(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212
/ 2841
(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212

Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture

Notre matiere nous conduit naturellement à traiter ici des compositions et des personnages allegoriques, soit en poësie, soit en peinture. Parlons d’abord des allegories pittoresques.

La composition allegorique est de deux especes. Ou le peintre introduit des personnages allegoriques dans une composition historique, c’est-à-dire dans la répresentation d’une action qu’on croit être arrivée réellement comme est le sacrifice d’Iphigenie, et c’est ce qu’on appelle faire une composition mixte : ou le peintre imagine ce qu’on appelle une composition purement allegorique ; c’est-à-dire qu’il invente une action qu’on sçait bien n’être jamais arrivée réellement, mais de laquelle il se sert comme d’une emblême pour exprimer un évenement veritable. Avant que de nous étendre davantage sur ce sujet, parlons des personnages allegoriques.

Les personnages allegoriques sont des êtres qui n’existent point, mais que l’imagination des peintres a conçus et qu’elle a enfantez en leur donnant un nom, un corps et des attributs. C’est ainsi que les peintres ont personifié les vertus, les vices, les roïaumes, les provinces, les villes, les saisons, les passions, les vents et les fleuves. La France répresentée sous une figure de femme, le Tibre répresenté sous une figure d’homme couché, et la calomnie sous une figure de satire, sont des personnages allegoriques.

Ces personnages allegoriques sont de deux especes. Les uns sont nez depuis plusieurs années. Depuis long-tems ils ont fait fortune. Ils se sont montrez sur tant de théatres, que tout homme un peu lettré les reconnoît d’abord à leurs attributs. La France répresentée par une femme la couronne fermée en tête, le sceptre à la main et couverte d’un manteau bleu semé de fleurs de lys d’or : le Tibre répresenté par une figure d’homme couché, aïant à ses pieds une louve qui allaite deux enfans, sont des personnages allegoriques inventez depuis long-tems et que tout le monde reconnoît pour ce qu’ils sont. Ils ont acquis, pour ainsi dire, droit de bourgeoisie parmi le genre humain. Les personnages allegoriques modernes sont ceux que les peintres ont inventez depuis peu et qu’ils inventent encore, pour exprimer leurs idées. Ils les caracterisent à leur mode et ils leur donnent les attributs qu’ils croïent les plus propres à les faire reconnoître.

Je ne parlerai que des personnages allegoriques de la premiere espece, c’est-à-dire des aînez ou des anciens. Leurs cadets qui depuis une centaine d’années sont sortis du cerveau des peintres, sont des inconnus et des gens sans aveu, qui ne meritent pas qu’on en fasse aucune mention. Ils sont des chiffres dont personne n’a la clef, et même peu de gens la cherchent. Je me contenterai donc de dire à leur sujet que l’inventeur fait ordinairement un mauvais usage de son esprit, quand il l’occupe à donner le jour à de pareils êtres. Les peintres qui passent aujourd’hui pour avoir été les plus grands poëtes en peinture, ne sont pas ceux qui ont mis au monde le plus grand nombre de personnages allegoriques. Il est vrai que Raphael en a produit de cette espece ; mais ce peintre si sage ne les emploïe que dans les ornemens qui servent de bordure ou de soutien à ses tableaux dans l’appartement de la signature. Il a même pris la précaution d’écrire le nom de ces personnages allegoriques sous leur figure. Quoique Raphael fut très-capable de les rendre reconnoissables, néanmoins on ne trouve pas que cette précaution soit inutile, et l’on souhaite même quelquefois qu’il l’eût poussée jusque à nous donner une explication des symboles dont il les orne. Car bien que l’inscription apprenne leur nom, on a encore beaucoup de peine à deviner la valeur et le merite de tous les attributs emblêmatiques dont ils sont ornez.

