prêtre assermenté, dansant à côté du lieu où l’on tuait son frère et étouffant en son âme tout sentiment de pitié. On lui fit une gloire plus tard de son infâme conduite et elle le sauva peut-être de l’échafaud !
Cependant la misère croissait encore ; Bordeaux, si riche en 1789, manquait de pain ; des pièces officielles contiennent ces détails désolants : « Dans la plupart des municipalités de campagne, les boulangers ne peuvent pas faire de pain, faute de blé ; les habitants ne mangent pas de pain depuis plusieurs jours ; dans quelques autres, plus voisines de la ville, les citoyens et citoyennes sont obligés de venir à Bordeaux et d’y perdre au moins une journée pour tâcher de se procurer du pain chez les boulangers, à quoi ils ne réussissent pas toujours à cause de la grande affluence qui se fait dans la boutique des boulangers. »
Les plus avancés gagnaient fort à cet état de choses, ils y trouvaient matière à censurer les gens dont la modération avait de si fâcheux résultats. Aussi la popularité du club National s’étendait-elle tous les jours, tandis que le club des Amis de la Constitution déclinait. La guerre éclata bientôt entre les deux partis ; elle ne servit qu’à susciter de violentés haines contre Duvigneau et à préparer sa perte ; elle mit en lumière la personnalité d’un certain Lacombe, instituteur condamné pour escroquerie par des juges que, plus tard, il envoya à l’échafaud, chassé pour indélicatesse du Musée, sorte d’académie bordelaise, expulsé comme indigne sur la demandé des amis de Vergniaud du cercle des Amis de la Constitution. Avec de tels titres à l’estime publique, on parvenait à la présidence des tribunaux révolutionnaires : aussi ce poste était-il réservé à Lacombe.
Le parti royaliste n’avait pas cessé de compter de nombreux adhérents à Bordeaux : tant que les modérés furent au pouvoir, il les laissa agir avec dédain, mais sans attaques. Quand les Girondins furent tombés sous le couteau, royalistes et modérés, d’une commune entente, saisirent le pouvoir et faillirent donner l’exemple d’une lutte intestine trop justifiée. Toute légalité ne s’était-elle pas évanouie le jour où une assemblée toute puissante avait abdiqué devant les fureurs populaires et leur avait immolé plusieurs des membres qu’elle applaudissait la veille ?
Bordeaux tout entier éleva un énergique cri de vengeance ; mais, faut-il l’avouer ? quand il s’agit de combattre non plus de la voix mais les armes à la main, il n’y eut que trois cents hommes qui se présentèrent pour marcher contre la Convention. Du moins une âme vaillante s’était révélée durant cette lutte : Pierre Sers, malgré ses efforts et sa hardiesse héroïque, dut céder. L’heure était venue, où les Bordelais allaient être mis au pas, comme les en avait menacés la Convention.
L’échec, subi par le parti modéré, abandonna le pouvoir à la section Franklin et au club du Café National ; c’était un Laïs, vil comédien, un Lacombe, qui allaient terroriser la ville. La jeunesse aux habits dorés osait encore se montrer ; ces muscadins devaient être bien vite réduits au silence. Quelques jours après sa création, la Société populaire de la Jeunesse bordelaise avait pourtant compté trois mille membres, et ces habits quarrés — c’est ainsi que les appelle un montagnard — avaient assez de hardiesse pour entourer, à l’extrémité des allées de Tourny, les envoyés de la Convention et les maltraiter en dépit de leurs menaces. C’est alors, qu’interrogés sur leurs sentiments républicains, les représentants, qui en donnaient pour preuve leur vote contre Louis XVI, furent tués en pleine salle du conseil ; on ne pouvait supporter l’apologie du crime, mais cette généreuse indignation et toutes les violentes diatribes, qui retentissaient aux oreilles d’Ysabeau et de Baudot, ne devaient que précipiter de nouveaux malheurs sur la ville déjà si éprouvée.
Dès lors, Bordeaux, d’après les rapports officiels, était le foyer de la réaction ; là se réunissaient les ennemis de la République : Guadet, Gensonné, Pétion, Barbaroux et Louvet étaient cachés dans la ville et osaient s’y montrer impunément. La contre-révolution commençait, ajoutait Baudot. À vrai dire, ce qu’il y avait de nouveau à Bordeaux, ce n’était pas la présence de proscrits, que la prudence en éloignait, mais l’arrivée inquiétante de sans-culottes moustachus, armés jusqu’aux dents et que leurs longues piques et leurs bonnets rouges rendaient plus effroyables encore. Les arrestations se multipliaient ; c’est alors que l’Espagnol Marchena, venu chercher la liberté en France, n’y trouva que la prison. De Bordeaux, il fut transféré à Paris, où il partagea le cachot de Riouffe. « Les sans-culottes, désormais, ne doivent rien craindre, avait dit Tallien, peu après son entrée triomphale, car la représentation nationale et la guillotine sont là pour venger les outrages, par lesquels on essayerait de les ralentir dans leur marche vers le sommet où ils doivent s’élever. »
Dès cette heure, la guillotine fonctionna à perpétuité sur ce que l’on appelait alors la place Nationale. Du 23 octobre au 16 décembre, c’est-à-dire pendant presque deux mois, le tribunal fut impitoyable : et pourtant on accusait déjà de modérantisme les deux plus marquants des dictateurs, Ysabeau et Tallien. On les faisait espionner par des agents subalternes, envieux de leur haute situation. Ainsi jalousés et surveillés, ils se révoltèrent et dénoncèrent leurs gardiens à Carnot et à Cavaignac, eux aussi relativement modérés. Les dictateurs étaient en effet bien moins cruels et bien plus faciles à émouvoir que leur entourage. Tallien ne manquait ni de talent ni de capacité ; quant à la probité, il en avait au moins autant que la plupart des hommes de gouvernement d’alors. Ysabeau, ancien oratorien défroqué, possédait une instruction bien supérieure à celle de son collègue, mais emphatique comme tous les orateurs du temps, il était en outre pédant. De plus, son caractère ondoyant se déguisait sous un masque de brutalité. Il avait un certain âge ; son collègue Tallien était jeune au contraire, ardent, peut-être convaincu, à coup sûr ambitieux, et ce désir de jouer un rôle important s’accrut encore sous les influences qu’il subit. Il se savait soupçonné et dénoncé à Paris ; à Bordeaux il ne pouvait se maintenir au pouvoir qu’en obéissant au courant ; il se laissa dériver. Aussi, bien, des têtes tombaient, bien des fortunes croulaient sous des amendes réitérées. Nul ne faiblissait. Au grand théâtre, la salle entière avait accueilli au cri de : Vive le roi ! la représentation d’une pièce médiocre de Boissy, La vie est un songe. Les artistes n’avaient peut-être point fait choix de cette maladroite imitation de Caldéron dans un but politique ; elle prêtait à la mise en scène et les lazzis de l’Arlequin auraient, pensaient-ils, un brillant succès. Leur attente ne fut pas trompée ; le public accorda tant d’attention à ce mauvais drame que la troupe expia son triomphe. Bientôt le théâtre fut fermé, et quelques temps après, on le céda à d’autres comédiens plus en faveur auprès de la commission militaire. Parmi les jeunes gens, arrêtés à la suite de cette échauffourée, se trouvaient les fils des meilleures familles de la cité ; aussi, est-il aisé de comprendre la consternation dans laquelle ces poursuites plongèrent la société bordelaise.
Le conseil des dix tyrans ne cessait d’ordonner perquisition sur perquisition ; un jour, on arrachait aux orfèvres l’or et les bijoux qui leur avaient été confiés, et, bien entendu, ni reçus n’étaient donnés, ni inventaire n’était dressé ; un autre jour, on enlevait l’argenterie des suspects, en volant jusqu’aux petites cuillers à l’usage des enfants. On agit ainsi, par exemple, chez le citoyen Cabarrus. D’après M. Vivie, ce fut à cette occasion que Tallien vit Térésa Cabarrus, si connue plus tard sous les noms de Mme Tallien et de princesse de Chimay. Cette liaison que la morale chrétienne réprouve, mais que les mœurs du xviiie siècle n’expliquent que trop, eut pour conséquence le salut de plus d’un Bordelais. Attachée à la vie comme une enfant qu’elle était, emportée comme une Espagnole, mais généreuse et compatissante, Térésa Cabarrus n’usa de son influence sur Tallien, que pour faire donner des fêtes ridicules et inoffensives, ou pour adoucir le caractère farouche du conventionnel. Établie, depuis longtemps déjà, à Bordeaux, elle y avait de nombreuses connaissances ; depuis son divorce avec M. de Fontenay, elle vivait avec son père et n’avait cessé de fréquenter les meilleurs salons de Bordeaux ; aussi eût-on désormais l’assurance de pouvoir fléchir l’un des tyrans. Il faut bien le dire, le niveau moral, si peu élevé durant tout le siècle, s’était encore abaissé à ce point que la conduite de Térésa, achetant la vie au prix de son honneur, ne provoqua chez personne
ces haines vigoureusesQue doit donner le vice aux âmes vertueuses.
L’histoire doit être plus sévère que les contemporains, mais il est juste qu’elle indique le bien à côté du mal. Nous n’aurions pas parlé si longuement de Térésa Cabarrus, si elle n’avait eu la gloire d’entamer la lutte avec le Comité de surveillance, et de le faire destituer. On mit en arrestation les membres ; qui l’avaient composé. Sous la même influence, Tallien ne tarda pas à faire les plus louables efforts pour rassurer le commerce bordelais : ce fut, on peut le dire, son but continuel pendant cette seconde période de son pouvoir. Il fit mieux encore ; il voulut améliorer le régime des prisons. Jusque-là on tenait fort mal les registres d’écrou ; on appréhendait et on enfermait dans les maisons de force ; sans indiquer la cause de ces atteintes à la liberté individuelle. Une commission fut installée pour interroger les prévenus. Antony, juge d’instruction, en fit relâcher un nombre considérable. Rien ne peindrait ces salles où les lits étaient si serrés que les têtes des dormeurs se touchaient, où deux cent huit hommes se pressaient dans un espace qui n’eût pu en contenir la moitié. Les vivres, que les détenus étaient contraints de payer, atteignaient des prix exorbitants, l’air si promptement corrompu dans des pièces exiguës, la contagion des maladies, accrue par des miasmes fétides, car la propreté ne fut jamais une vertu révolutionnaire, faisaient des prisons un séjour mortel.
C’est par ces services que Tallien encourut la haine des Montagnards les plus exaltés. On le présenta à Robespierre comme un modérantiste dangereux et dont il importait de se défier ; Tallien comprit le péril et partit pour Paris : il allait se justifier. Ysabeau restait seul pour lutter contre le parti avancé. Mais, faible de caractère, il manquait absolument d’énergie, et, quand Martignac, arrêté comme enragé modéré, lui démontra clairement la culpabilité de Lacombe, il se borna à lui promettre d’aviser. On ne devait pas lui en laisser le temps. Un jeune ambitieux nommé Jullien, qui avait rempli avec succès d’autres missions, venait d’arriver à Bordeaux avec le titre d’envoyé secret du Comité du salut public. Audacieux et entreprenant, il jugea d’un coup d’œil sûr la situation, et se posa en révolutionnaire zélé. Bientôt il réunissait le club de la Ferraille, décidé à s’en faire un marchepied vers le pouvoir. Dès lors il n’eut qu’à tenir le gouvernail, ses amis le poussaient insensiblement à la dictature. Il entra en lutte avec Ysabeau, mais ce ne fut qu’après s’être gagné la plupart des partisans que comptait celui-ci. Le terrain fut disputé pied à pied, enfin Ysabeau dut se résoudre à quitter la ville, la Convention l’ordonnait ; mais il fit avec lenteur ses préparatifs de départ. Jullien avait recueilli le fruit de ses intrigues. Robespierre, son protecteur, n’eut pas plus que lui à s’en réjouir : il avait ordonné l’arrestation de Térésa Cabarrus. Tallien, ivre de douleur, pressé d’agir par elle, prépara Thermidor.
À Bordeaux, le départ d’Ysabeau fut triomphal ; le parti modéré sentait la nécessité de se montrer fort et de contenir ainsi Jullien. Celui-ci venait d’achever la Gironde : en faisant tuer Guadet, Barbaroux et Salles ; au reste, l’échafaud ne chômait pas. L’on condamnait une confectionneuse, pour avoir vendu, vingt ans avant, des gilets avec des fleurs de lis, un acteur pour avoir accepté un rôle dans une pièce où n’éclatait point assez de patriotisme : il s’agit de la Tentation de saint Antoine. C’est bien le cas de demander où le patriotisme irait se nicher ! Aussi cette période donna-t-elle deux cent neuf condamnations en cent vingt jours, tandis que, sous Tallien et Ysabeau, en cent soixante-deux jours, l’on avait eu quatre-vingt-douze condamnations capitales. Les chiffres parlent seuls !
Heureusement pour Bordeaux, Thermidor renversa avec Jullien son lieutenant Lacombe : Ysabeau revint bien vite, et la réaction commença. On ne démolit la guillotine qu’après l’exécution du président du tribunal révolutionnaire, accompagnée de cette cruauté que le peuple met dans ses vengeances. On éprouva presque de la pitié pour ce misérable quand on le vit traverser, pour se rendre à l’échafaud, une foule qui demandait sa tête avec des cris furieux. La mort en elle-même a quelque chose de sacré qui devrait imposer silence aux passions des hommes. Quelle que soit l’horreur causée par le crime, elle se voile devant l’expiation, mais les réactions sont aveugles, quand rien de grand ne les illumine ; c’était le sentiment du péril couru qui seul animait les esprits ; l’ennemi était à terre : ceux-là qui tremblaient la veille s’unirent pour l’accabler. Bientôt l’on oublia les services d’Ysabeau pour ne se rappeler que ses premières fureurs, et le Livre Rouge parut, inspiré par des spéculations éhontées, tout autant que par les vengeances personnelles.
Tout proclamait que la Terreur était finie, mais du sang versé, il était resté la boue.
Les origines du félibrige5
I
Connaissez-vous Avignon, si illustre dans le passé, si fière de son présent ? Avignon où se déchaînent les vents furieux du Rhône, épuisant les poitrines délicates lorsqu’ils tourbillonnent avec violence sur les ponts, abandonnant la ville aux miasmes pestilentiels des marais lorsqu’ils ne sifflent point aux créneaux des remparts ? Là, vous entendez parler une langue moelleuse et rude, sauvage et douce, dont l’accent musical se prête également aux inflexions de la colère et de la tendresse, du désespoir et du bonheur, une langue encore dans l’enfance, ou, si vous le préférez, selon le mot délicat de Sainte-Beuve, une langue qui a eu des malheurs. Avignon, l’antique cité papale, depuis des siècles veuve de ses pontifes, Avignon qui célébrait, il y a quatre ans encore, la gloire de son Pétrarque, n’est pas moins orgueilleuse de ses félibres : si le capitoul, le roi des félibres, rei di felibre , réside à Maillane, si les arrêts de la Maintenance sont rédigés, d’ici et de là, dans les villes de Provence ou de Languedoc, c’est à Avignon que Roumanille composa ses dialogues, c’est à Avignon qu’Aubanel pleura sur son cœur brisé, sur sa brune Zani devenue nonne au blanc moutier.
Presque en face, Villeneuve, dominée par son vieux castel, qui se dresse comme la sentinelle perdue du passé, regrette les jours de splendeur où Magnats et Cardinaux venaient dans son sein se délasser de leurs fatigues. Le Rhône a beau baiser les pieds de la cité ruinée avec la galanterie d’un preux chevalier, Villeneuve, la ville du moyen-âge, a égrené ses créneaux par les siècles évanouis et ne s’enorgueillit plus que de ses hautes tours bronzées par le soleil.
Les villages qui bordent la route d’Orange à Avignon, ne sont pas moins pittoresques ; c’est Château-Neuf-du-Pape, d’où l’on voit les pics bleus et les dentelures du Gigondas, la crête neigeuse du Ventoux, les brumeuses Alpilles et, dans la vallée, Rhône et Durance qui se poursuivent, s’atteignent, se devancent pour s’unir un peu plus loin. Château-Neuf-du-Pape est assis sur une colline ; tout autour grimpent les échalas fameux de la Nerthe, et des terrasses où Mathieu rêvait, l’on aperçoit, vers la fontaine de Vaucluse, Château-Neuf de Gadagne. Au-delà c’est la plaine, où la Sorgue enlace mille villages dans de sinueux détours. Puis à côté, cet épais bosquet de chênes et de platanes, c’est Fonsegugne, qui se cache comme un nid dans le vert feuillage.
Pour Sainte-Estelle, le 21 mai 1854, sept amis d’Avignon ou des environs : Roumanille, Mistral, Aubanel, Tavan, Mathieu, Paul Giera et Brunet se réunirent dans ce site poétique. « Là, a dit l’un d’eux, là il y a l’ombre et le silence, la fraîcheur et la solitude ; des fontaines et des pêchers avec de rustiques bancs garnis de lierre ; des sentiers et des petits chemins qui serpentent, montent, descendent et mènent dans le bois ; là une vue ravissante, un air parfumé, les oiseaux chantent, les feuilles murmurent, et les fontaines bruissent6. »
Les sept Provençaux brûlaient d’un égal amour pour les gloires de leur province, pour cette littérature, cette poésie des troubadours si dédaignée et si oubliée : leur jeunesse ne répugnait point aux allures théâtrales. Les deux bras levés vers le Ventoux qui dominait la scène de sa cime gigantesque, ils jurèrent de relever leur langue maternelle, de faire revivre les bonnes traditions nationales et de créer en Provence une école littéraire nouvelle. Ils adoptèrent le nom de « félibres », vieux mot d’origine grecque conservé dans les chants populaires7, puis ils votèrent les statuts du félibrige. « Le félibrige, disaient-ils, est établi pour conserver à jamais à la Provence sa langue, son originalité, son honneur national et le beau rang de son génie. Le félibrige est gai, amical, fraternel, plein de simplicité et de franchise. Son vin, c’est la beauté, son pain la bonté et son chemin la vérité. Le soleil l’enivre de joie, il tire
sa science de l’amour et met en Dieu son espérance8. »
Les efforts devaient être grands, car les réformes à accomplir étaient nombreuses et graves. Après les Troubadours, le Midi avait eu des poètes, il n’avait pas eu une poésie. Depuis la défaite, à Muret, de Raymond de Saint-Gilles et de Pierre d’Aragon, qui fut comme le glas de la première poésie provençale, jusqu’à l’apparition de Jasmin, peu de noms ont mérité de survivre à l’oubli : Belaud de la Belaudière, Goudelin, Saboly, Despourrins, les Rigauds et le bon prieur Fabre. Enfin, quelques années avant Jasmin ou en même temps que lui, Morel persistait à chanter Glycère et les dieux démodés de l’Olympe ; Peyrottes, qui se crut un instant le digne rival de Jasmin, se résignait à être l’organe de la démocratie et du prolétariat ; les Provençaux Bellot, Desanat, Gelu, Benedit, Cassan ne parvenaient point à se débarrasser de leur rusticité naturelle du voulue ; leur verve bouillonnante sentait encore l’ail et le piment. En Languedoc, un maçon de la Grand-Combe, Mathieu Lacroix promettait de devenir un poète élégiaque d’un certain soufflé ; la mort l’enleva après sa « Pauro Martino ! » La Fare Alais, son compatriote, plus tempéré que ses rivaux de l’autre côté du Rhône, avait moins de talent, et sans Jasmin, le Midi ne comptait pas de poète remarquable durant la première moitié du dix-neuvième siècle.
Faire un appel à tous les écrivains de bonne volonté, créer une école qui pût travailler à épurer la langue, à défendre le passé de la Provence en même temps qu’elle s’efforçait de moraliser le présent, telle fut l’ambition des sept créateurs du félibrige. Dès lors, comme le cénacle de 1830, le félibrige devait ouvrir ses portes, non seulement aux poètes, mais à tous ceux qui, de près ou de loin, luttaient, pour la gloire de la patrie méridionale et la défense de ses idiomes menacés. Le félibre, d’après Théodore Aubanel, c’est le poète qui pleure en lisant Arnaud Daniel, c’est l’historien qui s’émeut en narrant les combats de Suffren ou de Forbin ; c’est le sculpteur, c’est le peintre qui frémit en contemplant l’œuvre de Puget, des Vernet ou de Sigalon, c’est le musicien qui tressaille aux accords de Félicien David9. Les femmes même furent admises, et dans ces festins des majoraux où
Avec des flots de vin coulent des flots de rimes10,
la place d’honneur est réservée de droit aux félibresses, reines de poésie qui, comme leurs gentes ancêtres, président aux chants des fils régénérés des troubadours. Magali ou le Mazet de Maître Roumieu sont repris en chœur. Aubanel lit sa pièce dernière, les jeunes gens improvisent un sonnet ou un brinde, Mathieu ou Brunet disent un Noël et Mistral répète sa Communion des Saints.
« Elle descendait, en baissant les yeux, les escaliers de Saint-Trophime ; c’était à l’entrée de la nuit, on éteignait les cierges des vêpres. Les saints de pierre du portail, comme elle passait, la bénirent et de l’église à sa maison l’accompagnèrent des yeux.« Car elle était ineffablement sage, et jeune et belle, on peut le dire ; et dans l’église, nul peut-être ne l’avait vue parler ou rire ; mais quand l’orgue retentissait, pendant que l’on chantait les psaumes, elle croyait être en paradis portée par les anges !« Les saints de pierre, la voyant sortir, tous les jours, la dernière sous le porche resplendissant et s’acheminer dans la rue, les saints de pierre bienveillants avaient pris en grâce la fillette ; et quand la nuit, le temps est doux, ils parlent d’elle dans l’espace.« — Je voudrais la voir devenir, disait saint Jean, nonnette blanche, car le monde est ravagé par les orages et les couvents sont des ports. » Saint Trophime dit : « Oui, sans doute, mais j’en ai besoin▶ dans mon temple, car dans l’ombre, il faut de la lumière, et dans le monde, il faut des exemples. »« — Ô frères, dit saint Honorat, cette nuit, dès que luira la lune sur les lagunes et dans les prés, nous descendrons de nos colonnes, car c’est la Toussaint : en notre honneur, la sainte table sera mise, et à minuit, Notre-Seigneur dira la messe aux Aliscamps. »« — Si vous me croyez, dit saint Luc, nous y conduirons la jeune vierge ; nous lui donnerons un manteau bleu avec une robe blanche. »« Et cela dit, les quatre saints, tels que la brise, s’en allèrent, et de la fillette, en passant, ils prirent l’âme, et l’emmenèrent.« Le lendemain de bon matin, la belle fille s’est levée… Et elle parle à tous d’un festin où elle s’est trouvée en songe : elle dit que les anges étaient dans l’air, qu’aux Aliscamps, table était mise, que saint Trophime était le clerc et que le Christ disait la messe. »
Reportons-nous à ces réunions de Fonsegugne où, groupés autour de la table hospitalière du château, les jeunes poètes croyaient retrouver une famille. Seul entre eux, Joseph Roumanille, fils d’un jardinier de Saint-Remy, n’était pas inconnu comme écrivain. Lié de bonne heure avec Mistral et Mathieu, il publia vers 1845 son premier recueil, ses délicieuses Margarideto, Pâquerettes. Elles tracèrent la voie au Maître et à tant d’autres qui, moins francs, ne surent pas l’avouer depuis11. C’était avant tout une poésie pure, honnête, chaste ; mais c’était encore une gerbe de morceaux délicats, gracieux, et, si l’on n’a pas abusé du mot, vraiment attiques. Ce sont ces pièces-là précisément qui perdent le plus à subir une traduction, si fidèle qu’elle soit. Essayons pourtant :
DEUX BOUTONS DE ROSE
« Tu viens de naître, frais bouton, au milieu des roses fleuries ; encore un baiser du soleil et tu seras épanoui.« Et puis, sur ton buisson, tu sera une perle, et la plus jolie ; et puis vienne demain, tes feuilles en un tas seront flétries.« Enfant, tu es un bouton naissant, ma mignonne, tu as une grâce charmante ; si Dieu le veut, tu deviendras grandelette.« À vingt ans tu te marieras, tu te faneras avant trente et puis tu mourras, Marguerite. »
Roumanille ne se borna pas là. Chacun, en ces inquiètes années qui suivirent 1848, voulait lire Les Partageux, Les Prêtres, Le Thym. C’est l’œuvre la moins littéraire de notre poète, mais c’est une de celles qui ont eu le plus de résultats moraux. Bientôt les félibres lui confièrent la direction de leur premier recueil.
Leur appel avait été entendu et les adhésions leur arrivaient de toute part. Les Pervenches (Li Prouvençalo) parurent d’abord avec une judicieuse, préface de M. Saint-René-Taillandier. Tout le Midi avait contribué à la formation de ce petit volume. Jasmin et Bénédit y touchaient Mistral et Mathieu. Chaque poète acquérait son originalité et Frédéric Mistral se distinguait déjà entre ses amis. Roumanille n’était plus chef d’école, il était chef de départ
12.
On a remarqué bien des fois que le progrès ne procède point par bonds et par sauts et qu’un lien, souvent ignoré des contemporains, mais qui n’en existe pas moins, relie entre eux les efforts des générations. Roumanille fut en quelque sorte une transition entre l’école provençale déchue et la jeune école de Mistral. Les Pâquerettes, Les Songeuses, avoisinent les chefs-d’œuvre de la littérature méridionale ; les contes de Cascarelet, les Dialogues, sont plus rapprochés de Bellot et de Bénédit, tandis que Les Fleurs de Sauge et La part du bon Dieu nous ramènent au courant de Mistral. Je veux, dans l’œuvre de Roumanille, distinguer son petit poème des Songeuses et l’analyser sommairement. Le bon éditeur avignonnais est moins connu que Mistral ; sa modestie le dérobe aux éloges ; le poète s’est effacé devant l’imprimeur. Les soins constants qu’il donne à l’Armana, la vie de famille l’ont souvent détourné de son œuvre ; mais quand il donne l’essor à sa muse, elle ne lui est jamais infidèle. Il a beau renoncer à la poésie ; son vers, aussitôt qu’il y revient, coule aussi facile, aussi mélodieux ; il sait être grave et rêveur, gai et gracieux, mais le brillant lui manque peut-être un peu. Il n’a pas ce coloris si prisé à notre époque ; sa touche est vraie, mais légèrement froide ; chez lui, le sentiment de la nature n’est point aussi prononcé que chez ses rivaux et là ses tons ne sont ni assez chauds ni assez estompés. À cela près, les Songeuses atteignent les petits chefs-d’œuvre qu’a signés Jasmin. Là aussi, on a « tour à tour les allures penchées et tristes des femmes grecques dans leurs danses funéraires, ou bien la légèreté pétulante et
comme le bruit des castagnettes d’un boléro espagnol13. »
C’est un roman bien simple, bien fréquent, hélas ! qui fait le sujet des Songeuses, mais quelle touche fine et déliée dans ce pastel où nul trait n’est heurté, où les contrastes se succèdent sans se choquer. La scène est un bal champêtre ; rafraîchis par les brises marines, fillettes et garçons dansent au son du tambourin. Deux seules, blondes comme un fil d’or, n’ont point part à la fête : Lélète a son Pauloun bien loin, là-bas, sur les flots. Marguerite a son Claude que la fièvre dévore. Elles rêvent pourtant à l’avenir qui sourit à la fiancée du marin et semble fermé à celle du pauvre maçon. Trois jours après, comme l’aube blanchit les toits, Lélète s’éveille joyeuse, elle furète comme un essaim d’abeilles ; un matin de mai, elle gazouille, par sa chambrette, une romance d’amour au rythme harmonieux ; elle se voit à l’instant de monter à l’autel, elle est folle de gaîté, mais aussi :
« Sur la grande mer qui bleuit, là-bas, ne voyez-vous rien poindre et blanchir au loin ? — Eh ! c’est le bâtiment de Pauloun le marin qui arrive de sa traversée…” Souffle plus ferme, brise, amène-le-moi vite… Qu’il est donc triste d’être amoureuse, dit la fillette !… Ah ! si j’avais les ailes d’un oiseau, en un clin d’œil je serais heureuse ! Hirondelles, parlez-lui de moi : en traversant la mer, n’auriez-vous pas vu celui que j’aime ? sur son mât peut-être vous vous êtes reposées. Ne vous a-t-il rien dit de sa mie Lélète ?… Oh ! s’il ne m’était pas fidèle !… Pourtant il pleurait tant, quand il me laissa
seulette, qu’il me donna la croix de sa mère et l’anneau… mais que dis-je ? je suis folle !… Allez, volez, hirondelles, allez-lui chanter mon bonjour ; portez-lui sur vos ailes ma langueur, mes baisers et mes soupirs d’amour… dites-lui que je l’attends, belles hirondelles !… »
Elle s’assied, puis se lève, prend son ouvrage, l’interrompt pour le reprendre et le laisser bien vite, elle est toute à son amour. Marguerite vient lui apprendre la guérison inespérée de son promis… Pour la Saint-Jean il y eut une noce, mais ce ne fut point celle de Lélète et de Pauloun. Le bal ne fut pas gai, car Lélète n’y dansa pas, et la mariée songeait à son amie. Pauloun était mort pendant la traversée. Lélète le pleure, quand rentrent les bâtiments, elle erre au bord de la jetée.
En dépit de quelques méchants propos auxquels je ne puis croire, je suis certain que Roumanille rougirait de ne voir ranger Mistral qu’après lui. Il m’a paru pourtant que le maître de chœur, comme eût dit Montaigne, avait le droit de passer avant son glorieux émule. Tête respirant la franchise, œil brillant d’intelligence, regard profond et bienveillant révélant un cœur d’or, voilà l’homme que la moitié de la France acclame, quand il lance aux foules sa parole toujours généreuse et élevée. C’est lui qui a poétisé la patrie de l’homme du Midi, lui qui a redoré son blason national, lui qui le premier a tendu une main fraternelle aux chanteurs de Catalogne, ces autres fils des Troubadours14 ! Qu’importe si Mireille est un poème épique, un roman pastoral ou une idylle ! Mireille contient des pages étincelantes de poésie, riches d’images brillantes ; il n’y manque ni couleur, ni saveur exotique ; on se souvient, en lisant plus d’un chant de Mistral, que les Maures ont longtemps campé en Provence. Dans certaines scènes, il y a une exubérance d’inspiration, une splendeur de coloris qui touche à l’abus. Le lyrisme mystique y abonde ; confondre l’amour et l’adoration est en effet un trait du caractère méridional. Dans ce pays où la passion est contenue par la foi, mais où elle s’exprime plus haut que partout ailleurs, aiguillonnée qu’elle est par les ardeurs du soleil ou les douceurs voluptueuses des nuits, tour à tour, les Troubadours, Pétrarque, Dante, les poètes catalans du jour et entr’eux Victor Balaguer, les félibres, ont célébré cet amour étrange qui, sans cesser d’être terrestre, semble viser à un mysticisme inexplicable, et bien faux, s’il était raisonné.
Relisez ce chant admirable des Magnanarelles, placez-le dans la terre de Camargue, qui a le soleil de Cannes sans l’ombrage de ses orangers. Prenez le poème et venez le cadencer au murmure de la mer latine contre la plage ; c’est là qu’il faut le lire pour le comprendre et le goûter, de même qu’on savoure mieux Lamartine au bord d’un lac, ou sur le sommet à demi éclairé de la montagne quand le soleil vient de poindre. Vous verrez alors ce qu’est cette œuvre qui peint une race entière avec ses défauts et ses vertus, avec son caractère à la fois langoureux et passionné. Mireille peint tout cela, et si, au point de vue de l’art, le poème est défectueux, plusieurs de ses défauts contiennent des beautés.
Calendal n’a pas eu le succès de Mireille, et je doute que l’espoir de Mistral se réalise
jamais ; Calendal n’atteindra point la gloire de son aînée. Le fragment que nous avons choisi pour le reproduire ici, contient peut-être les souvenirs d’enfance de Frédéric Mistral ; du moins la préface de ses Îles d’or permet de le croire. Il a, sans doute, donné au père de Calendal les traits de ce digne vieillard, qui, « fidèle aux anciens usages, célébrait avec pompe la fête de Noël, et lorsqu’il avait pieusement béni la bûche, nous parlait des ancêtres, louait leurs actions et priait pour eux15. »
Voici cette belle scène :
« Quand les rafales de l’équinoxe bouleversent l’onde salée, que les ais des nacelles, retirées sur la plage, se disjoignent, et qu’il ne reste qu’à s’enfermer chez soi, jusqu’à ce que le beau temps se relève, jeunes et vieux, autour du foyer scintillant, nous tenions la veillée : ma mère, avec un fil travaillé de sa main, rentrayait les déchirures des voiles et des rets, des rets qui par un clou pendaient au mur, nous, les enfants, dessus, dessous, tirant, poussant l’aiguille, nous raccommodions les mailles rompues.
« Au milieu de sa descendance et au coin de la cheminée, mon père, cependant, campé au banc d’honneur, ouvrait pieusement les feuillets d’un livre antique. « La lecture, disait-il, distrait de la pluie… ; lisons ! » et ce disant, il soufflait le signet.
« Alors, aux lueurs claires de la flamme, les temps anciens de la Provence aimée revivaient à nos yeux : et d’abord, vêtus, de peaux, rudes, barbares, nos ancêtres, Cavares, Ligures, se disputant l’avare sol, hantant les cavités des monts ou les bords de la mer. Ensemble les fées bocagères émerveillant la vie, inspirant les conseils de cette race troglodyte ; puis les galères de la Grèce, sur l’eau limpide qui les berce, nous apportant l’art de la soie, pour Puget apportant l’art du ciseau. Le petit roi du peuple salien, Nan, bénit le vent grec, et donne, doux présent, sa fille, pour épouse au jeune Protis de Phocée ; Marseille éclot ; la sarriette, le sombre pin font place aux allées de figuiers et de vignes, de myrtes et d’oliviers. Dans la colonie nouvelle, les dieux brillants de l’Ionie viennent joindre la grâce à l’antique vigueur : à Agde, à Antibes et à Nice, la blanche Diane paraît sur le rivage ; lumineux, Apollon arrive : vers le nord, aussitôt, la nuit noire s’enfuit. Ensuite il racontait comment, et quand étaient venus les fils de Rome, bâtisseurs de cités et dictateurs de lois, et Caiüs Calvinus et Caiüs Marius, le grand vainqueur démocratique qui, à Aix, broie sous son char le front d’un monde chauve et derrière lui a enchaîné les rois ; et le tyran qui désole et déflore sa patrie, César, que le destin frappe d’un coup tardif, car, grâce à lui, l’aigle romaine ruée contre sa sœur Marseille abat un peuple valeureux, et par lui la vertu désespère de Dieu !…
« Puis il disait le christianisme renouvelant dans son baptême l’espérance et l’amour et la foi des mortels, saint Honorat l’anachorète, la bouche d’or d’Hilaire le pauvre, la flamme ardente de Césaire qui te font, Église d’Arles, un fronton resplendissant. Il montrait l’aigle terrassée, il nous montrait le frein de la servitude romaine dévoré par la rouille, les factions qui se déchaînent, les formidables nations qui s’entrechoquaient effarées… Le Rhône qu’a raidi un vigoureux hiver, craque ainsi tout d’un coup et débâcle ; les flèches de glace vont à grand bruit se rompre aux âpres éperons des ponts de pierre, rebondissant contre les piles dont elles ébranlent les flancs, et les éclats se précipitent l’un sur l’autre, pêle-mêle, d’un terrible élan. Mais, comme une île entre les vagues, apparaissait le pur profil de la Provence, comme une île fortunée, pleine de danses et de chansons. Depuis la mer jusqu’à la Loire et de la terre généreuse où croît le cédratier aux plaines sablonneuses où les hommes sur des échasses gardent les bœufs et vont chasser, cent villes, belles et fortes, cent villes sœurs (mon sang bouillonne à ce récit), vivaient contentes et loyales sous la protection de nos comtes, les Raymond-Béranger ou Raymond de Toulouse. Et ivre de son indépendance, jeune, plein de santé, heureux de vivre, lors on vit tout un peuple aux pieds de la beauté, et par leur laus ou leur blâme cent troubadours régnant en souverains, et, dans les vicissitudes de son berceau, l’Europe souriant à notre Gay-Savoir… Ô fleurs, vous étiez trop précoces ! Nation en fleurs, l’épée trancha ton épanouissement ! Clair soleil du Midi, tu dardais trop ! et les Orages soudain se formèrent : détrônée, mise nu-pieds et bâillonnée la Langue d’Oc, fière pourtant comme toujours, s’en alla vivre chez les pâtres et les marins. »
Des pages aussi brillantes que celles-là étaient absolument nécessaires pour compenser la forme du récit employée, avec art sans doute, pendant huit chants successifs. Il y a aussi trop de science, trop d’érudition ; ce n’est plus la simplicité éloquente de Mireille. C’est un poème qui essaye non plus de se ranger près de Jocelyn, mais près de l’Odyssée et de la Chanson de Roland. Il est trop tard aujourd’hui pour faire un poème épique, les traditions sont trop condensées, trop généralement oubliées. Dès lors, le poète a dû négliger les caractères. Qu’est Esterelle ? femme ou fée ? C’est un de ces êtres hybrides, moitié surnaturel et moitié humain, qui nous intéresse à peine, tant il répugne à notre imagination. Calendal n’est vraiment grand que dans la scène de l’orgie, quand sa vertu, soumise à l’épreuve, s’indigne et éclate avec fracas dans un défi aventureux. M. EM. des Essarts a d’un mot qualifié Calendal : c’est un recueil d’odes impétueuses, lyriques, d’une proportion attique16. Mistral est en effet plutôt un lyrique qu’un grand poète épique. Son volume des Îles d’Or le prouve. Il y a dans ce recueil d’un goût exquis : La Mort du Moissonneur, Le Tambour d’Arcole, La Princesse Clémence, poèmes d’un souffle élevé, d’une inspiration franche et neuve, puis des chansons enthousiastes, un Hymne au Soleil, aussi brûlant que lui ; Le Bâtiment, mâle et fière poésie ; La Tour de Barbantane, brillante légende ; La Coupe ; La Comtesse, réponse a la Dama del rat penat de Balaguer, plus belle peut-être que la pièce catalane, mais il faudrait encore citer, et citer toujours.
De la poésie lyrique au genre élégiaque, il n’y a qu’un pas Théodore Aubanel a créé l’élégie en provençal ; son histoire, telle qu’il nous la révèle dans ses poèmes, est pure et chaste, autant que son amour était vrai.
C’est un jeune homme qui aime en silence, qui en souffre et voit celle qui à son insu possède son cœur, se faire nonne ; il la pleure et se plaint au bon Dieu 17. Rien de plus, mais c’est assez pour donner un livre vivant, délicieux, enchanteur, parce que la nature y respire. Les orages ont des éclaircies, après les heures sombres qui lui ont inspiré le Livre de la Mort, après les heures mélancoliques qui ont dicté le Livre de l’Amour, Aubanel aura des moments plus calmes qu’il donnera à l’amitié et aux grandes pensées. C’est là que nous trouverons Les Peupliers, Les Faucheurs, Les Esclaves, Les Jumeaux, qui célèbrent le travail, la liberté, le bonheur dans l’amour et la maternité. La note lugubre vibre déjà dans La Toussaint, et désormais, c’est comme un glas qui sonne sans relâche, Le Neuf Thermidor, Le Massacre des Innocents, vaste et belle trilogie, qui est appelée à garder une place d’honneur dans les anthologies provençales. Condamné à vivre loin de sa Zani, plus que morte pour lui, Aubanel se fit zouave pontifical. Il voyagea longtemps, et un jour, il se crut assez fort pour s’écrier :
« Ah ! des amours de ce monde, j’en ai assez, ô mon Dieu, comme cela ; ah ! je suis rassasié de l’amour et pourtant je n’ai aimé qu’une fois.
« Et mon amour était sans espérance, et c’était un mois de mai sans fin, pour mon cœur tendre, qui n’aimait que pour aimer et pas davantage.
« De tant de jeux, de tant de fêtes, de tant de jours, mes plus beaux jours, de mon printemps, que me reste-t-il ? Rien que la lassitude et les pleurs !
« La vie est ainsi : homme, femme, il faut toujours, il faut tous souffrir et payer de beaucoup de larmes un peu de joie, et puis mourir.
« Ah ! depuis le départ amer qui fera toujours ma douleur, n’ai-je pas assez payé ma jeunesse, n’ai-je pas assez payé mon amour ?
« La joie, si forte et si douce, de l’avoir vue un matin, mon Dieu ! ne l’ai-je pas assez payée ?… Tu es morte, oh ! tu es plus que morte pour moi !…
Il n’est qu’une joie véritable en ce monde si mauvais, mais celle-là est sans pareille ; la joie de t’aimer, mon Dieu ! »
Voilà ce qu’est l’élégie dans Aubanel, mais quittons un instant l’élégie amoureuse et, en attendant que le poète, ait gratifié la littérature provençale des beaux drames qu’il promet depuis si longtemps et dont nous n’avons connaissance que par d’heureuses indiscrétions18, traduisons une pièce qu’Aubanel n’a pas rangée dans son premier recueil, mais qui sera, sans nul doute, un des plus beaux fleurons du second :
LA MESSE DE MORT
Il revêt la chasuble à bouquets blancs et noirs ; son visage est noble et pâle… Il a bien de la peine à suivre l’enfant qui va devant et, porté le missel ; il est vieux, le prêtre. Combien a-t-il d’années ? Qui le sait ? Les abondantes boucles de ses cheveux chenus flottaient quand il disait en se retournant vers le peuple : Dominus vobiscum ; ses pauvres vieilles mains tremblaient tout le temps et les cierges allumés lui faisaient une auréole du reflet de leurs flammes. Il n’avait plus rien de l’homme ainsi, ce n’était qu’une âme ; et ses beaux yeux, levés vers le monde à venir, voyaient certainement la joie et la douleur sans fin. Ce regard si limpide et si profond vous trouble. Contre les vitres, là-haut, la brise hurle, et dans les mugissements du vent, parfois, on sent passer, avec de longs cris aigus, la plainte des trépassés.
Il dit : Requiescant in pace. La suprême prière expira sur ses lèvres. Deux larmes mouillèrent en tombant la nappe de l’autel. Le petit clerc étourdi, trouvant qu’il se fait tard, plus souvent qu’il ne faut, agite la clochette et rit, et de temps en temps joue avec le bonnet : lui, à demi-voix, prie… Et je frissonne alors, il me semble que le vieillard dit sa messe de mort. »
II
À côté de ces trois hommes, Roumanille, Mistral et Aubanel, se rangent deux autres Provençaux qui répondirent des premiers à l’appel et eurent sur les progrès et sur la direction du mouvement de Renaissance une influence incontestable. J’ai nommé Crousillat et Reybaud. L’un est philosophe aux pensers nobles et élevés, il a écrit des méditations où l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus de la mâle sévérité du sujet, ou de la correction avec laquelle il est traité. Crousillat est aussi un délicat, un vrai félibre. Après des études complètes qu’il fit au séminaire d’Aix, il accompagna en Italie une de ses parentes. Sur cette terre de l’art où il n’avait qu’à choisir entre le beau moderne, la grâce grecque et la sévérité latine, il se livra au culte de la forme, à la recherche patiente et laborieuse de la correction. Il étudia avec un soin égal les civilisations antiques et la littérature, britannique, où l’horrible, heurte si souvent le goût. L’un des premiers, il a su se régler par une sage imitation. Ses modèles furent le Virgile des Bucoliques, l’Horace des Odes, Catulle, Tibulle, Properce, Anacréon, Théocrite, ces poètes charmants et dangereux ; il les a traduits parfois, parfois il les a suivis de près, mais dans la mesure qui convient à un poète moralisateur, et en ce genre, je ne sais qu’Anselme Mathieu qui lui soit égal. D’ailleurs, n’est-ce pas là qu’est la grâce, et en poésie la grâce ne vaut-elle pas parfois la beauté, parce qu’elle est la beauté elle-même ? Horace et Anacréon vivront d’une gloire égale par ce charme exquis, par cette urbanité attique (si ces deux mots peuvent être rapprochés) qui leur appartiennent en propre et dont, seuls en français et à de longs intervalles, Ronsard, la Pléiade, Fénelon et parfois Chénier ont su leur ravir le secret.
Ce que j’aime chez Crousillat, ce ne sont pas tant ces fables et ces contes au rire un peu rustique ; ce sont ces larges pages d’églogues qui le placent au-dessous de Garcilaso de la Vega, de Racan et de Segrais, mais bien plus haut que les Florian et les Deshoulières ; ce sont ces pastorales émues où le poète chante la nature méridionale, enivrée de soleil au matin ; c’est cette Giboulée que je ne puis me refuser de citer ici :
« Viens dans ma cabane, viens vite t’abriter, ne vois-tu pas la giboulée qui partout va ruisseler ?
« Il y a là bas une petite grotte pour y cacher tes brebis et tes jeûnes agneaux, ton tendre troupeau ; va, il n’est pas nécessaire de leur mettre des claies ; l’averse en tombant les pressera bien assez.
« Viens dans ma cabane, viens vite t’abriter : ne vois-tu pas la giboulée qui partout va ruisseler ?
« Laisse-là le sauvage escadron de tes chevreaux tondre sur la côte et l’herbe et les chênes nains ; va, si parfois tout à l’heure le nuage les inonde, vite ils s’assembleront sous le dôme des hêtres.
« Viens dans ma cabane, viens vite t’abriter : ne vois-tu pas la giboulée qui partout va ruisseler ?
« Le tonnerre gronde au loin dans une obscurité effrayante ; le vent s’élève, le nuage monte, plus de soleil, les oisillons se blottissent en criant dans le bois ; toi aussi, sauve-toi vite. Neno, sauve-toi !
« Entre dans ma cabane, viens donc t’abriter, ne voyais-tu pas la giboulée qui pouvait te surprendre ? »
Je voudrais encore citer ici quelques passages de Leleto, belle imitation du Cantique des Cantiques, je me contente de renvoyer au livre de Crousillat, en regrettant qu’il n’y ait pas joint une traduction19.
À deux pas de Fonsegugne, s’étend un plateau, chargé de gazon et de bruyères que l’on atteint en gravissant un petit sentier montant, bordé de grenadiers. C’est là le Camp Cabel, où vint si longtemps rêver l’auteur d’Amour e Plour
20, le félibre Alphonse Tavan. Le clocher de son village domine le plateau. Château-Neuf de Gadagne est un triste hameau, qui marque le commencement de la plaine arrosée par les eaux de la Sorgue. Fils de pauvres paysans, Tavan passa sa première jeunesse, occupé aux travaux de la campagne, mais il aimait la lecture, et tandis qu’aux heures de repos, ses camarades dormaient couchés de tout leur long sous l’ombrage, il plaçait son livre sur son bissac et lisait. « Les psaumes de l’Église, nous dit-il, quelque part, les psaumes traduits en français dans mon livre de messe, furent pour moi une source de poésie où s’abreuva, mon âme vierge. »
Conduit un jour à Fonsegugne, par
Jules Giera, le frère du félibre, il apprit rapidement l’art de faire des vers ; la Poésie était en lui. Une de ses premières œuvres fut un essai de comédie, dont il nous a conservé quelques morceaux ; mais son premier chef-d’œuvre fut la petite pièce intitulée Les frisons de Mariette. C’était une gracieuse romance au rythme gai et entraînant ; écoutez plutôt :
I’a ’no chatouno à Castèu-noùAjouguido, reviscoulado,Fresco e lisqueto coume un ioù ;Plais à tóuti mi cambarado.Per iéù, ço que m’agrado proun,Es si péu fin, si frisouleto,Es de soun front li flo bessoun :Que soun poulit li dous frisounDe la pichoto Marieto !« Il y a une fillette à Châteauneuf, enjouée et vive, fraîche et, proprette comme un œuf ; elle charme tous mes camarades. Pour moi, ce qui me plaît le plus, ce sont ses cheveux fins, ses bouclettes, ce sont les touffes jumelles de son front. Qu’ils sont jolis les deux, frisons de la petite Mariette ! »
Puis il fallut être soldat ; adieu, Mariette, adieu, jolis frisons, adieu, l’amour ! L’absence fit bien vite oublier le conscrit ; à son premier congé, Mariette était fiancée. À son tour, il oublia ; mais, durant son séjour en Italie, son talent avait mûri ; maintenant, il était maître de son vers, et son âme pouvait s’épancher librement, comme un fleuve qui coule sans s’inquiéter des cailloux qui heurtent ses flots, au passage. Sa pièce de Campo Vachino accuse un véritable progrès. Bientôt toute arrière-pensée de travail artistique disparaît de l’œuvre de Tavan ; ce n’est plus son esprit ; c’est son cœur qui chante ; il a trouvé celle qu’il doit aimer, sa Désirée, la fille de la petite bastide de Rognac ; il a trouvé, et son cœur tressaille dans ses chants d’amour.
« Un soir où tu allais chercher de l’eau à la fontaine, je te rencontrai ; le ciel, au soleil couchant, était tout rouge là-haut et bien sûr il annonçait l’aurore sereine de notre amour. — Bonsoir, te dis-je, vous allez donc à la fontaine toute seulette ?… Vous êtes à plaindre ; permettez que je vous accompagne, et de peur que l’eau ne vous mouille, je puiserai pour vous. — Grand merci, vous êtes bien bon ! me répondis-tu rougissante. — La nuit tombe, Mademoiselle, et, de ce bois, un loup maudit pourrait sortir pour vous manger ; sachez que ses dents cruelles dévorent toujours les plus belles. — Oh ! des loups, il n’y en a point, fis-tu en riant, car la bastide n’est pas loin ; et puis s’il faut être belle pour craindre d’être dévorée, je n’ai pas peur et le loup ne me fera rien.
« — Votre miroir vous a trompée ; ma vue ne s’est point abusée, repris-je doucement, mais non, vous êtes modeste, cela se voit bien… Et puis, que rien ne vous effraye, je suis avec vous, belle jeune fille ; et si loup et voleur s’avancent, vite, vite, je ferai fuir bête ou larron, car je ne veux pas que votre ami ait à vous pleurer, pécaïre ! — D’ami ? je n’en ai point, dis-tu. — Peut-être, répondisse, car, sur mon âme, je sais quelqu’un, moi, qui vous aime… Et je me tus… il le fallait ; une larme m’arrivait… Nos regards se rencontrèrent et nos cœurs se comprirent… Mais nous étions à la fontaine il y avait déjà longtemps ; il n’y avait personne, l’eau bruissait, les gouttes tombaient comme des perles dans le bassin, et nous couvraient tous deux de leur poussière ! Tu n’avais qu’une cruchette et je l’eus bientôt remplie.
« Là-haut la lune rayonnait et se mirait dans la fontaine ; la chansonnette des rénettes et des grillons grandissait ; nous, assis l’un contre l’autre, nous ne songions qu’à nous. — Je t’aime, te disais-je pour la centième fois, je t’aime, ô ma belle amie ! sous mon regard qui te contemple, abaisse, abaisse tes paupières ! Ton amour, il me le faut, je le veux à tout prix. — Tu me disais : Tes paroles me rendent toute tremblante… mais tu es si beau qu’à ton côté, je voudrais pour longtemps t’écouter ; et ton regard, ne l’as-tu pas remarqué ? me fascine quand il me fixe ; mon amour, me disais-tu, je te l’ai déjà donné, car, jeune homme, dès que je t’ai connu, mon cœur t’avait choisi pour maître, et maintenant que nous nous sommes parlé, il se plonge dans une mer de bonheur. »
Hélas ! il n’y a point de rires sans pleurs, de roses sans épines, avait dit quelque part le poète ; l’épine était là pour déchirer son cœur ; les pages qui suivent sont écrites avec ses larmes ; ce ne sont plus que glas et que sanglots. Tant que l’on parlera provençal, on éprouvera avec lui ces espérances enchanteresses ; on croira les voir se briser, on ressentira ses angoisses, on partagera ses regrets. Mais taisons-nous, il est de ces douleurs inconsolables, de ces irréparables pertes, auxquelles le silence seul saurait convenir.
Près d’Alphonse Tavan, plaçons un autre félibre, non moins malheureux aujourd’hui qu’il a perdu sa Zani, sa blonde bien-aimée. Anselme Mathieu, le chanteur des baisers, l’auteur de La Farandole, a donné lieu, lors de la publication de son volume, à d’étranges méprises. Pendant la vingtième année, nombre de jeunes poètes passent leur temps à jeter leurs vers d’amour aux pieds de toutes les belles qu’ils rencontrent, et chaque jour, quelque nouvelle Magali, surprise au détour du sentier, à la montée du coteau, laisse en s’esquivant son bouquet parfumé au jeune conquérant. Celui-ci l’effeuille en strophes ailées jusqu’à ce que toutes les délicates pétales soient tombées ; puis il cherche un autre amour et un autre bouquet. Il n’en était point ainsi de Mathieu, lui ; il avait chanté sous des noms différents, la seule Zani qu’il aimait. Le gracieux poète paya un peu cher cette erreur et quelques traits un peu trop chauds de ses poésies ; mais j’en appelle à M. de Pontmartin, qui l’a reconnu et ne s’en dédira pas, Mathieu est un vrai poète ; de plus il était amoureux, demandez à Boileau ce qui a dû en résulter, ou plutôt ouvrons le livre, et lisons.
LES FIANÇAILLES
« C’était une nuit pleine d’étoiles, étincelantes dans le ciel ; dans les halliers et les prairies, les oiseaux dormaient d’un sommeil léger.
« Le doux zéphir soufflait à peine et son haleine odorante répandait sur tout en passant le suave parfum qu’il dérobe aux fleurs.
« Il faisait bon sur la colline, recevoir les baisers des brises, voir une jeune fille qui tremble, entendre le gai rossignol.
« Et sous un noyer, nous étions donc cette nuit-là ensemble, et la gentille fleur du Rhône me dit : Mon bel Anselme,
« M’aimeras-tu toute la vie, ou bien cesseras-tu de m’aimer ?
« — Cesser de t’aimer, moi ! beauté suprême… Mais avant, les papillons bleus, vois-tu, fuiront les pervenches et les boutons de prunelliers !
« Et la jeune fille en fut émue et pâle : — Nenni, tu m’oublieras.
« — T’oublier, toi, ma tendre amie ! Tu verrais plutôt le grain de blé mûrir sous les orties et se dessaler la grande mer !
« Tu verrais l’hiver avant l’automne, la rose fleurir sans bouton, tu verrais…” Et la belle jeune fille me ferma la bouche d’un baiser. »
Entre tous les félibres, Mathieu est peut-être celui qui présente le plus de ressemblance avec les troubadours ; chez lui, le vers est souple, le rythme varié ; les strophes sont comme ciselées ; l’on dirait que chacune a été faite à part et à loisir, puis, rapprochée des autres pour composer une pièce à laquelle le poète ; a encore donné tous ses soins. Écoutons quelques-unes de ces strophes si artistement travaillées, qui se défilent comme un chapelet de ces fleurs délicates dont les fillettes des champs tressent de gracieuses guirlandes rustiques.
Sus lis estello à soun declinEntre li petelinL’aubeto auro.Ieu entrevese aperalin,Uno sauro.Me semblo bello coumo un jourDe souleu e d’amour.E poulidoComme uno nue, touto rumourEsvalido.« Sur les étoiles à leur déclin, entre les thérébinthes, l’aube prend son essor. J’entrevois, dans le lointain, une blonde.
« Elle me semble belle comme un jour de soleil et d’amour, et jolie comme une nuit, où toute rumeur s’est évanouie. »
Entre les mains de Mathieu, le provençal est devenue d’une grâce, d’une noblesse qui touche à la mignardise ; nul félibre, je crois, n’a employé plus de diminutifs que Mathieu ; tout est mignon, non pas tout, car j’y lis aussi des pièces d’un souffle élevé comme celle-ci :
Le Baiser du Vendredi-Saint
« Ma mère était mise, ce jour-là, comme quand elle va à la grand’-messe ; moi, l’on m’avait paré de mes belles brassières neuves, de ma collerette de dentelle, de mon bonnet de prunelle et de mes bas de fleuret. Nous venions saluer le deuil de notre bon Seigneur.
« Ah ! que ma mère fut belle, quand nous entrâmes dans l’église, qu’elle tomba à genoux aux pieds de l’Homme-Dieu ! une larme, qui coulait, roulait en perle le long de sa joue, cependant qu’elle penchait avec douleur, qu’elle penchait vers la terre son front pensif.
« Puis, sur les mains ensanglantées du Seigneur qui perdit la vie sur la croix pour délivrer le monde du péché, elle pose ses lèvres un moment en lui faisant douce embrassade ; et puis, déchirée de douleur, elle se lève et jette au ciel un regard de ses yeux tristes et abattus.
« Ici la douce et bonne femme, oppressée de ses larmes, me dit : Regarde un peu, suspendu sur la croix, l’enfant de la Vierge Marie, né pour consoler les pauvres… le pécheur, dans sa furie, dans son ingratitude, l’a ainsi percé de clous.
« Ah ! baise, baise-lui ses plaies, fuis, le péché qui enivre ; alors en bon chrétien, tu allégeras son fardeau : fuis le poison de l’envie que le démon charrie du fond de l’abîme, car lorsqu’il domine en notre âme, tu vois, mon bel agneau, tout le mal qu’il y fait !
« Vois-tu sa belle tête pâle retomber sur son épaule… Le baiser de Judas fut son coup mortel. Jusqu’à la tombe, reste fidèle à tes amis ; et, ainsi qu’une colombe s’envole d’une vallée, un jour tu t’envoleras au haut des cieux.
« Et sur les dalles je m’agenouillai. Longtemps, longtemps, je couvris de baisers les pieds rouges de sang de notre bon Seigneur. Puis, en sortant, il me sembla ouïr ce mot tendre de ma mère : Les oiseaux, dit-elle, ce vendredi, sont si tristes, mon fils, qu’ils jeûnent tout le jour. »
Espérons que Mathieu nous donnera encore beaucoup de morceaux comme celui-là, tout en continuant à fournir l’Armana de ces contes qu’il écrit si bien.
Il convient de ne point oublier l’excentrique Castil-Blaze21. Ce musicien qui savait autre chose que de la musique et dont les études sur Molière sont encore appréciées, n’attachait de prix, dit-il quelque part, qu’à ses œuvres provençales. Elles ne sont ni nombreuses, ni parfaites. Nous traduirons cependant Le grand bal, qui réunit ses défauts et ses qualités. On l’a beaucoup raillé d’aimer la musique des chouettes et des grenouilles ; c’est preuve de peu de connaissance des harmonies campagnardes du Midi. Quand au soir d’une belle journée d’été, avant que les oiseaux ne chantent et que sur le matin le rossignol ne donne ses notes d’adieu, s’il n’a point déjà perdu la voix, grillons, cigales des prés, chouettes du mur lointain, crapauds des buissons et grenouilles des bassins commencent leur concert, monotone peut-être, mais délassant. Les Grecs qui, en fait d’art, ont bien quelque droit d’être consultés ; Homère et Anacréon auxquels on voudra bien reconnaître quelque goût, trouvent la chanson de la cigale mélodieuse. En est-il de cette mélodie comme de ces assonances de la poésie espagnole que saisissent seules les oreilles du terroir ? Je ne sais. Cependant, pour beaucoup la mélodie existe.
« Qu’elles sont belles, tes harmonies, tranquille nuit du mois de mai ! L’ombre chante ses litanies, quand le jour se tait et s’en va.
« Il n’y a plus que repos sur la terre, c’est une prière, c’est une louange sans fin ; tous, de toutes les manières, célèbrent leur divin Créateur.
« L’ermite de saint Jacques a commencé la sérénade ; par lui la cloche ébranlée nous a sonné l’Angelus.
« Bien plus haut que les vieux peupliers, vous entendez flûter le courlis : dans les airs il redit son cantique avant de se coiffer de nuit…
« Le hibou siffle sa note ; en sourdine il fait bien des tours ; et les soupirs de deux chouettes font un écho plein de douceur.
« Chouette, tu me frappes l’âme : tu n’as qu’un ton, mais qu’il est plein, qu’il est beau ! Si tu épandais une gamme, tu chanterais mieux que nul oiseau.
« Malibran, de ton ariette, quand tu nous laissais tremblants, j’écrivais : — Bravo, Mariette ! tu as chanté comme une chouette !
« Écoutez le moucheron qui violonne : son archet délicat et long, avance, recule, bruit : qui pourrait mieux filer un son ?
« Une volée de pèlerins, émigrés de Jérusalem vers les étoiles, bat l’estrade au chant des ortolans de mai.
« La lune aux ruisseaux se mire, les vers luisants brillent dans les prés ; tei-te-rei ! nous redit la caille et soupirent les grillons.
« Un vieux coq bien digne d’éloges, aux petits donne le la-mi-la. Tous répondent… L’horloge sur les coqs vient de se régler.
« Le rossignol sur son nid veille, chante, se plaint, et de sa voix gracieuse et pure merveille, jette des perles dans le bois.
« À tant d’airs et de cantilènes il faut une basse et une médiane : allez, vous les trouverez sans peine, grâce aux rénettes de l’étang.
« Quelle vapeur harmonieuse monte de chaque joncquier ! Symphonie longue et vigoureuse qui ne se note pas sur le papier.
« L’orgue des crapauds, des grenouilles, sans y souffler, toujours bruit, peuple qui coasse, patouille et qui, pourtant, fait grand plaisir.
« La Durance ici descend, murmure un poétique son… Holà ! je prenais pour des cymbales un mulet qui trotte sur le pont.
« Ah ! peut-être voulez-vous du trombone ? On peut aussi vous en offrir. Voici : un âne qui brait et les deux chiens qui ont jappé.
« Cet orchestre formidable, que doit-il souffler ou râcler ? Une valse immense, admirable, que les étoiles vont danser ! »
En même temps qu’eux, et je finis par elle, vivait à Beaucaire une pauvre couturière nommée Antoinette dont les amis ont publié les Reliquia peu après sa mort prématurée. C’est la première des félibresses : elle a écrit des courtes pièces doucement tristes, Li Belugo, les Étincelles. Il y aurait beaucoup à citer dans le petit volume d’Antoinette de Beaucaire, nous traduirons seulement La Cigale, négligeant de recopier Le Myosotis et La Chute des feuilles, que nous avons sous les yeux dans nos notes :
« Un beau matin, je trouvai sur une branche fleurie, une jolie cigale qui disait son gai refrain :
« Son aubade me plut tellement que je pris sur sa brindille la chanteuse animée et l’emportai avec moi.
« Je lui dis : Petite cigale, tu serais bien gentille si ta douce chansonnette voulait se joindre à mon rêve :
« La branche de ma vie est battue par le sort et ta verve si joyeuse charmerait mon cœur.
« Mais son chant, pauvre petite, ressemblait à un chant de douleur : Oh ! mignonne, comment se fait-il qu’il y ait tant de pleurs dans ta chansonnette !
« Elle me dit en son langage : « Le soleil me fait chanter… si tu veux que je sois encore gaie, oh ! rendez-moi la liberté ! »
Tout ce premier félibrige, — il importe d’insister sur ce point, était catholique, et l’on pouvait vraiment dire alors que les poètes méridionaux, suivant le mot de Mathieu, épandaient, aux quatre coins de la Provence la lumière et la foi. Il n’en est plus de même aujourd’hui, disent certains esprits grondeurs ; nous n’en croyons rien : sans doute il y a des égarés et des fanatiques comme M. Fourès, — dont nous reconnaissons d’ailleurs l’admirable talent, — et comme M. Louis-Xavier de Ricard22 pour chanter la revanche des Albigeois ; des avancés comme MM. Langlade et Félix Gras23, — que M. de Pontmartin appelait le romantique provençal, — néanmoins le grand courant est encore fidèle aux principes acclamés à Fonsegugne : c’est l’honneur de Mistral, d’Aubanel et de Roumanille d’avoir su les maintenir en vigueur et d’avoir empêché les déviations déplorables qui ont ruiné nos écoles littéraires de 1830.
À l’heure que le félibrige est en pleine maturité et que la Cause, à travers les erreurs et les utopies de quelques-uns, conserve son ardeur et sa floraison superbes, nous n’avons point cru inutile de montrer le point de départ modeste de cette croisade, en faveur du provençalisme, qui n’est ni une tentative anti-française, ni une tentative anti-religieuse. Tant que les maîtres sont là pour rappeler que, nous autres riverains du Rhône ou de la mer latine, nous ne sommes ni Albigeois, ni étrangers, mais Français baptisés par saint Louis24, ce danger n’est pas à craindre, et il n’y a qu’un chapitre de plus à ouvrir dans nos annales littéraires en faveur de ces chanteurs du terroir languedocien ou provençal.
Juan Valera et ses romans
I
Alors que nous lûmes, pour la première fois, Pepita Jimenez, nous essayâmes de nous faire une idée nette du talent de Juan Valera, et de la note qu’il affectionne. C’était, en effet, un début de Maître. Connu déjà en littérature, comme critique et comme poète, il prenait, d’emblée, l’un des premiers rangs, parmi les romanciers espagnols.
Prosper Mérimée, qui se connaissait en hommes, et le traitait en ami, lui conseillait, jadis, de montrer à la postérité, quelque bête, plate et avare qu’il la fallût supposer, comment on faisait l’amour à Madrid, en 1862. Ce ne fut point, pourtant, vers la peinture des mœurs madrilènes, que Valera tourna sa puissance d’observation25.
Il y a, là-bas, dans le sud, vers Cordoue, une petite ville nommée Cabra : chaque automne, l’académicien y va surveiller sa vendange, en bon père de famille ; il parcourt ses vignes, il s’instruit des histoires du pays, en écoutant le bavardage des métayers et des fermières. Peut-être, entendit-il conter ainsi, sinon l’aventure de Pepita, du moins quelque petit roman villageois qui, habilement remanié par son esprit naïf et malin à la fois, enchâssé dans un style tout andalous, fut changé en la perle que nous venons de relire.
Ce roman dont, nous semble-t-il, l’adaptation française altère un peu la portée, n’eut point seulement pour but de narrer les amours de la jeune, jolie, piquante et riche veuve Pepita. Le principal pour Valera, philosophe et moraliste en cela, c’était le caractère du séminariste, l’âme pleine de théologie, de mysticisme, dont le cœur bat, bien vite, d’un mouvement nouveau, sous le feu de deux yeux noirs. La familiarité qu’autorise et qu’exige sa situation de futur beau-fils, la coquetterie de la blonde Pepita, livrent de furieux assauts à ses penchants à l’extase et à la dévotion religieuses. Luis, — et c’est le trait vrai de cette étude psychologique. — Luis lutte jusqu’au bout, et se reconnaît seulement vaincu, dès l’instant qu’il est trop tard, pour douter encore de sa faiblesse. Un moment d’ivresse vient de lui faire un devoir d’offrir sa main à Pepita.
Nous traduisons aussi fidèlement qu’il nous est possible :
« Quelques instants après, Luis apparut de nouveau, sortant de l’obscurité. Sur son visage, était peinte la terreur. On y lisait quelque chose du désespoir de Judas.
Il se laissa tomber sur une chaise, appuya son visage sur ses deux poings fermés et ses deux coudes sur ses genoux. Il demeura ainsi plus d’une demi-heure, plongé, sans doute, dans une mer de réflexions douloureuses.
Quiconque l’eût vu alors, l’eût pris pour l’assassin de Pepita.
La jolie veuve, cependant, le suivit de près. À pas lents, l’attitude profondément mélancolique, la tête baissée, les yeux fixés sur le sol, elle s’approcha de la chaise de don Luis.
— Maintenant, mais trop tard, je connais toute la bassesse de mon cœur et toute l’iniquité de ma conduite. Je n’ai aucune excuse à alléguer en ma faveur : pourtant, je ne veux pas que tu me juges plus perverse que je ne le suis. Vois-tu, ne crois pas qu’il y ait en moi ni artifice, ni calcul, ni plan pour te perdre. Oui, ç’a été une faute affreuse, mais instinctive, une faute inspirée, peut-être, par l’esprit de l’Enfer qui me possède. Au nom de Dieu, ne te désespère pas, ne t’afflige pas ! Tu n’es responsable de rien. Ç’a été un délire : l’aliénation mentale maîtrisa ton noble cœur. Chez toi, le péché ne fut que légèreté. Chez moi, c’est chose grave, horrible, honteuse. Maintenant, je suis moins que jamais digne de toi. Va-t-en : c’est moi qui, à cette heure, te supplie de partir. Va-t-en ; fais pénitence ! Dieu te pardonnera. Va-t-en : qu’un prêtre t’absolve ! Lavé alors de cette faute, accomplis ton dessein et sois le ministre du Très-Haut. Par ta vie laborieuse et sainte, tu effaceras jusqu’aux dernières traces de cette chute, et après m’avoir pardonné le mal que je te fis, tu m’obtiendras du ciel mon pardon. Il n’est pas de lien qui te lie à moi ; s’il en est un, je le brise, je le romps. Tu es libre… Je le devine à ton attitude, je le vois : tu me méprises maintenant plus que jamais et tu as raison de me mépriser. Il n’y a, en moi, ni honneur, ni vertu, ni pudeur.
Et Pepita s’agenouilla à terre, et s’inclina jusqu’à toucher du front le sol. Luis n’avait bougé. Tous deux demeurèrent ainsi quelques minutes, dans un silence douloureux.
Enfin, d’une voix éteinte, sans relever sa tête clouée à terre, Pepita reprit :
— Va-t-en, Luis, et par une outrageante pitié, ne reste pas un instant de plus auprès de cette femme misérable. J’aurai du courage pour souffrir ta répulsion, ton oubli, et jusqu’à ton mépris, que je tiens pour mérité. Je serai toujours ton esclave, mais loin de toi, très loin de toi, pour ne point rappeler à ta mémoire l’infamie de cette nuit.
Sur ces mots, les gémissements suffoquèrent la voix de Pepita. Luis ne put se contenir. Il se redressa, vint auprès d’elle, la souleva dans ses bras, l’étreignit contre son cœur, écarta doucement les boucles blondes, qui tombaient en désordre sur son front, et le couvrit de baisers passionnés. »
C’est assez pour que l’on devine la fin.
……………………………………………………………………………………………………………………………………………….
Valera se plaît à disséminer ainsi, dans ses romans, quelques scènes toujours peu nombreuses, où il émeut, soulève, passionne : c’est la moelle de ses œuvres, mais ici, dans Pepita, il en profite pour arracher à ses deux héros le mot qui résume la situation :
« — Je ne suis pas chrétienne, dit la petite veuve, je suis idolâtre et matérialiste. — Jamais il n’y eut, en moi, de vertu solide, reprend le séminariste ; alors nous n’eussions péché, ni l’un ni l’autre. Malgré ton esprit, malgré ton amour pour moi, je ne fusse point tombe, si j’avais été vraiment vertueux, si j’avais eu une vocation réelle. »
— Luis n’a rien, en effet, de ce qui constitue le prêtre : sans doute, la foi a semé en lui le germe des qualités qui en feront un excellent mari, le modèle des pères de famille, mais l’esprit d’abnégation, l’esprit de sacrifice, l’esprit de mortification, où sont-ils ? Le père de Periquito, comme Pepita, comme la Maria des Ilusiones, n’est qu’un païen innocent, suivant la jolie expression d’Hippolyte Babou, un païen innocent comme nous tous, Méridionaux de France ou d’Espagne.
II
Chez Valera, nous avons trouvé ce que nous ne rencontrerons nulle part ailleurs, la foi mêlée au scepticisme : à la surface, le rire railleur, moqueur, frondeur, burlon, un peu voltairien, que pourtant le rictus n’enlaidit point de sa grimace : au fond l’esprit catholique dans toute sa largeur, prenant les hommes tels qu’ils sont, et les montrant tels que Dieu les a faits, bons et mauvais à la fois, avec leurs contradictions de tous les instants, leurs aspirations à l’idéal et au spirituel et leurs chutes vers le matériel, par la passion, disons le mot, par la convoitise de la volupté.
À ce titre, Pepita n’est point la page complète dans l’œuvre de Valera. La situation est telle dans ce roman que tout s’arrange. Luis étant un honnête homme, Pepita n’est châtiée d’avoir, comme on dit, dansé, avant les violons, que par certains réveils de la vocation manquée de son époux.
Dans le Commandeur Mendoza, dont nous ne disons qu’un mot pour ne point céder aux aveuglements du traducteur, — dans le Commandeur Mendoza, le cas est différent. Là, c’est l’enfant adultérin qui semble devoir payer la faute des auteurs de ses jours. Pour décharger sa tête de ce fardeau, le Commandeur, homme du dix-huitième siècle, Doña Blanca, l’épouse coupable, la grande passionnée, âpre et fière dans sa chute, qui sait pleurer et mourir si elle n’a pas su vivre, éprouvent les tortures morales les plus affreuses et expient, l’un par des années de tourment, l’autre par des mois d’angoisses, le souvenir qui les ronge.
Et quand nous lisons la mort de la femme adultère, le pardon que, sur les conseils du père Jacinto — une heureuse création de Juan Valera, — elle charge Clarita de porter à son vrai père et qui est comme une recommandation suprême, la dernière palpitation de l’amour criminel transformé en charité chrétienne par l’approche de Dieu, il n’y a pas de doute pour nous : le romancier est, malgré lui, malgré tous, catholique. Rien n’a pu éteindre, en son âme, la foi, dont elle est imprégnée, et dont au ◀besoin▶ les Mystiques, sa lecture habituelle, lui rendraient aussitôt la notion. Cela vaut mieux vraiment que toute la sal d’Andalousie, que tout cet esprit qui est un rire, parfois mouillé comme dans l’esquisse rapide des amours de la pauvre tata Victoria, comme dans les deux volumes des Illusions de don Faustino, parfois mordant comme dans certaines pages de Doña Luz !
L’on parle souvent de la Casuistique ; on l’attaque presque toujours : rarement on défend, en elle, l’héritière de dix-neuf siècles d’expérience chrétienne des difficultés de la vie. Juan Valera a voulu montrer comment la foi du moine et le scepticisme du philosophe peuvent s’accorder en ces délicates circonstances, s’unir dans un commun jugement et dans un commun plan de conduite.
Avant lui, un autre romancier distingué de Madrid, Pedro Antonio de Alarcon, catholique celui-ci, au vrai sens du terme, touchait à une situation de ce genre dans son Escandalo. Il y a là, même après les Provinciales — Pascal est loin d’y être aussi fin et aussi juste que dans les Pensées, — une série d’études curieuses à faire sur une science démodée hors du confessionnal, mais qui n’en garde pas moins, rétrospectivement pour l’incrédule, actuellement pour le croyant, un réel intérêt. Les Espagnols, dont l’esprit subtil forma lentement ce trésor de science psychologique, portent aujourd’hui leur curiosité de ce côté ; aussi avons-nous cru qu’il était à propos de donner un échantillon de cette littérature spirituelle, renaissant en pleine lumière, non plus sous la lourdeur des traités de Sanchez ou d’Escobar, mais sous la plume alerte et châtiée du premier romancier de la Péninsule26.
Un poète catalan au xviie siècle. Le recteur de Vallfogona
Des études sur les prosateurs catalans, occasionnées par un travail d’un genre tout différent, nous amenèrent, il y a quelques années, à lire rapidement un intéressant roman de M. Feliu y Codina, intitulé Le Recteur de Vallfogona 27. Bien que peu versé dans la connaissance de la vieille littérature catalane, nous n’ignorions pas que Vicens Garcia, recteur de Vallfogona, contemporain de Philippe IV et de Quevedo, était un des derniers poètes de sa patrie avant l’engourdissement de sa langue, tel qu’en 1640, le moine Fray Diego Cisteller se crut dans la nécessité d’écrire un Mémoire en défense de la langue catalane pour qu’on l’emploie à la prédication en Catalogne. Là s’arrêtaient les renseignements assez confus que nous laissaient nos lectures d’antan.
Il y avait dans la figure du héros de roman, un je ne sais quoi d’original et d’attrayant, qui nous fit prendre, dès cette heure, la résolution d’esquisser, quelque jour, les traits de la physionomie historique que nous retrouvions, sans peine, derrière le voile de la fiction. Ticknor par nous consulté, Cambouliu, dont nous invoquâmes l’autorité28, n’apportèrent aucun éclaircissement bien satisfaisant à nos recherches, lorsque, sur le début de 1880, un de nos amis, le savant professeur barcelonais, M. Joaquin Rubio y Ors, nous communiqua une étude, couronnée au Concours de l’Académie de la jeunesse catholique de Tortosa, et qui fait le plus grand honneur aux instigateurs de cette joute littéraire. À côté de M. Joaquin Rubio y Ors, mais avec un mérite fort inégal, s’était distingué, plutôt comme styliste que comme chercheur et comme critique, un écrivain madrilène digne d’estime, M. Enrique del Castillo. En outre, un savant mémoire lu à l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, par le Premier Président Aragon, est venu, au dernier moment, compléter les sources de notre article, jusque-là rédigé d’après des documents étrangers.
Ces travaux combinés29 nous apportaient des éléments biographiques, absolument inédits, et totalement contraires à la tradition populaire, qui, sur ce point comme sur bien d’autres, malheureusement pour les fureteurs, est plus pittoresque que la vérité. Mais si la biographie de Vicens Garcia perd ainsi beaucoup au point de vue dramatique, la sévérité même à laquelle elle se trouve réduite, lui assure une bonne part d’attention chez les esprits sérieux. Cette étude aura pour but de vulgariser les résultats obtenus par les investigations de l’érudit barcelonais, en même temps que de faire ressortir l’influence des écoles castillanes chez ce dernier poète de la Catalogne, influence prépondérante qui précédait et présageait l’extinction momentanée d’une littérature, sœur de celle de Bertrand de Born et du Moine des Îles d’Or.
I
Ce fut le jour de l’Épiphanie, — 6 janvier 1582, — que vint au monde le plus réputé des écrivains catalans du xviie siècle. Tortosa, sa patrie, située à quelques kilomètres au sud-est de Tarragone, sur la rive gauche de l’Ebre, tour à tour romaine, gothe, mauresque et catalane, était déjà célèbre autrement que par ses prodigieuses pêcheries : là étaient nés Francisco de Aldana, à la fois soldat et poète, — la tradition veut que ce soit à lui que François Ier à Pavie se soit rendu — et Torre que Lope de Vega célèbre dans Le Laurier d’Apollon, comme Cervantès, Aldana dans le Voyage au Parnasse. Loin d’être d’une famille d’épée ou de robe, Garcia était fils d’un pêcheur et filleul d’un laboureur. Le brave maître José et sa femme Barbara Torres ne semblaient devoir lui enseigner qu’à raccommoder les filets et à réparer les mailles rompues : néanmoins il est certain qu’il reçut une éducation universitaire, grâce, peut-être, aux secours que les étudiants pauvres, les Sopistas, trouvaient alors dans les couvents et les églises. On sait ce que les prétendus libéraux qui révolutionnèrent l’Espagne au début de ce siècle, firent pour remplacer l’assistance des couvents spoliés et des églises brûlées. Ces études durent se composer surtout de langue et de littérature latines, de recherches théologiques et de droit canon. La première apparition de Vicens Garcia dans les actes authentiques a lieu en l’année 1606.
Le curé de Vallfogona était mort au début du mois de décembre, et pour l’obtention de cette prébende, Mgr Francisco Robuster, évêque de Vich, ouvrit un concours. Quatre candidats se présentèrent : le plus heureux dans ses thèses et dans ses discussions fut Vicens Garcia : la cure lui fut donc conférée. Il gagna cette heureuse solitude, ce port sûr, cette forteresse inexpugnable contre les persécutions, qu’il devait chanter plus tard.
Dès la fin de février, il était à l’œuvre et signait les actes sur les registres paroissiaux. Il ne se considérait point cependant comme trop étroitement astreint à la résidence, et cette chère solitude ne lui était si douce qu’à la condition de s’en éloigner parfois. C’était pour aller à Gérone concourir aux fêtes de la béatification d’Ignace de Loyola, ou pour prononcer le panégyrique de deux doyens de l’Université de Lérida. Ces absences exercèrent la malice des recteurs de paroisse, ses voisins, et l’un d’eux, celui de Vallbona, lui adressa un romance satirique où il le blâmait d’un ton mi-sérieux, mi-badin.
« Vallfogona et son district, telles devraient être vos promenades et non pas ces rues de Barcelone où l’on vous voit faire tant de tours.
L’on dit que les brefs et le droit à tous permettent deux mois d’absence ; si l’on comptait par journées, vous en prenez bien quatre. »
Vallfogona y son districteEs vostre passeitg, y noLos carrers de BarcelonaPer los quals donau tants torns30 !
Le recteur n’était probablement pas bien coupable puisque son archevêque semble autoriser ces irrégularités en le chargeant d’accompagner le vice-roi, marquis d’Almazan, à la fête de Santa Tecla, à Salou. Peut-être fut-il ensuite chargé de classer les archives de l’évêché de Tarragone ? mais le fait n’est pas absolument certain.
Avec quelle joie, après ses voyages, il regagne le modeste toit de son presbytère ! Là, loin du tumulte de la ville et des intrigues des courtisans du vice-roi, il reprend sa vie de campagnard et la décrit dans un romance plein d’une saveur toute régionale et vraie. C’est de la poésie vécue dans le sens littéral du mot :
« Quand l’aurore illumine le ciel de sa blancheur et de sa pourpre et que le soleil pur du matin chasse les ténèbres, les rayons pénètrent par les portes. De leur resplendissante chaleur, ils m’éclairent pour que je m’habille, laissant là les draps échauffés.
« L’hirondelle éveillée me chante sans se lasser le crime de Térée ; la bavarde alouette célèbre le jour qui naît, le cochevis huppé le fête de ses chants et de son vol. La perdrix cacabbe et la tourterelle veuve pleure ses amours passés. Le moineau brun et le jaune verdier gazouillent et le triguero disparaît comme l’éclair.
« Aux sons de cette musique, je m’habille et, incontinent, je vois les fleurs argentées des pleurs de l’aube, je vois l’abeille qui butine, de corolle en corolle, pour me donner miel, cire et doux rayons. Je prends exemple sur la fourmi et, louant sa prudence, je songe à garnir mes greniers sur ses bons avis.
« Puis, je chasse parfois les oiselets à l’appeau, les perdrix au chien d’arrêt et avec les perdrix le perdreau, avec des filets et une escopette ces tourdres gras et fous qui chantant dans les vignes me montrent où ils sont. Par les bruyères et les garrigues, je poursuis le chevreuil sauteur, le lièvre aussi timide que rapide sur son lit de gazon.
« Quand je suis lassé, au gros de la chaleur, je m’assieds sous un arbre qui me sert de parasol. Et le soir je m’en vais, sur la rivière poissonneuse, pêcher au filet ou au plomb, à la ligne ou à la nasse. Je pêche des barbots argentés, l’un petit, l’autre plus gros, la truite colorée, pleine d’œufs, la lamproie sans arêtes et sans os, les anguilles qui s’échappent comme les occasions.
« Puis je reviens à la maison où je soupe sans bruit, l’été au frais, l’hiver près du feu. Quand il me plaît, je me couche, et aux chants des grillons, le rossignol amoureux fait contre-partie. La nuit s’écoule sans rumeur et le silence me conserve un sommeil réparateur. Ô douce vie, oh ! combien je suis heureux ! je prie Dieu que mon malheur, jamais, ne m’éloigne de ces lieux. »
Voilà la vie d’un prêtre de campagne peinte avec un naturel parfait, poétiquement sans doute mais très exactement ; je ne crois pas que nos écrivains du temps aient connu cette rusticité, et, comme le bon recteur, aient su apprécier la bonhomie de la vie campagnarde. Ce n’est pas sans doute ce que l’on est convenu d’appeler le sentiment de la nature, mais c’est à défaut du sentimentalisme, inventé par Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, un réel bouquet de senteurs champêtres, huele à tomillo, c’est le parfum du thym, suivant le proverbe andalous, — quelque chose d’équivalent à ce qu’on trouve dans certains de nos chants populaires.
« Pour rompre l’agréable monotonie, la douce tranquillité de ces années, durant lesquelles, ce fut presque toujours sa main qui répandit l’eau de la régénération sur le front des nouveau-nés, et l’eau bénite sur les restes des défunts, vinrent, en 1617, les fêtes pour la bénédiction de la chapelle de Santa-Barbara (sainte Barbe), patronne tutélaire de Vallfogona, en grande partie bâtie à ses frais. Il est facile de deviner combien, en cette occasion, les journées s’écoulèrent doucement pour le Recteur, tantôt à veiller sur les travaux de construction, tantôt à indiquer les sujets et la manière de les représenter à l’auteur des sculptures, qui devaient couvrir les parois latérales de la chapelle et servir d’ornement au rétable, tantôt à composer la comédie de cette sainte martyre que l’on devait représenter l’un des jours des réjouissances, qui solenniseraient cet auto religieux, tantôt enfin à ordonner, sans doute aidé de sa vieille mère, les préparatifs nécessaires pour fêter les hôtes invités par lui. Nous n’avons conservé aucun témoignage du concours des habitants des villages lointains qui s’y rendirent attirés, les uns par leur dévotion à la sainte, les autres par le désir d’assister à une représentation théâtrale. Nous ne savons rien des cérémonies religieuses célébrées tant au dehors qu’au dedans du temple rustique, sauf la messe dite par l’abbé de Santas Creus, le R. P. José de Barbera, intime ami de notre poète, — rien du bruit des cloches, des clameurs du peuple, des harmonies de dulzainas et de gaitas pastorales. Le curé, dévot de l’héroïque martyre, patronne de son église et de celle qui lui avait donné l’être, ne voulut point que le temps effaçât tout souvenir d’un si heureux événement ; il nous laissa en commémoration la fameuse comédie, qui figure encore aujourd’hui, bien que mutilée, dans ses œuvres imprimées, et l’inscription placée à gauche de l’entrée de l’église, où tous ceux qui visitent aujourd’hui le village, peuvent la déchiffrer31. »
Ce fut là le seul événement un peu marquant de cette période de la vie de Vicens Garcia. Jusqu’à son voyage à Madrid, que M. Rubio place en avril 1622, d’après le témoignage du poète et les données approximatives fournies par les registres de sa paroisse, il vécut dans l’obscurité de son village. Les causes de ce voyage nous sont inconnues. La tradition nous rapporte seulement, que le docteur Garcia, — il avait soutenu ses thèses à une date qui n’est pas antérieure à 1621, — conserva l’incognito, pendant une partie de son séjour à la cour, que son renom y était tel qu’il se lia avec tous les poètes du temps.
Un jour qu’il se promenait dans la campagne de Madrid, disent ses premiers biographes, les trois Recteurs, il aperçut un prêtre de haute stature, au visage ouvert, qui considérait attentivement un enfant, endormi sur une pierre au bord de la route ; sans doute quelqu’un de ces Manchegos ou de ces Andalous qui venaient prendre du service à la cour et gravir lentement les marches de l’échelle sociale, de page à écuyer. Comme Garcia s’approchait d’un pas grave, l’inconnu s’écria : « Ou cet enfant est de bronze ou la pierre est de laine ! — Quel bronze, répondit le recteur en souriant, n’avoir pas onze ans, et quelle laine ne jamais songer au lendemain ! »
Etonné de cette réponse sentencieuse, et spirituelle selon le goût du temps, Lope de Vega, car c’était bien là le phénix des esprits, la merveille des génies, considéra longuement cet étranger, puis l’étreignant dans ses bras, lui dit : « Tu es Garcia, tu ne peux le dissimuler. »
Ainsi liés par le hasard, Lope de Vega et Garcia devinrent deux amis intimes, au dire de la tradition, que ne confirme malheureusement aucune preuve littéraire, pas même une mention dans ce Laurier d’Apollon, où Lope donne un souvenir à tous ses amis. Il est vrai qu’en 1630, date de la publication, Garcia était mort et bien oublié. Ici se place une série de faits qui ne nous sont connus que par le
récit des trois Recteurs. Vicens Garcia, disent-ils, comme il revenait, chargé d’honneurs, dans sa cure, fut empoisonné avec son domestique. Des remèdes énergiques l’auraient en tout cas sauvé, car ses œuvres dernières, dictées peu d’heures avant son dernier soupir, ne contiennent aucune allusion à une tentative criminelle de ce genre. Cependant, nous ne croyons pas devoir écarter entièrement cette tradition ; il convient d’imiter la réserve de MM. Rubio y Ors et Aragon, puisque le poète rend quelque part grâce à Dieu de ne l’avoir point fait périr subitement ou de mort violente.
De retour à Vallfogona, le recteur reprit sa tâche de curé, jusqu’à ce que, vers le 15 juin 1623, sa santé altérée le contraignît à remettre le soin spirituel de son église au prêtre Pau Marti, et à s’aliter. La maladie fut longue ; enfin, aux derniers jours d’août, il sentit que sa mort approchait, et dicta son testament à son suppléant qui fit, pour ce, fonction de notaire. Il lui dicta également un romance fort curieux, et, après avoir reçu les sacrements, s’éteignit dans les bras de sa vieille mère, le 2 septembre, à l’âge de quarante et un ans huit mois. L’extrait mortuaire nous apprend, qu’en exécution du vœu qu’il exprimait, on l’enterra dans le cimetière sacerdotal de l’église de Vallfogona.
C’avait été, nous disent ses biographes, un homme de médiocre stature, blanc de peau, le front large, les yeux noirs et vifs, la bouche grande, mais point laide, les lèvres un peu épaisses, la barbe et les favoris bouclés et longs. Sa physionomie était douce, d’après un autre document, son caractère mi-joyeux et mi-grave, il était modeste et simple dans ses goûts ; enfin ne craignant pas la plaisanterie un peu chaude, comme tous les Méridionaux, tenant ainsi sa place entre Rabelais — dangereux modèle s’il l’eût trop imité — et notre bon doyen de Celleneuve, le curé Favre, trop peu connu dans le Nord, et imparfaitement apprécié par ses compatriotes, qui ne savent de lui que ses œuvres vulgaires et d’un sel douteux. Moins érudit, moins pédant dans la forme, le digne prêtre languedocien serait un pendant au portrait du recteur de Vallfogona.
II
« Garcia est le poète du temps où il vivait, et de la secte poétique à laquelle il était pour ainsi dire affilié. Il n’y a presque pas de poésies de lui qui ne portent écrit le numéro du siècle où on les composa. Il y en a fort peu, et celles-là même seulement dans quelques parties — qui nous fassent connaître ce qu’était, ce que pensait ou sentait le poète. Comme bien d’autres esprits de son temps, Garcia se dépouilla des brillantés et nombreuses qualités dont le ciel l’avait gratifié, pour revêtir la livrée quelque peu fripée des imitateurs de Gongora et de Quévedo. Garcia quévedisait presque toujours sans s’en rendre compte ; parfois, comme il le disait lui-même, il gongorisait, mais bien rarement il était poète. »
D’après ce jugement, auquel nous nous associons pleinement, on comprend qu’il ne faut pas chercher en Garcia un poète original, un poète personnel, mais seulement un poète de reflet, encore ce reflet est-il celui d’une décadence, car Gongora et Quévedo, — un hôtel de Rambouillet, tout entier, réuni dans le premier, et poussé jusqu’au génie, un Scarron, autrement vigoureux que le nôtre, en même temps qu’un Sénèque chez le second, — ne pourront jamais passer pour des talents sains. Ce qu’il y a en eux, c’est le fleuve bourbeux, chargé de paillettes d’or et parfois de lingots, mais n’ayant nulle ressemblance avec le cours d’eau majestueux et fort, qui chasse les sables et ne roule que des rocs puissants comme lui. Etudions donc le Gongorisme et le Quévedisme, deux formes du mouvement littéraire qui affligea à cette époque toute l’Europe. Simultanément, les Euphuistes avec Lily, les Marinistes, avec le fameux chevalier Marino, — dont Philarète Chasles dessina l’amusante silhouette — et chez nous, ces Précieux qui eurent Godeau pour évêque, Voiture pour épistolier, et Corneille un moment pour complice, sont la manifestation identique d’une même idée. Il semble que tout est usé, et de même qu’au seizième siècle on a voulu conquérir le Capitole, et parler en français, grec et latin, de même, à tous les coins de l’Europe, le lettré veut parler autrement que le vulgaire, et contraint de remplacer le latin démodé par la langue commune, il la veut ennoblir et faire sienne. Au poète, il semble que chanter ce qu’il voit n’est pas peindre la nature assez belle et la vie assez riante, et il imagine un monde baroque qu’il doit peindre en termes non moins étranges. Le résultat de cette conception merveilleuse est le poème de Las Soledades, si inintelligible, qu’un commentateur, après avoir consacré des volumes à l’interpréter, déclare l’œuvre si belle, qu’il cesse de la comprendre. En même temps, a lieu l’invasion du grotesque, si méprisé de Boileau, mais qui, du moins, avait cet avantage d’éviter les grands mots et les phrases creuses. Il vient d’Italie par Merlin Coccaie, par les Macaroniques : il produit en France Scarron, en Espagne Quévedo, mais par influence plutôt que par descendance directe — car Quévedo reste un de ces colosses qui supportent toutes les imperfections sans que leur beauté géniale en soit altérée. Le Gongorisme ne suffit plus, il n’admet la bizarrerie que dans l’expression, et se laisse entendre ; l’art sera de trouver un système où la pensée sera voilée par les mots. Sénèque l’avait créé à Rome, ce genre fatal ; au dix-septième siècle, c’est Ledesma qui le retrouve, et on le nomme le Conceptisme. Ces deux vices composent le Cultisme, c’est-à-dire la langue des gens de goût, langue que flagellaient énergiquement les sincères amis du beau. Un jeune prédicateur, le Père Fray Diego Niseno, né à Alcazaren, en Vieille-Castille, attaque en face le Cultisme, en tête de son recueil de Sermons de Carême.
« Ce n’est point faute d’attention que j’ai dit que ce livre était écrit en romance castillan ; car à cette heure, une langue castillane intruse court les rues, une langue que certains comuneros du langage appellent culta. Et ici il faut distinguer et différencier. Aussi je dis que ce livre est dans la langue que je parle, et que je suis fier de parler ; je ne me vante point de connaître ce monstre à tant de têtes que de mots impropres, confus et étrangers. C’est grande gloire pour le disciple, de se flatter de ce dont son maître se flatta. De quoi se flatta le Christ, notre divin Maître ? De parler clairement. Au milieu de ses tourments et de ses affronts, il répondit à ses ennemis : Ego palam locutus sum mundo, et in oculto locutus sum nihil. J’ai parlé au monde, et de manière que tous m’entendent. Je m’exprime de même, et enlevant une lettre à la parole du Souverain Maître, je dirai : J’écris clairement, je parle clairement, et in culto locutus sum nihil. Je n’ai jamais parlé culto, je ne veux pas suivre une telle secte, je ne m’accuserai jamais de ce péché. Si je veux que tous me comprennent, comment irai-je manquer à mes intentions en parlant culto ? Car culto et oculto, c’est tout un. Ceux qui parlent cette langue, je pense qu’ils ne la comprennent point comme certains mauvais écrivains, qui n’arrivent pas à lire ce qu’eux-mêmes ont écrit. Et qui la comprendrait ? Ainsi l’Autre, pour dire qu’une nuit était très obscure, disait qu’elle était très culta, et venant à demander des mouchoirs de différentes couleurs, l’un clair et l’autre foncé, demanda du bleu castillan et du vert culto, c’est-à-dire du bleu clair et du vert sombre. »
À cette plaisante citation, que nous fournit une de nos lectures passées, nous en pourrions ajouter d’autres, nous nous bornerons à céder, encore une fois la parole à un maître, M. Fernandez Guerra y Orbe, qui mieux qu’un autre, et avec une concision admirable, fait le procès du cultisme et lui signifie son arrêt :
« Vaine et ténébreuse élocution, déluge de mots étrangers, sans cesse deux douzaines de vocables exotiques, autant de paroles d’origine latine, mêlées dans de puériles inversions, pensées aiguisées à loisir, antithèses monotones et fatigantes, figures affectées et extravagantes, d’autant plus applaudies qu’elles s’écartent davantage de la nature, tel est le secret de ce langage solennel, moitié oracles sybillins, moitié hiéroglyphes d’Égypte. Le chef-d’œuvre de ce jargon était de mettre le substantif à deux lieues de l’adjectif, et le sujet à quatorze lignes du verbe : si bien que la phrase était plus coupée d’adverbes que le pouls n’est intermittent sur la fin d’une maladie mortelle. On publia alors cette lettre, par raillerie, je suppose, car la folie fut plus grande dans les vraies : — Les vingt que vous me demandez reaux je n’ai pas, quoique mon désir pour votre Grâce grand de la servir, les possibles dépasse limites pour la satisfaire. »
Toutes les lectures de Don Quichotte, on s’en souvient, étaient sur ce ton-là : La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté.
Nos lecteurs ont dû se demander pourquoi nous cherchons toujours nos exemples en Castille : la raison en est bien simple. La littérature catalane, après Ausias March, est tombée en décadence, ne pouvant se soutenir à ce point culminant. Ausias March, prédécesseur de Boscan, — un Catalan celui-là aussi, — s’était détaché de l’influence troubadouresque, pour se livrer à l’école de Pétrarque, dont il a le souffle langoureux. Mais avec le temps, les règles qu’il ne cessa d’observer, sont tombées dans l’oubli, ces règles, si anciennes et si rigoureuses, dit le Père Rebullosa, et de tout point différentes de la largeur et de la liberté que beaucoup emploient aujourd’hui. En même temps que la poésie, la langue s’est gangrenée d’éléments étrangers : chez Garcia, la Castille domine comme fond et comme forme. Dans cette langue hybride, il était difficile de rester à la hauteur des maîtres passés ; mieux convenait, pensa-t-il, répudier leur héritage et aller à la dérive après les maîtres madrilènes. Boscan, avant lui, croyant la poésie morte dans sa province, s’était fait innovateur castillan. Sérafi, le plus marquant peut-être des imitateurs d’Ausias March, avait adopté le système de métrique et les genres des écoles de Castille. Garcia suivit cette pente, soit de lui-même, soit qu’il y fût entraîné par l’exemple de ses contemporains. Il demeure sous le coup d’un reproche plus grave, vu le caractère dont il est revêtu. Pour notre part, nous ne voyons nul inconvénient à ce qu’un poète prêtre, célèbre, autant qu’il lui plaira, quelques Iris imaginaires. C’est là, à nos yeux, une idée singulière, car pour la poésie amoureuse, plus que pour tout autre, nous sommes de l’avis de Boileau :
Pour bien exprimer ses caprices heureux,C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
Nous croyons difficile la réelle peinture d’un sentiment que le devoir interdit d’éprouver, et si, malgré nous, nous le subissons, d’exprimer comme personnel ; nous ne l’interdisons pas en tant que badinage, mais il y a péril plus grave, lorsque, dans l’œuvre d’un homme d’église, et dans l’œuvre d’un homme qui n’est point un apostat, comme Théodore de Bèze, ou un défroqué comme la plupart de nos petits abbés musqués du dix-huitième siècle, l’on trouve des pièces licencieuses et tachées d’une boue païenne. D’autre part, il faut tenir compte de l’époque, moins scrupuleuse que la nôtre sur ce point, et où des hommes graves, de pieux et dignes magistrats, vitæ castissimæ morumque integerimorum , s’amusaient à commenter, à imiter ou à traduire Catulle, Properce et tous ces délicieux épicuriens chez qui les âmes délicates trouvent tant de venin, parce qu’il y est masqué sous les fleurs. Ce goût que leur vie réprouve, et que leur situation leur défendrait de satisfaire, Garcia l’a subi à certaines époques de sa vie. M. Rubio y Ors espère que les vers auxquels nous faisons allusion, sont tous datés du temps où il portait la houppelande universitaire ; il établit, en outre, que plus d’une pièce de ce genre, qu’on lui attribue, appartient à d’autres poètes moins connus, et que l’esprit mercantile les a seul fait passer pour siennes. Peut-être est-ce d’ailleurs là, qu’il faut chercher la raison du succès des œuvres de Garcia ; durant sa vie et jusqu’en 1702, les lecteurs épuisent successivement quatre ou cinq éditions de ses poésies. Un autre élément de succès fut, ainsi que le remarque fort bien le savant professeur, cette subtilité, cet amour d’une certaine pédanterie scholastique, ce jeu d’inversion, ce goût pour l’hyperbole, l’énigme et le concepto, qui font aujourd’hui tomber de nos mains les œuvres où nous rencontrons de semblables qualités.
Garcia, en effet, ne manque point d’esprit ; il a raillé dans une pièce que nous traduisons, telle que la cite M. Rubio, c’est-à-dire, fortement écourtée, — le style mièvre de la poésie amoureuse de son époque :
« Ses cheveux sont des cheveux et non point de l’or d’Arabie : s’ils étaient tels, je crois fort que quelqu’un lui aurait volé sa chevelure. Sa bouche n’est pas de corail ni semée de perles, mais remplie de dents à défier les tenailles. Ses mains ne sont pas d’ivoire, d’albâtre, ni d’argent, pots et casseroles n’y gagneraient rien. »
Comme satirique, comme Quévedisant, — qu’on me passe ce néologisme. — il est admirable. Je n’en veux pour preuve que cette letrilla :
« Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Verte est la candide brebis qui, derrière un morceau de pain, va, sans y trop réfléchir, se faire égorger ; mûre, l’infâme vieille qui, au lieu de l’en avertir, la guide de la main pour qu’elle livre mieux son sang.
Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Vert est le jouvenceau, qui à l’âge tendre, inexpérimenté encore et enflammé à l’éclair de deux yeux, réduit en cendre son patrimoine : mûre, celle qui fait naître en lui une passion si effrénée, se tirant d’affaire, sans lui donner que de l’espoir.
Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Vert est aussi l’étourneau, à peine sorti de son nid, qui, sur toute matière, jase comme un fou ; mûr, celui qui s’en moque, mais qui pour l’encourager, l’admire, le loue et le range entre Sénèque et Solon.
Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Vert est celui qui attend la barbe et est gradué en médecine, qui montre le droit chemin au malade cheminant vers l’autre monde ; mûr celui qui exagère le mal et le grossit par trahison, pour faire croître sa réputation comme aussi son butin.
Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Vert est celui qui croit que, si la coupe n’est d’or ou d’argent, le breuvage ne désaltère et que lumière sur plâtre n’est pas clarté ; mûr est celui qui sait manger avec appétit où bout le pot-au-feu, et qui sait boire dans un sabot, si la soif le commande.
Les choses de ce monde sont vertes et mûres.
Vert enfin qui compte sur la verdeur de cette vie, alors que le printemps est si près de l’hiver ; mûr est celui qui pleure ses péchés avec une contrition vraie et se souvient que, quelque jour, il dira : Kyrie, eleyson !
Les choses de ce monde sont vertes et mûres. »
C’est encore à Quévedo32 qu’il emprunte le style du sonnet dont je cueille au dernier moment la traduction chez M. Aragon, sonnet qui satisferait pleinement, il me semble, les habiles coryphées de la poésie naturaliste, MM. Jean Richepin, Guy de Maupassant et Maurice Rollinat :
Au diable soit la femme aux appas vermoulus !Ruche aux rayons sans miel, face de jalousie,Fromage criblé d’yeux… ta physionomieD’une herse a les trous et les piquants bien plus !De quelque fosse, il faut que l’on t’ait exhumée,Les morts à leurs côtés ne pouvant te souffrir,Lorsque tes traits flétris commençaient à pourrir,Pâture, par les vers à demi consumée.Mais si ton corps échappe à leur voracitéPour laisser aux vautours un repas détesté,(Car le sort, envers toi, redouble de furie !)Que le ciel te conserve avec ton noir museau !Adieu ! je sens pousser des ailes de corbeauDepuis que j’ai tâté d’une chair de voirie !
Voilà les différents côtés de cette physionomie que devra mettre en pleine lumière la nouvelle édition de ses œuvres, que M. Rubio réclame de la municipalité de Tortosa, et que nul mieux que lui, — le passé en est un sûr garant, — n’est capable de mener à bonne fin.
Jadis, M. Rivadeneyra avait formé le plan de joindre quelques volumes catalans à sa grande bibliothèque des classiques castillans. Il nous semble impossible que les éditeurs barcelonais, entre lesquels on compte des hommes aussi intelligents et lettrés que M. Alvar Verdaguer, ne reprennent pas ce projet, dont tous les catalanisants appellent de leurs vœux la réalisation, et qu’ils appuieraient volontiers de leur concours.
Une réception académique en Espagne. M. Menendez Pelayo
I
Un fait inusité vient de se produire en Espagne. À la mort d’Hartzenbusch, le doyen des poètes romantiques, l’Académie de La Lengua a choisi pour lui succéder un jeune homme de vingt-trois ans, encore mineur aux termes de la loi. Et ce n’est point qu’il manque à Madrid des poètes, des romanciers, des grands seigneurs lettrés, dignes d’occuper un siège académique à côté de Nuñez de Arce, de Pedro Antonio de Alarcon et du marquis de Molins : leur race n’est point à la veille de périr par stérilité, au-delà des Pyrénées. D’ailleurs, l’élection a eu lieu à l’unanimité des voix moins une, — celle de M. Castelar, murmurent quelques-uns, — et pour amener semblable entente, en dépit des divergences politiques et religieuses, il faut bien que le mérite soit rare. Docteur, professeur depuis plusieurs années à l’Université centrale de Madrid, M. Marcelino Menendez Pelayo est un érudit et un poète, qui nous rappelle aussi bien Ozanam, dont il a la foi éclairée, que Chénier à qui il a ravi cette fleur de science et de goût, cet atticisme délicat qui s’est évaporé dans nos mêlées romantiques et réalistes.
Né à Santander, élevé à Barcelone, dans cette Université où professent Manuel Mila y Fontanals — un critique dont le renom est européen parmi les romanisants, — Rubio y Ors, le digne président de l’Académie des Belles-Lettres et le Maître en Gai-Savoir, — condisciple de Jacinto Verdaguer, l’admirable poète de l’Atlantide et des
Idilis y cants mistichs
« dont n’importe lequel des poètes du siècle d’or n’eût point dédaigné de signer quelques-unes des pièces »
, condisciple d’Antonio Rubio y Lluch qui, héritier du savoir paternel, est un helléniste de premier ordre33, Marcelino Menendez Pelayo ne dédaigne point l’étude de la littérature contemporaine. Je lisais et citais dernièrement dans une étude sur Philippe II quelques pages qu’il consacrait à l’appréciation d’un livre nouveau ; hier encore, je parcourais son étude sur le dernier roman de José Maria de Pereda, une vaillante plume de la Montana et un bon chrétien. Tout cela ne fait point tort à ses traductions des poètes anciens, car suivant l’expression de Juan Valera, il a le sentiment profond du beau, la capacité instinctive de le distinguer, de le rendre sien, et l’amour qu’il inspire, — à ses
travaux d’érudition comme l’Horace en Espagne que ce même critique appelle une excellente histoire critique de notre poésie lyrique, à ses investigations de chercheur philosophe comme l’Historia de los Heterodoxos españoles, plus remarquable encore que l’ouvrage analogue de César Cantu sur les Hérétiques italiens.
Ce portrait fait comprendre quel était l’intérêt de la séance du 8 mars ; et pourtant je n’ai pas tout dit. Celui qui devait répondre à Menendez Pelayo, l’ardent catholique, c’était Juan Valera, le critique mi-sceptique, mi-croyant, un ami et un des champions de sa candidature, mais en même temps un allié indépendant, dont les idées étaient aussi éloignées de celles du nouvel académicien qu’il est possible entre gens de bonne éducation et de sens droit. Or, le sujet choisi, — car en Espagne, on expédie vite l’éloge du défunt, et tous les discours de réception ont le cadre de celui de Buffon, — le sujet choisi par Menendez, c’était la Poésie mystique espagnole. On ne s’étonnera donc point que la réunion fût brillante, et qu’on trouvât, jusque dans l’escalier et sur la porte de la rue, une foule désireuse de voir cet académicien de vingt-trois ans.
II
Poésie mystique, pour Menendez Pelayo, n’est pas synonyme de poésie chrétienne. « Ben-Gabirol est un poète chrétien. Prudence est le roi des poètes chrétiens ; il n’y a pas trace chez lui de mysticisme. C’est qu’en effet, pour atteindre l’inspiration mystique, il ne suffit d’être ni chrétien, ni pieux, ni grand théologien, ni saint ; ce qu’il faut, c’est un état psychologique particulier, une effervescence de la volonté et de la pensée, une contemplation ardente et profonde des choses divines, et une métaphysique ou philosophie première, qui suit un chemin différent, mais nullement contraire de celui qu’adopte la théologie dogmatique.
« Le mystique, s’il est orthodoxe, accepte cette théologie, la donne comme bonne à toutes ses spéculations, mais va plus en avant : il aspire à la possession de Dieu par union d’amour, et procède comme si Dieu et l’âme étaient seuls au monde. Tel est le mysticisme, comme état de l’âme. Sa puissance et sa fécondité sont si grandes qu’il naît de lui une théologie mystique et une ontologie mystique, dans lesquelles l’esprit, illuminé par les flammes de l’amour, aperçoit des perfections et des attributs de l’Etre que n’embrasse point le pur raisonnement ; une psychologie mystique qui creuse et atteint jusqu’aux dernières racines de l’amour-propre et des affections humaines ; une philosophie mystique qui n’est que la traduction sous forme artistique de toutes ces philosophies, animées par le sentiment personnel et vivant du poète qui chante ses amours spirituelles.