Revenons aux personnages allegoriques anciens, et voïons l’usage qu’il est permis d’en faire dans les compositions historiques. Le sentiment des personnes habiles est, que les personnages allegoriques n’y doivent être introduits qu’avec une grande discretion, puisque ces compositions sont destinées à répresenter un évenement arrivé réellement et dépeint comme on croit qu’il est arrivé. Ils n’y doivent même entrer dans les occasions où l’on peut les introduire, que comme l’écu des armes ou les attributs des personnages principaux qui sont des personnages historiques. C’est ainsi qu’Harpocrate le dieu du silence, ou Minerve peuvent être placez à côté d’un prince pour designer sa discretion et sa prudence. Je ne pense pas que les personnages allegoriques y doivent être eux-mêmes des acteurs principaux. Des personnages que nous connoissons pour des phantômes imaginez à plaisir à qui nous ne sçaurions prêter des passions pareilles aux nôtres, ne peuvent pas nous interesser beaucoup à ce qui leur arrive.

D’ailleurs la vrai-semblance ne peut être observée trop exactement en peinture non plus qu’en poësie.

C’est à proportion de l’exactitude de la vrai-semblance que nous nous laissons seduire plus ou moins par l’imitation. Or des personnages allegoriques emploïez comme acteurs dans une composition historique, doivent en alterer la vrai-semblance. Le tableau de la galerie du Luxembourg qui répresente l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille, est une composition historique. Le peintre a voulu répresenter l’évenement suivant la verité. La reine aborde sur les galeres de Toscane. On reconnoît les seigneurs et les femmes de condition qui l’accompagnerent ou qui la reçurent. Ainsi les néreïdes et les tritons sonnants de leurs conques, que Rubens a placez dans le port pour exprimer l’allegresse avec laquelle cette ville maritime reçoit la nouvelle reine, ne font point un bon effet suivant mon sentiment. Je sçais bien qu’il ne parut aucune des divinitez de la mer à cette ceremonie, et cette espece de mensonge détruit une partie de l’effet que l’imitation faisoit sur moi. Je trouve que Rubens auroit dû embellir son port d’ornemens plus compatibles avec la vraisemblance. Que les choses que vous inventez pour rendre votre sujet plus capable de plaire, soient compatibles avec ce qui est de vrai dans ce sujet. Le poëte ne doit pas exiger du spectateur une foi aveugle et qui se soumette à tout.

Voilà comme parle Horace.

Je suis encore persuadé que le magnifique tableau qui répresente l’accouchement de Marie De Medicis plairoit davantage, si Rubens au lieu du genie et des autres figures allegoriques, qui entrent dans l’action du tableau, y avoit fait paroître celles des femmes de ce tems-là qui pouvoient assister aux couches de la reine. On le regarderoit avec plus de satisfaction si Rubens avoit exercé sa poësie à répresenter les unes contentes, les autres transportées de joïe, quelques-unes sensibles aux douleurs de la reine, et d’autres un peu mortifiées de voir un dauphin en France. Les peintres sont poëtes, mais leur poësie ne consiste pas tant à inventer des chimeres ou des jeux d’esprit, qu’à bien imaginer quelles passions et quels sentimens l’on doit donner aux personnages suivant leur caractere et la situation où l’on les suppose, comme à trouver les expressions propres à rendre ces passions sensibles et à faire deviner ces sentimens. Je ne me souviens pas que Raphael ni le Poussin aïent jamais fait l’usage vicieux des personnages allegoriques que j’ose critiquer dans le tableau de Rubens.

Mais, me dira-t-on, les peintres ont été de tout-tems en possession de peindre des tritons et des néreïdes dans leurs tableaux, quoiqu’on n’en ait jamais vû dans la nature.

Pourquoi donc reprendre Rubens de les avoir introduits dans le tableau qui répresente l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille. Le nud de ces divinitez fait un effet merveilleux dans la composition, parmi tant de figures habillées que l’histoire obligeoit d’y mettre.

Je réponds que cette licence donnée aux peintres et aux poëtes, doit s’entendre, comme Horace l’explique lui-même, sed non ut placidis coeant immitia. C’est-à-dire que cette licence ne s’étend point à rassembler en un même tableau des choses incompatibles, comme sont l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille, et des tritons qui sonnent de leurs conques dans le port. Marie De Medicis n’a jamais dû se rencontrer en un même lieu avec des tritons, quand bien même on supposeroit un lieu pittoresque, comme Monsieur Corneille vouloit qu’on supposât un lieu théatral. Si Rubens avoit besoin de figures nuës pour faire valoir son dessein et son coloris, il pouvoit introduire dans son tableau des forçats aidans au débarquement et les mettre en telle attitude qu’il auroit voulu.