Cette poésie n’est parfaite et pure que dans le christianisme ; mais on la trouve, plus ou moins altérée, dans toute croyance qui affirme et reconnaît la personnalité humaine et la personnalité divine, même dans ces religions où le divin absorbe l’humain, où cette absorption n’est point totale, mais seulement une évolution de l’essence infinie en réalité féconde et inépuisable. Aussi, ni le déisme vague, ni le polythéisme fragmentaire et anthropomorphique ne peuvent-ils avoir de poésie mystique. Les Grecs ne la connurent donc jamais, même par reflet. Où les hommes sont plus puissants que les dieux, qui peut aspirer à l’union extatique ? Qui peut s’abîmer dans les douceurs de la contemplation ? L’excellence de l’Art grec consista à voir partout la forme, c’est-à-dire la limite, et l’excellence de la poésie mystique consiste à nous donner une vague saveur de l’Infini, même quand elle l’enveloppe de formes et d’allégories terrestres. »
Après avoir ainsi défini la poésie mystique, l’éloquent orateur affirme que cette poésie ne naît, en aucune littérature, d’un mouvement spontané, partout c’est le fruit d’une longue élaboration intellectuelle : en un mot, la poésie mystique est le fruit de la scholastique. Je note, au passage, une fort belle page sur Prudence, qui ne remplit nullement les conditions requises pour être rangé au nombre des poètes mystiques. La poésie ecclésiastique, quel qu’en soit le mérite et a valeur, œuvre multiple, où le poète parle, non en son nom personnel, mais au nom de la foule, n’a pas davantage le caractère mystique. M. Menendez Pelayo ne rencontre ce caractère, en Espagne, que dans un hymne hérétique que chantaient les Priscilianistes de la Gallice, secte gnostique contemporaine de saint Augustin.
Les Juifs, — Juda-Lévi qui, au dire d’Henri Heine, eut une âme plus profonde que les abîmes de la mer, Avicebron (Salomon-ben-Gabirol), sous l’influence de la philosophie de l’école d’Alexandrie, qui avait de même agi sur Synésius, l’évêque de Ptolémaïs, — laissent des morceaux superbes, sur lesquels l’orateur passe trop vite à notre gré, pour en arriver plus vite
à démontrer l’influence de l’élément oriental (juif ou arabe) à déterminer la naissance de la littérature mystique chrétienne en Espagne. Pour lui, les Arabes furent le canal qui transporta dans l’Europe occidentale la science grecque, reçue par eux en dépôt des interprètes persans ou syriens. La scholastique ne leur doit rien, ni au point de vue philosophique, ni au point de vue de l’influence mystique. Leur intervention eût été inutile. La lecture familière des scholastiques n’est-elle pas les traités de saint Augustin, le Demysticâ Theologiâ et le De divinis nominibus, traduits et commentés par Scott Érigène ? « Et quand vint le xiiie
siècle, l’âge d’or de la civilisation chrétienne, tandis que la philosophie dogmatique et la philosophie aristotélique, purifiée du néo-platonisme et de l’avehrroisme ligués, se formulait méthodiquement dans la Summa Theologica et la Summa contra gentes, l’inspiration mystique, déjà adulte et capable de former un art, étincelait et resplendissait dans les tercets du Paradiso… et parcourait le monde portée par les mendiants Franciscains. »
On se rappelle les belles études d’Ozanam sur les poètes Franciscains d’Italie. Menendez Pelayo prépare, je crois, l’histoire de l’École espagnole : c’est un des grands travaux qui doivent succéder à son Histoire des Hétérodoxes espagnols aujourd’hui terminée. Il va droit au plus illustre de ces moines, Ramon Lull (Raymond Lulle) « homme en qui se fit chair et sang l’esprit aventureux, théosophique et visionnaire du xive siècle, joint au travail encyclopédique du xiiie …
« Sa véritable mystique — nous la trouvons dans une œuvre écrite en prose bien que poétique dans la substance — le Cantique de l’Aimant et de l’Aimé, qui fait partie du livre V de l’étrange roman utopique intitulé Blanquerna, où le Docteur illuminé expose son idéal de perfection chrétienne dans les états de mariage, de religion, de prélature, de pontificat et de vie cénobitique ; œuvre séduisante par son naturel et fidèle miroir de la société catalane du temps. Le Cantique est en forme de dialogue, entremêlé d’exemples et de paraboles, aussi nombreux que les jours de l’année et dont la réunion forme un véritable Art de Contemplation. Ramon montre que les sentiers par lesquels l’Aimant cherche son Aimé sont longs et périlleux, pleins de difficultés, de soupirs et de larmes, mais illuminés d’amour. Ces exils lui semblent éternels, ces prisons dures : Quand donc arrivera l’heure où l’eau qui descend, viendra à remonter ? Entre la crainte et l’espérance, l’homme fait sa demeure du désir, il vit par la pensée et meurt par l’oubli : pour lui, c’est bonheur que la tribulation soufferte par amour. L’intelligence arrive avant la volonté en la présence de l’Aimé, bien que toutes deux luttent de vitesse. Mais l’amour dans le cœur aimant est plus rapide que l’éclair ou le tonnerre, plus rapide que le vent qui submerge les nefs en mer. Le soupir est aussi près de l’Aimé que la blancheur de la neige. Les oiseaux du verger, chantant à l’aurore, donnent au solitaire l’intelligence d’amour, et quand les oiseaux, cessent leurs chants, l’Aimé s’évanouit d’amours, et cette défaillance est un délice plus grand, une douceur ineffable. Par les montagnes et les forêts, il cherche son amour ; à ceux qui vont par les chemins, il s’informe de lui, creuse dans les entrailles de la terre pour le trouver, puisque à la surface, il n’y a pas ombre de dévotion. Comme un mélange de vin et d’eau, se mêlent leurs amours, plus inséparables que la clarté et la resplendeur, que l’essence et l’être. La semence de cet amour est dans toutes les âmes : malheureux celui qui brise le vase précieux et en répand l’arôme ! L’Aimant court par les rues de la ville, on lui demande s’il devient fou, et lui répond qu’il a mis dans, les mains du Seigneur sa volonté et son intelligence, ne se réservant que la mémoire pour se souvenir de lui. Le vent qui ébranle les feuilles lui apporte une odeur d’obéissance ; il voit les traces de l’Aimé imprimées dans les créatures ; tout s’anime, tout parle, tout répond à l’interrogation de l’amour : amour, comme le définit le poète, clair, limpide et subtil, simple et fort, beau et splendide, riche en pensers nouveaux et en antiques souvenirs ; ou comme il le dit autre part en termes non moins brillants : ferveur d’audace et de crainte. Venez à mon cœur, poursuit-il, vous autres qui aimez et qui voulez du feu, et allumez-y vos lampes ; venez prendre de l’eau à la fontaine de mes yeux, parce que je naquis dans l’amour, que l’amour m’éleva, que je viens de l’amour, et que j’habite dans l’amour. Nul n’a défini aussi profondément la nature de cet amour mystique que Ramon Lull, quand il dit que c’est un intermédiaire entre la croyance et l’intelligence, entre la foi et la science… Érotisme étrange et divin dans lequel les beautés et les excellences de l’Aimé se réunissent dans le cœur de l’aimant, sans que la personnalité de celui-ci s’anéantisse, parce que la volonté vigoureuse, infinie et éternelle de l’Aimé les joint !
Admirable poésie qui réunit, comme en un bouquet de myrrhe, la pure essence de tout ce que méditèrent les savants et les poètes du Moyen-Age sur l’amour divin et l’amour humain, qui élève et sanctifie jusqu’aux réminiscences provençales de chansons de mai et d’aubades, de vergers et d’oiseaux chanteurs, mariant d’une étrange manière Giraut de Borneil à Hugues de Saint-Victor ! »
Et dans cet ordre d’idées non plus religieuses mais profanes, Menendez Pelayo nous montre le poète catalan Ausias March, chez qui M. Baret a cru trouver des influences provençalo-italiennes, — que le savant Madrilène ne nie pas mais limite, — tellement soumis à cette influence qu’il n’osa jamais décrire la beauté de sa dame et assit son amour sur les bancs de l’école de saint Thomas et de Scott et lui fit apprendre par cœur bien des pages de la Somme, comme le meilleur étudiant de la Sorbonne.
Dans tout le Moyen-Age, la littérature castillane, ni avec Gonzalo de Berceo, ni avec l’archiprêtre de Hyta, de rabelaisienne mémoire, ni avec le chancelier Ayala, ni dans dans les divers Cancioneros, ne montre trace de mysticisme, il faut arriver au xvie
siècle, à l’époque où, se dégageant des influences allemandes de Tauler et de Rusbrock, le mysticisme féconde « l’éloquence brûlante de l’Apôtre d’Andalousie, la parole sévère et ascétique de San Pedro de Alcantara, la philosophie riante d’amour de Fray Juan de los Angeles, la robuste éloquence de Granada, le luxe de style, prodigue et mal réprimé, de Malon de Chaide, la sévère lumière platonique de Fray Luis de Leon, les Moradas de sainte Thérèse. »
À cette dernière, Menendez conteste
le fameux sonnet, si admirablement traduit par Sainte-Beuve, et plus exactement encore, peut-être, par notre ami Georges Gourdon. C’est, d’après lui, l’œuvre de quelque moine obscur dont des investigations futures nous révéleront peut-être un jour le nom. Mais à côté de ces vers anonymes, quelle admirable pléiade de rossignols du paradis : le capitaine Francisco de Aldana, mort au champ d’honneur dans les guerres d’Afrique ; sainte Thérèse à qui l’on ne peut du moins enlever sa fameuse letrilla :
Vivo sin vivir en miY tan alta vida esperoQue muero porque no muero ;
San Juan de la Cruz « dont les chansons ne semblent point d’un homme mais d’un ange, plus ardent de passion que nul poète profane »
; Luis de Leon ; Malon de Chaide ; San Miguel de los Santos ; Ledesma ; Valdivielso et Lope de Vega ; Sor Marcela de San Felix, la fille bien-aimée du Prodige des Esprits ; Sor Gregoria de Santa Teresa, et enfin, le dernier de tous, Gabriel Alvarez de Toledo.
En terminant ce rapide tableau, Menendez Pelayo établit qu’il ne faut point désespérer de la poésie. Nous citons encore :
« Nous ne croyons pas que la poésie mystique meure ; elle doit avoir pour refuge quelques âmes d’élite, même dans ce siècle de doute et d’incrédulité, qui, né au milieu de révolutions apocalyptiques, se termine, dans sa triste vieillesse, en nous laissant, en philosophie, un nominalisme grossier ; dans l’art la description minutieuse et froide des détails, description inutile, sans but et sans raison d’être, préférant l’horrible et le laid au beau, art qui, jusqu’à maintenant, n’a point trouvé son vrai nom et qui profane ceux de réalisme et de naturalisme, applicables seulement à d’aussi grands peintres de la vie humaine que Cervantes, Shakespeare et Velazquez.
« Nos aïeux virent des temps plus durs que les nôtres : les temples fermés, la croix abattue, les prêtres poursuivis ; l’empirisme sensualiste, la littérature brutale et obscène triomphants ; toute religion considérée comme une fourberie et une comédie. L’orage passa cependant ; la croix se releva : l’esprit chrétien pénétra comme un souffle bienfaisant dans l’art de ses adorateurs, et même dans celui de ses ennemis. C’est ainsi qu’au xixe siècle, on a écrit la Pentecôte et le Nom de Marie. Pourquoi le taire ? Léopardi lui-même, par sa soif inassouvissable de la beauté éternelle et incréée, du bien infini, par ses vagues aspirations, ses douleurs ou jusqu’à son pessimisme, Léopardi est un poète mystique à qui il ne manqua que la croyance en Dieu.
« Ne désespérons donc pas : et que celui qui a dans l’âme assez de foi et de courage pour rendre témoignage de sa foi devant les hommes, chante Dieu, même au milieu du silence général : il ne manquera pas, d’abord, d’âmes qui sentent avec lui, et, bientôt, de voix qui répondent à la sienne ! Qu’il chante comme le firent ses ancêtres, nettement, en castillan, et en vieux chrétien, sans philosophisme ni nébulosités d’importation étrangère. Mais, s’il doit faire une sacrilège liaison du Christ et de Bélial, ou feindre ce qu’il ne sent pas, ou sacrifier un atome de la vérité, il vaut mieux qu’il se taise, ou qu’il soit sincère comme Henri Heine ou Alfred de Musset, qu’il prête sa voix à l’ironie qui sape, ou qu’il décrive les frémissements charnels et la mort de Rolla sur un lit vénal, acheté pour les délices de sa dernière nuit ; car ce qui est cent fois plus exécrable que toutes les figures des Caïns et des Manfred révoltés contre le ciel, ce sont les statues dévotes où l’on sent le rire voltairien du sculpteur. »
III
La première partie de la réponse de l’auteur de Pepita Jimenez et du Commandeur Mendoza est consacrée à l’éloge obligatoire de Menendez Pelayo qu’il présente comme le rénovateur des études antiques en Espagne, un André Chénier appelé à une plus grande influence que le poète français sur les destinées littéraires de sa patrie, un Méridional, un Gréco-Latin avant tout, adhérent enthousiaste de l’Idée latine. Après avoir montré comment, d’après les théories du savant Helléniste, la Grèce, puis l’Italie, et après elle, l’Espagne ont dominé l’Europe, Valera combat les idées que Menendez a exposées dans la Ciencia española sur les causes de la décadence de l’Espagne dès la fin du xvie siècle. Pour lui, comme pour Eugenio de Ochoa, c’est le despotisme, l’absolutisme maladroit, favorisé par l’esprit même de la nation, qu’il en faut rendre responsable. Puis il en vient aux mystiques.
« Nos grands mystiques, dit-il, n’ont jamais l’égoïsme négatif et inerte de ceux des autres pays, chez qui l’âme s’anéantit, se perd dans l’essence infinie, et absorbée dans l’Etre, se repose dans l’Etre, et y disparaît comme dans le néant. Dans nos grands mystiques, ce n’est qu’en un instant inappréciable qu’il peut y avoir anéantissement apparent, complète effusion du fini dans l’infini. Le métal dans la forge semble feu et non métal ; mais il en sort mieux trempé, et c’est un instrument propre à mille opérations utiles. Ainsi l’âme de nos mystiques, après son union avec Dieu, se trouve mieux préparée et plus apte à la vie active. Et elle ne se refroidit point, comme le fer au sortir de la forge, mais gardé en elle cette ardeur de l’amour divin, et la met dans tout. Dieu ne la quitte point. L’âme continue à être pleine de Dieu, lorsqu’une fois elle l’a possédé. Elle le porte et le sent en elle, et le sent en outre dans tous les êtres, chez ceux qui lui ressemblent et chez ceux qui ne lui ressemblent pas, chez les êtres animés et chez les êtres inanimés, Ce feu, que l’âme reçoit de Dieu et ne perd plus, est un feu de charité : c’est l’amour par amour de Dieu, qui vainc en violence et en activité utile, tout autre amour de but profane. Sans que l’âme croie que tout est Dieu, elle croit que tout est en Dieu, que Dieu est en tout. Elle le respecte, l’aime en tout et même d’une certaine manière, adore tout comme divin. Pour elle rien n’est laid, difforme, immonde. Le sentiment de la présence divine embellit la laideur et purifie l’impureté matérielle, en leur prêtant cette expression que Murillo et Zurbaran savaient donner à leurs moines les plus déguenillés et les plus crasseux. »
La grande qualité de ce mysticisme, c’est son activité, qui enfante les Jean de Dieu, les Antoine de Padoue, les Ignace de Loyola et les
François-Xavier, la Compagnie de Jésus tout entière « création du génie espagnol, et l’une de nos plus grandes gloires. »
Son défaut, c’est que, sous le joug énervant des successeurs de Philippe II, l’on arrive à ce quiétisme stupide et immoral que l’Inquisition dut frapper de ses peines les plus sévères au xviiie
siècle. M. Valera reproche encore à la dépravation du mysticisme la théorie de l’amour platonique s’adressant à la femme, — théorie qui est, pour employer une expression familière, sa bête noire. Ce mysticisme, qui ne peut exister que dans la poésie, c’est à dire sous la forme artistique la moins raisonnée et la plus spontanée, serait bien faux et bien dangereux dans ses conséquences, s’il allait jusqu’aux bornes que lui donne, dans son fameux Cortesano, l’Italien Baltasar Castiglione. Les règlements des Cours d’Amour, et le livre de M. Meray34, qui les analyse complaisamment, en sont la preuve. « Cette idolâtrie alambiquée de la femme est presque toujours opposée à l’estime convenable et droite qu’il est juste de faire d’elle. Quand le mysticisme la divinise dans ses extases passagères, les âmes qui n’entrent point toutes en extase, ou qui du moins ne sont pas en extase d’une manière continue, la méprisent et la dénigrent… Cornélie, Octavie et Portia ne furent jamais aimées mystiquement par leurs maris. Le Cid et Garcia del Castañar n’aimaient pas non plus mystiquement leurs femmes. Aussi sont-elles plus respectables et plus sympathiques que la plupart des dames de Caldéron. L’amour qu’inspirent ces dernières, quand il n’est pas féroce et
sauvage, comme dans No hay cosa como callar, est tellement alambiqué que la vraie passion s’évapore et qu’il ne reste au fond de la cornue qu’ergotisme scholastique, ingéniosités et subtilités. »
Voilà les points les plus saillants de la réponse de notre digne ami, M. Valera, accueillie, nous l’avons dit, par la presse espagnole tout entière avec un enthousiasme qui prouve bien l’intérêt et l’importance littéraire de ces fêtes de l’esprit si décriées depuis quelques années. Cet empressement nous fait concevoir l’espérance — plus que l’espérance, — la certitude d’un relèvement littéraire pour l’Espagne, qui a déjà une littérature en pleine maturité, celle des chanteurs catalans, et à qui il ne manquait plus que de redorer, définitivement, le vieux blason intellectuel de Castille et de Léon.
La littérature espagnole en 1880
Au moment où finissait l’année 1879, l’Espagne politique et littéraire à la fois était en deuil. Le 31 décembre, avait expiré, celui qui, longtemps, tenta de concilier les deux amis de la veille, devenus les adversaires les plus opiniâtres, — le vaillant maréchal Martinez de Campos, et le fin politique Canovas del Castillo, — le président des premières Cortès de la restauration, Adelardo Lopez de Ayala, le poète dramatique, tant de fois applaudi sur les scènes de Madrid, depuis El tanto por ciento, Le tant pour cent, pièce analogue à la Bourse de Ponsard, jusqu’à Consuelo. Le 2 janvier, Nuñez de Arce, le premier des lyriques castillans, maintenant que Zorrilla ne produit plus, par vieillesse et par lassitude ; Emilio Castelar, le grand orateur qui sait vouloir la liberté pour les autres, comme il la veut pour lui-même, en un mot, toute l’Espagne intelligente conduisait le deuil.
L’année devait encore enlever un des grands noms de la littérature espagnole : Juan Eugenio Hartzenbusch. Le vieillard, aujourd’hui retire de la vie active, vivait dans la bibliothèque confiée à ses soins, et c’est là que l’ont connu, en ces dernières années, tous ceux qui le visitaient dans sa retraite de la calle de Leganitos.
Sa gloire de poète datait du romantisme espagnol, alors qu’il écrivait les Amants de Téruel, pièce d’un souffle tragique très puissant et d’une très grande élévation de sentiments, — car le théâtre espagnol plane, toujours, au-dessus des vilenies rebattues de nos mélodrames. Sa gloire d’érudit s’était relevée, plus tard, sous le règne d’Isabelle qui, à défaut de qualités gouvernementales bien remarquables, avait du moins celle de protéger les lettres. Pourvu de sa charge, il s’attela, pour l’éditeur Rivadeneyra, à une édition complète des œuvres de Cervantès, édition dont le Don Quichotte commente fut tiré à part, en format elzévirien, sur une presse installée dans la maison même où Cervantès avait été emprisonné à Argamasilla, cette ville dont, dit-il, il ne veut point se rappeler le nom, un lugar de la Mancha, cuyo nombre no quiero accordarme. Après Cervantès, ce fut le tour des éditions des classiques, et là, il choisit, comme son coin préféré, le théâtre espagnol du siècle d’or.
Allemand d’origine, il avait dans son talent un je ne sais quoi d’original. Témoin cette pièce que je traduis faiblement :
« Où va le charpentier avec tant de bois sur l’épaule ? — J’ai à faire une planche pour un lit nuptial. — Qui se marie ? — Florentina. — C’est donc toi, le marié ? Mille souhaits de bonheur, Pedro. — Merci, ami Alphonso.
Comment t’es-tu fait ce costume ? — Ma mère, je ne sais comment. Il est bien laid pour une noce, pour un suaire c’est ce qu’il faut. — Déchire-le, fillette, ou refais-le. — Non, mère, je n’y touche plus. Voici plusieurs jours que je me sens malade : peut-être me servira-t-il bientôt ?
Pourquoi travailles-tu avec tant d’ardeur et tant de larmes, ami Pedro ? — Je fais un lit sans pieds, le dernier que nous ayons ? — Qui est mort ? — Florentina. C’est pour elle que je travaille et que je pleure. En bière s’est changé le lit nuptial ! »
Hartzenbusch n’a jamais du reste abandonné les lettres d’une façon complète. Né d’une famille d’ouvriers, élevé au poste qu’il savait occuper si dignement par son seul mérite, il avait conservé une modestie, une bienveillance, un instinct de serviabilité qui frappaient à première vue. C’était le père, en quelque sorte, de tous les jeunes écrivains de notre époque : il s’intéressait à leurs travaux, les incitait à en causer avec lui. Longtemps, il suivit des yeux les recherches de Menendez Pelayo qui, à dix-huit ans, entamait déjà son grand ouvrage : Histoire des Hétérodoxes espagnols, et, à l’heure où ces lignes paraissent, un vote extraordinaire, mais mérité, de l’Académie Espagnole, a donné le fauteuil de Juan Eugenio Hartzenbusch au jeune et savant professeur de l’Université de Madrid.
Menendez Pelayo, qui est un des restaurateurs des études antiques en Espagne, et en même temps un bibliographe et un érudit de premier ordre, n’a pas encore vingt-cinq ans, c’est-à-dire l’âge de la majorité d’après la loi espagnole. Il est de Santander, et fort lié avec le romancier José Maria de Pereda, le peintre incomparable des mœurs de la Montagne, et Juan Valera, à la fois romancier, quand il écrit Pepita Jimenez ou Le Commandeur Mendoza, et philosophe, quand il étudie les doctrines de Vivès ou de Lulle, mais avant tout, grand seigneur écrivain, styliste par nature et sans étude, immensément instruit, bien qu’il se prétende un apprenti helléniste dans la préface de cette traduction de Daphnis et Chloé, qui est le bijou littéraire de l’année.
Menendez collabore, en cet instant, à la grande Histoire du Théâtre contemporain, dont un volume a paru, entièrement consacré à Echegaray, l’auteur de la Mort sur les lèvres, le drame à succès de cet hiver35.
J’aime à parler du théâtre espagnol : il est, suivant l’expression d’un critique étranger, le plus beau si on le considère dans son ensemble. Calderon, Lope, Moreto, Alarcon, Rojas, voilà des noms qu’il n’est pas permis d’ignorer, pour peu que l’on se pique d’être lettré ! La génération nouvelle, celle qui a produit Garcia Guttierez, Tamayo y Baus, Eguilaz, Camprodon, Nuñez de Arce, Sellen et les deux Echegaray est puissante, elle aussi.
Je mets de côté toute prévention, toute partialité, et j’examine l’œuvre à un point de vue purement littéraire. Oui, c’est bien là le Michel Servet que nous peint l’histoire, ce sectaire original, cet esprit exalté et têtu, ce polémiste grossier ! C’est bien Calvin qui dirige ses sbires dans la coulisse, c’est bien l’Inquisition huguenote qui met le feu au bûcher ; mais cette grandeur morale, ce prestige de la vertu, Servet ne les eut jamais.
Et puis, partout c’est une atmosphère de terreur, un brouillard de mort. Echegaray règne sur la scène par l’horreur. « Hace miedo, hace llorar »
, il fait peur, il fait pleurer, me disait récemment une jeune et charmante Espagnole qui, cependant, ne connaissait point
la Muerte en los labios
.
Si grandiose que soit le drame d’Echegaray, il ne peut, à notre avis, rivaliser avec le roman de Pedro Antonio de Alarcon, l’Enfant à la boule. En voici une brève analyse qui, mieux que tout, fera juger du mérite de l’œuvre :
Dans une partie reculée de l’Andalousie, un digne prêtre a recueilli un orphelin de noble race mais dont la famille a été ruinée par un usurier impitoyable. Manuel Venegas, — c’est le nom de l’enfant, — grandit dans la haine, malgré l’éducation qu’il reçoit, et, s’il ne se venge point tout de suite, c’est que son ennemi est le père de Soledad : mais cette maison patrimoniale, qui lui a été ravie, « il la brûle des yeux »
, il la dévore du regard, et, pour la conquérir, lui qui n’avait jamais desserré les lèvres, parle pour la première fois devant la statue de de l’Enfant-Jésus, El Niño, — tenant dans ses mains la boule du monde ; puis il court les forêts et entasse douros sur douros.
Puis, voici la fête patronale, la Rifa, où tout danseur a le droit d’embrasser sa danseuse, et où l’on met aux enchères la formation des couples. Tout son or pour un baiser de Soledad ! Mais, pour éviter à sa fille le contact de celui qu’elle aime, l’usurier donnerait sa vie : il joint l’insulte au dédain, et Venegas, écrasé de honte à la nouvelle que son père devait deux millions en expirant, part pour l’Amérique.
Là, il fait fortune, mais pas si rapidement que Soledad n’ait épousé, sous l’influence de son père, un étranger qui ignore ce qu’est El Niño. Cet étranger il le tuera, en attendant il verra Soledad. Mais quoi ! une procession les sépare ; c’est El Niño ! Dieu ? il n’y pense point ; le protecteur de son enfance, il l’oublie ; mais non, sous sa parole sévère, il baisse la tête et, au fond du logis paternel reconquis, dans une salle basse, révolté contre Dieu, il médite, tombe à genoux, jette son or au pied de la Sainte Image, couvre de bijoux Celui dont il méprisait le culte, et, la voix haute, la tête brisée, mais fière dans sa contenance, il renonce à Soledad. Elle est comme morte pour lui. Il partira.
Partir, ah ! ceci ne fait point l’affaire des libres-penseurs du village ; songez un peu ! un Enfant-Jésus qui, d’après certaines âmes ridicules, serait soupçonné capable de faire des miracles, d’arrêter le cours d’une vengeance ! vite une mauvaise conseillère chez Soledad, qui, l’imprudente, donne rendez-vous à Manuel à la Rifa.
Le bal est commencé : soudain Venegas se présente, salue et jette son défi et son or. Le geste est noble, mais d’un colosse. — Toute ma fortune, riposte le mari de Soledad. — Où est-elle ? crie le peuple que cet incident amuse, c’est assez qu’El Niño ait été volé, une fois, par le père, sans qu’il le soit par le mari. Quelle danse ! Les voici enlacés, ils s’enivrent de ce mouvement rythmé qui les berce, l’étreinte se serre, c’est le moment du baiser ; Soledad fléchit sur la poitrine de son cavalier. Le géant l’a broyée contre son sein, comme le rouleau écrase un bluet sur l’aire qu’il aplanit. Alors l’époux se dresse, prend le couteau que Venegas a déposé aux pieds de la statue, — les armes étaient interdites à la fête, — et le plonge dans le sein du meurtrier de sa femme qui, fou de ce fatal baiser, tombe sans dire mot et meurt, tandis que le coupable va se livrer à la justice36.
Moins passionné, moins andalous, moins brûlant, mais d’un puissant intérêt, De tal palo tal astilla, — « de tel bois tel copeau. »
Les Peñarubias sont une vieille famille de la montagne, près de Santander ; le père perverti par les mauvais livres qui pénétrèrent en Espagne à la fin du xviiie
siècle et y firent d’autant plus de mal que le régime antérieur de compression favorisait le développement rapide de la licence, au lieu d’une sage liberté, — a fait de son fils un positiviste de la plus belle eau. Le jeune docteur, épris d’Agueda, pure nature, que certains esprits mal faits ont trouvé trop froide, — comme l’on a trouvé trop froide la Léa Henderson de Daniel Rochat, — livré aux pièges d’un hypocrite que Pereda peint avec toute la liberté d’un catholique à qui ce Tartufe fait naturellement plus d’horreur encore qu’aux bons petits esprits de l’athéisme ; — en proie aux tourments, aux luttes de l’amour et de l’incrédulité, — se tue. Et, sur le cadavre, le père salue ce Dieu qu’il niait hier : « Seigneur, dit-il, ta justice est terrible. »
El Niño de la bola a failli avoir deux traducteurs en français, souhaitons-en un à l’œuvre nouvelle de Pereda ; elle console les réalistes en leur prouvant qu’on peut être vrai, sans s’enfoncer jusqu’au cou dans la saleté chère à MM. Hennique et Cie 37.
Si le roman est bien représenté en 1880, dans le mouvement de l’esprit espagnol, la poésie est encore plus féconde et plus riche en résultats. Quatre œuvres notables, la Vision de Fray Martin, de Nuñez de Arce, l’Inondation et la Niña de Gomez Arias, le Fray Juan de Velarde, prouvent chez les poètes espagnols une activité et une puissance, que n’a plus la littérature italienne, par exemple38.
Ce n’est point ici le lieu d’analyser des œuvres qui méritent une étude toute spéciale et complète : dans cette esquisse que nous traçons au courant de la plume, il nous suffira de présenter aux lecteurs du Feu Follet quelques échantillons de cette poésie castillane que nous lisons et relisons depuis des mois :
SÉVILLE
« Séville n’a pas de rivale en grandeur et en beauté : elle est aussi glorieuse dans les armes qu’immortelle dans les lettres.
Un Dieu en jette les fondements ; Jules César la fortifie, le More la conquiert et l’embellit, un saint la reconquit.
Et don Pedro de Castille, de sa justice sévère, de ses douces amours, la sème de légendes.
Elle montre de riches palais de marbre et de mosaïques, de beaux minarets que la croix domine.
Là les colonnes d’Hercule, là la svelte Giralda, et l’alcazar délicat, et l’immense cathédrale.
Riche, noble et très chrétienne, il n’est point de rue sans boutique ouverte, point de maison sans un écusson, point de faubourg sans église.
Les orangers l’embaument, en même temps qu’ils la parent, le Guadalquivir la berce, la réfléchit et la baise.
Les fleurs germent dans nos fontaines, et partout jaillissent ses fontaines, comme les papillons et les abeilles autour des fleurs.
Les plaines qui l’avoisinent emplissent de fruits ses greniers, et à la sultane entonnent de douces cantilènes.
La perdrix dans les blés, le chardonneret dans les peupliers, la tourterelle sur les oliviers, le rossignol dans la forêt.
Là, pas un nuage au ciel, pas une épine à terre ; l’ouragan ne renverse pas un arbre, la neige ne flétrit pas le fruit.
De doux zéphyrs y susurrent dans un éternel printemps : le sol est une pépinière de fleurs, et le firmament (une pépinière) d’étoiles. »
José Velarde.
Velut umbra
« La plage déserte garde le murmure des flots ; le vase garde le parfum, la lyre garde la note.
La voûte ruinée garde l’écho qui l’emplit, et même du cadavre glacé la terre garde l’empreinte.
Et moi, moi qui t’aimais, — femme belle comme nulle autre, et pour te distinguer de toutes, plus que nulle autre ingrate ; de cet amour immense je ne garde même plus le souvenir.
Tandis qu’elle réfléchissait ton ombre, mon âme fut pour toi un miroir pur et brillant qui reflète les charmes d’autrui — et le miroir ne garde rien quand l’image s’efface. »
Manuel del Palacio.
LES TROIS MÉDAILLONS
I
« Ma mère, ma mère adorée qui est au ciel, quand je n’étais qu’un enfantelet, comme un trésor, portait dans un beau médaillon mes cheveux couleur d’or.
II
Une autre femme, qui, de toute son âme m’aime, aussi loyale que séduisante, garde aussi, depuis le jour de nos noces, une boucle de ma noire chevelure.
III
Hélas ! comme personne, par horreur du froid, ne veut toucher à la neige de ma tête, ma pauvre chevelure, la tombe sera ton seul médaillon. »
Ramon de Campoamor.
Tandis que l’Ilustracion, à laquelle j’emprunte ces dernières citations, paraît à Madrid, l’Ilustracio, revue catalane, tient le public de Barcelone au courant de tous les faits nouveaux et initie le lecteur, éloigné des rives du Llobregat, au mouvement littéraire dont la publication presque simultanée des Tragédies de Victor Balaguer et de l’Atlantide de Jacinto Verdaguer, a consacré le rapide et extraordinaire développement. La Renaissance et le Gay Saber moissonnent sur le même terrain, et l’on a vu ainsi tout le journalisme catalan préparer les fêtes du Millénaire de Notre-Dame du Montserrat. Tel est le nom d’un antique sanctuaire, de légendaire origine, construit sur les sommets du Montserrat, haute montagne dont les pentes sont semées de chapelles et d’oratoires et dont la Vierge brune, chantée par Mistral, est fort en renom auprès de la race industrieuse de la Catalogne. Mgr Bianchi, nonce de N. S. Père le Pape, assistait aux fêtes religieuses et littéraires auxquelles avaient été conviés les deux félibres Joseph Roumanille et Anselme Mathieu. Les Jeux Floraux, célébrés à la même époque, devaient décerner une couronne à Victor Lieutaud, le sympathique poète marseillais, l’auteur de Marius, dont les vers tonnent comme l’entrechoquement des hordes sauvages avec les cohortes de légionnaires romains.
Verdaguer, dont j’ai cité le nom plus haut, a reçu dans ces fêtes plusieurs couronnes ; l’une est attribuée à ses Chansons du Montserrat, auxquelles je ne puis me refuser de faire un emprunt.
« On dit qu’elle était blanche et blonde, la fleur du Montserrat, blanche comme la gelée, blonde comme un fil d’or, ma Vie, blonde comme un fil d’or, mon Amour.
Des anges c’est la reine, sœur des fleurs ; Dieu la prend pour fille et un pécheur pour mère, ma Vie, et le pécheur pour mère, mon Amour.
Des étoiles la couronnent d’une auréole de lueurs ; la lune l’a chaussée et le soleil l’a vêtue, ma Vie, le soleil l’a vêtue, mon Amour.
Elle était blanche, blanche comme la neige du Canigou, mais elle était devenue brune en gardant ses agneaux dans les bois, ma Vie, en gardant ses agneaux dans les bois, mon Amour.
À vos pieds suspendue, je laisse ma harpe d’or, si au ciel vous m’en donnez une autre, mon chant sera plus doux, ma Vie, mon chant sera plus doux, mon Amour. »
Jacinto Verdaguer.
Un autre de nos amis, romancier d’avenir et conteur de talent, Narcis Oller, était couronné pour une petite nouvelle, Ysabel de Galceran que nous verrons bientôt prendre la forme du roman, et, hier encore, au milieu de pièces de maîtres : Rubio, Pelay Briz, Soler, etc., le Calendari nous apportait une courte poésie de lui :
LA CHANSON DE MON BERCEAU
« Quand ma mère me berçait, elle me chantait une chanson triste, suave et douce comme les chants du martinet noir.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, — tam-tim-tam, faisait le berceau.
En écoutant la chansonnette, un doux sommeil m’envahissait : mes yeux se fermaient et je m’endormais heureux.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau.
Je voudrais bien me la rappeler, mais je ne me la rappelle point : elle a fui de ma mémoire, quand je perdis la paix du cœur.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau.
Plus ne reviendront les rêves de ce temps, qu’il est doux d’évoquer. Morte est ma mère et mis au rebut le berceau.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau.
Ah ! mère, ma mère, pourquoi m’avez-vous sitôt abandonné ? Les angoisses de la vie me torturent et je suis seul.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau.
Dans ce berceau qui me berçait, dorment mes illusions : éveillez-les quand j’y pose le fils que Dieu me donna.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau.
Et quand sa mère le berce, inspirez-lui la chanson avec laquelle, un jour, vous m’avez bercé et qui m’endormait heureux.
Tam-tim-tam, le berceau faisait, tam-tim-tam, faisait le berceau. »
Je ne pouvais trouver citation plus heureuse, en terminant, que ces vers d’un ami.
Frédéric Mistral à l’Académie française39
Il nous faut Frédéric Mistral à l’Académie Française.
La gloire académique ne lui manque pas, mais il manque à la gloire de l’Académie.
Après avoir laissé échapper deux des plus beaux fleurons de la couronne littéraire de la France, Molière et Balzac, les Immortels ne commettront point cette faute, de négliger, sous de vains prétextes, celui qui personnifie la poésie du Midi, le génie national de la moitié de la Patrie, et d’une moitié qui, pour parler une langue autre que le dialecte abâtardi des faubourgs parisiens, n’est pas d’un patriotisme moins ardent que celui du Nord.
Nous ne sommes point autorisés à mettre le nom du grand Félibre en avant : nous agissons de notre propre mouvement, et nous pouvons ajouter, sans crainte d’être désavoué, car Frédéric Mistral n’a pas le droit de se dérober aux honneurs académiques. N’eût-il pas les titres littéraires qu’il peut invoquer, il représenterait le mouvement félibresque, dont il est le plus illustre adhérent, sinon le premier maître, et cette qualité interdit à sa modestie de s’effacer et de ne vouloir être que le fermier de Maillane.
Je sais fort bien que la victoire ne sera point obtenue sans combat, mais vraiment, quel argument allèguera-t-on, qui ne soit facile à réfuter ?
Frédéric Mistral n’est pas un auteur français ? Ceci est faux. Est Français quiconque est né sur le sol de France, parle une langue née sur le sol français, exprime des idées françaises, et à ce point de vue, Mistral est au moins aussi Français que M. Barthélemy Saint-Hilaire ! Mais alors de quel droit maintiendrions-nous, comme nous devons le maintenir, — s’il nous reste la moindre fierté et le moindre orgueil de race, — que l’Alsace-Lorraine est une province française, en dépit des hasards de la conquête ? Oserions-nous adopter le principe de M. de Bismarck, que tout ce qui parle allemand est allemand ? Non certes, Frédéric Mistral est Français, et si sa gloire appartient à la France, c’est pour la France un devoir de la constater.
Ses titres ? Nul ne les ignore. Après Miréio, Calendau, Lis Isclo d’or, ce sera demain Guillaume au court-nez 40. Et le poète est doublé d’un linguiste : le Trésor, mené à son terme, vaudra le Dictionnaire étymologique de la langue française, et si Littré est entré à l’Académie comme linguiste, bien que philosophe, Mistral peut y entrer, la tête haute, comme poète et comme linguiste, car il est, lui, croyant, dont l’œuvre admirable est inattaquable et au point de vue de la foi et au point de vue de la morale.
Mistral n’habite point Paris ? Ceci fait sourire. M. Dufaure n’était pas académicien, parce qu’il habitait Rueil. Monseigneur le duc d’Aumale ne perdait aucune de ses prérogatives quand il commandait à Besançon ou chassait dans ses terres de Chantilly.
Et d’ailleurs, Victor Hugo excepté, qui représente la poésie à l’Académie ? Les poètes français — et parmi eux nul n’a le souffle de Mistral ; il a trouvé et les autres n’ont que redit : ce sont des zéphirs auprès de ce simoun de la Camargue ; des rossignols à côté de cet aigle, — sont-ils à l’Académie ? Théodore de Banville, André Theuriet, François Coppée, Sully Prud’homme, Leconte de Lisle occupent encore le quarante et unième fauteuil. Ceux qui y siègent sont des vieillards qui représentent le mouvement de 1830 : il faut à l’Académie une place à l’élément jeune, sinon elle méritera l’insulte que lui adresse Émile Zola en l’appelant « une prétendue tête de notre littérature, dont l’influence est radicalement nulle, et dont le rôle de dangereuse inutilité serait comique, s’il n’était lamentable. »
C’est à la presse du Midi, tout entière et sans exception de parti, qu’il incombe de mener cette campagne, dont nous ne sommes point la sentinelle perdue, et dont nous n’avons aucun droit de nous dire l’initiateur, car elle est dans le cœur de tous.
Il nous faut Frédéric Mistral à l’Académie Française.
Victor Hugo. Les Quatre Vents de l’Esprit
Les quatre vents de l’esprit, s’ils n’augmentent point l’illustration méritée du grand Maître romantique, n’auront point pour résultat de diminuer sa gloire. Après Le Pape, L’Ane, — ces œuvres d’une valeur discutable, — Victor Hugo prend aujourd’hui sa revanche par un recueil qui, s’il n’est point à la hauteur des Orientales et des Châtiments, d’Hernani et de La Légende des Siècles, est du moins une sorte de compendium, un reflet de son passé et peut-être une relique en partie, de ses opinions d’autrefois, de son multiple génie. Dans Les quatre vents de l’Esprit, nous retrouvons les mêmes notes que dans l’ensemble de l’œuvre du chef de l’école de 1830.
Le romantisme est assez loin de nous aujourd’hui, pour que nous le jugions, avec une indépendance dont l’éclecticisme de goût de notre siècle est un sûr garant. Lors de la publication du nouveau livre par la maison Quentin-Hetzel, le plus illustre adhérent du naturalisme, — puisqu’il se refuse à se déclarer chef d’école, — M. Émile Zola, prononça une oraison funèbre du système auquel succède le sien, qui tenait plus de l’éreintement que de l’apologie.
Il est évident qu’entre les panégyriques creux et ronflants de M. Vacquerie et les sévères reproches de l’auteur de l’Assommoir, il se trouve un juste milieu.
Ce que nos pères goûtèrent davantage chez les plus illustres écrivains de l’ère romantique est aujourd’hui démodé, vieux, fatigant à la lecture. Retranchez les chefs-d’œuvre, qui ne perdent rien à prendre des années, le reste — et je parle encore d’ouvrages de valeur relative comme Lélia et Antony, célèbres en leur temps, ne nous paraît plus que déclamations et fastidieuses enflures du style et de la pensée. Voilà, ce nous semble, des faits acquis, et dont l’énonciation résume notre opinion sur une question qui soulève encore bien des polémiques. Du romantisme mort, il reste le chef, et c’est son œuvre nouvelle que nous allons apprécier vivement.
I
Ces allures d’éclair, dit le poète, nous expliquant le titre un peu prétentieux de son livre,
Ces allures d’éclair, ce vol torrentiel,L’esprit humain les a comme vous, vents tragiques,Comme vous, le printemps, il a ses géorgiques ;Il est l’âcre Archiloque et le Hamlet amer ;Il gonfle l’Iliade ainsi que vous la mer.L’homme peut de l’abîme effacer la prunelle ;L’âme a, comme le ciel, quatre souffles en elle…La pensée est un aigle à quatre ailes, qui vaDu gouffre où Noé flotte à l’île où Jean rêva ;Et chacun de ses grands ailerons, Épopée,Drame, Ode, Iambe ardent, coupe comme l’épée.Le génie a sur lui, dans sa guerre aux fléaux,Toute l’éclaboussure affreuse du chaos,Écume, fange, sang, bave, et pas une tache.Il est un et divers. L’idéal se rattacheComme une croix immense aux quatre angles des cieux.Le grand char de l’esprit roule sur quatre essieux…L’ombre a tout l’ouragan, l’âme a toute la lyre…Satire, elle flétrit ; drame, elle aime ; chansonOu psaume, elle a du sort le lugubre frisson ;Épopée, elle peut montrer aux rois tragiquesLa tyrannie aveugle et toutes ses logiques,L’effrayante moisson des noirs semeurs du mal,Et le carrosse d’or du sacre triomphal,Dans l’ombre accompagné par l’invisible roueD’un tombereau hideux que le pavé secoue.
Nous avons donc quatre livres : Livre satirique, écrit sous l’Empire et plein de haines politiques et religieuses qui rabaissent le génie du poète au talent d’un pamphlétaire, point toujours spirituel ; le Livre dramatique, composé de deux pièces : Margarita et Esca ; le Livre lyrique qui date de l’exil à Jersey ; et enfin le Livre épique qui ne contient qu’un seul poème et qui est littérairement la meilleure partie des Quatre Vents de l’Esprit.
Le Livre satirique, œuvre de haine et de colère, — ne l’oublions pas, — après force attaques contre Mgr de Ségur, Gustave Planche, Lélut, Mérimée, Nisard,
… nains horribles,Ces drôles,
attaques qui, si elles sont virulentes, ne sont point toujours éloquentes, ne nous donne comme dédommagement qu’un court souvenir d’enfance.
Quand on nous conduisait, écoliers sans défense,À la Sorbonne, endroit revêche et mauvais lieu,Et que, devant nous tous qui l’écoutions fort peu,Dévidant sa leçon et filant sa quenouille,Le petit Andrieux, à face de grenouille,Mordait Shakespeare, Hamlet, Macbeth, Lear, Othello,Avec ses fausses dents prises au vieux Boileau.
Mais pourquoi diable M. Victor Hugo croit-il M. Nisard aussi coupable qu’un Zoïle s’attaquant à Dieu ! Jésus-Christ ne se vit point élever de statue tant qu’il fut l’Homme-Dieu. Entre la croix du Golgotha et le piédestal de la place d’Eylau il y a la distance du divin à l’humain. M. Hugo, qui n’est plus chrétien, mais qui est encore spiritualiste, ne peut prendre les libertés du matérialiste Jean Richepin et comme lui crier : Le crucifié, c’est nous !
Ce que le Livre satirique ne nous donne point, le Livre dramatique, — sont-ce bien vraiment des drames que Margarita et Esca ? nous l’offre avec une richesse luxuriante. Souvenirs d’Hernani, scène délicieuse où l’épousée, au bras du bravo, traverse la foule des gentilshommes et des dames, qu’ils chassent par leur arrivée, pour venir jusqu’à la porte de la chambre nuptiale, chaste tableau d’un amour dont la virginité expire devant l’ardeur permise, voilà Margarita. Et le duc Gallus qui, comme l’homme aux sonneries de cor, rompt l’harmonieux, l’enivrant duo, n’ose point, comme Ruy Gomez, faire dormir ensemble deux cadavres.
Le sceptique faiblit, où plutôt se dérobe, mais s’il baise le bas de cette robe qu’il voulait chiffonner un peu, si Nella et Georges sont heureux, le vieux blasé n’en renonce point pour cela à chercher
Un démon vierge, un être en penchants malfaisantsAyant l’aspect du lys que la nature encense,Laïs-Agnès, le monstre à l’état d’innocence.
Et ce démon, cette fois, il le trouvera tel qu’il l’a rêvé, parce que tout se trouve en ce monde, même
cette chose exquise : une drôlesse…
Il a cette volupté enviée de
gagner le quineD’un ange contenant en germe une coquine,…………………………………………… Voir aboutir au malL’innocence à tâtons dans l’instinct animal.Peser dans la vertu ce que la chair en ôte,Assister dans une âme à l’aube de la faute :… Des crimes, fi donc ! mais des vices, parbleu !Quel plaisir se gratter du doigt la boîte osseuse,Et se dire tout bas : Bon ! elle est paresseuse,Elle hait le travail, elle aime les bijoux,Elle me trompera pour d’affreux sapajous,Elle est chaque jour pire, elle est chaque jour moindre,Elle sent avec joie en elle Phryné poindre,Elle ignore l’honneur, le devoir, la raison ;Elle a l’éclosion sinistre du poison !Se dire : De farouche elle devient servile ;La faunesse des champs est catin à la ville.Néère tourne mal et se change en Lola ;Assez déesse ici pour être diable là !Elle a des yeux profonds de plus en plus funèbres,C’est une gueuse, ô joie ! et voir dans les ténèbres,Lentement, dépouillant tout voile, tout remord,Toute pudeur avec le regard de la mort,Sombre comme Astarté, blanche comme Suzanne,De la vierge au front pur sortir la courtisane !Et se dire : C’est bien ! je vais la dévorer !Le tout pour rire !
Ce chef-d’œuvre du sceptique aura nom, Lison d’abord, et plus tard, la marquise Zabeth : Lison, une amoureuse qui n’est énamourée que tout à fait à la surface, car si un Faust eût passé par là, cette Marguerite ne jetterait point les fleurs de sa parure pour des bijoux. Mais les lourds paysans ne gagnent pas plus facilement un cœur que les Siebels enfantins ; Zabeth, la faunesse déguisée en courtisane, qui s’ennuie parmi tant d’amours, de n’avoir point trouvé l’Amour.
Celle qu’on paie, et celleQu’on aime, c’est deux,
dit-on chez la marquise, que plus tard on traite de drôlesse. Si Zabeth s’ennuie, c’est donc non par faute d’amours, mais faute d’amoureux, et cet amoureux, il existe, c’est le sceptique vaincu par son propre artifice ; c’est Gallus, qui fait des vers pour elle, lui achète des parures et lui cueille des bouquets ; et devant elle ensuite, juge plats les vers, fanées les fleurs, et pauvres les diamants. Cet inconnu qu’elle juge si haut au prix d’elle, qu’elle aimerait, qu’elle aime, elle en ignore le nom ; et ce refleurissement du cœur lui rendant la notion vraie de l’honnête, elle s’écrie :
Savez-vous ce qu’il faut à la femme, monsieur ?C’est l’amour. Je n’ai pas ce pain sacré de l’âme,Et je me sens haïr et je me vois infâme.Soyez maudit…… Hélas ! vous m’avez fait le cœur noir et terrible,Soyez maudit… Il me reste et c’est beau,Contre vous, votre ennui, ma haine — et le tombeau.
Et cette doňa Sol-Manon Lescaut, qui meurt non point par amour comme l’héroïne d’Hernani, mais par désespoir de n’avoir point aimé, expire à l’instant même où Gallus se jetant à ses pieds lui crie : « Je t’adorais ! »
Ni Esca, ni Margarita, ne sont bien neufs, et Victor Hugo, après Coppée, nous peint supérieurement en idéaliste cet ennui de la courtisane, que Zola nous a peint supérieurement aussi, moins noble, plus écœurant et certainement plus vrai.
II
J’arrive au deuxième volume des Quatre vents de l’esprit, celui qui des deux m’est le plus sympathique, quelles que soient les réserves que je doive faire au point de vue de l’esprit de certaines pièces. C’est là que sont les chefs-d’œuvre : cet admirable Pati où le poète rejette l’idée du suicide comme indigne des grands hommes, et tout en saluant Brutus et Caton, les juge mal morts.
As-tu peur, s’écrie le poète,… As-tu peur d’être oublié, passant noir ?Crains-tu d’être ignoré du sombre vent du soir,Et qu’il t’épargne dans ta villeQuand, terrible, il viendra balayer vers le NordLa vieille feuille morte et le vieux monde mort ?Il t’emportera, sois tranquille !Comme à chacun de nous, ton heure sonnera !Ton cadavre qui mange et qui boit seraÉcrasé, broyé dans sa boue,Pétri dans le néant, supprimé, rejeté :L’infini passera sur foi : l’éternitéÀ pour nous tous un tour de roue.
Et j’en pourrai citer bien d’autres : Sous terre ; Ma vie entre déjà dans l’ombre de la mort ; Ô mon âme, en cherchant l’azur ; et ces Chansons, dont je ne puis tourner le feuillet sans en relire quelques vers :
Proscrit, regarde les roses ;Mai joyeux, de l’aube en pleursLes reçoit toutes écloses ;Proscrit, regarde les fleurs.
— Je penseAux roses que je semai.Le mois de mai sans la France,Ce n’est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les tombes ;Mai qui rit aux cieux si beaux,Sous les baisers des colombesFait palpiter les tombeaux.
— Je penseAux yeux chers que je fermai.Le mois de mai sans la France,Ce n’est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les branches ;Les branches où sont les nids ;Mai les remplit d’ailes blanchesEt de soupirs infinis.
— Je penseAux nids charmants où j’aimai.Le mois de mai sans la France,Ce n’est pas le mois de mai.
Le ciseleur des Orientales renaît en Victor Hugo, en même temps que le merveilleux génie de description, qui fit jadis le charme de Notre-Dame de Paris, reparaît dans l’apostrophe à Germain Pilon, au Livre épique.
N’y a-t-il pas d’ailleurs mieux que ce hors-d’œuvre — car cette page splendide est un hors-d’œuvre, — dans La Révolution ? Je suis certain que si. Il y a, il y avait, si l’on aime mieux, une idée que Victor Hugo n’a point donnée dans toute son intensité.
Ces quatre statues descendant de leur piédestal pour aller saluer la guillotine, cela n’était point banal : ce qui l’est, c’est l’opinion exprimée par le poète que l’échafaud de Louis XVI est l’œuvre de ses ancêtres. Quoi qu’il en soit, l’on verra longtemps ce tableau que Victor Hugo pouvait seul exécuter :
Au-dessus du colosse immobile, à l’oreilleDe la statue ouvrant ses yeux fixes devantL’espace sépulcral plein de nuit et de vent,Une voix qui passa comme un souffle de glace,Dit : — Va voir si ton fils est toujours à sa place.
Si quelqu’un à cette heure eût rôdé là, marchantSur te quai solitaire ou près du bord penchantAux clartés du falot qui vacille et qui fume,Cet être eût entendu tout à coup dans la brume,Qui, l’hiver, fait Paris plus noir qu’une forêt,Un bruit rauque pareil au bruit qui sortiraitDe quelque panoplie énorme des ténèbres,Il eût senti l’horreur frémir dans ses vertèbresEt sa langue à la nuit bégayer des aveux,(Qui n’a pas son remords secret ?) et ses cheveuxSe dresser, et ses dents se heurter dans sa bouche ;Car sur le piédestal où, dans le vent farouche,Les nuages semblaient, d’en haut la saluer,La statue, ô terreur ! venait de remuer.
Rien, pas même l’airain, pour jamais ne s’arrête.
Le roi tourna la bride et le cheval la tête.
Le terre-plein frémit ; de longs mouvements sourdsÉbranlèrent les toits, les églises, les tours,Et les portails sacrés que les siècles vénèrent.
Les muscles monstrueux du bronze frissonnèrent,La croupe tressaillit, le pied toujours levéQui laisse l’herbe croître aux fentes du pavéS’abaissa, l’autre pied scellé dans l’architraveSe leva ; le colosse inclina son front grave,Le destrier, ployant ses jarrets de métal,Horrible, s’approcha des bords du piédestal,— Visions où jamais un œil humain ne plonge !…Et, comme par la rampe invisible d’un songe,La statue à pas lents du socle descendit.
Alors l’âpre ruelle au nom fauve et maudit,L’échoppe, la maison, l’hôtel, le bouge obscène,Les mille toits mirant leurs angles dans la Seine,Les obscurs carrefours, où, le jour, en tout sens,Court l’hésitation confuse des passants,Les enseignes pendant aux crocs de fer des portes,Les palais crénelés comme des villes fortes,Le chaland aux anneaux des berges retenu,S’étonnèrent devant ce cimier inconnuDont aucun ouragan n’eût remué la plume,Entendirent le sol tinter comme une enclume,Et, tandis qu’aux frontons des tours l’heure étouffaitSa voix, n’osant sonner au cadran stupéfait,Virent, dans l’épaisseur des ténèbres accrues,Droit, paisible et glacé, s’avancer dans les rues,Accompagné d’un bruit funèbre et souterrain,L’homme de bronze assis sur le cheval d’airain.
Franchement, ne voyez-vous pas là mieux que des fonds de tiroir ? Le soleil est aussi grandiose à son coucher qu’à son aube, et le grand Maître romantique empourpre notre horizon littéraire de son éclat puissant. L’éclipse n’a été que momentanée, alors que Hugo écrivait pour la popularité des œuvres parfois indignes de son passé, alors qu’il prêchait au lieu de chanter, qu’il voulait être tribun, et non plus, poète ensorceleur, orateur convaincant, et non plus, merveilleux endormeur. De cet Hugo, il reste encore bien des traces dans les Quatre vents de l’esprit, mais le calme se fait dans ce grand cerveau, et l’on peut espérer que Toute la Lyre sera une œuvre de paix où ne subsisteront aucun des malencontreux écarts du Livre satirique.
Numa Roumestan
Dans ma pensée première, ce n’était point d’Alphonse Daudet que je comptais parler d’abord : depuis longtemps, je me promettais de faire succéder à mon étude sur Les quatre vents de l’esprit une étude sur le prochain roman d’Émile Zola. Toute la librairie a suspendu l’ordre de ses nouveautés pour faire place à Numa Roumestan ; il n’est que juste de modifier l’ordre de mes articles et de pourtraicturer l’auteur du Nabab avant celui de l’Assommoir et de Nana.
Les romanciers contemporains suivent deux courants bien dissemblables : les uns, s’appelant idéalistes, héritiers des doctrines et du faire d’autrefois, dont le passé dit Sandeau et Feuillet, et le présent Theuriet et Cherbuliez, Claretie et Féval ; les autres, s’appelant réalistes ou naturalistes, dont le passé dit Balzac et Flaubert, Jules de Goncourt et Champfleury, — l’homme a survécu au système, — et le présent Émile Zola, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Jean Richepin.
Un homme cependant domine tous ces noms, celui de Balzac excepté, — ce géant dont le buste puissant et musculeux semble de son petit tombeau avoir conquis et dominer le champ des morts du Père-Lachaise, — méconnu de beaucoup, raillé de quelques-uns, respecté de peu, vrai chevalier de la Table-Ronde et vrai marquis de la Régence, méprisant nos petitesses et flagellant nos erreurs, celui-là, c’est Barbey d’Aurevilly.
À la fois idéaliste et réaliste comme son maître Balzac, comme Alphonse Daudet aussi, qui n’est pas un vrai naturaliste, mais différemment, par la fanfare, tandis que l’autre l’est seulement par la musette, lui seul pourrait juger Daudet comme Daudet doit être jugé, quelque peu sympathique que lui puisse être cette œuvre de reniement de la patrie méridionale à lui qui, en sa qualité de Normand, est un Méridional du Nord.
Voici les positions établies : pour nous qui traçons ces lignes, il ne s’agit point de décider entre les deux camps dont le premier a pour lui le passé et le second l’avenir, — ce qui ne veut point dire la vérité. Le naturalisme ou le vérisme, pour me servir de l’expression italienne, n’est évidemment pas une découverte d’Émile Zola : il le sait, il le dit et nul ne le veut croire. Le naturalisme n’est pas la peinture du sale et du laid, du vice et de la cochonnerie : la littérature naturaliste n’est pas une littérature de filles et de gandins abrutis, de mastroquets et de mauvais lieux. C’est purement et simplement une façon de voir et de sentir autre que la façon de voir et de sentir des idéalistes. La malencontreuse idée qu’ont eue les naturalistes, de ne s’attacher qu’à écrire et à raconter de vilaines choses, fausse les idées de la masse, qui ne peut voir l’art en eux, elle qui ne le voit en rien. Laissons le temps faire son œuvre, les systèmes philosophiques de notre siècle rentrer dans la poussière, dont ils étaient dignes de ne sortir jamais, et le Naturalisme, formule passagère et transitoire, fera certainement place au système du vrai qui est et ne peut être qu’un composite.
I
On a beaucoup écrit sur Daudet, ces temps derniers ; je me bornerai à signaler sur lui deux études, l’une biographique, l’autre morale, auxquelles j’emprunte beaucoup, et peut-être plus que je ne pense leur emprunter. C’est le travail de son frère Ernest dans la Revue Nouvelle : c’est le portrait que trace de lui Edmondo de Amicis, et qu’a traduit une vaillante feuille parisienne, La Revue Littéraire et Artistique. Aucun des traits essentiels de cette physionomie n’y est oublié : partout la lumière est répandue sur l’existence passée de l’auteur des Amoureuses, du Petit Chose, des Lettres de mon Moulin, des Contes du Lundi, du romancier de Robert Helmont, Jack, le Nabab, les Rois en exil. Là sont tous les documents nécessaires à ceux qui veulent étudier la genèse de ces œuvres que nous jugeons toutes faites et telles que la presse les jette par milliers aux étalages des libraires et sur les tables de nos cabinets de travail, de nos salons et de nos boudoirs.
L’écrivain qui, au Figaro, signe Étincelle des chroniques parfois futiles et féminines, parfois très intéressantes et très dignes de la lecture des gens de goût, disait, il n’y a pas longtemps, que Daudet, chose étrange ! n’est pas un auteur « chic ». Étincelle eût pu ajouter qu’il n’était pas chic parce qu’il était populaire, ce qui, jusqu’à un certain point, est mieux encore.
Numa Roumestan, auquel je reviens après ces digressions, Numa Roumestan, sans contredit, ne modifiera point cette glorieuse prérogative de Daudet d’être l’écrivain le plus lu de notre époque. Tout, dans ce roman, est actuel : les personnages, s’ils ne vivent pas sous les noms que la malignité publique leur a tout de suite prêtés, vivent fragmentairement en plusieurs de nos hommes politiques.
Il y a eu, il y a beaucoup de Méridionaux haut placés à cette heure, de ces Méridionaux des frontières d’Italie, qui ont le savoir-faire italien, pour employer l’euphémisme d’Edmondo de Amicis, qui ont une nature très compliquée. Ces Roumestan-là qui n’appartiennent peut-être point tous aux Droites, comme le héros d’Alphonse Daudet, le romancier a pu leur emprunter des traits, des gestes, des manières, formant un affreux dossier. La fantaisie faisant vivre ce dernier, l’incarnant en un homme ou en deux, produit un réquisitoire plus ironique et plus mordant que sérieux contre « les gens du Midi, cette race ardente, tumultueuse, toute en détentes et en bouffées de vent, téméraire, envahissante, qui vient de la province à Paris, s’empare de la grande ville par son audace, ses passions, son éloquence, la variété et la vivacité infatigable et sympathique de ses attitudes. »
Si les Latins ont pour la seconde fois conquis la Gaule, la Gaule s’est furieusement vengée et apothéosée dans Numa Roumestan. Le plus triste, c’est que cette fois, c’est le pays qui n’a pas été prophète en son fils : ce pamphlet plein de verve méridionale contre les
Méridionaux, un homme du Midi l’a écrit, cruel, incisif :
« Le mari grossier, brutal, la femme féline et menteuse… un vrai ménage du Midi… »
Oh ! monsieur Daudet, monsieur Daudet, votre père était du Midi, votre mère était du Midi, vous êtes du Midi ! Combien vous étiez plus vrai, quand vous railliez, dans Tartarin, et les bonnes gens de Tarascon et notre incurable blague, et non un cœur toujours sur la main et jamais dans la main de qui croit le retenir ! Franchement, nous valons mieux que des Roumestan, nous ne faisons pas tous le trafic des mots sans nous inquiéter de leur valeur, de leur accord avec notre pensée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent.
Le Nord travaille, il se peut ; le Midi rêve et pense. Ceci vaut bien cela.
Au point de vue des haines, les torts sont au moins égaux ; mais un tort que nous n’avons point c’est celui de la persévérance dans la haine. Roumestan pardonne à Lappara, mieux encore, il est prêt à le décorer, un peu plus, ce serait lui qui demanderait pardon au traître. On agira de la sorte, dans le Midi, envers Alphonse Daudet quand on aura vu avec quel art il flagelle. Nous rirons de notre caricature, et nous bénirons cet amour conjugal pour une femme du Nord qui créa le type admirable de sa Rosalie, si sévère et si injuste pour nous.
II
C’est l’art, en effet, qui est tout chez Daudet, dans Numa comme dans Froment. Zola, qui vécut en Provence assez longtemps pour en connaître le grand soleil, admire cette reconstruction du vrai où la scène réelle se joue toute vibrante de l’originalité du romancier, ce don du style qui est Le sang même de l’œuvre et se confond avec le don de vie. Le style, dont quelques-uns font fi, — parce que sans doute ils se sentent incapables de le conquérir dans une de ces batailles que Léon Cladel, l’un des meilleurs forgerons de la phrase à notre époque, décrit dans ses Bonshommes, le style, voilà la seule parure de ces romans où l’invention est pour si peu et qui ne sont qu’anecdotes richement enchâssées et liées seulement par un mince fil d’or. Numa Roumestan est de monture plus solide les ciselures qui deviennent rares et que nous regrettons parfois, — ces délicieuses ciselures des oiseaux de perles de la petite Désirée dans Froment ! — rendent en disparaissant la charpente plus forte et mieux assise. L’ouvrier, en mûrissant, produit des œuvres mieux ourdies ; le musicien, qu’il y a en Daudet, mêle moins de fugues inattendues à ses symphonies ; on se sent marcher vers le dénouement dès cette entrée en matière exquise : le concours aux arènes de Nîm… non, d’Aps-en-Provence. Oh ! les jolies pages, quelles esquisses ! quels tableautins !
« Une étrange musique montait de l’arène au milieu des clameurs de la foule, debout, exaltée, criant : “Valmajour, Valmajour ! ”
« Vainqueur au concours de la veille, le fameux Valmajour, premier tambourinaire de Provence, venait saluer Numa de ses plus jolis airs. Vraiment il avait belle mine ce Valmajour, planté au milieu du cirque, sa taillole d’un rouge vif tranchant sur l’empois blanc du linge. Il tenait son long et léger tambourin pendu au bras gauche par une courroie, et de la main du même bras portait à ses lèvres un petit fifre, pendant que de sa main droite, il tambourinait, l’air crâne, la jambe en avant. Tout petit, ce fifre remplissait l’espace comme, un branle de cigales bien fait pour cette atmosphère limpide, cristalline, où tout vibre, tandis que le tambourin, de sa voix profonde, soutenait le chant et ses fioritures.
« Au son de cette musique aigrelette et sauvage, mieux qu’à tout ce qu’on lui montrait depuis qu’il était là, Roumestan voyait se lever devant lui son enfance de gamin provençal courant les fêtes de campagne, dansant sous les platanes feuillus des places villageoises, dans la poudre blanche des grands chemins, sur la lavande des côtes brûlées. Une émotion délicieuse lui piquait les yeux ; car malgré ses quarante ans passés, la vie politique si desséchante, il gardait encore, par un bénéfice de nature, beaucoup d’imagination, cette sensibilité de surface qui trompe sur le fond vrai d’un caractère.
« Et puis ce Valmajour n’était pas un tambourinaire comme les autres, un de ces vulgaires ménétriers qui ramassent des bouts de quadrilles, des refrains de cafés-chantants dans les fêtes du pays, encanaillant leur instrument en voulant l’accorder au goût moderne. Fils et petit-fils de tambourinaires, il ne jouait jamais que des airs chevrottés par les grand’mères aux veillées ; et il ne savait, il ne se lassait pas. Après les noëls de Saboly, rythmés en menuets, en rigaudons, il entonnait la Marche des Rois, sur laquelle Turenne au grand siècle a conquis et brûlé le Palatinat. Le long des gradins où des fredons couraient tout à l’heure en vols d’abeilles, la foule électrisée marquait la mesure avec les bras, avec la tête, suivait ce rythme superbe qui passait comme un coup de mistral dans le grand silence des arènes, traversé seulement par le sifflement éperdu des hirondelles tournoyant en tout sens, là-haut, dans l’azur verdissant, inquiètes et ravies, comme si elles cherchaient à travers l’espace quel invisible oiseau décochait ces notes aiguës.
« Quand Valmajour eut fini, des acclamations folles éclatèrent. Les chapeaux, les mouchoirs étaient en l’air, Roumestan appela le musicien sur l’estrade et lui sauta au cou : “Tu m’as fait pleurer, mon brave ! ” Et il montrait ses yeux, deux grands yeux bruns dorés, tout embus de larmes. Très fier de se voir au milieu des broderies et des épées de nacre officielles, l’autre acceptait ces félicitations, ces accolades sans trop d’embarras. C’était un beau garçon, la tête régulière, le front haut, barbiche et moustache d’un noir luisant sur le teint basané, un de ces fiers paysans de la vallée du Rhône qui n’ont rien de l’humilité finaude des villageois du Centre. Hortense remarqua tout de suite comme sa main restait fine dans son gant de hâle. Elle regarda le tambourin, sa baguette à bout d’ivoire, s’étonna de la légèreté de l’instrument, depuis deux cents ans dans la famille, et dont la caisse de noyer, agrémentée de légères sculptures, polie, amincie, sonore, semblait comme assoupie sous la patine du temps. Elle admira surtout le galoubet, la naïve flûte rustique à trois trous des anciens tambourinaires à laquelle Valmajour était revenu par respect pour la tradition, dont il avait conquis le maniement à force d’adresse et de patience. Rien de plus touchant que le petit récit qu’il faisait de ses luttes, de sa victoire.
“Ce m’est venu, disait-il en français bizarre, ce m’est venu de nuit en écoutant santer le rossignoou. Je me pensais dans moi-même : Comment, Valmajour, voilà l’oiso du bon Dieu que son gosier lui suffit pour toutes les roulades, et ce qu’il fait avec un trou, toi, les trois trous de ion flûtet ne le sauraient point faire ? ”
« Il parlait posément, d’un beau timbre confiant et doux, sans aucun sentiment de ridicule. D’ailleurs personne n’eût osé sourire devant l’enthousiasme de Numa, levant les bras, trépignant à défoncer la tribune.
« Qu’il est beau !… Quel artiste !…” Et après lui, le maire, le général, le président Bédarrides, M. Roumavage, un grand fabricant de bière de Beaucaire, vice-consul du Pérou, sanglé dans un costume de carnaval tout en argent, d’autres encore, entraînés par l’autorité du leader, répétaient d’un accent convaincu : “Quel artiste ! ” C’était aussi le sentiment d’Hortense, et elle s’exprimait avec sa nature expansive : “Oh ! oui ; un grand artiste…” pendant que Mme Roumestan murmurait : “Mais vous allez le rendre fou, ce pauvre garçon.” »
Le moyen d’avoir le cœur de rien reprocher à l’auteur de ces phrases dont aucune n’est trop peu limée et qui sortent du moule toutes brillantes et toutes pimpantes comme des canons encore vierges !
André Theuriet. Sauvageonne
Le nouveau roman d’André Theuriet s’est rencontré, à l’heure de la publication, avec Numa Roumestan, et son succès s’est, en quelque sorte, perdu dans la grande vogue qu’obtient immédiatement, et que mérite une œuvre d’Alphonse Daudet.
Il n’en est pas moins vrai que Sauvageonne méritait plus d’attention qu’il ne lui en a été accordé par la critique, distraite, et oublieuse, en cela, de ses devoirs les plus sacrés. C’est une évolution, très facile à distinguer, qui se produit dans la manière de l’écrivain : une modification très nette, non pas des procédés employés jusqu’ici par André Theuriet, mais de l’allure qu’affectait son œuvre.
Le poète, dont on sent palpiter le vers jusque dans la prose élégante, ciselée même, de l’auteur de Raymonde et du Don Juan de Vireloup, le poète, n’est plus qu’au second plan dans Sauvageonne.
Avez-vous lu Le Chemin des Bois, ce joli volume qu’édita Lemerre, dans ce format plus distingué que commode, qui est cher à l’éditeur de nos poètes d’aujourd’hui ? Il y avait là, rendues en deux strophes, en quatre vers seulement parfois, les impressions toutes personnelles et dès lors toujours vivantes, qui dictèrent tous les romans de la première manière d’André Theuriet. C’était la même chose, et cependant, c’était bien différent. L’ambroisie était plus douce et plus suave dans le petit verre que dans la grande coupe : mais le souvenir de la liqueur bue jadis s’ajoutait aux saveurs de la délectation présente, quand nous lisions Les Souffrances de Claude Blouet, L’Abbe Daniel, Madame Veronique ou le Mariage de Gerard.
Nous respirions à pleine poitrine ces arômes silvestres, ce grand air embaumé par les sapins et les chênes, qui circulait par tout le livre, nous perdions un peu de temps à cueillir des fleurettes champêtres et de sauvages coquelicots, ou du moins, nous ne le perdions pas, car, cependant, l’action marchait toute seule ; et le décor, envahissant le premier plan, ne gênait point le mouvement des personnages de cette idylle, qui nous charmait et nous ensorcelait, comme les yeux verts d’une ondine.
Raymonde, par exemple, débutait par des pages exquises sur un sujet d’une simplicité, d’un vulgaire, relevés seulement par l’expression, par le dire : un vieux bonhomme de botaniste chassant les plantes en forêt.
André Theuriet, qui est le fils d’un forestier, se révélait tout de suite comme un sylvain, un Dennecourt littéraire. Taillis, hautes futaies, clairières, prés, ruisseaux, lacs et petites rivières, étaient son domaine incontesté ; ainsi que le faisait remarquer un critique qui fut un historien en même temps qu’un lettré, lorsque Theuriet avait voulu peindre la vie parisienne, il avait écrit les chapitres les plus faibles de La Fortune d’Angèle. Son avant dernière œuvre, qui est parisienne aussi, contient les mêmes faiblesses, auxquelles s’ajoute le vice d’une thèse discutée : le divorce. Encore là, la scène était-elle placée tout autour de ce vieux Luxembourg d’autrefois, que la pépinière continuait et rendait vraiment champêtre.
La nouvelle manière du romancier consiste dans l’effacement progressif de ce qui, jadis, était le principal, et dans l’introduction, à plus haute dose, de l’élément passionnel. C’est l’amour après les amourettes. On croque bien encore quelques pommes vertes, on mord bien encore dans quelques pêches, on grignote bien encore quelques cerises, quelques fraises juteuses, quelques framboises parfumées, dans le roman de M. Theuriet, mais ce n’est plus avec la même innocence de chatte curieuse et un peu hypocrite : les dînettes ne sont plus de saison, quand la passion domine, et la passion domine, grandit de page en page, éclate, et le roman d’amour se termine par la haine, par l’exécration de deux êtres qui se haïssent et ne peuvent se résoudre à se quitter. Encore une fois, les échappées lumineuses, les fugues exquises, les peintures de nature ensoleillée ne sont point absentes. Il faut que j’en donne un exemple avant d’entamer l’analyse du roman :
« Les bois d’Auberive avaient mis leurs habits de printemps. Le pays, si triste en février, n’était plus reconnaissable. Un souffle fécondant avait couru tout le long de la vallée de l’Aube, frôlant les lisières boisées, montant au sommet des futaies, redescendant au fond des combes où naguère dormaient des couches de neige. Sous cette haleine caressante, les prés avaient reverdi, les bourgeons avaient repoussé ; jusqu’à la ligne extrême de l’horizon, ce n’étaient partout que frondaisons nouvelles, pareilles à de vertes fumées. Le sol léger des futaies se couvrait de pervenches ; dans les fonds, là où la terre noire s’enrichissait des alluvions du ruisseau débordé, il y avait un frissonnement de plantes fleuries : narcisses jaunes, seilles bleues et populages aux godets brillants comme des pièces d’or. Tout chantait : rossignols dans les vergers, grives dans les buissons, merles dans les merisiers ; au travers de la forêt feuillue, les deux notes mystérieuses du coucou passaient sonores, au milieu de l’universelle symphonie des oiseaux bâtisseurs de nids.
« Une joie confuse semblait circuler dans les veines de la terre et s’exhaler dans l’air par les mille clochettes laiteuses des muguets, par les mignonnes capuces odorantes des violettes étalées aux marges des prés. C’était une joie communicative. Elle éclatait en rires clairs sur les lèvres des petites filles assises au pied des haies et occupées à confectionner des balles avec des fleurs de coucou ; elle s’épanouissait sur les faces joufflues des petits pâtres battant du manche de leur couteau des brins de saule pour en détacher l’écorce juteuse et fabriquer des sifflets ; elle faisait chanter à gorge déployée le roulier qui montait la côte en tête de ses chevaux aux sonnailles retentissantes ; et, là-haut, dans la coupe, elle regaillardissait le bûcheron qui enfonçait sa cognée au cœur des chênes marqués pour l’abatage ; elle gagnait jusqu’aux cloches de l’église, dont les voix moins grêles s’égrenaient avec une allégresse inaccoutumée.
« Même dans la maisonnette de Trinquesse, en contre-bas de la Grand’-Combe, non loin du ruisseau de l’Aubette, il y avait de la gaîté et des rires d’enfants. La maisonnette n’était pourtant rien moins que riante, et on n’y festoyait pas tous les jours. Bâtie en torchis, avec une toiture en mottes de terre, c’était à proprement parler plutôt une hutte qu’une maison. Dans l’unique chambre, le père Trinquesse, sa fille Manette et deux marmots de cinq à huit ans, s’entassaient pour dormir. Un jardinet où il poussait plus de pierres que de légumes, un appentis en planches pour la vache, et c’était tout. Le père Trinquesse, maigre sexagénaire à museau de fouine, exerçait trois ou quatre métiers, dont le moins suspect était celui de diseur de bonne aventure et de rebouteux ; sa fille Manette, qui courait sur la trentaine, faisait des lessives, ramassait des fraises en été, allait à la faine en octobre, au bois mort en hiver, et toutes ces industries réunies suffisaient à peine à nourrir les deux gachenets, qu’elle avait eus on ne savait où, et dont les pères s’étaient bien gardés de se montrer. Les marmots n’en poussaient pas moins drus et n’en étaient pas moins florissants, bien qu’ils fussent à peine couverts et qu’ils reçussent plus de taloches que de pain blanc. Pour le quart-d’heure, ils s’occupaient d’allumer un feu d’elles au beau milieu du chemin qui longeait la maisonnette, et leurs yeux écarquillés se fixaient tantôt sur le foyer pétillant, tantôt sur les mains osseuses du père Trinquesse, très affairé à plumer deux geais qu’il avait pris au gluau. Ces deux oiseaux, assaisonnés de poireaux, de choux et de pommes de terre, devaient composer une potée, dont le vieux braconnier promettait merveille. La vue de la marmite noire, où nageaient les légumes, suffisait par avance à dilater les narines gourmandes des gamins. En attendant, ils se disputaient les plumes bleues des ailerons, qu’ils plantaient triomphalement dans leurs cheveux ébouriffés, et leurs cris de joie étaient si aigus qu’on les entendait de la Mancienne, dont le parc allongeait ses clôtures jusqu’aux lisières de la Grand’-Combe. »
Il nous faut maintenant analyser le roman.
Brusquement jeté des bancs de l’école forestière de Nancy, où l’idée de porter un joli uniforme l’avait seule fait entrer, dans le village d’Auberive, au cœur de la montagne langroise, Francis Pommeret s’y ennuie, comme tout homme intelligent doit s’ennuyer au milieu des commérages et des cancans mortels. Fort heureusement, il n’a que vingt-quatre ans, et à cet âge, la moindre oasis console de bien des déserts. L’oasis est bientôt pour lui la société de Mme Lebreton, riche veuve, qui habite le château voisin de la Mancienne. De l’amitié à l’amour entre un jeune homme et une veuve qui dépasse à peine la trentaine il n’y a qu’un pas. Mme Lebreton qui, en dépit des premiers signes que la maturité esquissait sur son visage, conservait une sorte de jeunesse latente, qui avait l’esprit et l’intelligence dans une société qui ne connaissait que la méchanceté et la petitesse des intrigues, parut au garde général une sorte d’être supérieur, auquel son cœur n’osa rêver de s’élever. Tous ces sentiments, que je ne fais ici qu’indiquer, le romancier les décrit à merveille, très finement, très délicatement. Nous assistons à ces complots de petite ville plate et bête, qui empoisonnent l’air le plus pur et voilent le ciel le plus riant. Le résultat de toutes ces tentatives c’est de jeter Mme Lebreton dans les bras de Francis, ravi, ébloui. L’ambition succède chez lui à l’amour irréfléchi, et
« Le dimanche suivant, un peu avant la grand’messe, les paysans, qui badaudaient sur la place en attendant le dernier coup, virent l’appariteur ouvrir le grillage du cadre où l’on affichait les actes de la mairie, et y coller une demi-feuille de papier timbré couverte d’écriture. Les curieux se rapprochèrent et lurent, avec un émoi que trahissaient de confuses exclamations, la première publication du mariage projeté entre Pierre-François Pommeret, garde général des forêts, demeurant à Auberive, — et Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, veuve en premières noces de Marcel Lebreton, demeurant à la Mancienne, même commune.
« Mlle Irma Chesnel qui, de la fenêtre du bureau de poste, observait les hochements de tête et les ricanements des paysans attroupés, ne put résister à la curiosité qui la démangeait et alla cheveux au vent, se mêler au groupe qui s’amassait devant le grillage municipal. Elle déchiffra lentement le griffonnage du maître d’école. Quand elle traversa la place, elle avait le nez pincé et les coins des lèvres tombants.
« — Ça y est, ma chère ! s’écria-t-elle en rentrant dans le bureau où sa sœur ficelait les paquets de son courrier, elle l’épouse, ils sont affichés !
« — La sotte ! s’exclama à son tour la receveuse des postes en maniant au-dessus de la flamme son bâton de cire à cacheter.
« — C’est égal, reprit Mlle Irma, qui crevait de dépit… il y a des gens qui ont de la chance, et le garde général peut se flatter d’avoir fait un beau rêve !… Je lui souhaite beaucoup de plaisir avec une femme qui a dix ans de plus que lui !
« — Ma chère, répliqua sentencieusement Mlle Chesnel aînée, tandis qu’elle étendait sa cire sur les ficelles croisées, à cheval donné on ne regarde pas la bride… C’est elle que je plains : elle fait une sottise et elle s’en mordra les doigts ! »
Ces quelques mots résument le roman. Mais comment, par qui la sottise de la pauvre Adrienne Lebreton sera-t-elle punie ? C’est ce que le romancier nous laisse entrevoir dès le premier chapitre de la première partie. Aussi bien était-il temps de justifier le titre de son roman. Il avait bien été, çà et là, question d’une orpheline adoptée par Mme Lebreton, Sauvageonne, mais elle n’avait point encore été, après plus de cent vingt pages a un volume qui en a à peine trois cents, présentée au lecteur. La présentation a lieu sur la fourche maîtresse d’un pommier sauvage où Francis surprend sa future fille en train de croquer des pommes vertes : la scène est charmants, et celle qui la suit ne laisse pas de doutes sur l’avenir de Denise. Tel est le vrai nom de Sauvageonne.
Les lendemains de l’amour, qui cache toujours un peu de vinaigre dans sa coupe de miel, sont bien tristes, quand il n’a fait qu’effleurer l’épi-derme et qu’il réside dans la tête plus que dans le cœur. La tendresse la plus ardente devient agaçante et irritante : l’oiseau bleu s’est envolé pour ne plus revenir. Il en est bientôt ainsi à Rouelles, où se sont réfugiés les jeunes époux, dont le tête-à-tête est rompu seulement par la présence de Denise.
« Amour oublié, amour retrouvé »
, dit la chanson. Francis aperçoit ce danger : deux fois
il essaie de s’y soustraire : l’étourderie presque enfantine de Denise, qui, parfois, endort ses soupçons et ses craintes, la confiance illimitée d’Adrienne, tout contribue à creuser plus avant l’abîme sur les pentes duquel il se sent glisser. Une maladie, une absence d’Adrienne, qui rompt ce qui n’est plus qu’une habitude des sens, et plus ce je ne sais quoi d’humain et de divin à la fois, et qui a nom l’amour ; une intimité évitée d’abord, puis recherchée, entre ces deux jeunes gens, il n’en faut pas davantage pour les précipiter tous les deux dans une faute sans retour. Francis, au réveil de cette ivresse première, est lâche, au moins autant qu’avant il a été bas dans la scène de la surprise ; elle, du moins, cette petite Phèdre, qui s’est donnée tout entière dès le premier jour, voudrait fuir le regard de cette mère adoptive, à qui elle a rendu le mal pourtant de bienfaits. Vain espoir ! Elle porte déjà dans son sein le châtiment. L’amour, qui n’a pu survivre au mépris, a laissé après lui cette espérance qui est le bonheur pour d’autres, mais qui est pour Denise la honte. Il faut qu’elle en prévienne Francis, quelle que soit sa haine pour lui. L’aveu, Adrienne l’entend tout aussi bien que Francis.
« Sa pâleur était effrayante, ses traits s’étaient comme durcis et pétrifiés dans une expression tragique de désespoir et de ressentiment ; on eût dit à la fois une Niobé et une Némésis…
« Sans ajouter un mot, Adrienne, qui s’était d’abord dirigée vers le dressoir, versa une carafe d’eau dans un verre, et but avidement, puis elle s’appuya contre la table et, d’une voix dont le calme contrastait avec l’altération de son visage.
« — Oui, répéta-t-elle, j’ai tout entendu, et si je n’en suis pas morte sur le coup, c’est que de pareilles douleurs ne tuent sans doute que lentement… C’est infâme, ce que vous avez fait ; mais je n’ai ni la force, ni le cœur de vous dire tout ce que j’en pense… je ne vous ai jamais voulu que du bien à tous deux, et vous avez empoisonné ma vie… Je n’ai plus qu’un désir : m’en aller de ce monde au plus vite !… Je pourrais me venger en demandant une séparation aux tribunaux et en dévoilant à tous les honnêtes gens votre honteuse conduite, mais il me répugne de traîner mon nom chez les avoués et chez les juges ; je ne veux pas que vos infamies rejaillissent sur ma famille et je ne tiens pas à me donner avec vous en pâture à la malignité publique… Je me tairai donc, mais, en échange de mon silence, j’exige que tous deux vous vous soumettiez aveuglément à ce que je jugerai à propos de tenter pour tirer de la boue mon honneur et le vôtre… À partir de ce soir, vous m’obéirez tous deux comme des esclaves ; vous n’aurez d’autres volontés que les miennes… Ce sera ma vengeance, à moi !… Jure de m’obéir ! s’écria-t-elle en forçant violemment Denise à se relever ; et vous, Monsieur, promettez-le moi aussi, non pas sur votre honneur, mais sur votre vie, à laquelle vous tenez probablement davantage…
« Et tandis que les deux coupables baissaient la tête, elle s’empara de la lumière posée sur le dressoir !
« — Maintenant, ajouta-t-elle, remontons !
« Elle poussa Denise devant elle, sans s’inquiéter de Pommeret, et la reconduisit dans sa chambre où elle l’enferma. Comme elle retournait la clé, elle se trouva en face de Francis qui traversait le couloir.
« — Écoutez, lui dit-elle d’une voix sourde, à dater d’aujourd’hui nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre ; mais à l’égard des domestiques et des étrangers, nous devons vivre comme si rien n’était changé dans nos relations… Ce sera une odieuse comédie, mais elle sera encore plus odieuse pour moi que pour vous. Dans tous les cas, arrangez-vous pour la bien jouer, car si par votre faute le monde vient à se douter de ce qui s’est passé ici, je vous le jure par ce que j’ai de plus sacré, je vous tuerai comme un chien ! »
Le plan d’Adrienne est de se faire passer pour la mère de l’enfant de Denise. Pour y parvenir, elle feint une grossesse, l’annonce aux ennemis et aux indifférents, assiste aux couches en Suisse et ramène triomphalement sa proie.
Mais tant de secousses l’ont brisée, et sa raison s’envole un beau soir de printemps, quand la griserie de la nature lui rappelle les beaux jours d’autrefois.
« Francis et Denise ont quitté Rouelles. Ce couple qui s’exècre et qui ne trouve le calme nulle part, erre de place en place, l’été dans les bains de mer, l’hiver dans les villes du Midi, traînant partout son équivoque et menteuse intimité. De temps en temps un bulletin leur arrive de Moréville (la maison de santé), sur lequel ils lisent que la santé physique de la malade ne laisse rien à désirer, mais que son état mental est toujours le même. L’enfant les accompagne, et à mesure qu’il grandit, il ressemble d’une façon terrifiante à Adrienne. Dans ses cheveux bruns, il a, lui aussi, cette mèche blanche qui était le trait caractéristique de la malheureuse femme. En vain, Denise coupe constamment cette mèche de cheveux qui lui cause une indéfinissable terreur : toujours plus visible et plus drue, elle repousse, vivace et persistante comme un remords. »
Telle est Sauvageonne, œuvre inégale, où le romancier-poète a voulu, semble-t-il, forcer son talent, qui se place entre seule ou La Fortune d’Angèle, et RAYMONDE ou Le FILS MAUGARS. André Theuriet, qui est un écrivain de race, qui s’est fait, petit à petit, sa place au premier rang parmi les écrivains idéalistes, ne doit pas marcher dans les voies de Victor Cherbuliez, alors même que ces voies mènent à l’Académie : l’art appelle chacun à lui par des chemins différents, et le sentier qu’a suivi, cette fois, l’auteur de Sauvageonne s’abouche trop vite aux sentiers d’autrui, si bien que dans les sinuosités qu’a déterminées son caprice, le lecteur d’autrefois s’égare, et se plaint, sans en vouloir beaucoup à l’ensorceleur, de sa malice présente.
Charles Buet. Scènes de la vie cléricale
J’étais dès longtemps dans le secret : Charles Buet, l’auteur du beau drame joué, l’an passé, sur la scène de la Porte-Saint-Martin, Charles Buet, l’auteur du Prêtre, écrivait les Scènes de la Vie cléricale.
Sous ce titre à la Balzac, je voyais d’avance quelqu’une de ces œuvres viriles, que signait le grand Maître du roman contemporain. Le conteur qui compte déjà plus de volumes que d’années à son actif, voulait, je le pensais du moins, combler une des lacunes les plus sensibles — et les plus regrettables — de la Comédie humaine, dont le Curé de campagne n’est qu’un trop court épisode. Eh bien ! telle n’était pas l’ambition du dramaturge du Prêtre, qui, laissant là le drame pour le quart-d’heure, le reléguant du moins au second plan, — car il y a encore du drame dans les Scènes de la Vie cléricale, — se proposait de peindre les côtés onctueux, doux, idylliques, saints, du caractère sacerdotal.
Il ne s’agissait plus, comme dans son admirable Prêtre, de peindre, en un homme, la lutte des deux fils qu’il y a en lui, — le fils de la Chair et le fils de la Grâce ; — il ne s’agissait plus de nous faire assister, malgré nous, à cette nuit terrible pour l’abbé Patrice, fatale pour le meurtrier Robert ; il ne s’agissait plus d’aveux arrachés à la haine et au mépris, de ces aveux que Taillade, à la Porte-Saint-Martin, Taillade, l’abbé Hamlet, suivant le mot de Barbey d’Aurevilly, écoutait en frissonnant, en s’affolant, en menaçant ; non pas, le prêtre qu’il devait nous montrer cette fois, — et si je lui reprochais quelque chose, c’est de ne nous en avoir montré qu’un dans ces scènes où l’on en eût voulu plusieurs, — ce prêtre n’est plus l’exception, je ne dis pas par les vertus qu’ils ont par grâce d’état, mais par la tentation, le malheur, et même, un instant, le doute du devoir.
L’abbé Félix, figure un peu incertaine et un peu terne auprès de ce grand abbé Patrice, c’est sans doute encore un fils de la Chair, mais un fils de la Chair en qui prime, que dis-je ? en qui existe seule la Grâce, — car la Chair n’y est plus… ou si peu. Et c’est la vraie, la sérieuse critique, que je ferai à l’auteur des Scènes de la Vie cléricale, de nous avoir montré un prêtre si peu homme et plus parfait que nos premiers parents ne nous ont laissé la faculté d’être : et je la lui ferai, parce que cette perfection, autant que ma raison de profane en peut juger, l’homme le moins homme ne la peut conquérir que de vive lutte, et que cette lutte, s’il ne plaisait point à Charles Buet de nous la redire, — et ceci pouvait ne pas lui plaire ou ne pas lui être loisible, je dirai plus loin pourquoi, — il ne fallait pas la rendre nécessaire, en nous racontant la vie d’un seul, alors qu’on pouvait écrire des épisodes de la vie de beaucoup.
Eh bien ! cette faute du romancier, je la crois intentionnelle, et si je la signale ici, c’est, non pas pour la lui faire remarquer, à lui qui l’a voulue, mais pour couvrir en quelque sorte ma responsabilité de critique, vis-à-vis de lecteurs qui n’eussent pas compris que je loue, dans les Scènes de la Vie cléricale, les bonnes et belles choses qui y sont, sans regretter celles qui n’y sont pas et que l’auteur, entre tous, était capable d’y mettre.
Des archevêques, des évêques, des prêtres ont félicité, ont remercié Charles Buet d’avoir écrit ce livre sous l’inspiration des plus pures tendresses, des souvenirs les plus doux, après avoir osé camper en vainqueur sur les planches, — des planches que Bossuet et Fénelon n’eussent plus anathématisées, — un type sacerdotal qui renverse Basile, — un libre penseur, — et Tartufe, — un vague déiste, — déguisés sous le froc ou la robe. C’est qu’il y a vraiment de belles et bonnes choses dans ces Scènes, même après ces idylliques réminiscences de la vie enfantine et des juvenilia qui feront pleurer des larmes suaves de ressouvenir à plus d’un lecteur.
Trois grands sentiments dominent ce livre, et en ont inspiré les oasis littéraires : le patriotisme, la charité, le devoir. À Charles Buet, qui n’est pas né Français, je crois, mais à la franche et loyale poitrine savoyarde de qui il a suffi de respirer la douce halenée de la France, qui parfois vente vers le village natal, pour s’y imprégner de français amour pour la patrie, — la petite et la grande, — le premier a dicté le récit de la campagne de 1870, le dévoûment sublime et chrétien de l’abbé Félix. La charité console ce que j’appellerai volontiers l’agonie d’une âme, que rien, physiquement, ne détache de la vie et que la société, en gardien vigilant du verger humain, en secoue comme un fruit pourri ; le devoir illumine le récit intitulé le Viatique, qui est peut-être le meilleur des Scènes.
Voilà, rappelé à la hâte, sans ordre et sans précision, ce qu’il y a de grand dans ce livre et en même temps dans ce qu’il peint de la vie des prêtres. À Champfleury, à Ferdinand Fabre qui ont prétendu savoir le prêtre et le peindre et qui, — le dernier au moins, — en savaient quelque chose, mais l’avaient oublié ou l’oubliaient de temps en temps, Charles Buet oppose le prêtre, tel qu’ils eussent dû le peindre toujours.
Et ces prêtres de Champfleury, qui n’ont été ordonnés, bien certainement, que de la main d’un romancier, ces prêtres de Fabre qui ne sont point tout à fait orthodoxes, me font souvenir que je me suis engagé à expliquer pourquoi l’abbé Félix n’est pas le prêtre complet, pourquoi il est seulement le fils de la Grâce, c’est-à-dire de la parfaite vertu, et point le fils aussi de la Chair, c’est-à-dire des tentations.
La raison en est que les Scènes de la Vie cléricale appartiennent à ce que l’on est convenu d’appeler la littérature catholique, — et qui n’est littérature que par accident, sous la plume de deux ou trois écrivains qui viennent et qui vont ailleurs, et qui n’est catholique jamais, dans le sens réel du terme.
Dans ce garrot meurtrier, qui étreint et étranglerait l’allure d’écrivain de Charles Buet, la langue ne peut prononcer certains mots, les plus innocents des mots qui ne le sont pas, certains mots qui sont dans le catéchisme et jusque dans l’Évangile ; la plume ne peut décrire ce que décrivait et flagellait l’éloquence de saint Jean Chrysostôme et de saint Jérôme.
Ce cant pudibond, et plus genévois que romain, l’Espagne et l’Italie qui ont bien autant de foi, que ce qu’on appelait jadis le royaume très chrétien, se gardent de nous l’envier. Libres de cette grande liberté catholique, qui s’arroge le droit de toucher aux passions pour en montrer le présent comme aussi l’avenir, Dante, Calderon y ont chrétiennement chanté, et sous la robe de ce dernier, prêtre et saint, un cœur méridional a pu revendiquer le droit de parler de cette musica de la sangre qu’il faisait retentir avec autant de sonorité et toujours plus de pudeur que nos naturalistes éhontés.
Ce sont ces libertés sacrées qu’il eût fallu à l’auteur des Scènes de la Vie cléricale pour peindre en pied ceux qu’il n’a peints qu’en buste, pour suivre la voie catholiquement tracée par ce Maître en critique et en roman, qui a nom Barbey d’Aurevilly. Puisse-t-il les avoir bientôt revendiquées et conquises, pour écrire désormais, sous l’œil de Dieu, ce qu’il croit, ce que nous croyons, le vrai, le juste, le bien, le beau !
Edmond de Goncourt. La Faustin
En lisant sur une affiche, il y a quelques six mois, le titre du dernier roman au survivant des frères de Goncourt, on rêvait quelque chose comme un Charles Demailly féminin, une de ces études physio-psychologiques dans lesquelles triomphaient les auteurs de Manette Salomon et de Madame Gervaisais. Le rêve était très loin de la réalité, — très loin au-dessous, il faut bien le dire.
Notre littérature romanesque, si puissante et si riche depuis un siècle, éprouverait-elle un peu de lassitude, après sa fécondité récente ? Si cela était, il le faudrait constater, sans inquiétude ni pour le présent, qu’assurent des réputations faites et appuyées de talents dignes d’elles, ni pour l’avenir, qui prépare, glorieux et grand autant que le passé, une pléiade vaillante de jeunes plumes : Georges Ohnet41, Camille Fistié, Guy de Maupassant et Camille Lemonnier. D’ailleurs, je ne crois point à la vérité de cette affirmation, malgré les déclarations réitérées de Zola, malgré les observations que d’aucuns ont faites sur le dernier roman de Daudet : Numa Roumestan.
Il y a plutôt énervement que faiblesse réelle dans le roman français : l’étude de la vie, la recherche des moyens de rendre la pensée si multiple et si ondoyante ont développé chez nos écrivains, dans leur tempérament physique, et dès lors dans leur tempérament littéraire, artistique, je ne sais quelle acuité de vision, quelle impressionnabilité, quelle vibratilité qui dégénère en névrose : névrose de corps et névrose de l’intelligence, du style et des idées qu’il revêt. Telle est, croyons-nous, la crise générale dont nous trouvons l’influence visible chez Edmond de Goncourt et dans La Faustin, sa dernière œuvre.
Il ne faut pas le dissimuler, la mort a décapité ce talent dicéphale des frères de Goncourt, et rompant la collaboration de Jules et d’Edmond, a rompu la pondération mutuelle de leurs deux pensées. C’est ainsi que de Germinie Lacerteux nous sommes descendus à La Fille Elisa, et de Sœur Philomène à La Faustin.
I
Il n’y a jamais eu chez les de Goncourt les éléments d’un succès populaire.
Aristocrates de naissance et de goûts ; trop artistes pour voir dans les documents qu’ils collectionnaient autre chose que des documents ; pénétrés de l’idée que les basses classes, sujet ordinaire de leurs études, — étaient pour ainsi dire d’une autre race que la leur ; portés à chercher la petite bête et à pousser jusqu’au bout, — ce bout fût-il perdu dans les nuages, — leurs investigations sur l’histoire des gens qui n’en ont pas, ils ne pouvaient, pas plus Jules qu’Edmond, agir sur le gros public, — celui qui, dans un roman de cape et d’épée, pastiche de Ponson du Terrail, mais signé Théophile Gautier, se trouvait, au dire de Girardin, gêné par le style. Incompréhensibles pour le vulgaire, rebutants, parfois, pour notre société choisie, à laquelle ils ont eu l’art de faire accepter comme thème de leurs observations les petites gens : servantes, modèles de peintres, sœurs de charité, ils étaient les ouvriers de la première heure et devaient être moins récompensés de leurs labeurs que ceux de la onzième. Ni les roideurs de La Fille Elisa, ni la curiosité éveillée par les Zemganno n’ont pu modifier cette situation. Leur écriture artiste n’a point cessé de s’adresser à une élite, et La Faustin est encore pour elle.
Ce roman répugnera d’ailleurs à la grosse sagesse populaire qui aime que chaque chose soit en son lieu. Dans ce grand kaléidoscope du Paris artistique et lettré, trop de silhouettes demeureraient anonymes pour le vulgaire ; et puis, si vous prenez un collier de perles, en brisez le lien et laissez courir çà et là par la chambre les larmes blanches, combien peu les apprécieront à leur valeur, éparses, qui les eussent admirées, enfilées et dans l’écrin ! Pour le critique, sa tâche sera d’amener dans la lumière voulue, et les perles qui sont restées sagement enfilées — celles que son analyse traîtresse n’aura point égrené du roman — et celles qui roulent sans ordre jusqu’à ce que sa main, tout à l’heure maladroite, les remette en leur place pour réparer sa faute.
Mais qu’est-elle, cette Faustin ? Une grande tragédienne, une actrice entre Rachel et Sarah Bernhardt, sociétaire du Théâtre-Français, maîtresse d’un gros coulissier, Blancheron. Dame ! de Goncourt n’écrit pas pour les petites pensionnaires, et les mères de famille ne feront point lire ses romans à leurs enfants, comme ceux de l’estimable Madame Zénaïde Fleuriot. La Faustin est une bonne fille, point bégueule, et assez portée, sinon à oublier, à remplacer les absents. Blancheron fait de la sorte l’intérim d’un certain William Raynes, qu’elle a connu, petite actrice, et qu’elle ne désespère pas de revoir un jour. Dans deux mois, la Faustin débutera dans Phèdre et deviendra célèbre en une nuit. En attendant, tandis qu’elle est en proie aux angoissements de l’étude de son rôle, Blancheron la sent se détacher peu à peu, se reprendre, comme il le dit, vivre avec lui comme une honnête femme avec le mari qu’elle n’aime pas. Le triomphe venu, et avec lui, William Raynes, embelli d’un titre de lord, — ce retour est nécessaire, ne fût-ce que pour nous donner l’inévitable nuit d’amour qui, dans nos romans contemporains, remplace uniformément le songe de nos tragédies d’autrefois et sert, au moins, à émêcher nos petits collégiens de seconde et de rhétorique, — les deux venus à la fois, le pauvre Blancheron prévenu assez crûment de son remplacement dans les bonnes grâces de la Faustin, se tue tout bêtement.
Il n’y a jusqu’ici rien d’imprévu, rien de trouvé. Attendez, il va nous arriver, ce trouvé, cet imprévu ! C’est dans le nouvel intérieur de la Faustin que nous le rencontrerons, dans sa lutte contre lord Annandale qui veut la faire renoncer au théâtre par jalousie envers et contre tous, dans le sacrifice — vraisemblable à notre avis, quoi qu’on en ait dit, parce qu’il n’est qu’un caprice de plus, — qu’elle fait, à son amour, de sa gloire en plein épanouissement, sacrifice bientôt regretté dans les languitudes d’une saison passée au bord du lac de Constance. C’est dans le réveil lent et invincible de l’artiste, de la tragédienne qui n’est point morte dans la femme et qui se révèle surtout — hideuse oubliance ! — durant l’agonie étrange de l’amant, de l’amant qui ne se réveille, avant de mourir, que pour jeter d’une voix brève aux valets l’ordre de chasser cette femme.
Quel effet profond est produit par cette fin horrible, par ce dénouement désenchanteur et d’un scepticisme raffiné, nous n’avons pas ◀besoin▶ de le dire. Cette scène est si bien amenée, si bien préparée dans les dernières pages de ce style creuseur, analyseur qu’ont inventé les de Goncourt pour remplacer la langue d’autrefois, insuffisante à nos ◀besoins▶, à nos tentations et à nos vices. Car il y a du vice dans La Faustin, et même il y en a terriblement, je ne dis pas seulement du vice charnel, banal dans nos romans naturalistes après l’inégalable Nana, mais du sadisme, des appétits déréglés, maladifs, étranges. Et c’est précisément tout ce sous-entendu du passé de Selwyn et de lord Annandale qui me rend moins rebelle à admettre le dénouement et à m’expliquer le dégoût lent et l’oubli de la Faustin. Je foule ici un terrain bien difficile, bien broussailleux, bien bourbeux, qu’il ne me convient pas de hanter plus longtemps ; aussi bien les rameaux ébranchés du tronc par mon analyse réclament-ils une main pour être replantés en terre fraîche.
II
Le premier de ces charmes secondaires qui n’est pas l’action, tout en s’y rattachant aussi intimement qu’il est possible, c’est le style. Et par style, chez nos écrivains modernes, il ne faut pas entendre seulement le tour de la période, ni même le nombre de la phrase comme aux temps classiques et romantiques : le style est aujourd’hui, aussi bien cela que la langue que s’est faite l’écrivain, — à coups de dictionnaire ou par mille torsions de la pensée et de l’idiome parlé qu’il écrit, peu importe ! mais qu’il s’est formée et que sa force consacre. Eh bien ! le style d’Edmond de Goncourt est comme un maillot pour la pensée, il en moule les moindres accidents, il en conserve la couleur naturelle dans ses teintes les plus fugitives.
En son état actuel, qui est presque décadent à force de raffinement et de recherche outrée dans l’expression, peut-être s’est-il un peu efflanqué et épuisé au point de fatiguer le lecteur, comme le souffle anhélant d’une poitrine malade fatigue les bronches d’un gaillard bien portant. N’importe ! ce qu’il en reste, en admettant que ce soit une ruine, est une fort jolie et fort pittoresque ruine.
Jugez-en plutôt par cette description de l’intérieur de Bonne-Ame, la sœur de la Faustin et la maîtresse de Carsonac, un écrivain dramatique quelconque. C’est croqué en une page, et le croquis est inoubliable, tant il a de vie et de saveur bohème.
« Sur un guéridon, entre deux sacs de bonbons, l’un portant l’étiquette de Boissier, l’autre l’étiquette de Siraudin, étaient posés un plat de perdrix aux choux et une salade sentant le vinaigre.
« Dans ce boudoir, où l’on déjeunait, des morceaux d’habillements de femmes traînaient sur le divan, qui faisait le tour de la pièce, et dans des coins, des vitrines de Boule modernes laissaient apercevoir un fouillis de porcelaines et de choses d’un grand prix, mêlées à des objet de deux sous, semblables à celui-ci : un bocal dans lequel un Deburau en verre filé, représenté le serre-tête noir aux tempes, perdait à tout moment l’équilibre, sous le coup de queue indolent d’un gros poisson rouge, éternellement tournoyant.
« Derrière la pendule, une petite merveille du siècle dernier, figurant la statuette qu’anime l’adoration amoureuse d’un Pygmalion, agenouillé à ses pieds sur le marbre blanc, se voyait, fichée dans la glace, la carte d’un acteur du Palais-Royal : un décrassoir en ivoire, où les dents cassées du peigne, les lentes de la tête, les poux écrasés, étaient un chef-d’œuvre de laborieuse imitation sur le lisse carton.
« Une porte entre-bâillée donnait à deviner, dans de l’ombre suspecte, un cabinet de toilette qui n’était pas encore fait, des serviettes fripées, de vieilles moitiés de citrons desséchés ; et de ce cabinet, les parfums, à base de musc, faisaient irruption dans l’odeur de choux et de bouts de cigarettes éteintes de la salle à manger.
« Trois femmes assises, l’une sur une chaise, l’autre sur un pouf, la dernière sur un escabeau, tassées et serrées aux côtés de la sœur de la Faustin, mangeaient de la perdrix, tout en cueillant, du bout des doigts, une feuille de barbe de capucin dans le saladier, ou un bonbon au fond d’un des deux sacs. Et la tétonnière de la troupe, débraillée dans sa robe mal ragrafée, pour se gaver plus à l’aise, avait ôté son corset, posé sur l’angle d’un meuble.
« Cette femme était la grosse Moumoute, une ancienne lorette à aspirations bourgeoises, et qui avait fini par épouser un chef d’orchestre du boulevard du Crime, une femme de quarante ans, ayant conservé, dans la pléthore de la graisse, de doux yeux d’enfant.
« La plus jeune, une fillette de dix-sept à dix-huit ans, avait le nez friand, du vice et de l’intelligence de Paris sur un minois futé, des bottines qui reniflaient l’eau, une tenue de petite rouleuse du quartier Latin, une voix éraillée, une conversation agrémentée de termes médicaux. Elle vivait encore, pour le moment, en traduisant du Darwin à l’usage des revues et des journaux, et répondait au nom enfantin de Lillette.
« La troisième, une femme de vingt-six ans, une femme silencieuse, aux impatiences frémissantes du corps, à la tiède pâleur que rosaient à tout moment des animations passagères du sang, au bleu foncé de la prunelle se répandant dans le blanc de l’œil comme un crépuscule, à la coiffure bouffante montrant de délicats modelages des tempes, et des oreilles ciselées en des contours transparents. Elle était vêtue de la toilette qu’elle portait toute la journée chez les autres, une robe de chambre de piqué blanc, où les épaules étaient enveloppées d’un petit châle de crépon de Chine sang-de-bœuf, noué par derrière à l’enfant : toilette où rayonnait sa pâle et vivace beauté, et sur laquelle, le matin, dans sa voiture découverte, elle avait jeté une fourrure. Après avoir fait du dressage pendant quelques années pour les femmes de la société, Joséphine se trouvait aujourd’hui entretenue par un grand marchand de chevaux des Champs-Elysées.
« Et autour du guéridon allait et venait, se reposant d’un genou familier sur le rebord du pouf, une petite bonne enceinte, au visage minable d’une figure du moyen-âge, après les grandes famines. Elle avait aux pommettes du rouge volé à sa maîtresse, et une égratignure lui balafrait en travers la physionomie. Coiffée d’un zest de bonnet envolé en haut de la tête, en traînant ses pas las dans des babouches algériennes, elle jurait et faisait claquer la porte, à l’ordre et au coup de sonnette, qui la poussaient à chaque instant dans l’antichambre.
« — Ça se soutient, la pièce ? hasarda la grosse mangeuse entre deux bouchées.
« — Oui, oui, répondit la maîtresse de la maison.
« — Nous sommes toujours dans les cinq mille… il m’a dit ça… hier… le nouveau régisseur… j’avais couru après lui dans les coulisses, — chanta la voix flûtée d’un petit garçon de sept ans, à moitié caché par un mantelet de dentelles de Chantilly.
« Couché sur un coin du divan, la tête en bas, les jambes croisées en l’air, il se faisait les ongles avec une lime minuscule. Le col droit, un mouchoir passé entre sa chemise et un gilet, tout chez le bambin, depuis la semelle immaculée de ses bottines jusqu’à la raie correcte du milieu de sa tête, sentait le rassis d’un vieux gandin, d’un vieux gommeux. Petit bonhomme déjà entré dans la vie de ce monde, prenant part à ses conversations, écoutant ses confessions, et témoin de ses débats d’affaires et de toutes sortes. Misérable enfant, amené comme un joli petit animal dans les soupers de cabinet, et qu’on oubliait, et qu’à moitié réveillé, un garçon de café ramenait, au petit jour, à sa mère. »
Et puis quel détail, quel fini dans les riens de la mise en scène : la visite au bonhomme Athanassiadis, la répétition au Théâtre-Français, la réception chez Bonne-Ame, le choix d’un hôtel pour loger leurs amours par lord Annandale et sa maîtresse, que sais-je encore ? Mais rien en ce genre ne vaut le souper chez la Faustin, après son triomphe, avec ces causeries, ce décousu de la parole des gens qui ont bu du champagne, la sortie de Gautier sur le faisandage passionnel de la femme au xixe siècle, les belles grâces du professeur de philosophie, sous la silhouette de qui l’on pouvait mettre plusieurs noms au lieu d’un seul, la rêverie de Fromentin et jusqu’à la boutade de Tourgueneff :
« La langue française me fait l’effet d’une espèce d’instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il se trouve que cet instrument est à l’heure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, le plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers. »
Cette réflexion du grand écrivain russe sur notre langue me ramène à l’œuvre des de Goncourt, qui ont su l’assouplir et la rendre flexible et docile autant que la musique d’un Chopin ou d’un Rollinat. Elle me ramène à ce que je disais de la pondération résultant de cette collaboration des deux frères, pondération nécessaire qui fait défaut chez Edmond, pour le moment du moins, et qui, dans son œuvre personnelle, n’est visible que dans Les Frères Zemganno par une sorte de miracle de l’amour fraternel. Peut-être la retrouvera-t-il, en étudiant l’inconnue féminilité du tréfond de la femme, dans le roman qu’il projette : mais s’il ne la retrouve pas, il faudra en prendre notre parti, tout espoir étant déçu, nous n’aurons plus de brillants montés et sertis, seulement des pierreries dans un sac.
Les protestants dans le roman naturaliste.
À propos de l’Évangéliste
Nous avons enfin un Dickens français.
Quand Daudet publia le Petit Chose, cette autobiographie à peine déguisée, qui fut son premier succès en prose, quand plus tard, dans Jack, il retrouva la même note émue, le même sentiment, la même poésie des humbles, il n’y eut qu’une voix pour rappeler l’auteur de David Copperfield et d’Olivier Twist.
Cette évocation était-elle juste au fond autant qu’en apparence ? Oui et non. Certes, il y avait chez les deux romanciers, l’anglais et le français, un amour commun pour les petits, un humour égal mêlé de larmes toujours les mêmes. Dickens, en Angleterre, suivait le même filon que Daudet en France : tous deux se rencontraient, abattant des arbres dans la forêt des difficultés, suivant l’expression jeunement prétentieuse de David.
Et cependant, entre eux, quel écart ? Dickens mettant à nu les plaies sociales, les indiquant d’un doigt vengeur et inflexible à l’humanité étourdie, et recommençant la montre de sa lanterne magiquement vraie des misères humaines, jusqu’à ce que le législateur, sous la pression du sentiment des masses, se décidât à intervenir, à mettre un baume où il y avait une béante blessure, un remède où s’étalait une lésion intérieure et cachée ; — Daudet, artiste seulement, s’attachant à peindre le mal étreignant les hommes plutôt que les hommes étreints par le mal, ne s’arrêtant qu’en passant à d’affreux tableaux comme « la Crèche » dont il est parlé dans le Nabab, songeant aux malheurs individuels, personnels, plutôt qu’aux accidents généraux de l’humanité, Daudet, sans appel au médecin, Daudet ne réclamant le plus souvent d’autre remède que la pitié et la commisération de tous pour ceux dont il disait les souffrances.
C’est ce Daudet-là qu’on nous a changé. Non pas qu’actuellement l’auteur du Nabab se pose en docteur de la société ; non, cet observateur sagace, ce judicieux narrateur de ses visions, qui se borne à revêtir d’écriture et aussi de magie artiste un coin de ce qu’il a vu et senti, ne prétend pas indiquer la médicamentation brutale et énergique qu’il faudra un jour à notre société maladive, affadie et rongée par les cancers du vice : mais, plus hardiment, il fait appel à la société, et par ses récits qui sont des prières aujourd’hui plus encore que des récits, il fait crier les béantes bouches des plaies.
Et ne croyez pas que, pour cela, Daudet ait sacrifié un pouce de son talent, une pierre de ces merveilleuses fabriques, un rien de cette parure légère et fine qui agrémentait ses œuvres antérieures. Il y a, certes, dans l’Évangéliste, plutôt un duvet plus moelleux, plutôt une fleur, plus enivrante que nulle part ailleurs, de ces pêches premières de son verger. Et les vieux Gailleton, et les d’Arlot, et Romain, et Sylvanire, et Chemineau, et la pauvrette madame Lorie-Dufresne, et les Aussandon, Bonne et Albert, tout cela ne vit-il pas autant que les Joyeuse, les Chèbe, les Delobelle ? Quel de ces caractères n’est pas vrai dans le kaléidoscope de l’Évangéliste ?
Voyez les cent cinquante premières pages du roman, celles où le drame, qui n’a point encore éclaté, ne vous presse, ne vous talonne, ne vous aiguillonne point, jusqu’aux accents déchirés de la fin. Les jolies scènes qui mouillent les sourires attendris ! Lorie, officiellement calqué sur son chef de file, sur Chemineau, sceptique, hautain, maniéré par l’étiquette et les manies administratives, cœur chaud sous cette écorce empruntée, englué doucement par le charme attirant de cette Eline Ebsen, petite fleurette du Nord que la brise automnale dessèchera.
Tenez, relisons cette page de l’aveu, et dites-moi ensuite si Daudet a nulle part prodigué cette tiède atmosphère de bonheur et de paix avec autant de grâce, avec un coloris plus délicat, un dessin plus pur :
Lui restait là, continuant à l’écouter, remué jusqu’au fond du cœur, et beaucoup plus qu’il ne convenait à quelqu’un de l’administration. Elle était si jolie, animée par la musique, les yeux brillants, les doigts finement déliés et papillonnant sur les touches. Il aurait voulu retenir cette musique délicieuse, demeurer ainsi toujours à la regarder… Soudain un cri d’enfant, un cri de terreur éperdu, brisa le calme ambiant, la sonore atmosphère de l’eau….
« C’est Fanny… » dit Eline s’élançant toute pâle à la croisée. Mais on riait maintenant, on riait à grands éclats. Et Lorie, en se penchant, découvrit la cause de tout cet émoi : Romain, revêtu de son scaphandre, et s’apprêtant à descendre sous l’écluse.
« Que j’ai eu peur !… »
Eline, à qui les couleurs revenaient dans les battements de sa respiration un moment interrompue, s’appuya au petit balcon, la main au-dessus des yeux, rougissante et nimbée de lumière.
— Que vous êtes bonne pour cet enfant !… murmura Lorie.
— C’est vrai, je l’aime comme si elle était à moi, et l’idée qu’il va falloir la quitter me cause beaucoup de chagrin.
Il s’effrayait, pensant à ces projets de mariage dont Mme Ebsen avait déjà parlé, et timide, craignant d’apprendre :
— La quitter ?… Et pourquoi ?…
Elle hésita un peu, regardant toujours au loin :
— Puisque vous allez lui donner une autre mère…
— Qui a dit cela ?… Je n’ai jamais songé…
Mais le moyen de résister à ce regard clair, croisant le sien ? Oui, sans doute, il lui arrivait quelquefois… C’est si triste de vivre seul, de n’avoir personne à qui dire sa joie ou son chagrin de la journée, si triste, un intérieur sans femme… Sylvanire s’en irait un jour ou l’autre ; et puis elle ne remplaçait pas une mère aux enfants. Lui même, il fallait bien l’avouer, malgré ses facultés d’organisateur, ne s’entendait guère à conduire une maison, tandis qu’il était homme à mener la province d’Alger tout entière.
Il disait cela simplement, un peu confus, avec un bon et naïf sourire ; et certes, Eline l’aimait mieux ainsi, dérouté et désarmé devant la vie, qu’avec sa solennité des grands jours.
— ….Voilà pourquoi j’avais pensé à me remarier ; mais tout au fond de moi, sans jamais en parler à personne… Et je me demande qui a pu vous dire…
Eline l’interrompit :
— Est-elle bonne, au moins, celle à qui vous avez songé ?
Et Lorie tout tremblant :
— Bonne, jolie… la perfection…
— Aimera-t-elle vos enfants ?
— Elle les aime déjà…
Elle avait compris et resta toute interdite.
Il lui prit la main, et se mit à parler, très bas, sans savoir bien ce qu’il disait ; mais elle distinguait dans son trouble les tremblements et la musique de l’amour. Et pendant que les tendres protestations d’avenir se pressaient sur les lèvres de son ami, toujours rêveuse et le regard au loin, Eline croyait voir sa vie à elle se dérouler, unie et tranquille comme ce paysage de Seine, aux sillons tout tracés, rayés et droits, où le blé pointait à peine, traversés de soleil et d’ombre selon les caprices du ciel. Peut-être, avait-elle rêvé autre chose, des espaces plus larges, plus mouvementés. Dans la jeunesse, on aime les obstacles à franchir, les dangereuses forêts du Chaperon-Rouge, la tour branlante où monte l’oiseau bleu. Mais ce mariage qu’on lui offrait ne dérangeait rien à ses affections. Elle garderait Fanny, elle ne quitterait pas Mme Ebsen.
— Oh ! ça, jamais… Je vous le jure, Eline.
— Alors, voilà qui est dit… Je serai la mère de vos enfants.
Sans trop savoir comment cela s’était fait, ils se trouvèrent accordés, unis en une minute pour l’existence entière ; et Mme Ebsen apparue sur la terrasse, devina tout, en les voyant la main dans la main, penchés à la fenêtre et surveillant ensemble leurs petits.
Mais quand Daudet écrit cette page idyllique, il prépare déjà l’éclat de foudre du drame ; et c’est ici qu’il faut donner son attention, car c’est la partie discutée, combattue et louée avec la même « furia » du roman, l’Évangéliste.
II
Dans l’Évangéliste en effet, la plaie sociale que Daudet a résolu de mettre à nu n’est autre que cette propagande affolée des sectes les plus saugrenues du protestantisme.
Il n’est pas heureux, le protestantisme, français ou exotique, — et si français qu’il soit, il est toujours plus ou moins exotique, — il n’est pas heureux avec les naturalistes.
Il y a deux ans, Zola lui décochait un de ses articles du Figaro et lui reprochait son nihilisme littéraire. Sur ses pas, un jeune écrivain, d’origine suisse, je crois, Édouard Rod, talent sec et analytique, lui lançait les premiers traits dans Palmyre Veulard, où un jeune Daphnis parpaillot tombait dans les filets de la fausse dévouée Palmyre. Édouard Rod, dont la meilleure œuvre est à coup sûr la Chute de Miss Topsy, revenait à la charge dans Côte à côte, roman vrai comme grossissement des hypocrisies instinctives que Calvin a imposées à ses disciples, roman faux parce qu’un grossissement est une caricature et point une photographie.
Et maintenant voici Daudet qui braque le canon à son tour sur les protestants français, Daudet, plus redoutable encore que Zola et Rod, par sa douceur et son miel onctueux. Aussi quels cris de rage !
Oser toucher aux Autheman, flageller le fanatisme qui brûla Servet renaissant sous une forme, nouvelle en plein xixe siècle, dénoncer les empoisonnements de l’esprit par les livres d’une piété malsaine, par les discours qui tuent le corps après avoir tué les affections dans l’âme, par le poison même qui dévore le cerveau, le tétanise, affole, anéantit ! Daudet avait beau personnifier en Aussandon, l’admirable sermon-nier de l’Oratoire, toutes les grandes et illustres dynasties de pasteurs du protestantisme français, les Cocquerels et les Monods ; on ne pouvait lui pardonner.
C’est que, dans sa grandeur même, il était terriblement vrai, ce digne Aussandon, flanqué d’une femme, bonne comme son nom, mais femme, l’arrêtant sur le chemin du bien, quitte à l’approuver, à l’applaudir ensuite, quand il aurait passé outre et triomphé de ce doux et amollissant joug conjugal. Mais, chose plus étrange ! le public sceptique eut une heure d’hésitation, lorsque le Figaro publiait en feuilleton cette Évangéliste. Il fallut lui faire expliquer par la voix du plus sceptique des chroniqueurs la portée et la signification du roman incompris : Albert Wolf raconta que la madame Ebsen de l’Évangéliste était une pauvre maîtresse d’allemand, à qui l’une des sectes bizarres, dont la plus illustre est l’Armée du salut, avait enlevé sa fille, et que Daudet avait écrit sous la dictée des larmes de cette malheureuse mère.
Dès lors, ce public imbécile qui a ◀besoin▶ qu’on lui mette les points sur les i, qui siffle les Corbeaux et se révolte aux premières de la Glu, ce public, collet monté quand il faut être large de vues, libertin quand il faut être décent, voyant qu’il s’agissait d’une œuvre sérieuse, d’une œuvre où l’amour souriait à peine, ce public, — et il s’est trouvé des critiques pour se faire son écho, — a regretté cette sévérité de facture, a déclaré fatigante la lecture de l’Évangéliste qu’il lira à cent mille exemplaires, pour se déjuger et se contredire une fois de plus.
Les catholiques, enfin, s’en sont mêlés.
Pourquoi ?
Est-ce que le catholicisme serait réellement attaqué dans l’Évangéliste ? Je ne le crois pas ; si telle avait été l’intention de Daudet, pourquoi ne l’eût-il pas combattu en face ? C’eût été plus loyal, et l’heure est-elle si favorable à notre foi qu’on hésite à se joindre à nos persécuteurs ? Non, ceux qui ont vu dans l’Évangéliste « un plaidoyer passionné contre la vocation religieuse, contre les couvents », ont mal vu et ont vu trop loin.
Le catholicisme ne peut avoir d’Eline Ebsen et de Jeanne Autheman : la comparaison est aussi impossible entre sainte Thérèse et la fondatrice de Port-Sauveur qu’entre Alphonse Daudet et Pigault-Lebrun.
Si dans une phrase malheureuse — et qui va sans doute au-delà de sa pensée — le romancier a prononcé le nom de la Sainte d’Avila, c’est qu’il lui manque la connaissance de quelque chose de l’humanité : l’âme religieuse à l’état de santé ne lui a jamais été révélée. Qu’il lise de sainte Thérèse l’admirable Vie écrite sur l’ordre de son confesseur et les non moins admirables Moradas !
Les naturalistes espagnols, Pereda, Perez Galdos, Narcis Oller, Mme Pardo Bazan, sont plus instruits que lui sur ce point, et leurs œuvres que j’étudierai quelque jour — dans un travail considérable sur le « Naturalisme à l’Etranger42 » — se ressentent de ce savoir des ressorts religieux de l’âme chrétienne : ils y puisent une force, une pénétration, que Daudet a peu à faire pour acquérir, car ce qu’il sait, un critique catholique, sévère pour lui, l’a reconnu, il le sait exprimer avec l’excellence de son remarquable talent.
Comme Aussandon, Daudet est au haut de la côte : il y restera longtemps. Puisse-t-il y multiplier souvent les jeunes pousses de sa création.
Une histoire nouvelle de la littérature anglaise43
Depuis la publication de l’importante Histoire de la Littérature anglaise de M. Taine, bien des ouvrages traitant des questions de détail avaient été édités chez nous et à l’étranger. À côté des belles études de M. Mézières, de l’Académie française, sur Shakespeare et ses émules, se sont successivement rangées la brillante traduction du poète de Strafford-sur-Avon de M. Montégut, Les Origines du théâtre en Angleterre, de M. Jusserand ; L’histoire de la Comédie anglaise aux x viie siècle, de M. de Grisy ; Le Public et les Hommes de lettres en Angleterre au x viiie siècle, de M. Beljame. N’y avait-il pas lieu de refaire, d’après ces histoires fragmentaires, d’après aussi les publications allemandes et anglaises, l’histoire générale de la littérature anglaise ? M. Augustin Filon l’a pensé et nous avons tout lieu de nous en féliciter.
D’aspect et de forme sévère, son livre est fait pour devenir classique ; on y sent ce je ne sais quoi de froid qui révèle le normalien et l’universitaire en littérature, mais ce défaut est bien racheté par ce qu’il y a de consciencieux, de méthodique et de profond sans pédanterie dans l’étude de M. Filon. Réflexions fines, vues ingénieuses, qui sont bien à lui et de lui, sont à noter dans chaque chapitre.
I
Point de préface. M. Filon nous lance de prime abord en pleine barbarie cimmérienne, en pleine théorie philologique sur la différence du gaélique et du cymrique. Quoi qu’il en soit de ces difficiles questions de linguistique, les annales des lettres en Angleterre ne sauraient remonter plus haut qu’aux bardes du vie siècle ; et là encore on se heurte à cette difficulté que les manuscrits bardiques ne sont pas antérieurs au xie siècle et ont pu, dès lors, subir des altérations sans nombre, alors que les chants dont ils se composent se conservaient par tradition orale. C’est néanmoins sur ces textes, dont les plus célèbres sont attribués à Taliesin et Llywarch-Hen, qu’il faut juger ce qu’était le génie du peuple celte, élément si important de l’esprit britannique que, sans les Celtes, disent plusieurs critiques d’outre-Manche, l’Angleterre n’eût eu ni Shakespeare, ni Swift, ni Burke, ni Shéridan, ni Burns, ni Byron, ni Moore, ni O’Connell.
À cette race poétique qui, si elle n’avait pas produit des poètes, avait produit la poésie elle-même, vint se surajouter un jour l’élément saxon. Le Saxon, seul des peuples anciens, osa regarder la mort en face, sonder l’obscur au-delà et y placer une récompense ou un châtiment, le début d’une existence nouvelle. Parlant une langue si riche que l’anglais et l’allemand réunis fournissent à peine les mots-racines, imagination colorée, les poètes anonymes de l’époque antérieure au christianisme chantent les voyages lointains et fabuleux, l’âpre mêlée où les coups s’échangent et enfin la première des épopées chevaleresques, dont le héros Béowulf n’est surpassé en générosité et en hardiesse ni par Lancelot ni par Roland.
Converti presque sans peine, d’Angle devenu ange, selon le mot d’un pape, le Saxon est un théologien et un érudit merveilleux. Bède le Vénérable, Alcuin, Aldhelm sont, avant tout, des Latins, et seul, le dernier, par ses chants profanes et populaires, pieuse supercherie qui avait pour but d’amener la foule à venir entendre la parole divine, rappelle l’œuvre de Cœdman qui, comme un animal pur, écrivait Bède, ruminait les versets de la Vulgate et les mettait en vers très doux.
Sous le roi Alfred, cette littérature latino-saxonne brilla de son plus vif éclat pour subir bientôt une décadence, puis un silence de plusieurs siècles.
Invasion normande, francisation du royaume, culture du clergé normand si supérieur à l’ancien clergé national, rien ne put cependant tuer la langue et l’esprit saxons. Ni Roger Bacon qui, le premier, avant le chancelier Bacon, étonnant précurseur de M. Émile Zola, trouva la méthode expérimentale, ni les chroniqueurs Guillaume de Malmesbury, Henry de Huntingdon, Orderic Vital, ni Geoffroy de Monmouth, le fabuleux romancier, ni Robert Wace, son traducteur dans la langue de Thérould, ni Mandeville le voyageur, n’empêchèrent les bardes gallois de conserver leur popularité. Remanié par eux, le mythe d’Arthur christianisé envahit lentement le terrain littéraire avec le goût du merveilleux et de la fantaisie.
C’est à ce moment (début du xve siècle), que la langue des vaincus se trouve soudain la langue des vainqueurs : l’anglo-saxon est devenu l’anglais : Wiclef le réformateur et Chaucer, imitateur des auteurs du Roman de la Rose et conteur original dans ses Tales of Canterbury, l’exploitent en maîtres : un ami du dernier, le poète Gower, l’ennuyeux Gower, comme le qualifie M. Filon, compose en anglais la Confessio amantis, fade imitation d’Ovide. « Le siècle qui suit la mort de Chaucer est une époque de stérilité et de tristesse. Un critique éminent trouve, dans les poètes chétifs qui succèdent à l’auteur des Contes de Canterbury, les signes de la décadence : exubérance parasite, faiblesse d’invention, faux goût, style outré. C’est une littérature, une école tout au moins, qui expire. Il faut passer la Tweed pour trouver une certaine activité littéraire. »
C’est en effet le temps de Jaques Ier qui, poète lui-même et aimant les lettres, protégea William Dombar, le mendiant, Harry, le ménestrel, Robert Henryson, auteur d’une douce pastorale. Skelton, le dernier des satiriques du moyen-âge, lié avec Érasme et ennemi acharné du cardinal Wolsey, lance, sans être inquiété, ses flèches les plus hardies contre le pouvoir. L’imprimerie qui se généralise en Angleterre, les prédications de réforme et les polémiques religieuses du schisme vont lancer la littérature dans un courant nouveau. C’est ce qu’on a appelé l’âge d’Elisabeth.
II
La fille d’Henry VIII et d’Anna de Boleyn, si elle n’était ni belle ni plaisante, était du moins spirituelle et savante. Une lecture grecque ou latine ne l’effrayait pas, et son goût pour la flatterie aidant, elle trouva son poète en Edmond Spencer à qui Sackeville, Sydney, Bacon font un cortège digne de sa Reine des fées. Lyly convertissait en même temps la cour et les courtisans à l’Euphuïsme, ce gongorisme anglais, si vigoureusement attaqué chez nous par Henri Estienne. Spencer, Raleigh, Bacon, Hooker et Burton étaient les contemporains de Shakespeare, de Marlowe, de Ben Jonson, qui ont inspiré à M. Filon quelques-unes de ses meilleures pages. « Il y a, dit-il à propos des fades imitations de Ducis et de Vigny, quelque chose de plus ridicule qu’un Allemand qui commente Shakespeare : c’est un Français qui l’imite. Notre scène tragique a donné plusieurs fois à l’Europe le spectacle de Shakespeare muselé et conduit en laisse par un académicien. »
J’ai cité ces quelques lignes parce qu’elles suffisent à marquer l’esprit du jugement porté par M. Filon sur le grand dramaturge.
C’est à propos de Milton surtout que M. Filon est intéressant à lire : en quelques lignes brèves, il fait justice des légendes que l’on a entassées autour de l’auteur du Paradis perdu. Peut-être eût-il pu cependant insister davantage sur l’enfance au poète et sur ses essais de poésie latine à l’université d’Oxford ; peut-être n’eût-il pas été inutile de nous rappeler que sa famille paternelle passait pour catholique fervente (bigoted papist), ce qui serait une explication de son mariage avec Mary Powell, d’une famille de Cavaliers.
Après Milton, il faut aller jusqu’à Shéridan pour trouver un écrivain anglais vraiment grand. M.Filon le pense comme nous, mais quand il abrège les remarquables pages de M. de Grisy sur la Comédie au x viie siècle ou qu’il étudie Dryden, bien que ses goûts ne le portent point à la sympathie pour cette littérature libertine et fade, il semble n’oser point la qualifier et la flétrir de quelques-uns de ces traits simples et rapides qui donnent à son livre une valeur si grande. Addison, Swift, Pope, les grands historiens du xviiie siècle, Goldsmith, Foé, Fielding, Richardson, Johnson sont le sujet de chapitres bien pensés et délicatement écrits, mais j’ai hâte d’arriver aux Lakistes et à Byron : c’est-à-dire de sortir du passé et d’entrer dans l’arène littéraire d’hier. Dans aucune langue, je n’aime ce que les Espagnols appellent les afrancezados : le goût français, si pur et si raffiné, n’est savoureux que chez des Français, mais alors que chez les étrangers, il devient une manière, une conquête artificielle de l’étude, il est aussitôt la cause d’un ennui à peine égalé par celui qui s’exhale de la littérature du premier Empire.
Lorsqu’il traite de ces maîtres qui ont précédé les poètes de notre temps, Walter Scott, Southey, Byron, Moore, Burns, Cowper, Crabbe, M. Filon est si judicieux, si prudent qu’on regrette doublement qu’il ait hésité à s’aventurer sur le terrain brûlant de la littérature contemporaine, car, après Wordsworth en poésie, Dickens, Thackeray et Bulwer dans le roman, Carlyle en histoire, il serait regrettable de laisser croire à nos enfants que les lettres n’ont rien produit de l’autre côté de la Manche.
Il ne serait pas moins regrettable non plus de nommer Tennyson, sans ajouter à son nom ceux des préraphaélistes, Gabriel Dante Rosetti surtout, et de Swinburne qui n’est pas sans analogie avec Baudelaire et Rollinat ; George Eliot, sans dire un mot de ses émules Ouida et Rhoda Broughton, que l’on popularise, depuis quelques années, chez nous, par d’habiles traductions. Cette réserve faite, je suis plus à l’aise pour faire ressortir toute l’immense lecture qu’il a fallu à M. Filon pour rédiger ces six cents pages d’analyse concise et serrée, car les détails biographiques ont moins de place dans son livre que l’examen des œuvres, et l’on comprendra aisément la raison de cette manière d’agir dans une histoire de la littérature anglaise et non des écrivains anglais. Je ne puis qu’approuver les conclusions de M. Filon, espérer en l’avenir intellectuel des Iles Britanniques, quoique peut-être, de cette littérature maladive et en crise d’enfantement, je n’attende pas la guérison par la même médicamentation que lui, si je puis m’exprimer ainsi.
Nos langues modernes s’usent et se modifient sans cesse dans le grand creuset de la vie sociale : qu’importe ? Plus l’instrument s’affine, et plus l’ouvrier doit être habile à le manier pour qu’il ne se brise point entre ses mains maladroites. L’Angleterre, qui continue à régner sur le monde par sa puissance maritime et sa merveilleuse industrie, ne manquera jamais de ces forgerons de la phrase qui font leur choix dans la fonte nouvelle, avant de la jeter dans leur moule. Avec la langue, les procédés littéraires doivent changer, se renouveler, se rajeunir. Il ne peut plus d’ailleurs y avoir aujourd’hui de rivalité entre les races sur le terrain des lettres : tous les peuples sont maintenant au même point. Chez tous, se livre la même bataille entre les débris de ce qui fut la théorie romantique et les ardentes aspirations, sans ordre ni méthode, des générations jeunes, sincères dans leur passion pour le réel et le vrai et appelées à dégager un jour, après quelques luttes encore peut-être, la formule de la littérature de l’avenir.
Swinburne, Eliot, Ouida, Rhoda Broughton, qui sont des révolutionnaires comparés à Tennyson et à Bulwer, passeront quelque jour aux yeux de la postérité pour des pionniers de l’idée nouvelle, pour des écrivains de transition. Ceux qui doivent, pour l’Angleterre, trouver le Sésame qui ouvrira la voie du triomphe, en sont déjà sans doute les émules inconnus.
Un mot encore, avant de fermer le livre de M. Filon : voici, je crois, le premier livre d’histoire d’une littérature étrangère, sorti de la main d’un Universitaire, et dans lequel le roman ait nettement et franchement sa place, le premier dans lequel il soit écrit, sans une énergique réprobation, que le roman est aujourd’hui la forme la plus vivante et la plus sincère de la littérature contemporaine. Comme nous voilà loin de l’époque où M. Saint-Marc-Girardin ou Villemain, je ne sais plus lequel des deux, se demandait, d’un ton un tant soit peu ironique, si le roman avait bien ses lettres de marque en littérature !
Frédéric Bataille
I
Je ne sais trop comment on ose prétendre, qu’en ce bel an de Dieu 1883, personne ne lit plus de vers. Jamais, peut-être, on n’en publia davantage, et, si l’on en publie tant, c’est bien, ma foi, parce que l’on en lit un peu !
Sans doute, beaucoup de ces volumes n’attendront pas la fin de l’année pour hanter les quais, — mais ce sort, partagé avec beaucoup de bons esprits, n’a rien qui déshonore : le dernier livre de Frédéric Bataille n’aura point, je crois, cette infortune, ou bien s’il l’a, il fera partie de l’aristocratie de ces invalides des Lettres. J’ai bien trouvé, l’autre jour, dans la boîte d’un Lécureux quelconque, se serrant les coudes pour repousser les Philistins, Richepin, Bouchor, Montégut, Rollinat, Jean Lorrain, Armand Silvestre et le cher félibre Félix Gras, d’aucuns avec don d’auteur, je suis trop discret pour dire à qui. J’ai recueilli les pauvres naufragés auxquels mon relieur fait, en ce moment, une fraîche toilette digne d’eux : c’est à ceux qui sont capables, je ne dis pas de pareil dévouement, mais de pareil plaisir, que s’adresse surtout cette étude.
Frédéric Bataille n’est pas un nouveau venu dans les lettres ; dix ans de travail, — et de luttes aussi, — trois recueils successivement mis à la lumière44 lui donnent droit de cité parmi nous, et il semble être temps que son nom jaillisse des revues de province et des journaux spéciaux aux poètes, comme la Revue de la Poésie, dont il est à coup sûr un des plus brillants collaborateurs. Et, comme la camaraderie abuse trop souvent des mots, je cite le poète avant de faire son éloge ; l’or de ses rimes servira ainsi de passeport à ma prose de plomb. Gens du métier, lisez les vers à Baudelaire que Sully Prudhomme jugea à leur prix et qui forment ce sonnet dont Boileau disait qu’il vaudrait seul un long poème :
À quelle âcre mamelle as-tu tété le mal ?Quel philtre meurtrier abreuva ta jeunesse,Quel amour monstrueux et quel rut de faunesse,Dans la lande souilla ton désir virginal ?Quel odieux serpent, quel succube infernalRoula tes rêves blancs sous l’infâme caresse ?Quels ongles de faucon, quelles dents de tigresseOnt pu déchirer l’aile à ton pauvre idéal ?Ô toi qui visitas le royaume des goulesEt le Pandémonium des marais ténébreux,Ô terrible sculpteur, qui cisèles et coulesDans l’airain éclatant de ton vers vigoureuxLes torses convulsés d’un peuple satanique :As-tu conduit le Dante en ton enfer cynique ?
Convient-il pas maintenant de parler de Frédéric Bataille, dire un mot de ses débuts — car il est de ceux, n’est-ce pas ? dont les origines valent la peine d’être étudiées, — et le portraicturer en pied sous sa maladive figure de poète et d’homme ?
II
Fils d’un paysan, âme de stoïcien huguenot dans la poitrine duquel battait un cœur de femme, Frédéric Bataille, débuta en 1873, par une plaquette publiée à Montbéliard et rééditée dans les Premières Rimes. Ce sont surtout des vers d’amour que ces Délassements ; beaucoup, notez-le, ne s’élèvent pas au-dessus de la moyenne. Presque tous les amoureux en savent faire autant. Fort heureusement, Bataille ne s’illusionnait pas sur la valeur de ce premier essai : il savait trop quelle force latente il y avait en lui, pour croire qu’il avait créé un chef-d’œuvre. J’ai vu, disait-il à Coppée,
J’ai vu le jeune aiglon essayer sa puissance ;Du roc aux flancs altiers, témoin de sa naissance,Vers l’astre des splendeursIl prenait son essor ; son œil couvait l’espaceAux feux éblouissants, regardait, plein d’audace,Nos sombres profondeurs.J’ai vu se balançant aux branches d’aubépine,Plongé dans les parfums de la fleur purpurine,Un timide oisillon ;Il commençait, craintif, sa douce chansonnetteEt disait, plein d’émoi, sa première amouretteÀ l’oiseau du sillon.Et l’aigle au fort regard planait dans la lumière,Retombant sur son roc, reprenant sa carrière,Dérobant des éclairs ;Et la frêle fauvette égayait les feuillagesPar ses vives chansons, suaves babillagesÉpandus dans les airs.
Il n’y avait pas, on le voit, que du médiocre dans les Délassements ; mais Zéphyrs, Anges, Jeunes Poètes mourants, Adieux, y tenaient trop de place. Quelques pages fortes compensaient les ennuis de cette défroque de la poésie poitrinaire d’antan ; c’étaient l’Infâme Calomnie, À une Vosgienne.
Deux ans plus tard, le recueil, augmenté des Libres Paroles et des Fleurs de ronces, reparaissait sous le titre commun de Premières Rimes (1875).
Victor Hugo est l’inspirateur des Libres Paroles, où les notes patriotiques et politiques résonnent seules. Frédéric Bataille est, hélas ! de ceux qui croient encore à l’ère révolutionnaire, de ceux pour qui Robespierre, « serein comme un apôtre fort », est un grand homme, et non le tigre sanguinaire que vous et moi nous voyons en lui. Ni ses amours ne sont nos amours, ni ses haines ne sont nos haines : il y a donc là un dissentiment profond entre nous que le culte de la forme, la passion de l’art — but unique — ne peuvent me pousser à dissimuler. Je goûte donc peu, très peu, ces Libres Paroles qui, cependant, au point de vue de la facture, marquent un grand pas en avant. Les cinquante-trois sonnets des Fleurs de ronces accentuent encore ce progrès rapide, subit. Douze environ de ces piécettes vaudraient la peine qu’on les cueillît délicatement, dans ce recueil un peu mêlé, pour les placer ailleurs ; Bataille Va fait pour quelques-unes, entre autres pour cette jolie dédicace à Joséphin Soulary :
Orfèvre, où donc as-tu découvert ton burin ?Tu ramasses la gemme opaque, encor terreuse,Tu prends le lingot brut, la trouvaille poudreuse,Et d’informes morceaux ton ciseau souverainFait des bijoux de prix ; tu remplis un écrinDe joyaux bien taillés. En passant, l’amoureuseJette sur tes trésors une œillade envieuse ;« Ce petit anneau d’or à chaton purpurinIrait bien à mon doigt, et ce collier qui brilleFerait un cou de reine à l’humble jeune fille ;La fleur que j’ai cueillie, en ce vase nouveauAurait plus de parfum, et la liqueur mutineMousserait si gaiement en cette coupe fine ! »— Moi, je cherche comment dérober ton ciseau.
III
Le Carquois classe Frédéric Bataille parmi les meilleurs disciples de Sully Prudhomme, parmi les plus dévots admirateurs de Joséphin Soulary. Flèche d’or qui frappe d’amour le cœur de la femme, flèche d’argent qui siffle les misères des humains, flèche d’acier qui occit les tyrans, le Carquois est formé de près de trois cents sonnets dont cinquante au moins ne seraient déplacés dans l’œuvre d’aucun des maîtres contemporains.
Parce qu’il tient de Soulary et de Sully Prudhomme, Frédéric Bataille ne s’est point, en effet, dénié la liberté de vibrer à l’imitation de tant d’autres poètes. Ainsi les Vers d’album nous rappellent Baudelaire, auquel le sonnet cité plus haut, creusé comme une eau-forte, donne un relief et une vie inoubliables. L’Intérieur de vieille fille figurerait fort bien dans les Intimes de François Coppée :
Une odeur de vieux-neuf y flotte vaguement.On voit encor très bien, sur les tapisseries,Un cerf et des chiens roux, et puis des bergeriesQu’un vieux chêne courbé protège gravement.Voici, devant l’alcôve, un long rideau tombantRamagé de lilas et de branches fleuries ;Au fond, la cheminée où vont les rêveries,L’hiver, quand le feu danse en tordant le sarment.Au-dessus, la console est étroite et ne porteQu’un vase du Japon couleur de feuille morte,Où sont peints dans du bleu les rayons d’un souci.Tout près du guéridon où le missel repose,La chatte se tient sur un coussin cramoisiEt lèche son poil jaune avec sa langue rose.
Ailleurs, Richepin, Jules Breton, le peintre-poète, de Banville, Leconte de Lisle, Theuriet font sentir leur influence ; et ce ressouvenir savoureux — qui nous fait jouir deux fois : du Beau nouveau et du Beau ancien — pourquoi ne pas le dire ? est à nos yeux un des grands charmes du Carquois. Frédéric Bataille n’est point d’ailleurs un poète de reflet, il a son originalité et sa note à lui. Seulement, comme tous les poètes, il est un sensitif qui se plaît à donner une forme artistique à ses impressions : un coin de nature, un tableau entrevu au Salon, un marbre, une page de poète étranger lui sont des sujets de rêve, et son rêve n’est jamais infécond. Telle a été, sans nul doute, la cause originelle de la Fenaison :
Dès l’aube, les faucheurs, épars dans la prairie,Renversent l’herbe drue en de larges andains ;Parfois grince la faux sous la pierre qui crie,Et l’on entend un bruit clair de sons argentins.Le soleil s’est levé ! Flottante draperieDe neige, le brouillard plane dans les lointains.Faneuses et faneurs accompagnent Marie,La fille de la ferme aux longs cheveux châtains.Les ris et les chansons s’échappent dans la plaine ;L’azur est plein de voix, et la légère haleineDe la brise y répand un parfum de langueur.Moi, je rêve, et la belle enfant de ma tendresseSe moque… Depuis lors, même en juin, mois d’ivresse,L’odeur des foins nouveaux me fait un mal au cœur.
Mais les idylles et les études de poète ne remplissent pas le Carquois, tant s’en faut. Beaucoup de poèmes philosophiques s’y trouvent à côté des Grands Semeurs d’idées, sonnet d’une radieuse beauté où un seul mot détonne : l’épithète utopiste sublime appliquée au Maître divin, à Jésus.
Il nous faut expliquer cette incartade, car c’en est une, même pour le libéralisme protestant. Entre les Premières Rimes et le Carquois, Frédéric Bataille a cessé d’être un pieux huguenot : une révolution intérieure a renversé en lui l’autel des premières croyances et des illusions mystiques. Quelle est la cause de cette pénible rupture du poète avec la foi de ses pères et de sa jeunesse ? Frédéric Bataille l’attribue « à la cruelle hypocrisie et au fanatisme béatement tranchant des bigots du calvinisme, négateurs de la liberté humaine, fatalistes grimés et fabricateurs d’un faux Christ qui brûle les Servet et anathématise jusqu’à la vertu. » Nous n’avons pas à prendre position et à formuler un jugement sur cette sortie à fond de train contre ce que, volontiers, nous appellerions l’Esprit genévois : le seul fait intéressant notre étude, c’est l’isolement du poète, utopiste en politique, rebelle à tout joug en matière de religion. Ceci seul nous explique toute une partie du livre, celle qu’un de nos ami45 jugeait ainsi lors de son apparition :
« On sent dans cette œuvre la parfaite honnêteté de celui qui l’a écrite, — et cela même à travers la fausseté et le fanatisme de certaines appréciations. C’est Juvénal et c’est Hugo des Châtiments… À notre point de vue, ce livre serait un chef-d’œuvre s’il n’avait pas l’immense tort de ressembler parfois à un pamphlet politique. »
Et à la suite de ces lignes, Francis Maratuech citait le sonnet suivant qu’il déclarait goûter fort :
Dans la grande mêlée où le siècle s’élance,La liberté sereine, aux fières légionsQui combattent pour elle un combat de lions,Redit, superbe et douce, un hymne d’espérance.Et les beaux fils vaillants de l’immortelle France,Dans l’éblouissement divin des visions,Quand les clairs levers d’aube épanchent leurs rayons,Vont saluer enfin l’heureuse délivrance.Chacun des bons soldats que la lutte a grandisApporte devant elle, en offrande pieuse,Les tronçons triomphants d’une arme glorieuse :Moi, mon carquois vidé, dont les cent traits hardis,Fidèles assassins, bourreaux infatigables,Savaient trouver le cœur des tyrans implacables.
IV
J’arrive au troisième recueil de Frédéric Bataille, dont le titre, entre parenthèses, ne me plaît guère, Une Lyre ; il y a là un portrait gravé au poète qui est, au moment où j’écris ces lignes, l’unique moyen de connaissance que j’aie de sa personne ; il y a là aussi, ce qui est plus important, une liste des œuvres qui retranche de l’œuvre avouée du poète ses Premières Rimes, dont j’ai retrouvé, d’autre part, plusieurs pièces dans le recueil nouveau. C’est l’apaisement : ce n’est pas la paix. Il y a encore même, çà et là, quelques mots de colère, d’assez vilaines pointes, comme Bellaud de la Bellaudière en jetait aux ministres huguenots, et pour être adressées par un pseudo-coreligionnaire, à des hommes en qui nous n’avons à respecter aucun caractère sacré, puisque nous ne leur en reconnaissons aucun, mais en qui du moins nous respectons l’homme, ces attaques violentes, et une fois même crues, si enveloppées qu’elles soient, nous paraissent profondément regrettables. Il est à espérer que ces incartades de la plume de Frédéric Bataille ne seront plus à blâmer dans les Pacifiques, et qu’il voudra bien, cette fois aussi, laisser le citoyen Barodet singer Danton, en rivalité avec le citoyen Cazot, sans les accompagner d’une claironnée.
Il y a cependant fort peu de politique dans Une Lyre. Les vers purement littéraires dominent de beaucoup. C’est, d’abord, tout un Salon en miniature, raconté dans les Fusains mignons, charmantes piécettes où le poète s’est même une ou deux fois adouci jusqu’à la mignardise et la mièvrerie, défauts bien rachetés par les tercets des Fleurs étranges :
Dans les vierges forêts qui bordent les pampasCroissent de rouges fleurs aux corolles étranges,Que le savant soupçonne et qu’il ne connaît pas.Quand le ciel a couvé le vaste amas des fangesQue l’Orénoque laisse en proie aux jours brûlants,Des germes monstrueux éclosent de leurs langes.Larves immondes, vers visqueux, dragons sifflants,Mouches au ventre plein de poisons, araignéesHideuses, noirs crapauds lugubres et dolents,Un peuple horrible y grouille en infectes lignéesTandis que des orchis aux merveilleuses fleursY parfument les airs sous les sombres feuillées.Dans l’âme humaine ainsi fleurissent les douleurs.
Le Carnaval des Muses, dédié à Jules Claretie, est une sorte de groupe de sonnets satiriques, rappelant les Odes funambulesques de Théodore de Banville, point très mordantes en dépit d’une boutade contre le poète (?) de Lorgeril.
Si je voulais, dans cet article trop long déjà, faire entrer de nouvelles citations, je les emprunterais aux poésies librement traduites de l’allemand, qui terminent le recueil. C’est là une petite anthologie où les noms de Grün, Salis, Freilligrath, Lenau, Kœrner brillent d’un éclat emprunté à la délicieuse harmonie du vers de Frédéric Bataille.
Le poète va sans doute quitter prochainement sa solitude de Béthoncourt : ce beau pays de Franche-Comté, qui a donné autant de délicats lettrés à la France qu’il donna jadis de diplomates à l’Espagne de Charles-Quint, continuera à inspirer le poète sous notre ciel parisien, et, dans notre atmosphère si propice au travail et aux saines jouissances du Beau, les Pacifiques ne tarderont point à voir le jour.
Louis Tridon
I
Louis Tridon est une des plus étranges personnalités de notre temps. Homme à multiples faces, — comme la plupart des gens de valeur, — il est à la fois mathématicien, chimiste distingué et poète. On n’en est plus aujourd’hui à confondre un fou et un poète et à croire qu’un lettré de talent doit ignorer la science des chiffres, rouler sa bosse dans la pire bohème, et, ce qui est plus triste encore pour l’infortuné, crevailler de faim la moitié de sa vie. L’exemple de Tridon n’est donc point rare parmi les modernistes, entre lesquels cet outrancier a bien le droit de prendre rang.
À côté de publications scientifiques qui ont prouvé, de l’aveu des gens compétents, que, considéré sous ce jour, le savant n’était certes point le premier venu, il a édité, il y a deux ans, un tout petit volume en deux parties : Chardons et Myosotis et Une singulière rencontre, puis, hier encore, une étude sur La création du véritable vers blanc et du véritable poème en prose.
Si le nouveau système poétique proposé par Louis Tridon est très curieux — et nous l’étudierons plus loin, — son recueil de vers n’est pas moins audacieux d’allure. Employant les vieux modes de la poésie du seizième siècle à l’expression d’idées où la modernité palpite, Louis Tridon fait vraiment des vers antiques sur des pensers nouveaux. Chaque rythme est tour à tour rajeuni dans ce volume, où les vers n’occupent pas cinquante pages, et chaque rajeunissement prouve bien, comme l’a écrit M. Anatole France, que Tridon est un poète, un vrai poète qui sait faire les vers. J’insiste sur ce point, parce qu’il est d’usage de refuser à tout novateur l’art de faire ce qu’il tend, sinon à remplacer par autre chose, — Louis Tridon ne va pas jusque-là, — du moins à ne mettre plus qu’au même rang qu’autre chose. Il est donc bon de montrer qu’il sait entrelacer les rimes d’un pantoun avec tout autant de grâce que Théophile Gautier, sinon avec la même habileté de ciseleur impeccable.
PAYSAGE INDIEN
À Leconte de Lisle
Sur le bord des jungles immenses,Je rêve à mon pays natal ;Mille oiseaux chantent leurs romancesPrès d’une source de cristal.
Je rêve à mon pays natalSous de frais arceaux de verdure,Près d’une source de cristalTrouant la terre inculte et dure.
Sous de frais arceaux de verdure,Je vois des arecs, des bétels,Trouant la terre inculte et dure,Ravissant les yeux des mortels.
Je vois des arecs, des bétels,Puis des magnolias tout roses,Ravissant les yeux des mortels,Calmant les torpeurs des névroses ;
Puis des magnolias tout roses,Joints aux jasmins, aux citronniers,Calmant les torpeurs des névroses,Au sein des lis, des bananiers.
Joints aux jasmins, aux citronniers,Je voix d’autres arbres encore,Au sein des lis, des bananiersEt des vallons que Dieu décore !
Je vois d’autres arbres encore,Chargés de dattes, de cocos,Et des vallons que Dieu décore,Pleins de parfums, de chants, d’échos !
Chargés de dattes, de cocos,Je vois aussi de verts feuillagesPleins de parfums, de chants, d’échos,De nombreux papillons volages.
Je vois aussi de verts feuillages,Puis, plus loin, un tigre, un serpent,De nombreux papillons volages,Où l’or du soleil se répand ;
Puis, plus loin, un tigre, un serpentEn lutte, ennemis sans clémences,Où l’or du soleil se répand,Sur le bord des jungles immenses.
Mais cet art de l’écrivain, du délicat, n’est chez Louis Tridon que la qualité secondaire : audacieux au point de ne reculer devant rien, on a pu dire de lui qu’il avait le cerveau brûlant des Baudelaire et des Poë. M. Maurice Rollinat, son ami et son maître, saluait en lui l’Initié sympathique, un de ces mystérieux Voyants que ces deux penseurs cherchaient sans jamais les rencontrer : et il ajoutait une autre fois, parlant d’un vrai chef-d’œuvre que contient Chardons et Myosotis, plus frissonnant et plus affreux de cruauté artistique qu’aucune des visions de l’auteur du Cœur révélateur, — si frissonnant et si affreux même que c’est presque un crime de l’avoir écrit si beau et d’avoir fait trouver là, dans cette infamie superbe, une source d’admirations pour les lettrés, une bestiale pâture peut-être pour les ignobles pantins incapables de voir en tout et partout le Beau : « — Vous êtes hanté par le Mauvais Fantôme. Sa tentation vous assiège sans vous damner ; vous maudissez l’action criminelle par l’évocation même du forfait-cauchemar et vous allez dans le rendu de vos idées jusqu’à faire grincer la corde ! »
Cette Lecture imprévue est à coup sûr la plus osée des notes du petit volume de Louis Tridon ; les Propos décousus sont aussi une histoire dans le goût d’Edgard Poë, mais dans la gamme d’Euréka et des Aventures d’Arthur Gordon Pym. L’Etrangeté, cette séduisante étrangeté qui, pour Louis Tridon, est une Circé toute-puissante, nous la retrouverons dans les Vers blancs et les Poèmes en Prose, qui soulèvent deux intéressantes questions techniques, sur lesquelles on me permettra d’insister un peu pour exposer et discuter le système du poète.
II
C’est en 1876 que le vers blanc semble avoir attiré l’attention de Louis Tridon ; ce que l’on appelle généralement de ce nom, — c’est-à-dire des vers sans rimes, mais purement rythmés par la mesure et la césure, — n’a pas été inconnu de l’époque classique, et l’on en remarque l’emploi fréquemment dans les Comédies en prose de Molière. Le vers blanc, tel que l’entend Tridon, n’existe point, au contraire, dans notre littérature : la seule analogie que je lui connaisse serait le vers sans rime, — enrichi d’allitérations, d’assonnances, qu’emploie le poète anglais Swinburne, moyen puissant d’harmonie et d’expression dont M. Catulle Mendès affirme que s’est servi Richard Wagner dans l’Anneau du Niebelungen. Nos vieilles chansons populaires ont employé l’assonnance, comme aussi l’allitération, — c’est-à-dire une certaine conformité de structure des mots, comme poivres, pieuvres, pauvres, pures ou son, sein, sang, soln. À cette règle de l’allitération, Louis Tridon joint les principes suivants :
« Contrairement à ce qui a été observé jusqu’ici, chaque vers blanc est d’un seul jet ; toute phrase incidente, tout signe même de ponctuation est soigneusement éliminé de l’intérieur du vers, afin qu’il ne ressemble nullement à la prose, si bien rythmée fût-elle, et, afin que rien n’alanguisse sa mesure, sa cadence qui doit être aussi sentie et même davantage que celle du vers rimé…
L’enjambement est rigoureusement interdit.
Deux par deux et sans entrecroisement, les vers ont tous à leurs commencements une répétition euphonique et symétrique soit d’un ou plusieurs mots, soit quelquefois de la première syllabe d’une ligne, répétition destinée à accentuer la mesure… »
Éclaircissons le problème en citant quelques-uns des vers qui le résolvent. C’est un rondel, une des trois formes de poèmes traditionnels, avec le sonnet et le rondeau, que le vers blanc soit susceptible de revêtir, ou plutôt c’est un fragment de rondel.
Viens-tu dans les grands bois semblables à des pieuvres ;Viens-tu sous leurs rameaux en dard de hérisson ?— « Je te suivrais partout pour rêver sur ton sein ;Je te suivrais au Ciel ou dans l’Enfer des pauvres ! »
La prose rythmée, telle que la conçoit maintenant Louis Tridon, partage la plupart des règles du vers blanc ; mais, en 1877, cherchant encore et tâtonnant, il avait déjà dépassé les conquêtes de Baudelaire, et les petits poèmes qu’il plaçait dans Chardons et Myosotis, presque tout à fait privés d’hiatus, composés d’une phrase soigneusement rythmée, d’un rythme accentué par des effets de répétitions, étaient remarqués par la critique comme d’heureuses trouvailles, et aussi par des imitateurs plus ou moins adroits qui s’essayèrent à s’en emparer. Pour ma part, je ne saurais mieux comparer l’heureux effet de cette répétition, qui coupe et rompt la monotonie de la phrase, qu’au vigoureux coup de rame de deux matelots ébranlant en cadence la barque jusque-là en panne pour s’arrêter ensuite et reprendre quelques instants après leur élan à nouveau. La Goutte d’eau en voyage me semble le plus heureux exemple, comme intérêt, de cette première tentative, et s’il m’est impossible de citer le poème tout entier, j’en pourrais du moins donner quelques strophes.
Une Goutte d’Eau scintillante, — une goutte d’eau couleur d’azur, — sortit un jour de sa coque de nimbus et, comme un oisillon fuyant le nid maternel, voulut quitter le sein de la Nuée qui l’avait couvée, et voir le monde, — le Monde immense, — le monde multiforme ; pour réaliser ce désir, elle descendit des hauteurs de l’Empyrée sur un rayon de soleil, et, comme une folle, se laissa choir dans une Source, —Dans une source de cristal, — dans une source jaillissant d’un groupe de rochers et murmurant glou-glou, — glou-glou aux oreilles de deux amants entrelacés, — de deux amants qui se pâment sous des lilas en disant : « Ma Vie, — Mon Ame », — qui se font de longs serments d’amour, accompagnés de baisers sonores, — voraces, — enivrants, pendant que, plus loin, après avoir roulé sur des cailloux, la source se transforme en Cascade, —En cascade métallique, — en cascade écumante, — dont les notes graves, qui invitent à la rêverie, à la mélancolie les âmes souffrantes et tendres, — vont mourir dans les profondeurs ombreuses, pleines de mystère d’une Ile, —D’une île verte, — d’une île coquette, — remplie de pelouses, de corbeilles, de parfums, de frais ombrages, d’oiseaux enchanteurs, de sites pittoresques, de champs de luzerne, de coquelicots, de bluets, de pâquerettes, de papillons qui volent de fleur en fleur, de grenouilles qui coassent dans les roseaux, de hannetons qui bourdonnent dans les acacias, de cris-cris qui sautent dans l’herbe, de moucherons qui valsent dans l’air, de saules-pleureurs qui se baignent dans le Lac, —Dans le lac limpide, — dans le lac moiré………
Louis Tridon ne s’arrêta pas à ce premier essai de prose rythmée, sans renoncer aux répétitions qui font la base, pour ainsi dire obligatoire, de tous les essais tentés jusqu’à ce jour de prose rythmée. L’Ogre et la Passion d’un possédé, — que M. Maurice Rollinat appelle quelque part « des élixirs d’étrangeté suprême, enflaconnés dans des fioles hermétiques, dont l’invention mérite certainement le suffrage tout spécial de Monseigneur Satan, archi-prince des ténèbres et des brasiers inextinguibles »
, — sont construits d’après un système fort analogue à celui des vrais vers blancs cités plus haut. La rime absente est remplacée par la répétition au début de la phrase des premiers mots de la phrase jumelle, car les phrases vont deux par deux et les terminaisons masculines et féminines alternent quoique ne rimant pas. Bien que chaque phrase rythmée doive former un tout, il y a un lien bien facile à saisir, un lien qui est dans l’idée extraite, pour ainsi dire, de l’idée de la phrase première, ou pour mieux dire, qui est l’expression seconde de cette idée. En citant la strophe de début de l’Ogre, je souligne l’application de ces diverses règles :
Vive le Crime !
Le crime est un effet de la Vie en ce Monde ! — Le Crime est de tuer les Bœufs pour les manger, — les Bœufs graves et lents à côté des sillons, — les Bœufs méditatifs qui râlent de fatigue.
Vive le Crime !
Vive le Crime !
Les doux Moutons bêlants qui sautent dans la plaine, — les doux Moutons sont faits pour être mis à mort. C’est en les égorgeant que l’on a des gigots ; c’est ainsi que l’on a des pieds de mouton tendres.
Vive le Crime !
Vive le Crime !
J’aime mieux les Goujons en friture qu’en vie ; j’aime mieux le Brochet sur le plat que dans l’eau. — Qu’ils sont beaux les poissons qui nagent dans le lac ! Qu’ils sont bons bien beurrés et coulant dans le ventre !
Vive le Crime !
Vive le Crime !
Pour s’emplir de Poulet il faut commettre un meurtre ; pour s’emplir de Perdreaux il faut assassiner. Il faut être assassin pour croquer des Pigeons ! Il faut être assassin pour fusiller des Grives !
Vive le Crime !
……………………………………………………………………………
Vive le Crime !
Nombre de végétaux ne font pas fi du meurtre ; nombre de végétaux mangent maint animal. La Plante carnivore englue un Papillon ; la Dionée attrape et suçote les Mouches.
Vive le Crime !
Vive le Crime !
Les Truites de grenat engloutissent la Loche ; les Barbillons ont faim de Truite aux jeunes ans. La Lamproie engloutit le Barbillon vert-bleu ; la bande des Brochets vient goûter des Lamproies.
Vive le Crime !
Vive le Crime !
Le gentil Roitelet aime à gober les Mouches ; le Vampire goulu suce le Roitelet. L’Émouchet tord le cou du Vampire goulu ; l’Aigle étouffe souvent quelque Émouchet vorace.
Vive le Crime !
Vive le Crime !
Voyez-vous le Mouton qui mange l’herbe verte ? Voyez-vous le Loup noir qui mange le Mouton ? Puis le Tigre rayé qui mange un grand Loup noir ? Puis le Lion rusé qui mange un petit Tigre ?
Vive le Crime !
……………………………………………………………………………………………………………………………………..
Je ne dis pas qu’il n’y ait quelques traits amusants dans cette page que j’ai abrégée et écourtée, mais cette théorie darwinienne dont on a fait, hélas ! dans la réalité de la vie, de si sanglantes applications, cette théorie qui n’est que l’expression déformée d’une des plus grandes merveilles de la Providence, il est heureux qu’un poète, comme Louis Tridon, s’en soit emparé, l’ait faite sienne — par droit de conquête et de priorité, — en lui donnant une forme si bien adaptée à la pensée, — bien qu’il la repousse de toutes les forces de son âme, souhaitant un monde où nul ne tue, une étoile où nul n’est dévoré.
J’en reviens à la question du rythme, car il est une objection à laquelle je dois répondre par avance. À quoi bon, dira-t-on, ce système nouveau hérissé de difficultés qui crée « un vers plan, monotone ? » À quoi bon aussi la savante, l’inexcusable musique de Berlioz, de Wagner, de Chopin ? À quoi bon encore la Sextine, cette ravissante et cruelle trouvaille du comte de Grammont ? À quoi bon enfin le Pantoun ? — À donner un peu de nouveau à nos intelligences de blasés, à mettre une étincelle d’imprévu dans le siècle le plus platement bête que l’on ait pu rêver ! Quant à l’harmonie de ce vers, de ce rythme nouveau, comment saurait-elle être « plane et monotone », alors qu’elle est constamment variable avec le sujet qu’elle veut exprimer : se déroulant en
ruban de phrase avec des impressions de sites traversés, quand il s’agit de peindre l’eau qui voyage, à la fois d’une pièce et libre quand dans l’Ogre il faut réaliser cette « indissoluble unité et harmonie de formes et de pensées, de contenant et de contenu, de moule et d’image moulée, de paroles et de musique »
, dont parle le poète46.
Mais ces objections, ce ne sera certes pas le gros public qui les posera : il se bornera, sans nul doute, à déployer son esprit dans quelque délicate plaisanterie, indiquant les rimes ci-trouille et dent carotte et potiron, puis tout le premier rira de sa belle finesse. Louis Tridon, par la nouveauté de sa forme, surtout par l’étrangeté de son tempérament, est bien certain de n’être pas de longtemps populaire : en dépit de tout le goût que, personnellement, il peut avoir pour la souveraine multitude, il est contraint par son talent de demeurer aristocrate, c’est-à-dire l’homme du petit nombre, de l’élite. Je ne l’en plaindrai pas.
Août 1883.
P. S. (1884). Louis Tridon va faire une seconde tentative de création de véritables vers blancs disposés, cette fois, comme des poèmes à rimes plates ; tentative où la dernière syllabe tonique de chacun de ces vers aura, contrairement à ce qui a lieu dans son premier essai, un maximum de sonorité.
Exemples d’allitération des lettres essentielles de la syllabe tonique :
Tercets :
……………………
(3 allitérations {………Meur| ………Sonne}
sur 4 lettres.) {…….. Mour| ………Sanne} (4 allitérations sur 5 lettres.)
{…….. Maur| ………Sinne}
Candidatures académiques47
Trois fauteuils sont vacants à l’Académie Française, ceux de Jules Sandeau, de Victor de Laprade et d’Henri Martin.
Nous laisserons les morts en paix, qu’ils aient été colosses aux pieds d’argile ou colosses aux pieds d’airain. Aussi bien aucun des trois, ni le romancier, ni le poète, ni l’historien, n’était un Maître, et sur la lauze d’une tombe, ce n’est que des Maîtres qu’on peut parler comme il convient. Mais ces trois fauteuils que la mort fait vides, à qui les donnera-t-on ?
Il est parfaitement résolu, déclaré, avéré, que nul des maîtres du roman contemporain, du roman réaliste, ne prendra le siège de Sandeau. L’Académie Française couronna une fois Daudet, il y a pas mal d’années, pour son Fromont jeune et Risler aîné : elle tremble encore de son audace. D’ailleurs, s’il en faut croire des gens bien informés, notre Dickens n’aurait point tenu certaine clause de ce contrat synallagmatique en écrivant pour le Correspondant une Petite reine, qui devait être tout juste le contraire des Rois en exil. Le droit le plus sacré de l’homme est de se contredire : ce droit Baudelairien, l’Académie ne l’admet pas, paraît-il. Alphonse Daudet sera donc tout simplement de l’Académie Goncourt, — une simple Académie littéraire.
D’Émile Zola, il ne peut être question, n’est-il pas vrai ? On n’est pas de l’Académie si l’on s’imagine que ce vidangeur — aménité tout académique — sait écrire avec plus de couleur que M. de Falloux et avec plus de charme que le dernier des ducs admis en la noble compagnie, grâce aux titres littéraires que l’on sait, ou plutôt que l’on ne sait pas.
Goncourt, Barbey d’Aurevilly, Richepin, Vallès, Cladel ! ne parlons pas, s’il vous plaît, de ces gens-là, ils ont du talent à faire frémir dans leur cercueil les cendres de M. Empis ou de M. Viennet, un autre immortel d’antan, dont le chef-d’œuvre s’appelait Arbogaste. Arbogaste ! comme cela sonne plus académiquement que Les Frères Zemganno, Le Prêtre marié, La Glu, Jacques Vingtras, La Fête votive ! Parlez-moi d’Arbogaste ! Tout le monde n’écrit pas Arbogaste, tandis que, pour écrire un des livres que je citais tout à l’heure, il suffit d’être artiste. Certes, l’Académie ne l’est pas : elle le prouva, ne sachant ouvrir ses portes — pour ne rien dire de Molière ou de Balzac — ni à Théophile Gautier, ni à Paul de Saint-Victor, ni à Fromentin, ni à Flaubert, ni même à Théodore de Banville, le parfait rimeur, quand il avait du talent. Si nous abandonnions pourtant le clan pestifère de ces hideux naturalistes, réalistes, romantiques qui seront l’honneur de notre littérature présente, peut-être l’Académie trouverait-elle des hommes à son goût, parmi les petits-maîtres idéalistes.
Cherbuliez, Feuillet sont de la maison. André Theuriet, Georges Ohnet, Albert Delpit, le premier surtout qui a de doubles titres, méritent d’en être. Croyez-vous que l’Académie arrêtera son choix à l’un de ces noms ? Que non pas ! Aucun d’eux n’est encore assez terne, assez Buloz-cravate pour oser même poser sa candidature. L’élu est trouvé d’ailleurs. Il est gens de lettres, ce qui est plus qu’être homme de lettres, — mieux que gens de lettres, il est président de la Société des Gens de lettres, et voilà, n’est-il pas vrai, un titre académique sans pareil ? Ce n’est pas le seul, allez !
Il y a quelque vingt ans, trente peut-être, — consultez là-dessus votre épicier, dont Edmond About faisait sans doute les délices, car il posait pour le légataire du Grand Homme, — pas Napoléon, M. de Voltaire — il écrivit une quarantaine de nouvelles pleines d’esprit, de talent, d’espérance ; glissons là-dessus, ces titres-là sont compromettants. Après quoi, il fit fortune, — ce qui n’est point sot par le temps qui court, — et puis, en compagnie de son ami Sarcey, grignota, car lui ne mangeait pas, quelques prêtres et quelques frères ignorantins. Ce qui témoignait encore déplus d’esprit. Ah ! nos petits-neveux seront étonnés, je vous assure, de compter, quelque jour, combien manger du curé, du bonapartiste ou du communard fit d’immortalités en notre temps. Je ne dis pas ceci pour M. Maxime du Camp qui, au minimum, a écrit un bon livre, ses Souvenirs, et, ce qui est d’un homme supérieur, l’a écrit depuis qu’il est académicien !
Edmond About sera donc dans la noble compagnie le représentant de l’esprit… et de la chance.
Un fauteuil de poète se remplit aisément. L’auteur de Severo Torelli n’est pas seulement un grand poète, il est l’ami de tout le monde — ce qui est déplaisant pour les vrais amis de son talent. François Coppée remplacera donc Victor de Laprade, avantageusement, très avantageusement même. Cependant, si un fauteuil avait dû détourner Théodore de Banville d’écrire de petites lanternes magiques en prose énervante, il eût été juste peut-être de l’offrir à ce poète émérite, François Coppée ayant autant de jeunesse que de talent.
Reste le dernier fauteuil. Nous n’avons plus en fait d’historiens que la monnaie de Turenne. Mignet, Broglie, d’Aumale, Renan, Taine sont de l’Académie. Après eux, il nous reste des érudits, des chercheurs heureux qui ne seraient pas tous déplacés à l’Institut : Chantelauze, Chéruel sont lauréats de la maison… Eh bien ! de qui parle-t-on ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille… Ludovic Halévy pose sa candidature, Ludovic Halévy qui a écrit un peu dans tous les genres, mais n’a jamais fait de l’histoire, Ludovic Halévy, le spirituel auteur de la Famille Cardinal, le romancier mièvre et anémique de L’Abbé Constantin, hélas ! et de Criquette, holà ! les deux chefs-d’œuvre qui ont tombé le naturalisme, à ce que disent les grands journaux.
À quoi bon protester ! Ludovic Halévy est prédestiné à l’Académie ; après tout, l’auteur de Froufrou y sera mieux à sa place que le demi-cent d’Universitaires ou de Normaliens ratés qui brigueront quelque jour, — le plus tard possible, je le souhaite — sa succession, et remplaceront l’esprit par le pédantisme, l’honnête médiocrité par le néant !
Manet et son Zoïle48
L’École des Beaux-Arts est, en ce moment, le théâtre d’un scandale, à coup sûr inoubliable dans nos annales artistiques.
Un galopin, tranchons le mot, un garnisaire, mort, il est vrai, depuis tout près d’un an, en a franchi le seuil de par l’autorité d’un ministre ami, et ses toiles, ses cent cinquante toiles, s’étalent, proh pudor ! le long des murailles, couvrant de leur ombre les immortels chefs-d’œuvre des Prix de Rome illustres dont nul ne saura jamais le nom.
La foule qui, si elle est injuste pour les vivants, sait généreusement compenser ses injustices passées, par son admiration pour les maîtres morts, la foule se presse devant ces Oeuvres qu’elle bafoua, les applaudit maintenant que son éducation est faite, et Philippe à jeun déchire le verdict de Philippe saoul.
L’édifice en tremble encore sur ses solides assises.
L’École appelle la Seine débordante pour balayer ces ordures, ces morceaux de vrai et de réel qui donnent des nausées. L’Institut bondit : des cheveux repoussent sur les crânes dénudés, afin de se hérisser d’horreur. L’abomination de la désolation règne sous les sacrés portiques.
Pauvre École, pauvre sanctuaire profané, souillé, sacrilègement livré à l’impie ! Ô muse des David et des Gérard, toi qui inspiras ces beaux Sabins faisant, de l’équilibre au milieu de la mêlée, le bouclier d’un bras et la jambe gauche soulevée en arrière à hauteur des reins, muse des Amours mièvres et des Psychés fadasses, voile-toi le visage et pleure sur les destins du grand art !
Non certes, il ne s’agit pas ici d’honorer un de ces artistes qui ont fait de leur mieux pour prendre rang parmi les Maîtres et qui n’y ont point réussi. Oh ! alors, vous applaudiriez tous aux plates et serviles créations de l’élève incapable, suivant naïvement les errements de ses anciens, sans originalité, sans recherche du vrai, sacrifiant aux conventions, ne voyant pas la nature avec ses yeux, mais avec son imagination, comme l’ont vue les autres.
Que non pas ! Il s’agit, cette fois, d’un Maître, d’un vrai maître qui, tâtonnant, cherchant, bronchant souvent, allant de l’avant toujours, en dehors des traditions de l’école, mais non pas des traditions du génie, en s’efforçant de voir par lui-même, trouva un sillon à creuser, auquel nul n’avait songé, s’assit en face de la nature, en plein air, et peignit hardiment, d’impression, non sans retouches, — regrettables quelquefois, il se peut, — les objets ou les êtres, tels qu’ils étaient colorés, dessinés pour sa rétine.
Voilà le grief qui motive : ce que le vulgaire appellera des cris de paon, le spectateur sceptique les chants des oies du Capitole. Voilà ce qui indigne les Maîtres officiels de nos ateliers, protestant contre l’intrusion injurieuse, au quai Malaquais, des œuvres de ce garnisaire qu’on renvoie, avec l’ordinaire courtoisie académique, à Bullier et aux Folies-Bergères.
C’est à faire crever de rire, n’est-ce pas ? Car, ici, il ne s’agit plus de sectes artistiques ; on nous montre l’œuvre d’un mort, en nous disant consciencieusement, franchement :
« Voyez et jugez. Cet homme méritait-il vos railleries ? Son œuvre justifie-t-elle le pilori auquel l’ont voué, de son vivant, petits et grands journaux ? »
Alors le Chœur gémit :
« Si l’on regarde, tout est perdu. Si l’on apprécie, la cause naturaliste est gagnée. Pas d’examen ! Clamons, clamons encore ; nions, il restera toujours quelque chose de notre négation. La jeunesse artistique serait prise au premier coup d’œil, empoignée par ce faire magistral, par la hardiesse, la puissance de ce Zola du pinceau, comme notre jeunesse littéraire est tout entière dans le respect, le respect qui discute et blâme parfois, devant l’œuvre du Maître prosateur. Empêchons la jeunesse de voir l’œuvre de Manet. Frappons nos amis politiques, bousculons nos gouvernants qui n’en peuvent mais. La haine de l’Art excuse tout. Faisons interdire à nos élèves l’entrée à l’École des Beaux-Arts tant qu’elle ne sera pas déblayée des produits de ce pauvre Manet ! »
Pauvre Manet, n’est-ce pas ? Pauvre Manet qui, tout mort qu’il est, vous fait encore trembler, excite vos fureurs, déchaîne vos rages ! Pauvre Manet qui, mourant, laisse sur cent peintres soixante qui, sans bruit, sans éclat, sans le dire, souvent en criant bien fort contre l’initiateur, profitent de ses trouvailles, empruntent ses procédés, glanent parmi ses découvertes. Pauvre Manet qui ne fut rien, pas même académicien ! Pauvre Manet qui n’a tenu en main que la bannière du vrai et du réel, sans défaillir jamais que devant la mort, — cette Impitoyable, que ni talent ni génie n’arrêtent dans sa marche ! Pauvre Manet, qui savait voir et voulait voir ! Ou plutôt, non ! Pauvres petits grands hommes qui en êtes réduits à crier, pour qu’en ne vous écoutant pas, le public, du moins, vous entende ; pauvres petits grands hommes, qui refusez de prendre le chemin de Damas si fleuri pour les critiques ; surtout pauvres petits grands hommes dans cinquante ans d’ici !
L’amiral de Coligny49
Je ne dirai pas que le livre de M. Charles Buet est un chef-d’œuvre. Non pas, ce serait maladroit et quelque peu naïf, vu les réserves trop nombreuses, hélas ! que j’aurais à faire, tôt après l’avoir ainsi vanté. Ce que je puis dire, en toute sincérité, c’est que ce livre est l’un des plus intéressants de ce temps-ci.
Le talent de l’auteur n’a certes pas ◀besoin▶ d’être indiqué aux lecteurs de Feu Follet : ils savent quel art moderniste M. Charles Buet emploie à vêtir de brillantes draperies le vieux squelette du roman historique qui, grâce à lui et à quelques autres esprits très littéraires de notre temps, fait encore illusion et paraît vivant à un public d’élite. Ils savent quel styliste, quel polémiste habile est l’auteur du Prêtre. Or, ni L’habileté de ce polémiste, ni l’art admirable de cette plume qui fait vivre les morts, ne peuvent prêter une seconde de vraisemblance à la mauvaise, à la détestable cause soutenue dans son Coligny.
J’ai exposé une fois, à propos même d’un livre de M. Buet, ce que je pensais du roman, tel que le martyrisent les éditeurs dits catholiques, qui prennent l’étude de mœurs pour un candidat chantre à la chapelle Sixtine et la traitent comme on pense. Or, le Coligny de M. Charles Buet, dans le genre historique, est précisément ce que sont, dans le genre roman, ceux auxquels je viens de faire allusion. La faute n’en est pas à M. Buet qui a prouvé sa force en s’acquittant d’autres besognes : elle incombe tout entière aux idées dont il s’est fâcheusement inspiré.
Le sympathique écrivain a traversé, depuis trop d’années, ces milieux malsains et délétères pour l’esprit, où l’on professe la négation de l’Art avec toute l’ardeur du prosélytisme le plus farouche, pour n’être point peu ou prou contaminé, malgré sa résistance raisonnée, par leur trop fréquent contact.
Il court par les maisons catholiques de librairie de singulières idées sur la manière d’écrire l’histoire. L’une de ces idées est de faire d’elle, avec des mots, à défaut de documents et de preuves, un terrain de défense à outrance de tout ce qui touche ou paraît toucher à l’Église. Premier dissentiment, car je tiens qu’il nous convient de laisser ces procédés verbeux aux Léo Taxil et autres folliculaires de la basse presse, et que lorsqu’on a, comme nous, l’honneur de défendre une cause que l’on croit juste, il ne la faut défendre qu’avec des armes invincibles. Cette manie batailleuse de toute la librairie catholique est cause que les livres qu’elle publie n’ont jamais convaincu ni un adversaire, ni un indifférent, n’ont jamais été lus ni par l’un ni par l’autre, et s’adressent uniquement à un public de gens convertis d’avance et qui ont, ancré tout au fond de l’âme, le culte et l’adoration des idées toutes faites en histoire et en critique. Ce sont peut-être des œuvres de vente : je ne verrai jamais là des œuvres de combat, ou plutôt, oui, ce sont des œuvres de combat, mais de combat stérile, sans victoire possible.
Une seconde idée, plus lumineuse encore, de la librairie catholique, c’est la fièvre peu chrétienne de renverser toutes les gloires françaises ou étrangères qui ne sont pas absolument, intactement, si j’osais dire, catholiques.
Dans son Coligny, M. Charles Buet s’est fait, je le crains fort, l’écho de cette École. Pour juger Coligny, il part de ce principe que ne pas accepter le Credo catholique est un crime, crime moral, intellectuel, pour lequel il ne réclame, je le reconnais volontiers, nulle pendaison, nul bûcher, mais enfin, crime — alors qu’on doit ÿ voir plutôt un malheur, une cause de pitié. Fort heureusement, son livre n’est pas employé à prouver cet axiome qui est le premier article du Symbole de l’École qu’il traverse ou a traversée. Notre confrère a beaucoup trop de talent et d’esprit pour se plaire à enfoncer les portes ouvertes, et peut-être d’ailleurs, dans l’intérêt même de la cause qu’il sert, eût-il valu mieux laisser celle-ci fermée et se borner à faire de l’histoire sans épithète.
La thèse du nouvel historien de Coligny est donc indépendante de l’axiome que je viens de citer : il s’agit pour lui de montrer dans le chef des protestants qu’il tient pour hypocrite d’austérité, — l’austérité est connue, en effet, et à louer, par ce temps de mignons et de cours galantes ; l’hypocrisie est à prouver, ce que n’a point tenté de faire M. Buet, — de montrer, dis-je, dans Coligny un traître à la patrie et au roi.
Tout l’effort de l’écrivain porte donc sur la démonstration de ce fait que Coligny recevait des subsides de l’Angleterre, comme les Ligueurs, si chers à M. de Chalembert, l’inspirateur de beaucoup des idées historiques de M. Buet, comme Condé et Turenne après eux en ont reçu de l’Espagne, comme les Vendéens en ont accepté plus tard encore de la même Angleterre.
Eh bien ! le fait est exact. Voici donc Coligny, cet ambitieux Coligny, convaincu d’avoir trahi la France et la Royauté : la France, en acceptant l’or anglais pour soutenir la cause protestante ; la Royauté, en menant contre les armées royales les bandes huguenotes.
Je pourrais, rappelant un mot fameux, objecter qu’en temps de guerre civile le difficile pour l’homme de cœur n’est pas de faire son devoir mais de connaître ce que le devoir commande. À quoi bon ? le fait allégué par M. Buet est vrai et cela suffit. Seulement Coligny ne me paraît pas placé en si mauvaise compagnie. Et je me permets de le dire en passant, de tous ces traîtres à la patrie — ce grand mot n’est pas de moi et je le tiens pour quelque peu exagéré, les seuls vraiment excusables sont encore les Ligueurs et Coligny qui, de bonne foi et dans des camps opposés, se battaient pour la plus sacrée de toutes les libertés, la liberté de leur conscience. Sans le pacte, en effet, qui résulta de la conversion de Henri IV à la religion nationale des Français et de la promulgation de l’Edit de Nantes, il y eut eu oppression soit par les catholiques, soit par les protestants, car la tolérance est une chose ignorée du seizième et du dix-septième siècle, et il a fallu, paraît-il, le scepticisme de notre temps pour l’engendrer.
Cette tolérance, l’École que représente momentanément M. Buet, l’École ne l’a certes point. « Elle n’admet point l’impartialité de l’historien, — d’abord parce qu’elle est inutile, — ensuite parce qu’elle est dangereuse, — surtout parce qu’elle est impossible. »
Aussi fuit-elle avec soin la lecture des œuvres d’origine protestante relatives à Coligny. C’est ainsi que M. Buet n’a consulté, ni le livre considérable du comte de La Borde, ni l’étude de M. Bersier sur la Jeunesse de Coligny, si attrayante malgré le style terne qui est le cachet du Calvinisme, ni l’Histoire de la Réformation de Merle D’Aubigne, ni même certaines publications de l’école historique libérale, comme l’édition de la Correspondance de Catherine de Médicis, du comte de La Ferriere, le Philippe II de M. Forneron, etc., — tous ouvrages qui l’eussent parfois indigné, parfois assoupi d’ennui, mais parfois aussi singulièrement éclairé.
À quoi bon, en effet, puisque M. Buet ne se leurrait point du désir d’être impartial, saluait son maître en M. de Chalembert, l’apologiste de la Ligue, se refusant à admettre que toutes les charges qu’il accumule contre Coligny et qu’il accumule avec quelques fondements, retomberaient bien facilement sur la descendance du Balafré, encore plus égotiste que Coligny et pas plus patriote à coup sûr !
Il est vrai que, s’il les avait lus et s’il tenait à être impartial, M. Buet n’eût pas écrit le portrait étrangement idéalisé que l’on va lire et dans lequel l’original ne se fût jamais, entendez-vous bien ? jamais reconnu :
« Libéral, confiant, quoique circonspect, plein de droiture et de loyauté, bienveillant et majestueux, sachant respecter en lui-même le monarque du droit divin, réprimant des passions fougueuses, ambitieux, plein de respect pour les autres, sévère, juste, spirituel et sage, profond penseur, habile politique, — tel nous apparaît Philippe II. »
Ici je n’aurais plus qu’à me taire, ayant épuisé ma provision de griefs contre M. Charles Buet, mais, maintenant que j’ai entamé l’étude, des procédés de cette École historique que je combats, en prenant comme type pour la discussion le livre de M. Buet, il me faut achever la démonstration entreprise, en montrant à l’œuvre cette École sur un point d’histoire assez délicat.
Poltrot de Méré, arrêté le surlendemain de son crime, s’adonna au passe-temps que les gredins de notre temps appellent promener l’instruction en bateau. Il avoua, nomma des complices, se rétracta, les nomma de nouveau, bref, mit en jeu tous les subterfuges qu’il est d’usage d’employer pour sauver sa tête lorsqu’on ne la sent plus très solide sur ses épaules. L’ambassadeur anglais, Smith, faisant part à sa souveraine des bruits qui couraient à la cour, lui écrivait de Blois : « L’assassin est âgé de dix-neuf ans, natif de Saintonge ; il est venu dans le dessein de tuer le duc, à l’instigation de Soubise, actuellement à Lyon. C’est Soubise qui l’a adressé à l’amiral, avant qu’il passât en Normandie ; l’amiral lui a remis trois cents écus.
On dit encore qu’il a été confirmé dans son dessein par Théodore de Bèze. »
Chantonnay, ambassadeur d’Espagne, surenchérissait sur ces affirmations dans une lettre à Philippe II : « Il vous faut donc entendre qu’il y avait plusieurs jours que ce malheureux suivait M. de Guise pour venir à bout de ladicte entreprise, de laquelle il se repentit ; et fut devers l’amiral de Chastillon et de Bèze, et leur dit qu’il ne pouvait faire ce qu’il leur avait promis ; Bèze se mit à le prêcher de telle sorte, en lui disant que s’il tuait ledict sieur, il gagnerait le paradis, car il ôterait de ce monde le persécuteur des réformés. »
« Il (Poltrot) avoua, lit-on dans le Journal du Concile de Trente, rédigé par les ambassadeurs vénitiens qui y notaient les bruits tels qu’ils leur parvenaient, il avoua n’avoir agi qu’à l’instigation des Châtillon et de M. de Soubise, que Théodore de Bèze avait persuadés, en disant que leur religion ne pourrait jamais prospérer tant qu’ils n’auraient pas mis à mort le ait duc, le Roi, la Reine, et tous les chefs catholiques. »
Poltrot avait en effet nommé Coligny parmi les instigateurs de son crime.
Et puis voilà tout. Remarquez, je vous prie, que Smith n’était pas très au courant de la procédure suivie puisqu’il donnait 19 ans à Poltrot qui en avait 26, le faisait naître en Saintonge alors qu’il était de l’Angoumois, que Chantonnay ne fait absolument qu’analyser la déposition de l’assassin, que les ambassadeurs vénitiens à Trente ne sont que des témoins de seconde main, que, pour eux, Bèze a persuadé non pas Poltrot, mais Coligny et Soubise, Soubise qui, d’après Smith, était alors à Lyon.
Pas une ligne de plus chez les contemporains en état de juger la question. Avouez que ces trois preuves n’en constituent même pas une de quelque poids. Pas un aveu dans le camp protestant, pas un mot dans les correspondances du temps qui implique d’une manière indiscutable la culpabilité de Coligny, Rien que les deux lettres de lui que je vais citer : celle où il écrit à la reine d’Angleterre pour lui annoncer la mort de son rival et la qualifie de chose d’importance ; celle qu’il écrit à Catherine, avec la hauteur de l’honnête homme, qui n’a pas à se justifier des accusations portées contre lui par un assassin :
« Je dis qu’il ne se trouvera point que j’aye jamais recherché cettuy-là, ni d’autre, pour faire un tel acte ; au contraire, j’ai toujours empêché de tout mon pouvoir que telles entreprises ne se missent à exécution. Et cela en ay-je plusieurs fois tenu propos à M. le cardinal de Lorraine et à Mme de Guise, et à Votre Majesté, laquelle se peut souvenir combien j’ai été contrariant à cela, réservé depuis cinq ou six mois en ça, que je n’ai fort contesté contre ceux qui montroient avoir telle volonté. Et ce a été depuis qu’il est venu des personnes que je nommerai quand il sera temps, qui disoient avoir été pratiquées pour me venir tuer, comme il plaira à votre dite Majesté se souvenir que je lui dis à Paris, en sortant du moulin où se faisait le parlement, ce que j’ai aussi dit à M. le Connétable. Et néanmoins puis-je dire avec vérité que de moi-même je n’ai jamais recherché, sollicité, ni pratiqué personne pour tel effet ; et m’en rapporterons bien à tous ceux qui ont vu mettre telles entreprises en avant devant moi, combien je m’en suis moqué… Et cependant ne pensez pas que ce que j’en dis soit par regret que j’ay à la mort de M. de Guise, car j’estime que ce soit le plus grand bien qui pouvoit advenir à ce royaume, et à l’Église de Dieu, et particulièrement à moi et à toute ma maison ; et aussi que, s’il plaît à Votre Majesté, ce sera le moyen pour mettre ce royaume en repos. »
C’est du cynisme, s’écrie l’auteur du Coligny : je suis désolé de ne pas voir la chose avec les mêmes yeux. Le cynisme pour moi est ailleurs : je dirai tout à l’heure où.
Voici donc les documents qui manquent à l’École que j’ai dite, voici le bon sens qui se révolte, doute de l’intérêt que pouvait avoir pour Coligny la mort de Guise, l’accablant de l’impopularité de l’assassinat, lui attirant plus que jamais la haine des catholiques et d’une partie des royaux, jetant peut-être Catherine dans les bras de l’Espagne. Croyez-vous que cette École se tait, et, après avoir exposé les faits qui sont contraires plus que favorables à sa thèse, s’abstient de conclure, de conclure surtout par une condamnation, par un verdict absolu ? Que non pas ! Elle fait mieux. Infligeant à tous les réformés de tous les temps la même injure, elle répète une phrase honteuse de Rohrbacher, les accusant en bloc et en détail de prêcher l’utilité et la justice de l’assassinat, accusation impudente, qui frelate, inconsciemment peut-être, mais pas moins criminellement pour cela, les vraies doctrines morales du protestantisme, les seules qui soient des doctrines dans cette religion qui n’est qu’une morale.
Cette phrase qu’il ne fallait ni penser, ni écrire, M. Buet en la copiant, — ce qui est d’ailleurs la clouer au pilori, car en lui, et le caractère et la probité de son œuvre protestent contre une adhésion possible à cette vilenie, — M. Buet eût dû l’accompagner de la flétrissure qu’elle exigeait. Si le paradoxe est quelquefois de bon ton, la calomnie est un délit, en histoire, et les meilleures causes sont ternies par de semblables moyens employés pour les défendre.
La librairie dite catholique travaille à tuer le Catholicisme, qui ne peut survivre à de tels pavés d’ours que par la divinité de son origine et les souveraines garanties d’éternité que lui donne la parole du Maître.
N’est-il pas temps seulement, grandement temps peut-être, de chasser, fouet en main, les vendeurs du Temple, et avec les vendeurs les pharisiens, beaux champions de la moralité et grands contempteurs de l’Art ?
Qu’en pense l’auteur du Prêtre ?
Mars 1884.
Cet article a motivé deux réponses de M. Charles Buet : l’une adressée à M. Francis Maratuech, directeur du Feu Follet, qui avait inséré mon article, en le faisant sien par une note où il s’associait à mes vues, l’autre à l’auteur de cet article, sous le titre, Les Vendeurs du Temple.
Théodore Aubanel et le nouveau théâtre provençal
On ne peut plus aujourd’hui, comme ne craignit pas de le faire jadis Fauriel, nier l’existence d’un théâtre provençal au moyen-âge. Les temps troubadouresques, on le sait maintenant, à n’en pouvoir douter, par les textes que l’on possède, — il en est une douzaine — et par des documents assez nombreux que des recherches locales ont découverts un à un, les temps troubadouresques n’ignorèrent point les plaisirs du théâtre. Çà et là, des Alpes à l’Océan, de la Loire aux Pyrénées, l’on joua des mystères, des comédies même, mais ces passe-temps, plus populaires qu’aristocratiques, n’engendrèrent point une littérature scénique et le théâtre demeure, en définitive, la partie faible de cette brillante période de l’histoire méridionale.
La première Renaissance provençale, celle de Belaud de la Belaudière et d’Augier Gaillard, le charron de Rabastens, est marquée par les triomphes de l’Anonyme de Besançon, que suit bientôt Jean Millet, auteur de la célèbre Pastorale et tragi-comédie de Janin. Celle-ci, du reste, né fut jamais jouée, mais eut, toute proportion gardée, le succès d’un roman à scandale de nos jours, puisqu’on voulait reconnaître dans la Lhauda (Claude, Claudine) la très belle, très jeune et très intrigante maréchale de l’Hôpital, dont la dernière conquête fut le cœur et la main du roi de Pologne, Jean-Casimir II.
Dès lors, — et on comprend que dans ce tableau à grands traits il me soit nécessaire d’omettre d’intéressantes et curieuses personnalités, — dès lors, le théâtre s’établit en maître dans les mœurs à Aix, à Béziers, à Toulouse.
Dans la vieille capitale de la Provence, Brueys et Zerbin, que se rappela peut-être Molière, quand il écrivit son Avare 50 précèdent Jean de Cabanes, dont l’œuvre gît, encore inédite, à la Bibliothèque nationale et à la bibliothèque Méjanes. Ce Jean de Cabanes, écuyer au service du duc de Savoie, retiré sur ses vieux jours à Aix, y composa, au début du xviiie siècle, une série de comédies réalistes où la vie provençale est prise sur le vif. Sa Liseto amourouso, — la Dame aux Camélias du xviiie siècle — a bien plus d’attraits, de relief et de vérité que Manon Lescaut : aussi Jean de Cabanes, si notre qualité de futur éditeur de son œuvre ne nous fait illusion, nous semble-t-il le vrai talent dramatique du théâtre provençal sous l’ancienne école.
À Béziers, disent les vieilles chroniques des Caritats, qui nous conservent le souvenir du triomphe de Béziers, fête annuellement célébrée le jour de l’Ascension, la muse patoise, étincelante de verve et de malice, châtiait les mœurs de la cité et gourmandait ses magistrats. Quoi qu’il en soit de ce rôle de censeur que la critique classique attribuait assez bénévolement au théâtre, les Caritats étaient une fête proprement populaire et, en 1650, l’avocat Bonnet y obtint un succès que la Pastorale languedocienne, du Toulousain Mondonville, jouée en pleine cour, devant Louis XV, et cette joyeuse esquisse, du doyen Favre, de Celleneuve, le Trésor de Substantion, égalèrent à peine, quoique la fortune dût conserver seulement au répertoire l’œuvre de ce dernier.
À Marseille, des essais continus lèguent la tradition dramatique à l’école, du Gai Sabé, qui est encore un des groupes localistes les plus importants parmi les clans littéraires provençaux. Dans le félibrige proprement dit, nous retrouverions ce filon essentiellement provençal et quelque peu prosaïque, si nous étudions les essais dramatiques de Marius Bourrelly. Il est évident que c’est ailleurs que dans cette littérature, parfaitement légitime, mais trop terre à terre, qu’il nous faut chercher l’œuvre qui a illustré et fondé le théâtre provençal. Cette œuvre, c’est le drame le Pain du Péché, du félibre avignonnais Théodore Aubanel.
I
Théodore Aubanel n’est pas, à coup sûr, le
premier félibre qui ait songé à conquérir la scène méridionale. Avant lui, J.-B. Gaut faisait représenter, dès septembre 1875, aux fêtes de Notre-Dame de Provence, à Forcalquier, un drame sur l’expulsion des Maures en 980, pièce remarquable surtout, parce que, dans certaines de ses scènes, elle est l’expression poétique première de ce que l’on a appelé l’Idée Latine ; mais Lei Mouro une fois joués, Gaut était rentré dans sa silencieuse retraite de la bibliothèque Méjanes, à Aix, pour y composer, sans bruit ni tapage, des opéras, des opéras-comiques, des vaudevilles et des drames qui ne virent point les feux de la rampe. J’ai parlé déjà des essais médiocres au point de vue littéraire de Marius Bourrelly, « Atlas-Bourrelly qui avec sa barbe blanche porte cent mille vers et ne plie pas l’échine »
, suivant les beaux vers de Frédéric Mistral ; il faudrait, pour être complet, mentionner aussi une tentative de Louis Roumieux et plusieurs pièces du Dauphinois Roch Grivel.
Le comité organisateur des fêtes latines de Montpellier en 1878, désirant faire représenter au grand théâtre une pièce félibrenque, eut le choix entre deux œuvres importantes. L’une, une comédie, si nous sommes bien informés, due à Louis Roumieux, était encore sur le chantier et céda le pas au Pain du Péché qu’en 1877, la deuxième édition de la Miougrano entreduberto (Grenade entr’ouverte), indiquait comme étant en préparation. Le 28 mai, le Drame provençal voyait son existence consacrée par le triomphe au maître avignonnais. « Moins épique et moins haut que Mistral, ce grand Frédéric Mistral, que le navire de Virgile, toujours visible à l’horizon bleu des mers latines, semble
avoir débarqué sur le rivage provençal ; moins peuple et moins naïf que Roumanille, l’auteur de la Grenade entr’ouverte possède la passion qui leur manque à tous deux, disait quelque part Alphonse Daudet ; et le théâtre vivant surtout de passion, il n’a eu qu’à dialoguer un de ses poèmes, pour se trouver d’emblée auteur dramatique. »
Depuis cette simple histoire d’un jeune homme qui aime, qui, loin de son amante, languit d’ennui, souffre, pleure, se plaint au bon Dieu, le poète avait singulièrement parcouru de chemin. Chaste diseur de cet amour angélique qui avait rendu son cœur bien malade, malade à en mourir, la douleur avait en lui comme bâillonné la passion. « Si je dis peu, le reste est dans mon cœur. »
répétait-il avec Arnaud Daniel. Mais la douleur s’apaisant enfin, quand le poète assez longtemps, « le long de la mer et des grandes vagues, eut couru comme un inconsolé, par son nom, tout un jour, criant la bien-aimée »
, la douleur s’apaisant, la grande flamme se remit à brûler dans son cœur, et du cœur et de la tête l’incendie gagna le corps entier, ardeur méridionale qui déchaîna toutes les fanfares de la
musica de la sangre
comme un concert de cigales d’août. Quelques-uns grondèrent, comme ils avaient grondé contre ces pures merveilles d’Anselme Mathieu farandolant sur les modes de Catulle, de Tibulle et de Properce : le poète fit le sacrifice de ne pas publier ses poésies, et voilà comme la Vénus d’Arles, le Bal et tant d’autres chefs-d’œuvre aveuglants sont populaires au lycée Louis le Grand et ignorés du public lettré, duquel, il faut l’avouer, ils ressortissent bien davantage. Voilà comme Li Fiho d’Avignoun ne
verront peut-être jamais le jour, à moins que le poète ne secoue le joug des scrupules peu artistiques dont on l’entoure, et bravant les colères que l’Art soulève, courageusement ne dégonfle son carnier plein de chairs sanglantes. Si cela est, nous aurons enfin toute la gamme du maître avignonnais, depuis la passion contenue de l’Unenço et de A uno Veniciano, jusqu’à la fièvre emportée de la Vieille chanson :
Je la rencontre sur les aires, — la jeune fille aux blonds cheveux : — Holà ! hé ! tu passes bien fière ! — Où vas-tu donc, Madelon ? — Je vais au four préparer le levain. — Eh bien ! tu iras demain. — Ô mignonne, je t’aime ! je t’aime ! — Et je la prends par la main, — Ô mignonne, je t’aime ! je t’aime ! — Et je la prends par la main.
Et vite je lève mon loquet : — « As-tu faim ? » Elle ne dit pas non. — Alors nous nous mettons à table ; — je l’assieds sur mes genoux. — Allons, mange ce qui te plaît ; — tiens ! pêches et prunes en fleurs ! — Grand merci, beau camarade, — je n’ai faim que du pain d’amour. — Grand merci, beau camarade, — je n’ai faim que du pain d’amour.
Elle se lève promptement ; — vite nous courons chez le curé : — Sortez les bouquets de fête et les chandeliers dorés. — Allumez vite, allumez les cierges, — bon curé, au maître-autel. — Ce que nous sommes pressés, c’est incroyable, — mariez-nous, il se fait tard ! — Ce que nous sommes pressés, c’est incroyable, — mariez-nous, il se fait tard ?
De là, je la mène à la danse, — la jeune fille aux blonds cheveux. — Sur la crédence jouaient — les flûtes et les violons. — Ta main vers sa taille souple, — son cœur battant sur mon cœur, — sans voir les autres couples — nous tournions tous d’accord, — sans voir les autres couples — nous tournions tous d’accord.
Puis nous montons à la chambrette : — Vois notre petit lit blanc ! — Belle et toute rubiconde, — en tremblant elle resta muette.
— « Madelon, fais ta prière, — couche-toi. » — « J’y vais, ami. »
— Mais cette nuit première, — Madelon n’a pas dormi, — mais cette nuit première, — Madelon n’a pas dormi.
Quel admirable mélange de christianisme et de sentiments païens dans cette vieille et toujours neuve chanson ! Nous voici loin des troubadours de la convention et de leurs mystiques tendresses. L’amour, c’est la possession de l’être aimé, chante la musica de la sangre par tous les pores du Méridional, et le christianisme n’a fait que régler et sanctionner cet amour. Aubanel est certainement un païen innocent et inconscient, mais il est païen en même temps que très dévot catholique. « Quand il est purement plastique, dit un jeune critique de talent, M. Paul Mariéton, il n’a pas ce cynisme si choquant chez nos modernes français, chez Gautier, par exemple… Toutes passionnées qu’elles sont, ses poésies Vieio cansoun et la Venus d’Avignon, pour insister sur les deux plus connues, vous laissent dans l’esprit un je ne sais quoi d’ineffable et de supra-sensible qui en constitue le charme et l’honnêteté51. »
L’auteur de la Grenade entr’ouverte, soit penchant et tempérament, soit étude — car Théodore Aubanel est un lettré — s’était peu à peu rapproché de Calderon et de Rojas, à qui je le comparerai beaucoup plus volontiers qu’à Shakespeare. Daudet l’a compris, en appelant castillane la scène maîtresse de l’œuvre, et M. Paul Mariéton s’approprie cette indication en appuyant sur la part que l’Orient a, selon lui,
dans l’inspiration d’Aubanel52. Je crains que l’étude de la Phèdre antique, et même de la Phèdre christianisée déjà de notre Racine, n’ébranle un peu la théorie de M. Paul Mariéton ; mais, quand il s’agit d’un Latin, et d’un Provençal surtout, est-on jamais assuré qu’une origine helléno-orientale ne justifiera point, sans les prouver, les hypothèses de la critique ? Il en est ainsi pour Théodore Aubanel dont un ancêtre maternel émigra de Byzance dans le Comtat-Venaissin après la chute de l’empire. « De là vient, dit le poète, en un sonnet fameux, de là vient que parfois, de sang mon vers est rouge ; — je tire de lui mon amour des femmes et du soleil. »
C’est un vrai coup de soleil arlésien que cette passion farouche et sans pitié de Fanette pour Veranet.
« Si ce n’était pas toi, petit, si ce n’était pas vous, enfants, — triste serait ma vie et rude ma peine. — ….Non, ma vie est belle, et, grâce à Notre-Dame, — mes gas sont gaillards et forts ; Malandran m’aime. — Croyez-vous que je sois heureuse ?… Ah ! bien sûr, il en est beaucoup — de filles de la Crau, de l’âpre Lubéron, — qu’il en est qui seraient contentes en ce monde — de mon bonheur ! Car je suis maîtresse et dans l’abondance ; — le valet m’obéit quand je commande ; la maison, — pour qui la voit du dehors, est plaisante. — Mon mari est riche, et je suis honorée par mon mari ; — mais jamais je ne sors du mas, j’y vis enfermée. — De vivre ainsi seulette, le plaisir n’est pas grand ; — pour une fille d’Arles il est enfin lassant, — et il me semble pourtant qu’il n’est pas de mon âge, — de languir, de souffrir ainsi ; le courage me fait défaut ; une amère tristesse alors me prend, — assombrit mes pensées et me ronge le cœur. »
La belle ennuyée n’a pas le seul regret de sa jeunesse passée au milieu des fêtes arlésiennes qui la tourmente. La crise terrible de la trentaine qu’ici le soleil de Crau chauffe à blanc et précipite avec une rapidité vertigineuse, la dévore plus encore que le souci du passé. Une chaumière et un cœur plutôt que toutes ces richesses et la solitude ! « Je viens comme une veuve ! »
À l’heure où plus que jamais la femme, ce malade qui ne guérit point, se sent atteinte et minée déjà dans ses sources vitales qui s’épanouissent à peine, à l’heure où plus que jamais Fanette a ◀besoin▶ de tendresses, de caresses, Malandran, lui, ne songe qu’à ses blés, à ses blés qui sont beaux, qui sont gras, qui sont roux comme de l’or. Surveiller les bêtes, les valets, les ouvriers, les charrettes, avoir l’œil à tout et se montrer partout à la fois, tous ces soucis laissent-ils le temps de câliner une amoureuse ? « Se croiser les bras avec le temps que nous avons, c’est le crime d’un fou. »
Il aime pourtant sa femme, ce patriarche trop reposé ; « mais l’amour de la terre est plus fort dans son âme. — Sa grande passion et sa grande folie— c’est la terre ! Pour elle il oublie son épouse. — Il rêve le travail, la tendresse jamais, — et n’a qu’une passion, la passion du travail. — Avant l’aube il rejette nos draps, et s’en va plein de feu, caresser sa maîtresse adorée, la terre. Sa maîtresse est rude, mais elle lui plaît. — Il lutte avec elle, et l’empoigne, et l’étreint dans ses bras, — si fort, de Taube au crépuscule, que puis, au soir, il est las. — La nuit, quand il rentre, il s’abat dans un
coin, mange sans lèvres délier, bourre-bourre, pensif et sérieux, et n’a jamais loisir — de vous tenir propos qui vous fasse plaisir. — Le repas achevé, si puis il vous ouvre la bouche, — il ne parle que de son blé, de ses foins, de ses vignes, ou cause à ses valets du travail du lendemain — et du temps qu’il fera. Sa lanterne à la main, il fait le tour des étables et monte se coucher. — Toute tendre, dans son lit je le suis, pauvrette ! — Mais, la nuit, il vous oublie tout autant que le jour… — Et je suis jeune cependant, mon cœur est plein de braise, j’ai du feu dans les veines ; — Et tout mon sang bout, et mon pauvre cœur se plaint. — Mais à qui le dire ? Je n’ai, pour me dégonfler, — que les arbres du champ, que l’oiseau qui s’envole, — que le nuage et le vent qui passent. C’est un martyre ! — À Malandran, je ne veux, je ne puis le dire. — Quand j’en aurais le courage, à quoi cela servirait-il ? il me branlerait la tête et me regarderait — tout étonné. Il n’y entend rien : sait-il bien si je l’aime — seulement ! Malandran ne connaît que son fléau, — n’entend que sa charrue. »
Or, voici le temps des moissons, le blé rentré sur l’aire n’attend plus que le dépiquage, et les menades de chevaux camarguais (lou cavalin) galopent dans la plaine vers le mas. Claquant du fouet, poitrine nue et bras au vent, sans veste ni blouse, fier comme un Arabe, Veranet, un gamin qui fréquenta le mas durant sa petite enfance, mène la roue à cheval. Il apporte des nouvelles d’Arles, le bel adolescent ; les taureaux courent toujours aux Arènes et les blanches Arlésiennes y applaudissent des deux mains les courageux dompteurs. Pauvre Fanette, le doux poison est bu. La tête lui brûle déjà : elle a la fièvre, elle tremble de peur. Ah ! ce n’est plus Malandran qu’elle aime ! Veranet, qui ne se doute point encore de l’amour qu’il vient d’inspirer, sort de nouveau, sa besogne du jour achevée. On reprend les souvenirs. Il est orphelin, il n’a plus de mère. Son grand-père est seul à l’aimer. — À l’aimer ? oui, pour entendre ses plaintes et son radotage, mais comme une tendre mère, personne ne l’aimera plus. Pauvre tendre mère, qui me la rendra ? — Veux-tu que je la sois, moi, un peu, ta mère ? Aimerais-tu qui t’aimerait ? — Et, près du puits, tirant sur la corde pour faire monter les seaux d’eau fraîche, leurs cheveux frissonnaient confondus, leurs têtes se rapprochent. — Mon front me brûle, trempe la main dans l’eau et donne-moi un peu de frais. — Un éclat de rire monte des tamaris : — Ah ! ah ! que font-ils là ?… Eh ! ils ne se font pas la mine. Fanette s’enfuit et Veranet demeure seul pour tenir tête aux railleurs.
PREMIER VALET
La pile est pleine ?
VERANET
Non !
SECOND VALET
Eh bien ! qu’as-tu tiré d’eau ?
VERANET
Ce que j’ai voulu.
TROISIÈME VALET
Peste !
PREMIER VALET
Le seau ne pesait guère tantôt.
TROISIÈME VALET
Mais maintenant, oh ! hisse ! oh ! hisse ! Il est plus lourd.
QUATRIÈME VALET
Nous t’avons vu entre les tamaris : tu avais bon aide.
CINQUIÈME VALET
Un bon trouble travail.
QUATRIÈME VALET
Hou ! hou ! Ma foi ! que j’aie le pareil sur l’airée !
SECOND VALET
Et l’eau est fraîche, alors !
CINQUIÈME VALET
Sa tête est bien plus chaude.
TROISIÈME VALET
Elle te brûlait la main, pas vrai ?
VERANET
Que veut-il, cet animal ? Et tais-toi !
PREMIER VALET
Le soleil à l’envers lui a tourné la cervelle !
TROISIÈME VALET
Peut-être son astre n’est-il pas si loin d’ici.
CINQUIÈME VALET
Elle était altérée !… Et sa soif, mes amis, on ne l’a pas encore étanchée.
QUATRIÈME VALET
Jamais pareil bonheur ne m’arrivera à moi, pauvre valet !
SECOND VALET
Ce gueux de Veranet ! oh ! oh !
VERANET
Moi, un gueux !
PREMIER VALET
Oh ! cette Fanette !
SECOND VALET
Si pudique !
TROISIÈME VALET
Et modeste !
QUATRIÈME VALET
Et sensée
CINQUIÈME VALET
Et jolie !
QUATRIÈME VALET
Ah ! bien ! tant mieux pour Malandran !
BEAUMONT
Pauvre, elle est folle.
SECOND VALET
Mais tu veux rire ? Elle ne l’est pas tant folle ? Elle s’est choisi un bel amoureux.
TROISIÈME VALET
Jeune et fort comme tu l’es, tu feras bien son affaire.
VERANET
Son amoureux, moi ? Mais vous plaisantez !
CINQUIÈME VALET
Et non, son amoureux, allons, ce sera le vieux Beaumont ?
BEAUMONT
Dieu m’en préserve ! je n’ai pas perdu la tête.
QUATRIÈME VALET
Quand elle aura assez de toi, collègue, s’il en reste, dis-lui, si elle me veut, qu’elle me trouvera.
VERANET
Quand elle aura assez de moi, ma maîtresse ne goûtera jamais à un autre.
PREMIER VALET
Tu as bien vite fait une maîtresse !
CINQUIÈME VALET
Tu ne la ferais si vite, je le gage.
VERANET
En tout cas, ceci ne regarde personne, taisez-vous !
SECOND VALET
Alors, que te voulait Fanette, tantôt ?
TROISIÈME VALET
Et vers le puits, que te disait-elle ?
CINQUIÈME VALET
Pas vrai ? Elle doit avoir la main douce ?
VERANET
Elle s’occupe de moi autant que du vent qui souffle.
PREMIER VALET
Et ses doigts sur la corde aux tiens s’entrelaçant ?
QUATRIÈME VALET
Et le feu de ses rougeurs ?…
TROISIÈME VALET
Et ses coups d’yeux brûlants ?
CINQUIÈME VALET
Oh ! ils te dévoraient ses yeux, ils te carbonisaient !
SECOND VALET
Ses yeux, ses mains, ses attitudes, sa bouche te priaient d’amour….
PREMIER VALET
Il faut qu’elle t’aime !
VERANET
Oh ! Fanette !… Allons donc !
QUATRIÈME VALET
Regarde-la, tiens, regarde-la.
TOUS
Chut !
(Fanette, dans le mas, passe devant la porte et s’arrête un moment à regarder Veranet, et la valetaille qui se lave les mains. )VERANET
Oh ! si c’était vrai !
La moisson est terminée, et le dépiquage marche bon train. Le soleil estival darde des rayons plus torrides. C’est une fournaise, qui poursuit Fanette, partout où elle veut trouver paix et repos. Sa passion la travaille, lui inspire tour à tour le regret fou qu’une cavale, d’un coup de pied, n’ait pas tué Veranet dans ses lointains pâturages camarguais, et la conviction que cet amour est sa mort. Rien ne la calme, rien n’apaise ses dévorantes ardeurs, ses emportements de Phèdre ou de Sapho enjalousée. Toujours, elle revoit Veranet, tel qu’elle l’aperçut sur l’airée, le fouet en bandoulière, pieds nus, poitrine à l’air, maîtrisant comme un roi les blancs étalons, superbe et fier, dans un nuage de poussière et de paille qui vole. Comme elle, dans l’enfer, les damnés doivent aimer ; cet enfer, elle l’aime. La mort est bien douce à côté de Veranet53.
FANETTE
T’aimer ! t’aimer ! t’aimer sans fin, sans repos !… j’ai pour toi assez souffert ; je te demande une chose ; — aie pitié de moi, ne me dis pas non : — m’aimes-tu, Veranet ?… Je t’en prie à genoux.
VERANET
Oui ! belle amie, je t’aime !
FANETTE
Moi, au fond de mes veines, — je sens l’amour croître, et croître de mes peines ; m’aimes-tu ainsi, jeune homme ? Dis, m’aimes-tu bien fort ?
VERANET
Autant que j’aime ta vie, autant que ma mort m’inquiète peu, — je t’aime, Fanette, autant que ton péché est noir.
FANETTE
Il est noir, mon péché, je le sais ; mais il faut suivre le doux chemin en pente ; il est noir le péché ; mais jamais vous n’en avez assez, une fois que vous y avez goûté des lèvres — tellement il est savoureux ! Le péché est une nourriture — qui affame, et il faut manger, — qui altère, et il faut le boire ; — c’est un fruit qui se fait dévorer jusqu’au bout ; c’est un vin dont vous êtes ivres, jamais saoul. — Quelle griserie ! Oh ! elle n’a pas d’égale ! — Je ne vois que toi dans la nature entière, — Veranet, plus que toi, je n’entends et je n’aime que toi ! Que me fait Malandran ? que me fait la vertu ? — léger fardeau pour les vieillards, lourd fardeau pour la jeunesse : — Cours vite ! de mon sang apaise l’ardeur ! — Apporte-moi de l’eau : j’ai soif.
(Veranet va chercher de l’eau. )FANETTE (seule)
Je l’aime, c’est horrible ! eh bien ! — Oui, je l’aime, je l’aime, et le ciel, qui m’entend, — ferait un miracle, je l’aime et ne me soucie de rien autre que de lui ! Je l’aime, je le veux, vite ! — Il est beau, il est jeune et fort, il est adorable et fier ; — je le veux, il me le faut, je l’aime, je l’adore !… Hier, Veranet m’a toute prise : mon cœur bat — pour lui à se briser ; pour Veranet s’allume — en moi un mal fiévreux que rien ne guérira. — Veranet perd mon esprit et Veranet perdra mon âme. Qu’ai-je dit ? mon âme ! Elle n’est plus à moi, — il est maître absolu dans mon esprit qui se brise. — Je voudrais, tellement son aspect est royal, — lui couvrir les mains de baisers et les pieds de caresses, — et me pâmer d’amour, et dans un déluge — de larmes me fondre ! C’est un amour terrible, — c’est un amour terrible et fou, cet amour !… Pour maintenant, il m’aime assez ; mais, m’aimera-t-il toujours ? — Aura-t-il le courage de sauver sa maîtresse — si une fois de Malandran se montre le visage — en courroux ? Qui se rebellera contre lui ? — Oh ! Malandran, bien sûr, bien sûr, me tuera… — Que Malandran me tue, mais qu’une nuitée — j’aie de Veranet les chaudes étreintes ! — Malandran, tue-moi quand tu voudras, aujourd’hui, demain, — mais qu’il soit un jour, une heure, mon amant !
VERANET (revenant avec une cruche pleine d’eau)
Tiens ! voici l’eau, bois, bois, si tu as si soif !
FANETTE
Elle est fraîche ?
VERANET
Comme la source qui sort des roches de la Nesque.
FANETTE
Oh ! donne, jeune homme, donne !
(Elle boit à la cruche)VERANET
Au penchant de la ravine, — sous les arbres, — les hommes dorment étendus, là-haut ; — ils dorment, tout est tranquille et doux dans l’ombre épaisse — un vol de mouches tourne et bourdonne, autour des besaces.FANETTE
Elle ne me lève pas la soif, cette eau, j’en ai assez ! Les hommes dorment là-bas ? Oh ! donne-moi un baiser, mes lèvres flambent.
(Elle l’embrasse)VERANET
Les hommes dorment ; mais si par hasard ils se réveillaient ?…
FANETTE (qui le tient enlacé)
Oh ! ils ne se réveilleront pas encore, Veranet ! — Oh ! comme j’ai faim de toi ! Oh ! comme de toi j’ai soif ! — À tes lèvres depuis que je me suis abreuvée, — tes baisers m’ont davantage altérée ! — Nul ne nous voit, Veranet, nul ne nous voit, nul ne nous voit !…
VERANET
Le feuillage bouge.
FANETTE
Oh ! le fou qui croit que la Mort nous regarde !
VERANET
C’est bien sûr Lou Miarro qui fait tomber des glands.
FANETTE
Là, il dort encore, — Lou Miarro, et tout le mas sommeille emparessé… Si la feuille palpite, c’est du plaisir — que lui fait notre amour. Pour nous les cigales — disent le chant nuptial…
VERANET
Dieu ! que tu es pâle ! Qu’y a-t-il dans tes yeux ? Ma Fanette, qu’as-tu ? Que veux-tu ? Tu me fais peur…
(Il veut s’en aller)FANETTE
Où vas-tu ? Où vas-tu ?VERANET
Harnacher mes chevaux. Le soleil qui dévide ses rayons — du travail marque l’heure.
FANETTE(elle le poursuit et l’arrête)
Et mon cœur, qui tressaille, marque l’heure de l’amour. Oh ! reste, Veranet ! — Oh ! viens, quelle joie ! Un moment encore ! — Viens, mon beau gardian ! Je ne te demande guère : une minute, un baiser ! Oh ! je n’ai plus la force !… Cette heure est ma vie, et la voir finir — c’est ma mort !
VERANET (se dégageant de son étreinte)
Laisse-moi ! Malandran va venir ; — aïe ! pauvrette, garde-toi ! car toujours il veille et il rôde par les travaux. Bien sûr, à présent, il attend la meule.
(Il s’en va)FANETTE
Oh ! alors tu ne m’aimes pas !
(Elle tombe évanouie dans les gerbes)LA VOIX DE MALANDRAN
Debout ! fainéants, dormeurs, — à l’airée, à l’airée, tous, réveillez-vous !
(Veranet court à Fanette, la prend dans ses bras et l’emporte. )
— Si je n’avais pas l’œil à tout, bougonne Malandran qui n’a vu que ses travailleurs au cagnard et à la flane, il en arriverait de belles ! Mais si l’œil du maître n’a rien vu, la valetaille, si vite au fait des faiblesses de sa femme, n’a pas ◀besoin▶ qu’on l’éclaire, pour deviner où en sont les amoureux. Déjà, les servantes sont insolentes, et leur réplique mord ; déjà, les valets d’écurie remarquent qu’au nom seul de l’amant, Fanette pâlit, rougit, se trouble, qu’au bruit de de ses pas, elle abandonne, ou gâche toute besogne. La passion la dévore toujours, mais, maintenant, le remords mêle à ses brûlures son cuisant aiguillon. Elle n’ose plus baiser les purs visages de ses enfants : Malandran, qu’elle outrage, qu’elle déshonore, lui fait honte plus que peur. Ah ! quand vient l’heure de monter dans la chambre nuptiale, qu’il faut se coucher dans ce lit, qu’il faut, entre ses bras, sur sa poitrine, poser sa tête de courtisane, tandis que lui, confiant en elle, s’endort sans plus de soupçons qu’antan ! Dès que Veranet n’est plus là, prêt à la secourir, prêt du moins à la réconforter de sa présence, elle devient folle. Un rien fera déborder la coupe, pleine à verser.
Malandran, fier de sa récolte, lui promet présent à son gré : fichu de dentelle, chaîne d’or à quatre tours avec une croix, croix de diamant cent fois plus belle, qu’elle coûte ce qu’elle coûtera : les années sont bonnes ! Quoi ! supporter cette dernière avanie, les cadeaux de l’homme qu’elle trompe, ses bontés et ses marques de tendresse, maintenant qu’il est trop tard, maintenant qu’elle se soucie de bijoux et de parures, comme de la poussière des chemins, et des cailloux de la Crau. Ventre à terre, au galop, entre les branches, une ardente pouliche camarguaise emportera les deux amants, loin, de la tyrannie de ce maître, qui impose à la femme coupable sa tendresse confiante, à l’amant ses félicitations sur son courage au travail.
Les amants sont loin de la Crau, à dix lieues de Cette, en une auberge, fuyant vers la Catalogne. Table est mise, et les flacons débouchés alternent les rasades avec les baisers. À moitié grisé, Veranet entonne une chanson érotique, quand la porte tombe sous les coups de Malandran. — Que veux-tu ? — Ma femme. — Ce n’est pas ta femme, c’est la mienne ! — Je veux la tuer ! — Prends garde que d’abord je ne t’étrangle ! — Et Veranet jette un couteau à Malandran et prend l’autre sur la table. — À quoi rêves-tu, imbécile, plante-moi ton couteau dans le ventre… Laisse-la pleurer, ta belle ; nous verrons ensuite avec qui elle couchera. — Je n’en veux plus ! ruffian, garde-la ; tu peux la faire coucher avec toi. Mon Dieu ! ma femme ! Ô Dieu, la mère de mes enfants ! La mère, une carogne….Alors, mes enfants, les enfants !….Des bâtards ? Mort sombre, que n’es-tu venue plus tôt ? Quand me viens-tu chercher ? Oh ! moi qui l’aimais tant ! moi, qui étais si heureux !…. — Soudain il se dresse, va à la table, plie dans la nappe les restes du festin…. — Gueuse, ils s’en souviendront de ce jour, tes enfants !….
Je m’efforce d’intervenir le moins possible dans l’analyse de ce drame et de mettre Aubanel en rapports directs avec mes lecteurs par des citations fréquentes et liées seulement par le récit.
« Sublimes, dit un critique qu’il faut citer cependant ici54, sublimes sont les cris formidables qui entrecoupent si souvent la cantilène de sa poésie, et sublime entre tous, dans son originalité puissante, ce réveil soudain de Malandran, dont la fureur tranche d’un coup l’intrigue, avec la brutalité du glaive. Lui naguère si doux, si reposé et si honnête, la jalousie l’envahit tout entier. Il en est possédé, comme Fanette de son amour. Enfin la passion s’élance rugissante et fauve, du fond de son cœur soudain terrible, comme d’un antre ignoré et qu’il ignorait lui-même ! »
Il court vers le mas où les enfants demandent jour et nuit leur père et leur mère.
« Où sont les bâtards qui regrettent son lait ? Je les rassasierai, moi… Où sont-ils ? Place ! place !… Le voyage fut long, triste ; ma jambe est lasse. Le festin que j’apporte sera beau. (Il décharge sa besace et dépose tout sur la table. ) Venez donc, vous autres, qui me faites honte, petits bâtards ! Déshonneur de la maison, de ma famille ancienne, où l’on ne connaissait que vertu domestique ! Ô fruit du péché, rejeton abhorré d’une éhontée et d’un bohémien pourri, venez ! Tout ce que j’ai vu, je veux vous le dire ; l’histoire fait pleurer ; peut-être elle vous fera rire… Quand on me demandera, maintenant : As-tu des enfants ? « Je n’en ai pas. » Ta femme comment va-t-elle ? « Je ne sais pas où elle est. » Si au moins je pouvais répondre : « Elle est au cimetière ; elle ne m’a jamais donné d’enfants ! » Non, un porc, un Arlésien m’aura volé ma femme et tué mes enfants !… Dieu, de là-haut, vois un peu ce que l’on me fait ! Mais venez, bâtards, la table est dressée ; de la putain et du gueux venez manger les restes. C’est là votre héritage, à vous, enfants de personne ! Nouvelet, Grabielon, venez, vous vous repaîtrez ! »
— Il est fou s’écria Mian, la vieille servante.
— Malandran, par pitié ! supplie le maître valet.
— Laissez-moi, tonnerre de Dieu, jure le possédé, repoussant Mian et Beaumont. Votre maudite mère, puisqu’elle ne pense plus maintenant à vous embouquer, pauvres misérables, mangez le pain de son péché. Remplissez-vous, bâtards, de cette horrible mangeaille !
— Pitié !
— Ils sont innocents !
— Je veux ma vengeance !
— Eux que tu aimais tant !
— Je voudrais les écraser.
Et il les bouscule et les bat.
— Assez.
— Malandran, mon ami, frapper tes enfants est affreux !
— Vraiment !… Eux ? Que me sont-ils ?
— Mais ton sang court dans leurs veines.
— Ils n’ont pas une goutte de mon sang ! À qui ils sont ! Qui le sait, le dise !
En vain, on lui représente que ses enfants sont son vivant portrait. Grabielon, l’affreuse ressemblance ! c’est le pâtre infidèle qu’il chassa pour vol ! — Mais il le chassa voici sept ans, et Grabielon n’en a que cinq. Qu’importe ! le gredin a dû revenir de nuit pour entrer dans la maison comme un loup et déshonorer son maître, Nouvelet ! jamais personne de sa famille n’eut les cheveux frisés. C’est le fils d’un de ces bohémiens qui viennent le soir demander asile pour la nuit et un morceau de pain. Nenet ! Beaumont sait bien à qui il appartient, la vieille vipère ; et comme le vieux serviteur lui jure, devant Dieu, sur la tête et l’âme de son père qu’il est innocent, le fou poursuit :
« Alors, il me reste la mère, il me reste les enfants, je les tiens… Allons, mangez ! (Il leur met les morceaux dans la bouche.)
BEAUMONT
Cela fait frémir !
MALANDRAN
Nenet, un échaudé ! Toi, Nouvelet, de la viande ! Encore un coup de vin, Grabielon ! Tiens ! demande ce que tu voudras : ce morceau était le sien, achève-le. Bâtards, buvez, mangez…
BEAUMONT ET MIAN
Dieu !
Fanette (qui arrive éperdue et se jette, en entrant, vers les enfants. )
Ne mangez pas, ne mangez pas ! ce pain empoisonne ! (Elle leur arrache les morceaux de la bouche.) Ne mangez plus ! (À Malandran.) Tue-moi, tue-moi ! Mais pardonne à ces petits, à ces pauvres agneaux… Maître, ils sont innocents ; maître, ils sont tous à toi ! Tue-moi ! tue-moi ! mais épargne cet âge si pitoyable et si tendre ! Tu as eu le courage de traiter ainsi Nouvelet, Grabielon ! grand Dieu ! jusqu’à Nenet le dernier-né ?
MALANDRAN
Il est blond, il te ressemble, catin !
FANETTE
Oh ! je suis une infâme ; de tous tes mépris, tu peux charger la misérable. À tes pieds me voici toute ; allons, tue-moi, tu es le maître ; je n’ose plus me dire ta femme… Grâce, pour les enfants, grâce !
Elle repousse leurs caresses, le suppliant seulement de les accepter, lui qui est bien leur père… Certes, elle l’aima, du moins elle crut l’aimer, quand quittant Arles et son vieux père, elle le suivit dans son mas. De son argent et de ses biens, il lui souciait fort peu : toute sa pensée était pour l’amour. Et puis le désenchantement commença dès la première heure, et, quand, aiguillonnée par les déceptions, elle ne croyait plus à l’amour rêvé, elle le vit soudain briller sur le front, sur le visage de Veranet.
« Pourquoi n’as-tu pas été, toi, ce que m’est l’autre ? Tu es mon mari, c’est vrai, mais, vois-tu ! l’autre est mon roi ! Ah ! si tu savais ce qu’il en est, toi, d’une pauvre femme quand l’amour la rend folle et quand l’amour la consume, tu aurais pitié de moi !… S’il était ici, le jeune homme, je ne pourrais me sevrer de ses baisers de feu. Ah ! je ne te demande rien, pourtant, car je ne mérite que la mort ! Tue-moi, maître ! tue-moi vite !…
MALANDRAN
C’est à Dieu à donner la vie ou bien la mort ; pour moi, je confie ma vengeance au remords, et qu’elle vienne ou non, pour moi, tu es déjà morte.
FANETTE
Tu as raison ! morte pour toujours !… (Elle a pris un couteau sur la table, se le plante dans le cœur et tombe ensanglantée.)
MALANDRAN
Ouvrez la porte : qu’elle meure devant tous !
MIAN
Au secours ! Au secours !
LES VALETS(entrant)
Qu’arrive-t-il ? Ô cris d’effroi ! Ô terrible clameur ! c’est bien sûr quelque chose d’étrange, de sauvage : Fanette est à terre ; de sang la terre est rouge.
BEAUMONT
Voyez-la dans sa robe enveloppée et sanglante.
LES VALETS
Fanette !
MIAN
Hélas !
LES VALETS
Mon Dieu !
BEAUMONT
Elle vient de s’écouteler.
LES VALETS
Pleurez, pauvres petits, vous n’avez plus de mère !
MIAN
En mourant, de son sang elle vous a trempés, pauvrets !…
MALANDRAN
Et tachés pour la vie ! Oh ! les taches de sang, les taches de l’honneur ne s’effacent plus, enfants ! Sa tombe n’aura pas de croix protectrice ; valets, creusez sa fosse à la pluie, à la grêle ; hormis le ver affamé, que nul n’en sache la place ! Emportez le cadavre.
Les valets (soulevant le corps)
Las ! Il n’est pas encore froid !
MALANDRAN
Morte comme un damné, comme un chien enterrée ! Ah ! le pain du péché est amer, camarades !
Tel est dans sa brutalité voulue, et en quelque sorte dicté par la férocité de la logique, ce dénoûment dont, on a écrit — et l’auteur de l’Arlésienne est compétent sur ce chapitre, — qu’il aurait mis en fuite tous les directeurs de Paris. Et le public donc ? « L’admirable Pain du Péché, d’Aubanel, un chef-d’œuvre à qui on ne saurait peut-être reprocher qu’une chose, l’absence du personnage sympathique que le spectateur moderne semble exiger » dit de son côté M. Paul Mariéton. Comme si vraiment, il était rien de plus enivrant que la réalité récréée par un tempérament d’artiste ! Comme si la sympathie ne se portait pas tout naturellement tour à tour sur trois personnages dans ce drame : Veranet d’abord, cet Hippolyte qui succombe à la tentation, mais qui lutte, et qui est comme la seconde victime de cette fièvre qui dévore Fanette ; les enfants ensuite, ces infortunés innocents brutalisés par un père affolé, et dont la présence, quand le sang de la mère rejaillit sur eux, n’est pas la moindre horreur de cette horrible scène ; Fanette aussi, qui n’est pas un caractère, mais un tempérament complet, ne l’oublions pas, — le réveil, chez elle, du sentiment maternel au quatrième acte en est la preuve, — Fanette qui n’est pas pardonnable, mais qui est pitoyable, et à qui pour notre part nous ne marchanderons pas la pitié.
Voici plusieurs fois que je prononce le mot tempérament : je pourrais le prononcer plus souvent encore, pour Malandran comme pour Fanette. Quoi qu’en puisse penser Théodore Aubanel et quoi qu’il puisse dire à l’encontre de cette affirmation, le Pain du Péché est un gage donné par lui au naturalisme, non pas qu’au fond, ni le maître, ni le drame, sacrifient à toutes les théories de l’École, mais parce qu’en fait, le grand artiste moderniste qu’est Théodore Aubanel, se rapproche au théâtre beaucoup plus de Becque que de Sardou, de Zola que de Dumas fils. Ce ne sera, certes, pas nous qui nous en plaindrons, et qui en plaindrons le drame provençal. Une page de vérité vaut toute l’œuvre, des pasticheurs romantiques ou classiques ; or, le Pain du Péché d’abord, mais toute l’œuvre de Théodore Aubanel, abonde en pages de vérité.
II
Le succès du Pain du Péché fut grand, aussi grand que peut l’être celui d’une œuvre provençale. La presse de Montpellier et la presse d’Avignon applaudirent. À Paris, l’on vit donner les cinq ou six écrivains qui se dévouaient alors à soutenir la cause des littératures régionales, et qu’en Provence, on en remercie par beaucoup de gentillesses, quand ils ont la malechance, fréquente aux pays du soleil, de froisser quelque amour-propre susceptible. Et puis ce fut tout. Le grand public a-t-il ◀besoin▶ de chefs-d’œuvre ? Dans les groupes félibresques, l’influence du drame fut heureusement autrement sensible. On parla des deux pièces que le maître annonçait encore : Lou Raubatori (l’enlèvement) et Lou Pastre (le pâtre) ; on s’enquit de la publication, qu’on espérait prochaine, du Pain au Péché, et qui se fit attendre jusqu’en 1883. Un des jeunes gens qui occupaient un rôle dans la troupe qui interpréta le drame d’Aubanel, Paul Gaussen (Veranet), poète déjà goûté des lecteurs de la Cigale d’or et des autres organes félibréens, se mit à l’œuvre ; et, peu après une deuxième représentation, à Alais, de la pièce d’Aubanel55, il jouait sa Camisardo, œuvre plus froide et plus classique d’allures, dont un critique bienveillant
pouvait écrire : « Tout ce qui y fournit matière à développement lyrique est digne de grand éloge. Il y a surtout, dans certains détails, une grâce et une fleur de poésie qui montrent que l’auteur est appelé à réussir dans le drame poétique et idéal dont Shakespeare a donné de si parfaits modèles. »
Sauf cet intempestif rappel du grand nom de Shakespeare, je n’ai rien à retrancher de ce jugement, et Paul Gaussen semblait alors autoriser de brillantes espérances qu’une vie errante, et souvent attristée, l’ont mis hors d’état de justifier jusqu’à ce jour56.
Paul Gaussen n’était d’ailleurs pas le seul à avoir reçu l’impulsion d’Aubanel. Paul Gourdou (d’Alzonne) présentait, aux Jeux Floraux de la Maintenance du Languedoc (1880), un drame en vers, Anfos (Alphonse), qui est plus lyrique que respectueux des exigences scéniques. Gaut faisait jouer à Sorgues un de ses opéras-comiques, et Astruc, tout enfiévré par une audition du Pain du Péché, mettait la main à sa Marsiheso (la Marseillaise), pièce d’ailleurs assez faible de conception et de style, chose rare chez un écrivain aussi artiste, ce qui nous porte à énoncer cette date de 1878, la vingtième année du poète. Sorbier, Monné, Ch. Gras — pour ne point parler des fondateurs du théâtre roman — grossissaient la cohorte des dramaturges provençaux. Le bruit se répandait que son Jujamen dou filere parachevé, Louis Roumieux s’occupait de mettre à la scène son Jarjaille en enfer et en paradis. « C’est la verve d’Aristophane qui nous revient, disait le critique que je citais tout à l’heure, avec son inépuisable invention, sa merveilleuse gaîté
et la décence que le comique d’Athènes connut trop rarement. »
Ce n’était cependant pas avec son Jarjaille que Louis Roumieux devait remporter sa première couronne dramatique. La Bisca (la bouderie) est une appropriation du Dépit amoureux aux mœurs et aux habitudes montpelliéraines, quelque chose d’analogue à l’appropriation des fables de La Fontaine aux mœurs nîmoises qui a fait la célébrité de Bigot. Prenant son bien où il le trouvait, Louis Roumieux, de l’œuvre de Molière, extrayait une œuvre qui est bien à lui par le fouillé du détail et la primesautière sveltesse de l’ensemble. « Ce dialogue auquel le théâtre méridional nous avait si peu habitués, cette aisance de bon ton et d’allures, ce naturel et cette promptitude de reparties, entièrement dignes de Molière, qui eût été heureux de reprendre, comme son bien propre, quelques éclairs de tendresse qui manquaient à la troisième scène de son quatrième acte, et surtout l’ingénieuse invention de Flourineta, venant jeter au-devant de Cécile, prête à céder aux instances d’Estève, les morceaux déchirés de son billet doux57. »
Deux ans plus tard58, Antoine Roux donnait, à son tour, du Joueur de Regnard une édition populaire montpelliéraine.
La Bisca avait donc d’une fois ouvert la voie à la comédie provençale et aux imitations des chefs-d’œuvre de notre théâtre classique. Une pièce présentée au concours de Montpellier de
1883 allait, pour la comédie de mœurs, jouer un rôle analogue à celui que nous avons assigné au Pain du Péché pour le drame. « Narcisse, d’après le rapport de la commission qui lui accorda une médaille d’or, est une œuvre d’un réalisme brutal et qui semble inconscient, … trop vraie en plus d’un paysage témoignant de quelque inexpérience dramatique. »
C’est là, en effet, quelque chose comme les Corbeaux, écrits avec le réalisme de Becque, mais sans son art et un peu au hasard de la fantaisie. Les scènes ne se lient guère plus que dans les mystères du moyen-âge, et l’on passe de la cave au grenier dix fois dans le même acte ; mais, tout ceci prouve simplement qu’on a sous les yeux l’œuvre d’un artiste ignorant du métier, et d’une sève cependant singulièrement puissante. Il est certain que l’art dramatique s’apprend, s’il ne s’enseigne pas, comme tous les arts, et, quand Peyrusse aura lu et étudié, non pas Scribe, mais Shakespeare, Cervantès, Molière et Émile Augier, il est trop poète pour ne pas créer à son tour. Son Narcisso est d’ailleurs un singulier mélange de naturalisme et de naïveté. Peyrusse rejette absolument l’a parte — cet idiot stratagème de convention ; dès lofs, pour révéler la secrète pensée de ses personnages, il se croit contraint de leur faire afficher par trop cyniquement leurs secrètes pensées.
Ce Narcisso est une sorte de Mercadet dont voici le programme : « Dans cette maison, toujours et sans relâche, sans faire de tapage, cherchons notre intérêt. Je n’ai que cela dans la tête : l’intérêt avant tout. Le moyen est parfait s’il me mène à mes fins. Il est au-dessus de tout ; le reste m’importe peu. Il nous faut donc comploter
d’agir en telle sorte que soit Sansoucis, soit négociant, soit n’importe qui, tous ceux qui viendront, il nous les faut pincer sans une miette de rancune et faire à leurs dépens monter notre fortune. Pour les mieux tromper, nous jouerons les raffinés de politesse ; quand ils diront quelque chose, applaudissons-les. Vantons leur probité, vantons leur renommée, vantons, vantons toujours leur haute fortune. Le tout est d’arriver de leur toucher un peu le cœur pour les attirer toujours de notre bord. Quand ils m’auront donné toute leur confiance, j’en saurai profiter sans nulle répugnance. »
Il réussit à duper ainsi tous ceux qui eurent affaire à lui, à l’aide surtout de sa fille Catin, une rouée que la passion déséquilibre cependant en mainte occasion, qui paie ses amants, loin de savoir ruser, même en amour, comme son père, qui prend pour maîtresse une servante, afin de ne lui pas payer ses gages. Il y a là une conversation entre Narcisso et Barboblu qui veut marier son pupille à Catin, une conversation qui est un vrai chef-d’œuvre d’observation. Malheureusement, le dénoûment de la pièce est aussi dépourvu d’intérêt que d’art. O muthos dêloi oti… semble dire le poète avec le fabuliste grec, et je ne sais rien d’agaçant comme cette morale intempestive dans la forme littéraire où la personnalité de l’auteur doit le plus s’effacer. N’importe, de la part d’un meneur de charrue, car Peyrusse est paysan comme Langlade et Laurès, comme Alphonse Tavan à ses débuts, malgré ses défauts, cette œuvre est une grande promesse.
Ainsi, tour à tour, chacun entre dans le chœur de la farandole et apporte son écot à la fondation d’un théâtre provençal. Il n’est pas jusqu’au Capoulié, le grand et génial poète Frédéric Mistral, — point si dépourvu de passion que l’a bien voulu dire Alphonse Daudet, — qui ne manifeste l’intention de prendre son rang, au lendemain de Nerto, par un grand drame sur la Reine Jeanne. Seulement, tout ce théâtre est-il viable, je ne dis pas en tant qu’œuvre d’art — celles-ci parviennent toujours à vivre pour une élite — mais en tant que théâtre ? je crains fort qu’il n’ait jamais qu’une existence artificielle, aristocratique, tant que l’éducation artistique de la foule ne sera point faite ; et celle-ci, qui donc la fera ? Il suffit d’avoir, une fois, entendu hurler l’imbécile cohue, comme nous l’entendîmes au Peyrou lors des Fêtes latines, pour comprendre combien est indifférent au félibrige, hostile même, comme à toute grandeur, le peuple méridional, combien ce courant passe au-dessus de lui et demeure étranger à ses préoccupations. Il en est à coup sûr tout différemment du peuple catalan : c’est ce qui lui a permis d’avoir un théâtre et une scène où sont interprétées, chaque semaine, plusieurs fois les œuvres de Guimera, des Frederich Soler, des Riera, des Feliu, des Pelay Briz, et des Ubach y Vinyeta. C’est là aussi ce qui fait l’indiscutable supériorité vitale du mouvement de renaissance littéraire catalan, parce que le peuple, déplorant comme ses poètes la ruine de la nationalité catalane, pleure avec eux, souffre avec eux, espère avec eux, et comme eux ne dédaigne pas la langue de ses pères.
Cette victoire, plus difficile et plus glorieuse aussi, en Provence, c’est aux comiques qu’elle doit appartenir un jour. C’est aux écoles localistes qu’il convient de la préparer en secondant le Capoulié, car il ne faut pas l’oublier, au-delà des monts, Renart et Robreno, Serafi Pitarra, ont précédé sur le mode populaire et pédestre les brillants maîtres contemporains. En ce sens, Marius Bourrelly et La Sinso font peut-être œuvre plus utile que Roumieux, dont l’esprit est trop fin pour être goûté de tous, Roumanille que Mistral et Aubanel, ce qui n’empêche pas Mistral, Aubanel et Roumieux d’être des artistes beaucoup plus complets, et beaucoup plus intéressants pour nous, lettrés et critiques.
Le Gil Blas du xixe siècle. Un roman nouveau en Espagne
Le nom de M. José-Maria de Pereda ne passa point encore, je crois, la frontière pyrénéenne. Plus heureux que sa compatriote, Mme Pardo Bazan, si maladroitement attaquée, il y a plus d’un an, par la Revue britannique, le romancier sanlanderino n’excita jamais, jusqu’à ce jour, la curiosité parisienne. Nous sommes ainsi faits, nous autres Français, qu’il faut que le mérite aveugle les yeux pour nous décider à l’apercevoir. Ainsi s’explique bien aisément le silence gardé sur un écrivain, que sa patrie elle-même était loin, même hier, d’apprécier à sa valeur.
Le succès soudain, absolument inattendu, très grand, à Madrid et dans les autres centres littéraires des Espagnes, du nouveau roman de M. José-Maria de Pereda, Pedro Sanchez, nous semble un motif impérieux de rompre ce silence désormais coupable, et, par ce temps où il n’est si mince écrivain ou poétereau protestant, anglais ou allemand, qui ne rencontrent portraitiste chez nous, l’originalité du courage nécessaire pour oser parler d’un artiste catholique nous méritera sans doute l’indulgence toujours acquise à un pionnier.
I
M. José-Maria de Pereda, nous l’avons presque dit déjà, ne saurait passer pour un débutant. Pedro Sanchez est le dixième volume qu’il publie. Seulement cette étrange et fière nature d’écrivain n’a jamais pu se plier aux chatteries, aux flagorneries, qui sont, en quelque sorte, l’obligatoire cuisine d’un succès.
Son idéal, au temps de ses premières armes, fut de peindre uniquement ce qu’il connaissait bien, et, comme il croyait ne connaître que la montagne de Santander, il ne voulut peindre que cette province espagnole. Bien plus, en une époque où les fantasmagories romantiques, chatoyant encore devant les yeux, faisaient illusion à ses contemporains, il s’opiniâtra à peindre comme il voyait, noir quand ses yeux distinguaient du noir, azuré quand ses yeux apercevaient un coin de ciel. Tout cela n’était pas sans inquiéter, et offusquer un peu, un suave poète, un très gentil conteur, Antonio de Trueba, qui le prenait par la main pour le présenter au public de la cour.
Paysan, il fut jugé alors par les petits journalistes musqués de la presse officielle ou d’opposition : l’un d’eux eut le cœur de l’appeler le premier écrivain de son village. Cette sublime dérision est actuellement le seul titre à l’illustration de cet imprudent inconnu. L’estime de lettrés, romantiques de la veille ou désabusés des théories littéraires59, compensa pour son amour-propre blessé ces égratignures, que nul ne saurait éviter. Cette persistance à faire du localisme envers et contre tous, cette opiniâtreté à s’attacher au réel, n’étaient pas, d’ailleurs, les seules maladresses par lesquelles ce contempteur de la gloire repoussait les douceurs de la popularité.
Né d’une famille attachée au prétendant, M. José-Maria de Pereda eut ce courage, rare par le temps d’apostasie où nous vivons, de conserver au vaincu sa fidélité et son dévouement60 ; étranger à la politique, terrain dangereux sur lequel il ne fit qu’une heure d’apparition pour remplir ce qu’il croyait son devoir de bon citoyen, il ne craignait pas cependant de montrer sur le vif ce qui lui semblait être les basses intrigues et les mesquines conspirations des révolutionnaires. En suivant pareille voie, on est toujours certain de rencontrer l’ingratitude de ceux que l’on défend et de n’éviter point la haine de ceux de qui l’on a affronté les colères.
Cette énergie dans la lutte pour la conservation n’est pas le trait commun le moins intéressant à relever dans l’étude des deux personnalités les plus marquantes, en Castille, de ce que l’on appelle, de l’autre côté des monts, l’école naturaliste. Intéressant, oui ! étrange, non !
Pour quiconque connaît un peu l’histoire des lettres et de l’art en Espagne ; pour quiconque a un tant soit peu feuilleté l’œuvre des picaresques, le réalisme est, par excellence, la caractéristique de cette littérature et de cet art. Hurtado de Mendoza, Cervantès, Vicente Espinel, Quévedo, Velazquez et Goya, sont de la même famille de génies ; et un des peintres de l’Espagne du siècle d’or, qui était aussi un critique, Pacheco, n’avait point oublié, dans ses traités didactiques, de mentionner, à côté des fantaisistes et des idéalistes, une troisième école qui se consacrait à la traduction de la nature et qu’il qualifiait los naturalistas.
Loin donc d’être des révolutionnaires, M. de Pereda et Mme Pardo Bazan sont encore d’affreux réactionnaires sur le terrain des lettres ; la réforme qu’ils ont prêchée d’exemple, ou défendue dans la critique, est un retour aux traditions, en même temps qu’un pas en avant61.
Cette digression, absolument indispensable, ne nous a pas trop écartés de notre démonstration des causes qui s’opposaient au succès rapide, immédiat, de M. de Pereda.
En lui, le provincial, le penseur, le réaliste, nuisaient aux succès du romancier ; il n’avait pour lui, dans le combat qu’il combattit seul jusque vers 187762, que sa persévérance, sa croyance, non pas en sa force, — car M. de Pereda est un modeste qui doute toujours de lui-même, — mais en la force de ses doctrines et de son bon droit.
Des coups redoublés attirèrent sur lui l’attention de la critique. C’est un caricaturiste ! avait-on dit quand il publia El Buey suelto (1878), ce pamphlet contre les célibataires63. C’est un faux réaliste ! s’écriait un critique dont le réquisitoire se concluait par cet aveu que le romancier était d’un talent peu commun, no es novelista adocenado. Un an après, le même critique constatait un progrès énorme dans Don Gonzalo Gonzalez de la Gonzalera, et se déclarait conquis par le style et l’art pictorial du romancier.
Le roman qui suivit, et dont la thèse devait révolter cependant le libre penseur qu’est M. Léopoldo Alas (Clarin), recevait son pardon à cause de « ce réveil des prés après la pluie, et ces autres paysages qui rappellent le roman de Manzoni et quelques poèmes de Leopardi. » Le sectaire disparaissait devant l’homme de goût, incapable de résister plus longtemps à de si brillants efforts64.
M. de Pereda a conquis son public comme le critique que je viens de citer. Son avant-dernier volume, — qui semblait un dernier adieu à la Montana, tant il en condensait et en
quintessenciait toutes les saveurs, — venait d’obtenir un franc succès : on s’habituait à ses paysanneries, on commençait à les goûter, au moment où l’écrivain songeait à y renoncer, pour un temps du moins. « Mon roman à cette heure sur le chantier est d’un genre nouveau et que je n’avais pas tenté. Il n’est pas dans mes cordes et j’ai grand’peur du résultat »
, écrivait-il à un ami. « Si quelque jour, affirmait, vers le même temps, Mme Pardo Bazan, dans son beau livre la Cuestion palpitante, si quelque jour les thèmes de la Tierruca s’épuisent pour lui, — danger qui n’est point imminent pour un esprit de la trempe de Pereda, il sera contraint de renoncer à ses tableaux locaux favoris, de chercher de nouvelles voies. Parmi les admirateurs de Pereda, il en est qui désirent ardemment qu’il change de touche : j’ignore s’il serait avantageux de le faire pour le grand écrivain. Il règne toujours une certaine harmonie mystérieuse entre le style, le talent d’un auteur, et les sujets dont il fait choix ; cette harmonie procède de causes intimes. En outre, le réalisme perdrait beaucoup si Pereda sortait de la Montagne. Pereda observe avec une grande lucidité, quand la réalité qu’il a devant les yeux ne lui soulève pas le cœur, qu’elle le divertit par le spectacle de ridicules et de manies profondément comiques. Peut-être briserait-il son pinceau pour ne point copier les plaies plus profondes et la corruption plus raffinée d’autres lieux et d’autres héros ! »
Le trembleur qui reparaît en M. de Pereda, à chaque fois qu’il met sous presse une œuvre nouvelle, — et celle-ci, il a passé plus d’une année à l’écrire, — eût dû avoir meilleur courage : le succès l’a sans doute réconforté maintenant.
Mme Pardo Bazan n’avait pas tout à fait tort. L’unique défaut de Pedro Sanchez, au point de vue des types, des caractères, est la timidité, l’effarement subi par le romancier à la pensée de peindre en pied, pour la première fois, ces gens de la grande ville qui lui sont antipathiques, ces Madrilènes futiles et mondaines qu’il n’aime pas, dont la corruption l’effraye et éteint l’éclat de plus d’un coup de son pinceau. Il y a là, me semble-t-il, quelque chose de la paralysie que craignait Mme Pardo Bazan. Les types madrilènes de Pedro Sanchez, déjà si fouillés si on les compare à ceux que M. Juan Valera, l’élégant et spirituel romancier diplomate, a campés dans ses divers romans, et surtout dans les Illusions du petit docteur Faust et Pasarse de listo 65, les types madrilènes de Pedro Sanchez n’ont donc pas tout le relief que M. de Pereda serait capable de leur donner. Ce qui serait remarquable chez un écrivain de second ordre devient faible chez un maître, car maîtrise oblige plus que noblesse. De là ce qu’il y a peut-être d’un peu sévère et de trop vétilleux dans notre critique. Le romancier, semble-t-il, n’a pas assez révélé Clara, — caractère d’exception, — à ses lecteurs, pour que le chapitre xxxi ne les surprenne point par sa rapidité : le fait brutal de la chute de cette femme pouvait être indiqué d’une manière aussi chaste, quoique moins imprévue.
Les autres défauts du livre ressortiront de l’analyse, ou plutôt, — comme, hélas ! il en résultera sans doute de nouveaux, desquels l’écrivain de Santander ne doit point porter la peine, — nous aurons soin d’indiquer, en terminant, ceux-là seuls dont la responsabilité lui incombe. Quant aux qualités, elles seront assez visibles, et la première ne sera-t-elle pas d’avoir mené à terme une œuvre assez forte pour résister au massacre que pour analyser un roman, il faut faire de tout ce qui en est la fleur et le charme66 ? Mais d’autre part, et ceci est notre seule excuse, comment étudier une œuvre sans la faire connaître, par un résumé succinct, mais fidèle, à ceux avec qui on doit l’examiner ? En cueillant la rose, souvent il faut sacrifier quelques pétales pour arriver à jouir du parfum.
II
Pedro Sanchez n’est pas, comme les romans antérieurs de M. José-Maria de Pereda, un récit mêlé de descriptions : c’est une autobiographie, dont le héros redit lui-même ses aventures
et ses malheurs. En Espagne, on a rapproché ce roman du Gil Blas de Sanlillane. La parenté n’était point douteuse ; seulement, tandis que Lesage ne faisait qu’une œuvre de seconde main, une sorte de compendium du trésor picaresque, une œuvre d’ailleurs qui date, si magistrale soit-elle, M. de Pereda crée de toutes pièces. « Pedro Sanchez, errant dans les domaines de la politique et de la société à la recherche d’une position, c’est le Gil Blas moderne67. »
C’est aussi le Jérôme Paturot de l’Espagne contemporaine, un Jérôme Paturot qui n’a rien de la marionnette, vrai, moins bourgeois, point ridicule, plus délié, plus relevé, plus hidalgo. On sourit souvent ; on ne rit jamais de ses mésaventures. Le penchant à la caricature, qui est le travers de M. de Pereda, et que l’illustrateur de son avant-dernier roman avait outré mal à propos, n’est ici, presque nulle part, apparent. Héros et personnages secondaires sont des types de Téniers ou de Velazquez ; Hogarth ni Daumier n’ont rien à réclamer dans la paternité de Pedro Sanchez.
La montagne de Santander est, aujourd’hui, partie intégrante de la province des Castilles, quoique, géographiquement, elle soit plutôt l’intermédiaire naturel entre le pays basque et les Asturies. Région prospère et très peuplée, relativement à son peu d’étendue, les géographes la dépeignent comme une contrée absolument distincte du reste de l’Espagne, par la nature du sol et les mœurs de ses habitants. Partout, disent-ils, on voit se succéder, dans une infinie variété, les montagnes, les collines, les vallées, les eaux courantes, les bois et les cultures, partout la côte est abrupte, bordée de hauts promontoires et découpée en estuaires où débouchent de rapides cours d’eau ; partout le climat est humide et salutaire. Par la destinée de ses peuples, de race ibère et celtique, cette partie de l’Espagne présente aussi une remarquable unité ; elle a presque toujours échappé aux grandes agitations des autres provinces péninsulaires, et, par suite, la population a pu devenir très nombreuse. Elle ne se groupe cependant point par ville, ou par villages de quelque importance. Une église, l’ayuntamiento (mairie), l’école et quelques maisons, forment le gros du bourg ; le reste des habitants est éparpillé dans les champs ou caché dans quelque bois, en un creux de montagne.
Il en était ainsi de la patrie de Pedro Sanchez, dont le père habitait, cependant, la plus belle maison de son pueblo, quoiqu’elle fût bien vieille et bien délabrée. Après tout, elle avait deux balcons, un vaste portail, un jardin sur le flanc, un puits et une pile à laver dans la cour, et même un fragment brisé d’écu armorié sur sa façade principale. Cet écu avait été celui des Sanchez, ou plutôt, pour être tout à fait véridique, celui des Sancho Abarca, dont les Sanchez devaient descendre, ainsi l’affirmait le père de Pedro.
Dans le village, on riait de l’écusson. Ceux qui en riaient le plus impertinemment, c’étaient les Garcia, les voisins immédiats des Sanchez, des gens de rien, qui les regardaient par dessus les épaules, parce qu’ils payaient de plus fortes contributions qu’eux et que l’ayuntamiento semblait être devenu le fief de leur famille. Les Sanchez, à vrai dire, étaient de minces sires, plus riches en parchemins et en prétentions qu’en écus ; le pauvre hidalgo, chef de la famille, soutenait son rang et nourrissait ses quatre enfants avec un peu plus de douze cents francs de revenu. Quatre enfants, oui, dont trois filles, qui durent se mésallier pour ne pas coiffer sainte Catherine. Le fils, Pedro, devint dès lors l’unique espoir de la famille. Ce serait lui qui châtierait l’orgueil des Garcia, lui qui leur ravirait les honneurs de l’ayuntamiento et l’administration des biens des ducs del Infantado. Tels étaient les rêves d’avenir grandiose que l’on faisait autour du foyer des Sanchez pour le petit Pedro, éduqué tant bien que mal par le curé du village, un bon vieillard qui payait, avec l’hidalgo, la moitié de l’abonnement au seul journal qui parvînt dans la localité.
Hormis les jeunes gens qui étaient allés à l’armée, ou dans les cabarets de Séville pour y servir de garçons, — et, au total, des uns et des autres il y en avait quatre, — nul des enfants du pueblo ne s’en était écarté de plus de trois lieues. Encore était-ce pour aller au marché, à la foire ou au moulin. Pour tous ces gens-là, — le curé et l’hidalgo comme les autres, — Madrid était une terre aussi inconnue, aussi lointaine que la Chine. Or, voici qu’un beau jour on apprit que la maison des ducs del Infantado était achetée par quelque grand personnage de là-bas ; il était venu visiter la propriété avec M. de Calderetas, le tout-puissant protecteur de Garcia, et semblait absolument tout voir par les yeux de ces intrigants. On discuta toute une soirée, chez les Sanchez, s’il convenait, malgré la crainte qu’on en pouvait concevoir d’un accueil froid, d’aller offrir leurs respects et leurs services aux arrivants. Vêtus de leurs plus beaux habits de gala, sur leur trente-un, graves comme des gens que leur chemise empesée étrangle, le cœur palpitant d’émotion, le père et le fils sont introduits dans le salon du grand personnage, qui daigne, après demi-heure d’attente, venir recevoir leurs hommages, en robe de chambre à chinoiseries, une grecque sur la tête et des pantoufles de couleur aux pieds. Le pays est charmant, la solitude et le repos délicieux, mais insupportables pour un homme habitué depuis plus de vingt années aux émotions de la vie de Madrid, aux combats de la politique, aux agitations du grand monde. Aussi le grand personnage presse-t-il ses nouveaux amis de le visiter souvent :
« À ceci, mon père, comme si on lui eût marché sur un doigt malade, répondit sans se pouvoir contenir :
« — Ce serait un grand honneur pour nous que le plaisir que notre humble présence chez vous pourrait vous procurer ; mais, comme nous avons été devancés et qu’il ne nous convient point de déranger…
« — Devancés ! s’écria le grand homme. Sauf l’alcade, nul du village ne nous a fait visite avant vous… Et, sans offense pour Sa Seigneurie, il me semble un peu intrigant et même indiscret…
« Ici mon père me regarda, le visage épanoui d’une joie mal dissimulée, et répliqua sur-le-champ :
« — Vous savez… pas de naissance, pas d’éducation !… »
Il n’en faut pas plus, le père est conquis. Un homme de tant de flair qui a si bien jugé leur ennemi ! L’hidalgo ne jure plus que par ce noble et respectable personnage. Le fils n’est conquis ni par l’homme politique, en qui il devine un habile, ni par la fille, pâle, maigre, maladive, intéressante cependant pour un jeune poète qui est à l’âge où l’on fait des vers à la lune et de plaintives élégies. Elle ne lui plaît pas, mais elle intrigue sa curiosité ; aussi se borne-t-il à ralentir l’ardeur de son père, qui voudrait, sur l’heure, exposer ses ambitions au puissant personnage, et, par son intervention, en obtenir la réalisation.
« — Comment donc ! s’écrie le grand homme ; mais c’est un suicide. Le devoir, pour un garçon bien né comme votre fils, est de venir rompre une lance à Madrid, dans la lice où tous les gens de cœur conquièrent honneur et fortune. Lui chercher une place, mais c’est pour moi une bagatelle. C’est chose faite ! Il n’a qu’à venir… »
Comment résister à ces avances de M. de Valenzuela. Le voyage est donc résolu, et le conseil de famille convoqué vote, à grands efforts d’éloquence, les avances nécessaires pour l’effectuer, à charge par le jeune homme de les rembourser sur l’héritage paternel, s’il n’a pu le faire auparavant. Le voyage ne fut pas sans pittoresque. La diligence, traînée par dix à douze mules, était pleine de voyageurs que les secousses de la route casaient, tassaient petit à petit. Un étudiant dormait ; un gros monsieur, qui était dans les liquides, fumait paisiblement sa bouffarde à côté au jeune voyageur, ne répondant que par monosyllabes au perpétuel bavardage d’un petit homme sautillant et impressionnable assis en face de lui. Celui-ci voyageait avec sa fille, une jolie femme, modeste et douce, qu’accompagnait aussi une servante dans l’âge mûr, petite, laide et curieuse. Le drôle de petit bonhomme causait, causait toujours de tout et de tous. Sa fille, moins bavarde, put cependant trouver le temps d’apprendre à Pedro que son père était un employé du gouvernement, mis en disponibilité à Santander, quatre mois avant, et qui allait à Madrid pour solliciter sa réintégration dans les cadres administratifs. Elle s’appelait Carmen, son père Sérafin Balduque, la vieille bonne Quica. Pour un solliciteur assuré d’obtenir sur-le-champ la place qu’il allait demander, l’occasion était bonne de s’instruire du sort des employés. Sérafin Balduque n’était point de ceux qui cachent leur vie : à dix-sept ans, il était entré au service de l’État, grâce à l’influence d’un gros personnage. Il reçut tout de suite mille francs de solde, mais en quarante-sept ans, avec des états de service irréprochables, il avait été mis vingt-trois fois en disponibilité ; ce qui représentait vingt-trois fois les mêmes périodes d’angoisses, de privations, de sollicitations ; vingt-trois fois, l’étude, à reprendre du début, des usages et des routines bureaucratiques, car, trop heureux d’atteindre son but, il devait à chaque réintégration accepter un poste dans une branche autre de l’administration. Aussi avait-il fini par laisser ses meubles à Madrid, par y louer un pied-à-terre pour éviter les frais écrasants de la vie à l’hôtel. Le nom de Valenzuela, prononcé par Pedro, n’était peut-être pas absolument étranger à la gracieuse complaisance de l’employé en disponibilité ; car, avec la généreuse ostentation de la jeunesse, le petit Sanchez s’était empressé d’offrir à Sérafin d’user en sa faveur de son crédit auprès du grand homme. En mettant pied à terre à Madrid, on se promit de se revoir bientôt : Carmen avait de si jolis yeux, dont la supplication muette était si éloquente !
L’étudiant, qui avait fini par se réveiller, emmena Pedro à sa pension : il y fut accueilli gaîment, en camarade. On lui expliqua comment, avec quelque argent dans sa poche, il pouvait mener vie joyeuse à Madrid, le jour à courir les rues, les soirées avec ses nouveaux amis au café de la Esmeralda, calle de la Montera, puis, la nuit, au paradis du Théâtre royal ; et enfin, pour tuer le temps dans l’intervalle, ils lui offrirent, à qui mieux mieux, des romans pour en faire la lecture, des romans dont les titres captivèrent d’emblée le pauvre ignorant, qui raffolait de cette littérature, limitée au logis paternel à Don Quichotte et à Clarisse Harlowe. De ces compagnons de la première heure, un seul se lia avec Pedro, un garçon de l’Estramadure nommé Mata, ou familièrement Matica. Depuis neuf ans, il était à Madrid, sous le prétexte d’étudier la médecine, et, s’il ne fréquentait guère la Faculté, il n’y avait petit ou grand journaliste qu’il ne tutoyât. Il avait entrepris pas mal d’œuvres sérieuses et pouvait réciter de splendides prologues de poèmes, de magnifiques strophes épiques ou mystiques, qui rivalisaient avec les œuvres des plus grands poètes de l’Espagne au siècle d’or ; mais il n’avait jamais produit plus que des fragments, et ses relations avec les puissants de la presse étaient inutilisées par une de ces paresses méridionales que rien ne saurait vaincre, par un esprit rebelle à toute discipline, à toute méthode, et dont il gaspillait toutes les étincelantes improvisations. Au demeurant, un grand cœur, un cœur dévoué et désintéressé.
Mais laissons là la pension et ses hôtes habituels, pour suivre notre héros, calle del Principe, dans la splendide demeure de M. de Valenzuela. Le puissant personnage était absent, et, avant de recevoir le provincial, sa femme et ses enfants ne manquèrent point de lui faire faire antichambre. Le plus aimable de la famille fut encore Clara, toute sèche et froide qu’elle se montrât. Mme de Valenzuela, à qui elle le présenta, était une femme d’âge, si bien fardée qu’elle se croyait une toute jeune fille et en prenait toutes les mines. Elle daigna à peine entendre le nom du jeune homme ; son fils, assis à quelques pas, se borna à l’indication de son désir de se lever, resta dans son fauteuil, sans cesser de feuilleter l’album qu’il avait en mains et sans souffler mot. La conversation n’était guère plus active avec Mme de Valenzuela et sa fille. Pedro se sentait ridicule, n’osant aborder nettement la cause de sa visite, quand on annonça que la voiture était avancée. En prenant congé, il voulut, cependant, demander où et à quelle heure il pourrait voir M. de Valenzuela.
« — Toute l’après-midi, au ministère », répondit Clara.
« — Etes-vous sûre », interrogea-t-il, tout pénétré de la leçon que lui donnait le présent, « êtes-vous sûre qu’il me recevra dans son cabinet ou qu’on me laissera parvenir jusqu’à lui ? » « — Pourquoi pas ? » demanda à son tour la jeune fille, avec un froncement de sourcils,
« — À cause de ses occupations sans nombre, par exemple », répondit Pedro, voulant corriger l’effet de sa question sèche.
Clara ouvrit alors un petit meuble qui était contre la muraille, y prit une carte à son nom et la lui tendit, après y avoir griffonné quelques mots au crayon.
« — Il suffit de la faire passer à mon père. »
Cela suffisait, en effet, mais pas pour être reçu. Une heure après, Pedro était fixé sur ce point. Trop occupé en ce moment, le directeur ne pouvait le recevoir : il n’avait qu’à repasser un autre jour.
« — Quand ? » hasarda le jeune homme.
L’huissier, haussant les épaules, tourna les talons…
Quelques semaines s’écoulèrent sans que Pedro osât retourner au ministère. Il les employa à lire du Paul de Kock et les Mousquetaires, à courir les bals publics avec ses amis de la pension, révolté de la licence de ces fêtes, auxquelles le souvenir de son digne père et la pensée de la jolie et modeste Carmen l’empêchaient de prendre nul plaisir. Elle était si pure, cette suave fille d’employé, qu’il voyait maintenant, de loin en loin, dans son petit appartement, raccommodant avec Quica les vêtements usés de vétusté de cet excellent Sérafin ! Elle éprouvait, si bien les mêmes émotions que le jeune amoureux, quand ils allaient ensemble au théâtre applaudir Teodora Lamadrid, la Rachel de l’Espagne ! Elle savait si bien donner du lustre à sa modeste demeure, la parer, l’embellir de sa grâce, alors que c’était son travail qui les faisait vivre tous trois, père, fille et servante ! Pedro l’en admirait davantage, lui qui avait percé à jour les petits mystères de sa vie.
À la troisième tentative enfin, il fut reçu par Valenzuela. Il était si occupé !… Plus tard, … Il fallait lui rappeler souvent sa promesse… revenir, revenir. Et cette politesse banale se changeait dans sa bouche en une mise en demeure de vider les lieux. Intimidé, le jeune homme salua et sortit. Fallait-il écrire à son père que les sacrifices faits par lui, pour envoyer son fils à Madrid, seraient mutiles ; lui conter l’accueil du protecteur, sur l’appui de qui ils avaient basé leurs espérances ? Pedro n’en n’eut pas le courage. En définitive, Valenzuela avait promis de songer à lui et de le caser plus tard. Il se consola en retournant au bal avec Matica, en allant avec lui au théâtre, où il apprenait à connaître tous les personnages en vue du monde de la politique et de la fashion. Matica savait l’histoire de chacun, de même qu’il connaissait et pouvait réciter les plus jolis vers de Breton de los Herreros, de Zorrilla, d’Espronceda. Cette mémoire étonnante avait été peut-être la cause réelle de leur sympathie réciproque. Pedro, s’il ne faisait plus d’élégies et de ballades à la lune, n’avait point renoncé à taquiner la muse, et plus que jamais goûtait la poésie ; les auditoires complaisants sont trop rares pour qu’on les rebute.
Matica valait, d’ailleurs, cent fois davantage que sa réputation ne semblait l’indiquer. C’était un garçon de bon conseil. Il empêcha maintes fois Pedro de céder à des entraînements de camaraderie qui pouvaient lui nuire, et s’attacha, par contre, à l’introduire dans le monde, où il avait ses entrées. Là, il retrouva Clara, son frère et sa mère. La jeune fille se montra plus sociable que jamais, et le félicita de s’être si bien acclimaté à Madrid. Tout gonflé de son triomphe auprès d’elle, il ne put s’empêcher de constater qu’elle était en train de devenir une beauté. Oui, il était acclimaté à Madrid. N’osa-t-il pas, peu de jours après, aiguillonné par sa bourse qui sonnait creux, rappeler à Valenzuela, qui le traitait avec quelque impertinence, que c’était sur son invitation, qu’il était venu à Madrid, et que s’il s’y grisait de ses succès mondains, la faute en était à son protecteur plus qu’à lui-même, jeune et sans expérience ? Alors, la comédie de l’orgueil se changea brusquement en une autre comédie. Les temps étaient si durs ! Les jours d’épreuve allaient passer, et, aussitôt qu’on pourrait songer à lui, on lui trouverait un poste digne de son talent. Il fallait, en attendant, excuser les inégalités de caractère d’un homme que le danger couru par le pays affolait depuis des mois.
« — Que pensez-vous de M. de Valenzuela ? disait-il, quelques jours après, à son ami Matica. — C’est un gigantesque coquin ! — Vous parlez de l’homme de parti, du politique… — Non pas, de l’homme ! »
Et il lui représentait : avec les quinze mille francs d’appointements qu’il touchait légitimement, M. de Valenzuela n’eût pu se donner le luxe dont il s’entourait. Il le connaissait, d’ailleurs, depuis de longues années, et il en savait long sur son compte. Qu’importait, après tout ? Le ministère allait tomber sans que la place fût accordée, et le fût-elle, Pedro tomberait avec son protecteur !
La prophétie ne tarda pas à s’accomplir. Notre héros n’a plus rien à attendre de son prétendu protecteur. Il écrit à son père pour lui annoncer son retour, quand Matica lui offre un emploi à Madrid ; cent vingt francs par mois, peu de travail et un travail de son goût. Il s’agit de devenir administrateur du Clarin de la Patria, le plus virulent des organes révolutionnaires. Madrid a desséché en leur fleur les croyances du jeune homme, et n’a pas épargné la foi politique qu’il tenait de son père. Le journal est relativement bien écrit ; la partie littéraire en est très goûtée. La situation semble honorable, propre à développer ses idées, à faciliter l’étude de la société. Sans être littéraire, elle confine à la littérature. Pedro accepte.
La rédaction politique du Clarin était aux mains de quatre rédacteurs ; un collaborateur qui, sous le pseudonyme de Sigismundo68, traitait les questions littéraires, complétait le personnel du journal. On avait donc livres, journaux et places de théâtre à discrétion, au Clarin. Les visiteurs y affluaient, et, parmi eux, un type délicieux de libéral à tous crins, Godos Bujes, un fanatique de la garde nationale, pauvre ouvrier charron, à qui les galons de sergent avaient jadis brouillé la cervelle. Comment résister au courant ? Comment, surtout, renoncer à flageller Valenzuela, qui venait de rentrer en faveur avec l’avènement du nouveau ministère ? Sanchez n’eut garde de le faire.
Depuis quelque temps, il brûlait chaque jour, aux pieds de son corrupteur, un encens qui ne devait point être de son goût, quand Sigismundo passa brusquement de la table de rédaction du Clarin dans un des bureaux du ministère de la Gobernacion. Le comte de San-Luis aimait les gens de lettres, et le leur prouvait à sa manière, en les enlevant à la littérature, pour leur faire un sort dans l’administration. Il fallait au Clarin un rédacteur qui pût remplacer le déserteur au pied levé. Le poste fut imposé à Pedro, Après tout, la place n’était pas à dédaigner. El Clarin devenait chaque jour plus important. Était-il, d’ailleurs, bien difficile de faire de la critique ? Entendre les pièces, lire les livres, pour en juger, c’est le procédé des petits esprits. Certes, on ne lui demandait pas cela.
Nul n’aura d’esprit que nous et nos amis : applaudir toutes les œuvres libérales, siffler toutes les œuvres réactionnaires, le programme était aisé à remplir.
Ici se place, dans le roman, un charmant tableau de la littérature espagnole, au début de la seconde moitié de ce siècle, alors que les traductions étaient la moitié de la littérature de la Péninsule. M. de Pereda profite de cette occasion pour dire tout franc son avis sur les auteurs en vogue de ce temps-là : Villoslada, qu’on ne lisait pas, Fernan Caballero, Carolina Coronado, Gertrudis Gomez de Avellaneda, Flores, Trueba, Fernandez y Gonzalez, Ayguals de Izco, qui posait pour l’Eugène Sue espagnol, Patricio de la Escosura, Mesonero Romanos, qui avait renoncé aux lettres pour travailler à faire embellir Madrid. Parmi les poètes, le duc de Rivas et Zorrilla se taisaient. Breton de los Herreros, Hartzenbusch, Garcia Gutierrez, Tamayo. Ventura de la Vega, Rubi, Eguilaz, Ayala, Serra, faisaient du théâtre la seule branche vraiment vivante de la littérature espagnole. Fernandez Guerra, Ochoa, Canete, prouvaient que la race des critiques se renouvelait et n’était pas près de s’éteindre.
Pour rivaliser avec eux, le rédacteur du Clarin n’avait que son audace. Le succès fut éclatant, et la moindre des satisfactions qu’il éprouva ne fut pas, à coup sûr, d’apprendre que les Garcia atterrés n’avaient d’autres ressources que d’affirmer que le Sanchez du Clarin n’avait rien de commun avec les Sanchez de leur village.
Dans ce monde, sa gloire trouvait tout autant d’écho : Clara Valenzuela lui gardait ses plus grandes amabilités, et cette froide créature avait pour lui de jolis sourires, comme si elle eût ignoré les attaques dont il harcelait son père ; d’ailleurs, elle ne lui parlait jamais de ses succès littéraires ; mais, amenant toujours la conversation sur son lointain village, elle se rendait sympathique à Pedro par le souvenir sans cesse évoqué du pays natal. À dire vrai, ce silence sur ses triomphes était un charme de plus aux yeux du jeune écrivain, qui, dans ce volcan en ébullition qu’était el Clarin, depuis que l’horizon politique se rembrunissait, n’avait plus qu’un désir : passer de la littérature à la polémique, de la critique au pamphlet. Un beau matin, il communiqua à Matica, qui goûtait peu ses élucubrations, un conte oriental assez mordant et de nature à attirer une fois de plus l’attention sur le journal. Matica y applaudit comme à un petit chef-d’œuvre de verve et de malice ; la direction du Clarin déclara que cette merveille valait bien de risquer un voyage aux Philippines. La censure eut le bon esprit de confondre le conte avec les autres articles ordinairement placés en même lieu, si bien que le journal ne fut saisi que quelques heures après sa publication. El Clarin eut soin, d’ailleurs, de rééditer le conte, en forme d’analyse et de commentaire, sous couleur d’expliquer à ses lecteurs de province comment et pourquoi ils n’avaient pas reçu le numéro de la veille ; puis on imprima clandestinement une nouvelle édition. C’était la célébrité…
Valenzuela s’empressa d’appeler Pedro dans son cabinet et de lui offrir à son choix, sans lui souffler un mot du conte, une position équivalente et plus dorée dans un des journaux du pouvoir, ou une situation dans l’administration. L’honneur commandait un refus ; mais un refus, c’était la persécution à bref délai : où se cacher ? Sérafin Balduque lui offrit asile chez lui ; leurs relations ne s’étaient point perdues, en effet, car Sérafin était un admirateur passionné du Clarin. Il avait tant souffert des rebuffades de tous les ministères, qui s’étaient succédé, que toute opposition lui semblait bénigne.
Cette douce captivité avec Carmen pour geôlière ne dura que quelques semaines. Madrid se soulevait. D’un bond, Pedro fut dans la rue. C’était une marée, un flux impétueux de foule qui assiégeait le théâtre Principal. Allait-il résister plus longtemps ? Il n’était plus Pedro Sanchez, le fils d’un pauvre hidalgo de la montagne de Santander, Pedro Sanchez, le quémandeur de places, Pedro Sanchez, le critique littéraire : non, il était Pedro Sanchez, le martyr de la cause libérale, Pedro Sanchez, auteur d’un retentissant article, révolutionnaire, Pedro Sanchez échappé aux sbires du pouvoir, afin de combattre avec le peuple, pour la liberté. Bujes était là, criant son nom à la foule. Il n’avait qu’un mot à dire pour que la plèbe obéît à sa voix.
« — Chez Valenzuela ! » cria quelqu’un.
— Non, citoyens ; la vengeance du peuple opprimé, c’est au ministère que l’on doit la tirer !… Au tronc d’abord ! On ébranchera l’arbre, quand il sera à terre »,
répond le tribun improvisé. Puis, tandis que la foule s’empresse vers le palais, à toute course, il gagne la rue del Principe, sonne chez Valenzuela absent, explique à Clara et à sa mère le danger auquel elles sont exposées, les presse de réunir ce qu’elles ont de plus précieux et les installe dans sa pension, où nul ne les ira chercher.
Il n’était que temps. La bataille a commencé dans les rues entre le peuple et la troupe. Pedro, qui retourne prendre rang parmi ses amis, se trouve chef d’une barricade à l’instant où il y songeait le moins. Sérafin Balduque l’y rejoint, bavarde à son ordinaire, lui apprenant, entre autres choses, que sa fille Carmen est tout éplorée de ne rien savoir de son sort depuis qu’il s’est mêlé aux insurgés. Puis, comme affolé par le bruit des détonations, la vue du sang, les cris des blessés, le digne cesante prend un fusil qui n’est même pas chargé et se fait tuer par une balle perdue…
Le malheureux père, avant d’expirer, avait confié sa fille à Pedro : est-ce à dire qu’il va songer à l’épouser ? Que non pas ! Entre la chaste et douce beauté de Carmen et la sécheresse, à peine adoucie par l’enthousiasme, de Clara, il n’hésite point de s’amouracher de la seconde. Cette aristocratique conquête le flatte et, en le flattant, l’attache insensiblement à son char. Ce n’est pas qu’il oublie Carmen et néglige ce qu’il lui doit d’égards et de bons offices, mais l’amour est pour Clara. L’aime-t-elle ? Qui et non : elle est surtout éblouie de sa brillante et rapide fortune, car Pedro est maintenant ce qu’était autrefois Valenzuela. Aussi, quand elle va quitter Madrid, lui dit-elle d’une voix hâtive, presque tremblante :
« — Je ne sais si Madrid est assuré maintenant contre tous dangers… mais, s’il arrivait quelque chose, c’en est assez de tentatives téméraires… ».
Il crut la comprendre et, serrant sa main palpitante entre ses mains crispées par l’émotion, il lui dit :
« — Autrefois vous me poussiez presque à ces aventures, et maintenant vous voulez m’en écarter. Pourquoi, Clara ? Ma vie vaut-elle aujourd’hui plus que ce qu’elle valait hier ?
— Pour moi, oui, répondit-elle, avec le courage d’une passion qui éclate, parce que ta vie est à moi ! Aussi je ne veux pas que tu l’exposes… j’exige que tu ne la perdes pas ! »
Ici commence une seconde phase de la vie de Pedro Sanchez, presque un deuxième roman dans le roman, tout au moins une deuxième partie très nettement caractérisée : Pilita (Mme de Valenzuela), qui n’a été jusqu’ici qu’un personnage secondaire, presque épisodique, devient comme l’axe du récit. C’est la bête noire, la belle-mère envahissante, qui écarte le jeune homme du centre où ses talents peuvent honnêtement assurer l’avenir des siens ; qui, d’ailleurs, avec son fils, est un boulet attaché à la jambe de son malheureux gendre ; qui ruine le prestige de Pedro dans le cœur de sa fille ; qui lui enseigne l’art de tirer parti de la position de son mari, pour soutenir son luxe, au risque de se déshonorer, comme peu s’en faut qu’il n’arrive. Cette créature malfaisante, inconsciente peut-être quand elle en vient à ce point, jette Clara dans les bras d’un amant avec la logique des incomprises. Pedro se bat avec ce personnage qui lui brise le poignet. Matica se trouve là, heureusement, pour le soigner et le consoler.
Sitôt remis, le héros de M. de Pereda part pour la Manche, et c’est là qu’il apprend le sort des différents membres de la famille de Valenzuela, la mort de sa femme, qui le délivre et lui permet d’offrir sa main à Carmen. Hélas ! le bonheur si longtemps attendu ne dura guère plus d’une année ; une épidémie mit au tombeau Carmen et l’enfant né de leurs amours. Matica, lui aussi, est décédé, et le malheureux Pedro, vieilli, revenu au pays natal après tant de douleurs, rachète pour la démolir la maison où il connut Clara.
Il en reste pourtant encore un monceau de décombres, et, chaque fois qu’il les regarde, il voit, se dressant sur eux, l’horrible figure pâle, les cheveux dénoués, les sourcils froncés et les yeux fulminants. La femme qui fit le malheur de sa vie le persécute toujours en souvenir. Il cultive ses champs, lit, fait au tour des découpures de bois, et se console en écrivant ses mémoires, dérivatif de ses colères et de ses chagrins…
N’accusez pas cependant M. de Pereda de voir la vie en noir ; nulle part il n’a été moins pessimiste. Sans doute son roman n’a pas l’entrain fou d’une œuvre d’adolescent au seuil de la jeunesse. Pourtant on y sent la production d’un homme mûr, pondéré, en plein bon sens, en pleine santé morale, qui écrit surtout pour satisfaire son goût et son ◀besoin d’écrire.
Aussi Pedro Sanchez est-il un livre sincère, étudié, vécu peut-être en certaines de ses parties les moins romanesques, ou du moins observé de très près.
Malgré cependant ces tendances à peindre sur le vif, à faire de la photographie artistique, c’est-à-dire une reproduction vivante par une chambre noire vivante, elle aussi, — l’âme de l’écrivain, — M. de Pereda peut moins que jamais, après Pedro Sanchez, être classé parmi les naturalistes de la Péninsule. Il ne leur emprunte ni les procédés, — c’est un psychologue qui raisonne ses personnages au lieu de les faire agir ; un styliste dont la phrase sent, à tort ou à raison, l’huile usée à l’habiller et à la rendre trop littéraire, — ni cette inébranlable impassibilité que Flaubert seul a su réaliser, ni cette rhétorique, fille de la rhétorique romantique, qui prête de la vie à leurs descriptions, Il peut être l’avant-garde des naturalistes ; il n’est pas naturaliste au sens français du mot. Ce qu’il est, c’est à coup sûr le moins idéaliste de ceux à qui répugnent les canons littéraires nouveaux69, le plus étranger aux griseries romantiques que, plus ou moins, affectent encore les écrivains de tout pays.
D’ailleurs, qu’importent au fond ces questions d’école ? Les grands écrivains se bornent à être eux-mêmes. M. de Pereda, nul ne le nie plus au-delà des monts, est un grand écrivain, une exception qu’on ne saurait, sans injustice, classer parmi les vaincus, sans exagération ranger parmi les vainqueurs. Il a appartenu à ces derniers aux heures de combat, guerrillero plus que soldat pourtant. Il semble maintenant peut-être autre qu’eux, par cela seul qu’il réclame énergiquement son indépendance.
Ce qui serait plus injuste encore, à coup sûr, ce serait de le placer sur la même ligne que Champfleury et Duranty. Il est artiste d’une autre envergure.
Quoi qu’il puisse advenir du roman en Espagne, — et il semble qu’il en doive advenir beaucoup de bien, — M. de Pereda est au confluent des deux écoles, comme un Balzac qui n’aurait écrit que les Paysans et quelques-unes des Scènes de la vie de province.
Nerto 70
I
Nerto, le dernier poème de Frédéric Mistral, est un succès très grand, couronnement, ou plutôt, apogée d’une glorieuse carrière de poète qui, jaloux de ne produire que des œuvres achevées, ne prodigue ni ses communications à la presse, ni les volumes qu’il signe de son nom.
Ce qui nous étonne, ce n’est pas précisément le succès du grand félibre, c’est plutôt que ce succès porte sur une œuvre, de valeur secondaire à coup sûr, dans le brillant bagage littéraire du chanteur de Maillane.
Certes, on ne peut dire que pour Frédéric Mistral le chemin de la gloire ait été semé d’épines. Mireille n’eut qu’à montrer un pan de sa jupe de paysanne provençale pour ravir tous les cœurs. Et n’en déplaise à M. Hippolyte Babou, qui rapproche assez niaisement Mistral de Bitaubé, s’il est une œuvre dans la poésie de notre xixe siècle français, qui ait justifié l’enthousiasme le plus passionné, c’est à coup sûr cette délicieuse idylle qui contient la plus grande dose de vrai que l’idéalisme comporte. Calendau qui, attaqué pour des raisons non littéraires, au nom d’un patriotisme mal compris, fut presque une défaite, Calendau, plus beau comme langue et comme coloris, contient deux des plus belles pages de la poésie provençale moderne, entr’autres ce chant de l’orgie, qui est ce que Mistral a produit de plus audacieux et de plus passionné. Les Iles d’or, cet écrin princier, qui suffirait pour la gloire d’un poète, ne virent point s’élever les cabales qu’avait suscitées la publication de Calendau.
Pourquoi donc aucune de ces trois œuvres n’a-t-elle remporté un triomphe égal à celui qu’on veut bien accorder à Nerto ? En faut-il chercher la raison dans une problématique conquête de Paris par les Latins du Midi ? En un mot, et pour parler net et franc, les félibres sont-ils estimés à Paris, je ne dis pas à la valeur qu’ils se donnent, mais à la mesure d’importance qu’un jugement impartial attribue à un mouvement littéraire aussi fécond et aussi brillant ? Je ne crois pas, pour ma part, à cette victoire prétendue de l’idée félibresque, et je ne crains point d’exprimer ici mon doute. Il y aura toujours assez de flatteurs, pour décevoir les félibres sur l’importance que le Nord lui reconnaît.
Il faut donc, à mon sens, chercher ailleurs la cause de ce succès inattendu qui, si je ne m’abuse, a dépassé les espérances du poète. On a certainement voulu voir dans Nerto beaucoup de choses qui n’y sont pas et ne peuvent pas y être. Voulant les voir, on a su les y trouver quand même !
C’est ainsi que, pour les uns, au milieu de notre siècle matérialiste et sans foi, Nerto est une protestation ; Sans doute, il eût été du droit du poète de déclarer hautement sa croyance, d’affirmer ses convictions ; mais ce droit, en a-t-il usé en fait ? J’imagine que, s’il y avait dans Nerto autant de mysticisme et de catholicisme que quelques-uns en ont trouvé, elle n’eût point été du goût d’une infinité de gens, et, tout particulièrement, de nos belles Égéries républicaines. D’ailleurs était-il bien d’un homme de génie de choisir une simple légende, présentée d’une façon si modeste sous la rubrique de nouvelle, pour une profession de foi éclatante !
Nerto, en fait, ne met pas en scène le catholicisme orthodoxe, mais seulement une partie infime du catholicisme, la superstition, sa fille bâtarde. Affirmation qu’il est aisé de démontrer.
Le démon joue certainement un grand rôle dans la foi catholique, mais ce démon n’est autre que l’esprit du mal, tentateur, et fort des seules forces de la tentation, n’ayant ni pouvoir fatal, ni invincible empire sur l’esprit des hommes. Ce démon-là est aussi immuable qu’un dogme, et je crains fort qu’il ne fasse jamais l’affaire des poètes, comme il fit, au temps où l’on construisait Notre-Dame, celle des sculpteurs.
Aussi notre littérature contemporaine a-t-elle inventé deux diables : le diable de Baudelaire qui est le maître révolté, le roi des révolutionnaires, le chef d’école des nihilistes. C’est le Lucifer, qui des journées entières, lutta avec
Dieu le Père dans les cieux, et qui, précipité au fond des abîmes, écrasé sous le poids des colères divines, jette au ciel ses insultes et ses cris de rage impuissante, « rongeant le dard de l’Eternel qui le cloue. »
L’autre diable moderne, c’est le démon de Barbey d’Aurevilly et de Léon Bloy. Celui-ci est moins orthodoxe encore que celui de Baudelaire, c’est l’Égal de Dieu, un génie si terrible et si puissant, que l’homme, contraint de s’incliner devant lui, en viendrait à l’honorer et à le vénérer plus que Dieu, puisque, aussi redoutable que lui, il est plus méchant et dès lors plus à ménager.
Ces deux démons-là, le Sacrilège et l’Irrévocable, ce sont les seuls qui nous inspirent quelque respect ; mais pas plus l’un que l’autre, ne sont le diable de Nerto qui gagne des âmes aux dés, et qui triche au jeu peut-être, comme un grec de la rue Royale.
« La notion du diable, — a dit M. Bloy, — est de toutes les choses modernes celle qui manque le plus de profondeur, à force d’être devenue littéraire. À coup sûr, le démon de la plupart des poètes n’épouvanterait pas même des enfants. »
Le diable de Nerto est du nombre de ces démons inoffensifs. M. Mistral ne l’a pas créé, ce Méphistophélès dont se raillent nos légendes du moyen-âge et qui est au fond un très pauvre petit diable, toujours berné, toujours ridicule. Au-delà de lui, le poète a entrevu quelque chose, mais ce quelque chose, il en faut chercher le souvenir dans de minuscules vers sautillants, italiens à la mode de l’Arioste, railleurs et tout à fait indignes de la morgue d’un diable sérieux. Messire Satan s’est
vu si mal logé qu’il a refusé d’entrer et de recevoir l’hospitalité capoulière. Si Paris vaut une messe, l’Enfer vaut des alexandrins.
Il est absolument certain que, quelque soin qu’il prenne de nous gazer sur ce point la vérité, M. Frédéric Mistral n’a pas cru une minute, ni à la réalité de la légende qu’il nous conte, ni à l’existence de ce démon qui est le pivot de son poème. « Si tu veux que je pleure, à toi de pleurer le premier »
, disait un Ancien. Ici il ne s’agissait pas de pleurer mais de croire ; comment pourrions-nous nous intéresser à une œuvre que nous saurions d’ores et déjà fausse, c’est-à-dire mort-née. M. Frédéric Mistral n’a pas cru. Et il n’a pas cru, parce qu’il ne pouvait pas croire. Toute la naïveté du génie ne peut suffire, là où suffit la naïveté de la foi. Le magnifique
Credo quia absurdum
de Saint Augustin n’est vrai que dans la bouche d’un Saint, et les Saints sont rares de notre temps.
Le terrain se dérobait donc sous les pas du poète, aussi ce qu’il eût pu faire chef-d’œuvre, en prose, en quelques lignes, parce qu’alors c’eût été l’impression d’une heure de mysticisme comme il en est, même en notre temps, pour les poètes et les artistes, ce qui eût été chef-d’œuvre, n’est qu’un conte, une légende, que toute l’admirable langue provençale, que toutes les splendides couleurs, que toutes les éclatantes draperies, que le poète prodigue pour l’orner, ne peuvent rendre ni vivante, ni même susceptible de vie.
Et c’est là peut-être, ce qui a plu à cette malheureuse école de doctrinaires attardés qui ont tous les courages, sauf celui d’aller au vrai. Parce que le poète de Nerto se réfugiait dans la peinture de vitrail, dans le Parnassianisme le plus infécond, on a applaudi à ce que l’on appelait une protestation contre le naturalisme. C’était avouer qu’il y a dans le naturalisme autre chose que ce prétendu côté pornographique qu’on y veut généralement envisager seul. L’aveu est à noter. Maintenant la protestation existe-t-elle ? Mistral est-il un protestant littéraire ? Le naturalisme bien entendu n’est pas une formule exclusive. On peut faire des chefs-d’œuvre hors de lui ; mais pour les faire, sans doute faut-il une sincérité d’impression et d’émotion qui ne saurait s’allier avec la sérénité olympienne et goethique dont les clichés de la critique officieuse décernent un brevet à M. Mistral71.
Si l’on veut faire de l’art désintéressé, de l’art impassible, il faut alors se livrer à l’étude et mettre les autres là où oh ne se met pas soi-même. Il faut que ce lambeau de chair humaine et palpitante, que tout livre doit contenir pour nous intéresser, soit arraché par l’observation à la vie et à notre temps, que ce viol de l’âme, dont les rouages doivent un instant, une heure, une journée, un mois, captiver notre attention, soit perpétré sur l’âme d’un de nos semblables, s’il n’est pas la défloration fatale et inévitable de notre âme d’artiste livrée en jouet au public. Au temps où l’on avait le droit de conter des légendes, parce que l’on y croyait, et de peindre de naïves enluminures, parce que ces enluminures étaient des actes de foi, Nerto eût pu être l’immortel chef-d’œuvre dont elle n’est que l’ombre, et cependant, un félibre, et entre tous les félibres, le poète de Maillane avait seul assez de bleu dans le cœur, assez d’azur dans la pensée pour s’essayer à cette gothique besogne. Là où son labeur est demeuré stérile, qu’eussent fait nos poètes de ville ! Mais à quoi bon insister sur ce point, alors, qu’après avoir remarqué que le tort, glorieux peut-être d’ailleurs, de M. Frédéric Mistral est d’avoir choisi un sujet ingrat à notre époque, il nous reste à montrer comment, en dépit de ces entraves librement acceptées par le génie du grand félibre, il y a dans Nerto assez de brillants et de perles pour un écrin de sultane.
II
« Le Diable est une bonne pièce :Il aime le rire, il aime la joie,Les mascarades et le vacarme ;Le Diable aime les bons coussins,La senteur des roses et du myrte,Les belles robes entr’ouvertesEt l’arrogance de la jeunesseQui marche la tête à l’évent.Mais ce qu’il préfère, c’est le jeu,Qui fait tomber à la renverseLes plus vaillants, les plus superbes,Dans les grandes flammes d’enfer ;Le jeu qui engendre les blasphèmes,Qui fait les gueux, les fornicateurs,Les sacripants, les parasites,Les usuriers, les mauvais drôles ;Le jeu qui mène aux voies obliques,Au suicide, à la débauche ;Le jeu qui déchristianise,Qui fait, sur les maisons ruinées,Croître l’ortie et le chardon,Le jeu qui fait les parricides ! »
Le pieux baron Pons de Château-Renard, qui avait longtemps bataillé sur toutes les côtes de la mer latine, est un jour tombé dans les pièges du tentateur. Après neuf jours d’orgies, entre deux combats contre les malandrins de Raymond Turenne, le châtelain avait perdu aux dés son épervier, ses chevaux, ses oliviers, son manteau rouge de Florence, toutes ses îles de Durance, son défens de Château-Renard, son noble écu aux trois poignards, les bijoux de sa femme morte, les verroux de sa porte même, quand un personnage de mauvaise mine, le prenant au mot, comme il parlait de vendre sa fille, lui en acheta l’âme assez cher pour le rendre en moins d’une heure, riche, aussi riche que le roi des Mores. Pauvre Nerto ! que te sert d’avoir saintement passé ta jeunesse solitaire et silencieuse dans les grandes salles du vieux castel, près de la tante Sybille, épelant les lettres d’or du Bréviaire d’amour ? Le jour vient où la main glacée de l’esprit infernal saisira par la nuque la victime expiatoire des passions paternelles et l’entraînera au fond des abîmes !
Il ne reste plus qu’une voie de salut. Là-bas, enfermé dans son Avignon, le pape Benoît XIII — c’est un anti-pape, pour le dire entre parenthèse, — résiste obstinément aux efforts de l’armée royale. Un souterrain, dont l’existence n’est connue que du baron, relie Château-Renard au Château des papes. Nerto n’a qu’à s’élancer, qu’à courir, sauver la Papauté qui naufrage, et le Pape, en reconnaissance, sauvera à son tour son sauveur.
Il y avait soixante et dix-ans peut êtreQue, loin de Rome abandonnée,En Avignon, la PapautéÉtait venue s’asseoir.Avignon avait rapidement pris l’essor,En se voyant la capitaleDu monde et des pontifes-rois.Tout ce qui croît en Jésus-ChristAvait fidèlement tourné son charVers le séjour de son Vicaire…Les Levantins y trafiquaient ;Les cardinaux y chevauchaient,Drapés de pourpre ; les pèlerinsDe Saint-Antoine ou de Saint-BarthélemyChantaient par les rues à tue-tête ;De bateleurs, d’aventurières,De moines de toutes couleurs,D’excommuniés qui avec componctionSe frappaient la poitrine,De gens de guerre et de marineQui se battaient au cabaret,C’était un fouillis, un brouhaha,Comme il n’en est en aucun lieu.
C’est au milieu de ce fracas que Nerto se hasarde, rassurée par la courtoisie du commandant des gardes pontificaux, un neveu de Benoît XIII, Rodrigo de Luna, le soldat au cœur de lion et aux yeux de braise. Benoît écouta la jeune fille et l’acceptant pour guide gagne Château-Renard.
La petite ville est en émoi. Une innombrable cavalcade de gentilshommes fait escorte au Pape et au roi de Forcalquier, de Naples et de Jérusalem, qui en Saint-Trophime, demain, épousera la belle Yolande. Demain aussi, dans l’église de Saint-Césarin, la blonde Nerto s’étendra sous le suaire, tandis que les nonnains chanteront sur elle le De Profundis. Seul le mystère du cloître sauvera son âme et les plaisirs du monde ne laissent que poussière en s’évanouissant, dit-elle au beau cavalier Rodrigo, dont la galante mine n’est pas, malgré tout, sans faire impression sur son cœur. Grandes fêtes donc en Arles la romaine, ainsi que nous conte maître Boisset, le plus disert des Arlésiens.
« Dans les bannières flottantes au ventQui développent, éclatante,L’histoire d’Arles, vous eussiez vu,Armes vivantes du pays,Le lion d’Arles sous toutes les figuresGrimer le masque de son énorme tête :Blanchi par la vieillesse,Avec le mufle tout ridéEt la gueule béante,Dès l’abord il représentaitArles le Blanc, le vieux lionConnu sous le nom d’Albion,Devant lequel le grand HerculeEn pleine Crau dut reculer ;Tantôt, lion latin, on le voyait portantLe labarum de Constantin ;Tantôt, comme une lampe, dans sa griffeHaussant la croix de saint Trophime,Tantôt, ceignant ses boucles fauvesDe la couronne de Boson,Avec deux yeux luisants comme l’onyx,Il renâclait : Ab irâ leonis !Tantôt, broyant avec son ongleL’horrible croissant sarrasin,Comme un homme qui frappe,Il étreignait l’épée de Guillaume le Grand,En grommelant d’un air revêcheLa menace fameuse de ce versLéonin : Urbs ArelatensisEst hostibus hostis et ensis ;D’autres fois, plein de majesté,Tranquillement assis, on le voyaitTenir le globe de l’Empire ;Ici, emblème du peuple arlésien,Là-bas, lion du grand Saint-Marc ;Enfin, ailleurs, lion de mer,Tenant aux pattes un court trident,Et sur le golfe dont Fourques est le sommetRégnant de nom comme de faitPar ses marins et ses calfats.
Mais le Lion, le vrai lion,Sitôt sorti de son repaire,Avait poussé un tel rugissement,Que, dans les marais, d’épouvanteTous les taureaux de la CamargueEn frissonnèrent. « Au large !Cria la foule, le Lion ! »Et des galions, des tartanes,De la Roquette, de l’Hauture,Un peuple fou, désordonné,Accourait en criant à tue-tête :« Le Lion ! On l’a déchaîné ! »Levant la tête, le vieux monarqueConnaissait bien que c’était sa fête à lui :Il marchait gravement, hautain,En secouant sa crinière rousse,Sa crinière au poil hérissé ;Il marchait fronçant les sourcils,Accompagné de son gardien,Qui le calmait en lui parlant.Le roi Louis, done YolandeAvec sa cour, venaient ensuiteEn élégante cavalcade ;Et, dans le groupe de la cour,Nerte à cheval suivait la reine.La housse des haquenées royales,En bleu velours couleur d’iris,Est semée de fleurs de lis d’or.On va voir combattre aux Arènes,Le noble monstre, un contre quatre.Dans les cercles immenses,Pour voir combattre le Lion,Toute la ville est ramassée,Tout Arles est là, qui crie et qui admire.L’enclos est plein de farandoles.Qui font l’hélice ou qui serpentent.Des Arlésiennes magnifiquesL’épanouissement se prélasseSur les gradins du cirque,Depuis le sol jusqu’aux sommets.Tout le beau sang des races noblesQui fécondèrent sa terre remuée,Arles l’étalait ce jour-là :La Grecque au fin profil y riaitAvec la grâce innée des jeunes filles,Sœurs de Diane et de Latone ;La Romaine, avec dignité,Sur les grands arcs du monumentSe pavanait superbe, telleQu’au temps d’Auguste les vestales ;Et, se tordant dans sa basquineOu se cachant dans sa voiletteDe cambrésine transparente,La brune et pâle SarrasineAvec ses yeux de feu vivantÉblouissait les jeunes hommes.Les carcans et agrafes d’or,Les couronnes de perles fines,Et les bagues couvrant les mains,Avec les croix à sept diamants,Les robes vertes, les tuniquesD’écarlate, les panaches,Les chaperons et les calottesÉtaient là, pêle-mêle, à flots.Le gai soleil tombant à verseSur les toilettes et les visages,Faisait papilloter ce fouillisComme l’ébullition d’une chaudière.Les tambourins pour mettre en mouvement,Pour la canaille, des fontaines de vin,Une cohue multicolore,Il y avait de quoi en avoir le vertige.
« Le Lion ! Le Lion ! » criaient les voix aiguës.Soudain les portes s’ouvrent,Et à pas de loup, sans bruit,Sortent quatre taureaux noirs et nerveux :Et d’une autre tanière s’élance tout d’un bondLe formidable mâle à la crinière jaune,Il s’arrête. Il épie un instant.Les quatre bœufs se rapetissent…Oh ! malheureux ! Le Lion bondit,Il en étrangle deux en un clin d’œil,Et le troisième pantelant,Est accroupi d’un coup de griffe.La foule se dresse, enfiévrée :« Vive le grand roi d’Arles ! » s’écrie-t-elle.L’autre taureau n’attendit pasD’être crevé, lui, à son tour :Baissant les cornes, sur le LionIl fond terrible, et en plein ventreIl le transperce. Le LionSe retourne, affreux, vers l’agresseur :Il le saisit vers le haut de la cuisseEt à pleine mâchoire il le secoueEn lui faisant craquer les os.Ensuite, d’un élan il franchit la clôture :Furieux, il se rue parmi les spectateursCherchant un trou, une cachette,Se piétinant et morts de peur,Les spectateurs fuient tant qu’ils peuvent.
Cependant, les entrailles ouvertesEt les lèvres ensanglantées,Le grand fauve, fouettant sa queue,Était aux aguets… Tout à coup,Reconnaissant d’instinct qu’il étaitEn présence d’un rival,Et d’un rival assez digne de lui,Le Lion d’Arles, roi aussi,Contre le roi prend son escousse.Le Roi, la mariée royale,Dans la panique du moment,Étaient seuls. Mais, fixant à pleins cilsUn regard intrépide sur le monstre,Ils restaient immobiles en place.À cet aspect, la pauvre NertoS’était blottie d’effroi aux piedsDe la Reine… Quatre à quatre,Franchissant les énormes gradinsDe l’amphithéâtre, la bête féroceDéjà les frôle de son souffle.Quand, dans le tourbillon de la cohue,Rodrigo, Rodrigo de LunaSe précipite comme la foudre,Et, front à front, avec le monstre,Il lui brise sa dague dans la nuque.Sous le vertige du coup de mort.Inclinant son horrible mufle,La bête s’abat sur le sol.La Reine, la belle Yolande,Tire un rubis de ses cheveux roulés,Et sur-le-champ, pour récompense,Elle le donne à don Rodrigo.Nerto, insensiblement, revenait à la vie.Le peuple hurlait, frénétique :« Le Roi est mort ? Vive le Roi ! »Mais l’âme en deuil, les vieillardsSe disaient : « Mauvais augure !Adieu, la barque de Saint-Trophime !Le Lion meurt, le Dauphin naît :La république est à sa fin. »Les femmes, les jeunes gens,Criaient : « En avant, tambourins ! »Et se tournant avec un fin sourireDevers le sénéchal Georges de Marie :— « Maintenant, dit le petit roi Louis,Je suis réellement roi d’Arles. »
Puis, Nerto, malgré qu’elle en ait, prononce ses vœux, hésitant entre l’amour de Jésus et les tendresses de Rodrigo. « Entrez, entrez, ô notre sœur, vous ne sortirez plus, ni vivante, ni morte ! »
chantent une à une toutes les nonnes du moustier. Fou de douleur et de rage, Rodrigo parcourt les bas quartiers où soudards et matelots font noce et bombance. Une bande de routiers catalans, à qui ni Dieu ni Diable ne sauraient imposer, sur ses pas, mettent à sac le couvent et, comme sur la galère capitane, chaque bandit cueille à brassée farouche la nonne dont le minois lui fait envie. De la ville, cependant, on vient au secours du couvent saccagé, et Rodrigo quitte Nerto évanouie pour protéger la retraite de ses compagnons. La vierge reprend ses sens et fuit par la campagne, tandis que Rodrigo l’appelle comme un fou par les Aliscamps et la plaine. Un pieux ermite lui offre, un instant, un abri dans sa retraite, mais, sur le regard sévère de l’ange qui, chaque jour, lui apporte sa pâture, il craint la tentation possible et chasse la malheureuse délaissée qui gagne la Laurade.
« Satan, vous le savez, fait ce qu’il veut, quand le bon Dieu le laisse agir. Cette fois, le grand moqueur avait construit dans une nuit un bâtiment, superbe à l’œil, en pleine terre de Laurade. Sur le milieu d’une presqu’île, près du bois de Saint-Gabriel, le château se découvrait ; architecture fantastique, ni gothique, ni provençale, mais rappelant l’art sarrasin ; des losanges de jais, d’or et de cramoisi, des arceaux grêles festonnés en façon de trèfles ; des arabesques, des virevoltes courant follement de partout ; des colonnettes tortillées comme des serpents qui se dressent, et des diablotins qui se nouent aux chapiteaux tourbillants ; puis des cornières peintes avec gargouilles en forme de dragons ; des minarets surmontés par cet emblème de l’Islam, le croissant, qui transperce l’azur du ciel de ses deux cornes ; puis, dans la frise, à la moresque, parfaitement serti tout à l’entour, un grimoire cabalistique de caractères barbaresques. Enfin au faîte du palais magique et dominant la grande lande, on voyait luire une couronne de bronze et d’or, large et farouche, avec des masques effrayants pour fleuron, comme au couvercle de l’enfer. Ensuite des sentiers en zigzag et des jardins en labyrinthe où Ton est perdu, si Ton entre, avec des mots mal entendus et des soupirs derrière les touffes, et des arbres tortus, des plantes sombres, des fleurs étranges et des parfums qui étourdissent ainsi qu’une fumée… »
C’est là que Rodrigo et Nerto se rencontrent de nouveau. Nerto vous aime, Rodrigo, mais cet amour, si elle y cède, c’est sa perte ! Et notre galant chevalier, sur cet appel à sa générosité, de se constituer le platonique défenseur de la belle, si bien que messire Satan, terrifié à la vue de la croix que Rodrigo jette entre lui et sa victime, balaie dans une tempête le château maudit, ne laissant au milieu d’un terre-plain, qu’une nonne de pierre à la place du donjon.
« Si quelque jour, bénévole lecteur, tu voyageais par la contrée de Laurade ou de Saint-Gabriel, tu peux, au cas où tu le croirais nécessaire, t’assurer de ce récit. Dans la campagne, au milieu des moissons, tu verras la mourgue de pierre, portant au front la marque de l’infernal et de ses foudres : muette, plantée comme terme, elle écoute la germination. Et les petits limaçons blancs voulant chercher un peu de frais, se collent sur son vêtement embaumé par la menthe ; et autour d’elle l’ombre tourne, et les saisons suivent leurs cours, et tout change et tout se remue : la mourgue reste, noire et muette. Mais, à certaines dates, dit-on, sitôt que le soleil ardent monte à son apogée, elle chante : l’oreille appliquée à la pierre, si tu peux percevoir le chant, vers midi, paraît-il, elle dit la Salutation angélique. »
Voici analysé, bien maladroitement peut-être, le joli poème que le félibre de Maillane offre, ce mai, à Saint Gabriel de Tarascon, « simple
histoire du bon vieux temps, dit un critique, tout exprès familière et naïve, mais doucement ironique parfois, et qui, comme les fantaisies de l’Arioste, semble parfois vouloir se railler un peu elle-même72. »
Le poète l’a composée, en un printemps, pour se délasser des labeurs de l’édification du Trésor du Félibrige, une sorte d’encyclopédie monumentale qui sera « la Bible des Méridionaux et l’école félibresque de l’avenir. »
Nerto est donc un jeu, et en tant que jeu, une charmante et délicieuse babiole. On n’en peut pas dire autant de tous les poèmes de ce temps, de ceux surtout qui affichent de hautes prétentions. J’en voulais venir à ce point.
La poésie et le roman en Catalogne (1883)
Triple est la devise des Mainteneurs aux Jeux Floraux, et trois écussons portent alternativement les mots magiques : Patrie, Amour, Foi. Il a paru qu’on ne pouvait fêter plus dignement le vingt-cinquième anniversaire de la Renaissance de cette institution, néo-latine par essence, qu’en publiant pour le jour même de ces assises catalanes, Lo Llibre de la Fe, recueil de vers religieux auquel ont collaboré plus de cinquante poètes.
C’est donc à une revue du bataillon sacré des chanteurs de Catalogne que nous convie M. Matheu y Fornells, le compilateur de cette collection dans laquelle il n’a oublié qu’un nom, le sien. Les choix sont en général excellents ; tout au plus, pourrait-on regretter l’insertion, en ce volume, d’une pièce de M. Masriera, La meva toya, non pas qu’elle ne soit digne, à tout prendre, de figurer dans une anthologie contemporaine, mais parce qu’elle a, dans la note grave, le caractère de poésie intime et amoureuse, plutôt qu’elle n’est l’expression d’un sentiment religieux.
Lo Llibre de la Fe ne suffirait d’ailleurs pas, semble-t-il, à donner une idée juste de ce qu’est la littérature catalane jusqu’à ce jour. À part quelques poètes vraiment mystiques, tels, par exemple, que Mossen Jacinto Verdaguer, dans la jeune école, et, parmi les maîtres de la première heure, M. Milay Fontanals, M. Francisco Bartrina, M. Blanch, et quelques autres, les pièces d’inspiration religieuse ne paraissent pas d’un souffle aussi puissant, aussi naturel que le grand courant de cette littérature. C’est que, pour être un vrai poète religieux, il ne suffit point de croire et d’avoir la foi moyenne, qui est aujourd’hui le maximum de crédulité du plus grand nombre des croyants ; il faut une ardeur spéciale, une soif inassouvissable de la beauté incréée qui ne semble pas admettre le partage avec les soifs de la passion terrestre la plus pure. La poésie religieuse exige des âmes de prêtres.
De là, l’échec, relatif d’ailleurs, de quelques bons poètes. Ainsi s’atténue ce qui est l’originalité de la littérature catalane, comme l’a établi un excellent critique, M. Yxart, c’est-à-dire la spontanéité et le naturalisme de l’inspiration, ce qui, en musique, distingue le tambourinaire Valmajour de Daudet d’un bon ténor d’opéra, ce qui, en poésie, différencie Mistral de Lamartine. Et cette atténuation est d’autant plus sensible que cette inspiration ingénue, naïve, qui fait défaut à la plupart des poètes religieux de la Catalogne contemporaine, les mystiques castillans l’ont eue au siècle d’or, en dépit de la forme plus artificielle chez eux.
Il faut donc s’attacher à peu près uniquement à un petit nombre de noms dans Lo Llibre de la Fe, si l’on cherche l’inspiration avant la poésie de cabinet. Ceci ne veut pas dire que la forme de cette poésie inspirée ne puisse être très travaillée, et même d’une langue un tant soit peu artificielle et archaïque. Témoin la belle pièce de M. Mila y Fontanals, dont je citerai une strophe pour mes lecteurs du Midi avant de la traduire :
Dins lo jardi hont roses jo cullias’en entra un vell més negre que’l pecat ;ab mans de fer mon tendre bras agafay lluny y lluny m’en porta arrossegant.« Dans le jardin où je cueillais des roses, — il entra un vieux plus noir que le péché ; — avec des mains de fer, il saisit mon tendre bras, — et loin, loin, m’emporte me traînant.
Courant, courant, franchissant ermes et forêts, — nous arrivâmes à une fosse pleine d’épines et de rochers. — là, le vieux, fatigué, se jette à terre — et brusquement m’assied à son côté.
Avec de grands efforts, comme de dures tenailles, — ses mains de fer étreignent mon bras ; — mais un profond sommeil amollit ses doigts âpres, — et je m’enfuis clamant le bon Jésus.
Courant, courant, traversant des ermes et des forêts, — je me trouve dans une plaine et j’y tombe endormie ; — Là je m’éveille et je vois, à la pointe de l’aube, — des prés tout fleuris, des futaies et des métairies.
Je vous connais bien, aires couvertes de tonnelles — et porche frais où jouent les enfants… — Ah ! malheureuse, non, la terre de mon père, — celle que je cherche, ce n’est pas elle.
Je vois d’autres fermes avec de belles granges ; — ce ne sont pas celles que tant je désirais ; — mais en cheminant, au cœur la Vierge me le dit, — ô mon père, je trouverai ton mas ! »
Si M. Matheu nous a privés de lire son nom dans le Llibre de la Fe, il n’en faudrait point conclure qu’il ait déserté le combat, cette année. Un fort joli, aussi joli que petit, volume de vers, que le sous-titre pourrait, à première vue, faire prendre pour de la poésie de circonstances, renouvelle le succès jadis si bien mérité par son Reliquaire, plein de rires, de pleurs et de caresses.
Comme Musset, M. Matheu ne boit que dans son verre et sa Coupe finement ciselée est emplie d’une liqueur concentrée, chaude et savoureuse. Poète, on ne peut le considérer comme affilié à aucune école, comme assujetti à aucune imitation. Sans doute, M. Matheu a lu et relit, avec le poète des Nuits, Coppée, Sully Prudhomme, Becquer, Campoamor, Heine, Uhland et Goethe ; sans doute, on pourrait rattacher telle ou telle de ses œuvres au filon poétique d’un de ces maîtres de la poésie moderne, mais, il n’en est pas moins vrai que son inspiration demeure toujours personnelle, que jusque dans ses traductions il apporte une curieuse originalité de faire, un sentiment d’indépendance, sa signature en un mot.
Il est, dans la jeune école, un de ceux qui ont le plus habilement assoupli le catalan, asservi cette langue, rebelle en apparence aux effusions de la tendresse et aux mélancolies un peu vagues des idiomes du Nord, en apparence seulement, car la tristesse de la pensée moderne a, quoi qu’on en dise, du tout au tout, modifié le génie des langues méridionales. M. Matheu est donc un harmonieux, c’est la qualité que ne lui refusent point les juges les plus sévères pour les courants nouveaux d’une littérature, dont ils sont les pères et qu’ils voudraient peut-être un peu trop promptement endiguer dans le vieux lit, théâtre de leurs triomphes passés. La Copa, car il faut en revenir à ce recueil, est en partie consacré à l’amour et en partie à la patrie :
« J’ai une coupe, il n’en est pas de meilleure, — j’ai une coupe — ouvrage de fer et d’or, — pour boire pour la patrie, — pour boire pour l’amour.
Tantôt le cœur savoure — de mielleux baisers, — tantôt il pleure avec la patrie — le poids des chaînes ; — ma coupe est la muse — de mes hymnes et de mes chansons. »
Cette patrie, c’est donc la Catalogne, la Catalogne que le poète rêve puissante dans l’avenir quoi qu’en puissent penser les railleurs.
« Relisant l’antique histoire, — souvent j’ai eu souvenance — d’une patrie grande et forte.
On dit qu’elle est morte et enterrée, — chargée de lèpre comme un Lazare — et que les vers la mangeront….
Buvons donc à la morte ! — et que Dieu lui conserve ses forces — quand les Lazares se lèveront. »
De là, de ce patriotisme local qui fait que les Catalans sont avant tout Catalans — tandis que les Provençaux sont avant tout Français, — l’inspiration de l’absoute à Philippe V, cet hymne de haine éternelle, si virulent, si flambant de colères, après tantôt deux siècles.
Amoureux, le poète devient l’émule de M. Balaguer et de M. Pelay Briz, mais avec une note plus moderne, plus mélancolique, plus Heinienne, retour de la mélodie du Reliquaire, pure et délicate. Ce sont là des Intimes senties avant d’être écrites, humaines avant d’être littéraires, et dont la simplicité fait toute la beauté. Elles sont courtes comme des piécettes de Heine ou comme les chastes poèmes que réunit en volume M. Paul Mariéton, le dernier venu de la Pléiade lyonnaise. Écoutez plutôt :
Quand mon cœur comme plomb tomberaSur un lit de quatre planches,Quand mes yeux vitreux ne verront plus,Quand mon cœur glacé cessera de battre,Porte, amour, porte à mes lèvresLa suprême rasade de ma coupe.
Si elle ne me fait pas revenir à moi,Tu peux dire que je suis mort !
Si la coupe ne suffisait pas,Appelle-moi, appelle-moi bien fort ;Fais sonner à mes oreillesLe nom sacré de la patrie,Chante ou pleure, ses blessuresAvec une voix de colère ou bien de plainte…
Si cela ne me fait pas revenir à moi,Tu peux dire que je suis mort !
Si la coupe ne suffisait pas,Si la patrie était trop peu ;Prends la lumière de tes regards,Prends l’incendie de ton cœur,Fais-en un baiser, mon amour, et mets-leSur mes lèvres, plein de feu…
Si cela ne me fait pas revenir à moi,Tu peux dire que je suis mort.
Ce qui est mort et bien mort, c’est Poblet, l’antique monastère auquel M. Toda consacre un élégant volume, œuvre d’excursionniste qui, en passant, croque une esquisse et la livre à une publicité amie, puis d’esquisse en esquisse, de croquis en croquis, se trouve avoir fait un livre. Entre tous, M. Eduart Toda était destiné à s’occuper de Poblet. Tout jeune, il avait publié un Guide au monastère, puis la diplomatie, les voyages lointains — il avait été consul d’Espagne en Chine — détournèrent son attention de ce sujet d’études. D’autres avaient repris sa tâche et quand, conduit par sa santé à Espluga de Francoli, il nota ses impressions, on n’eût point cru autour de lui qu’il allait jaillir de ce passe-temps rien de neuf ni de précieux. Ces pages d’histoire locale sont, cependant, pleines de couleur et de fraîcheur. Descriptions, souvenirs historiques s’y entremêlent, et la mélancolie du conteur rappelle certaines pages de La Gaviota de Fernan Caballero.
Si M. Toda est un nouveau venu dans les lettres, catalanes, — un nouveau venu que nous retrouverons, entre deux missions diplomatiques, j’aime à l’espérer, — M. Narcis Oller en est, à trente-huit ans, un vétéran73. Ses Notas de
color, (couleurs notées), titre sincère et parfaitement justifié par le contenu du livre, ont eu à Barcelone un universel succès de presse, couronné par un article du Diario de Barcelona qui n’a pas une valeur intrinsèque bien grande, mais équivaut à une consécration, car le Diario, comme notre Journal des Débats d’antan, a une autorité à peu près indiscutée. « Je connais peu de choses faites plus délicatement dans ce genre si difficile où il sait unir avec un art merveilleux le plus de réel que comporte l’idéalisme et le plus d’idéal qu’on conçoit dans la réalité ; tact qui ne s’acquiert avec les principes d’aucune école déterminée, mais qui est l’œuvre d’une complexion particulière et naturelle de l’écrivain. »
Le maître, dont je viens de citer le jugement extrait d’une lettre particulière, M. de Pereda, me répondait, comme je lui demandais l’autorisation de m’emparer de son arrêt : « Ajoutez-y même tout ce qu’il vous plaira. Pour tant que vous en disiez, ce ne sera jamais tout ce que mérite Oller à mon sens. »
Les Notas sont des nouvelles écrites de 1879 à 1883, nées d’impressions diverses et, pour ainsi dire, au hasard de la fantaisie et des circonstances. Il ne faut donc pas s’étonner que des courants différents se partagent le livre, tout spontanés, car ses lectures semblent avoir à peine entamé M. Narcis Oller. Il était naturaliste avant de lire Zola, et son faire ressemblait à celui de Droz avant qu’il connût rien de cet écrivain : M. Oller est pur de toute imitation. Telle est peut-être sa force réelle. Alors que la plupart des conteurs catalans subissent des influences d’école, des parti-pris de secte, il ne cède pas, à ce qu’il semble, à ses amitiés pour se ranger littérairement sous une bannière. Il est un tempérament, voit la nature à travers ce tempérament et nous la traduit telle qu’il l’a vue. Son style est simple, avec une tendance marquée à prendre l’allure populaire, à fuir toute recherche : c’est l’opposite de la méthode des Goncourt et des Huysmans qui tendent à devenir de plus en plus compliqués comme langue et comme style, à mesure que leur substance romanesque s’annihile peu à peu.
M. Narcis Oller sait donner forme et vie aux événements les plus insignifiants, disait un critique qui s’est montré très favorable à ses premiers essais, M. Conrat Roure. Quelques-unes des plus charmantes pages du livre sont des riens, en effet : Un étudiant, Une visite, Souvenirs d’enfant. C’est qu’il y a de l’aquafortiste en M. Oller, c’est que sous sa plume tout prend du relief et, par suite, de l’intérêt, c’est que, comme le disait, en empruntant une délicieuse expression andalouse, M. de Pereda : Tiene Angel, il a l’ange. Tout le volume des Notas vit, en effet, plein de couleur comme Jeux de paysans, Una juguesca, Le modèle, Sœur Sanxa, Le nouveau guérisseur, d’originalité comme Le Radiomètre, L’habit de Jaumet, Angoisse, etc. M. Oller a su, d’ailleurs, fort bien présenter son livre au public, en le lui donnant sous le patronage de M. Yxart. Sous le titre de Clé de ce livre, ce critique a écrit une préface des plus curieuses, et qui explique à merveille les contes et le conteur. Puisque jadis M. Yxart jouait à écrire avec son ami et qu’il nous en fait l’aveu, c’est en quelque sorte prendre l’engagement d’écrire aujourd’hui pour nous, et nous attendons de lui aussi un volume de Notas.
L’auteur de Mas memorias qui a désiré conserver l’anonyme, car je ne puis prendre sa signature que pour un pseudonyme, est, à peu de choses près, tout l’opposé de M. Narcis Oller. À coup sûr, son roman ne pèche pas par la recherche de la réalité : il n’en est pas moins bien recherché de style. La faute n’en est sans doute pas entièrement à M. Del Bosch Gelabert qui, là où il consent à rester lui-même, est suffisamment intéressant ; le malheur est que son livre doit être rattaché à l’école werthérienne et que la seule partie de l’intrigue qui échappe à cette déplorable influence est si ténue, si frêle, si fausse, que l’on ne trouve satisfaction que dans les pages vraiment catalanes des amours du héros et de Tereseta. Et pour être encore franc, — au risque de froisser un galant homme, car tout romancier idéaliste est plus ou moins amoureux de son héroïne, — j’avouerai que je n’aime pas beaucoup cette petite Tereseta, insupportable avec sa prédication !
Werther est un livre protestant qu’il convenait de laisser au protestantisme, car le catholicisme ne réussit pas à le rendre intéressant. M. Del Bosch Gelabert me paraît capable de faire mieux, quand il lui conviendra d’être original, que dis-je ? il a peut-être déjà fait mieux, mais alors qu’il veuille bien m’en croire et renoncer aux soliloques amoureux et aux romans par lettres. Notre temps n’en veut plus. Il est altéré de vérité dans la forme comme dans le fond. Quand on est si bon catalaniste, il faut être vraiment Catalan, c’est-à-dire un soldat d’avant-garde de la race espagnole, et aller de l’avant sans plus s’attarder aux romantiques bagatelles.
26-28 mai 1884.
Cet article reçut à grand’peine, et avec toutes réserves, après maints échecs, l’hospitalité d’une petite feuille de province, le Hyères-Journal.