Ce n’est point que je dispute aux peintres le droit qui leur est acquis de peindre des sirenes, des tritons, des néreïdes, des faunes et toutes les divinitez fabuleuses, nobles chimeres dont l’imagination des poëtes peupla les eaux et les forêts, et enrichit toute la nature. Ma critique n’est point fondée sur ce qu’il n’y eut jamais de sirenes et de néreïdes, mais sur ce qu’il n’y en avoit plus, pour ainsi dire, dans les tems où arriva l’évenement qui donne lieu à cette discussion. Je tomberai donc d’accord qu’il est des compositions historiques où les sirenes et les tritons, comme les autres divinitez fabuleuses peuvent avoir part à une action. Ce sont les compositions qui répresentent des évenemens arrivez durant le paganisme, et quand le monde croïoit que ces divinitez existoient réellement. Mais ces mêmes divinitez ne doivent pas avoir part à l’action dans les compositions historiques qui répresentent des évenemens arrivez depuis l’extinction du paganisme, et dans des tems où elles avoient déja perdu l’espece d’ être que l’opinion vulgaire leur avoit donné en d’autres siecles. Elles ne peuvent être introduites dans ces dernieres compositions que comme des figures allegoriques et des symboles. Or nous avons déja vû que les personnages allegoriques ne doivent entrer dans les compositions historiques, que comme des personnages simboliques qui dénotent les attributs des personnages historiques.

Le spectateur se prête sans peine à la croïance qui avoit cours dans les tems où l’évenement que le peintre et le poëte répresentent est arrivé. Ainsi je regarde Iris comme un personnage historique dans la répresentation de la mort de Didon. Venus et Vulcain sont des personnages historiques dans la vie d’énée. Nous sommes en habitude de nous prêter à la supposition que ces divinitez aïent existé veritablement dans ces tems-là, parce que les hommes croïoient alors leur existence. Le peintre qui répresente les avantures d’un heros grec ou romain, peut donc y faire intervenir toutes les divinitez comme des personnages principaux. Il peut à son gré embellir ses compositions avec les tritons et les sirenes. Il ne fait rien contre son sistême. Je l’ai déja dit, les livres qui firent l’occupation de notre jeunesse, la vrai-semblance qu’on trouve à voir un heros secouru par les dieux qu’il adoroit, nous mettent en disposition de nous prêter sans aucune peine à la fiction. à force d’entendre parler durant notre enfance des amours de Jupiter et des passions des autres dieux, nous sommes en habitude de les regarder comme des êtres qui auroient autrefois existé, étant sujets à des passions du même genre que les nôtres. Quand nous lisons l’histoire de la bataille de Pharsale, ce n’est que par reflexion que nous distinguons le genre d’existence que Jupiter foudroïant avoit dans ces tems-là, d’avec le genre d’existence de Cesar et de Pompée.

Mais ces divinitez changent de nature, pour ainsi dire, et deviennent des personnages purement allegoriques dans la répresentation des évenemens arrivez en un siecle où le sistême du paganisme n’avoit plus cours. Quand on les introduit dans ces évenemens comme des personnages veritables, je les comparerois volontiers à ces saints, les patrons de ceux qui faisoient peindre des sujets de devotion, et que les peintres plaçoient autrefois dans des tableaux plus devots que sensez, sans égard pour la chronologie ni pour la vrai-semblance. On y voïoit S. Jerôme présent à la céne, et S. François assister au crucifiment.

Cet usage vicieux est relegué depuis long-tems dans les tableaux de village.

Après avoir discouru des personnages allegoriques il convient de retourner aux compositions allegoriques.

Une telle composition est la répresentation d’une action qui n’arriva jamais, et que le peintre invente à plaisir pour répresenter un ou plusieurs évenemens merveilleux, qu’il ne veut point traiter en s’assujetissant à la verité historique. Les peintres font servir encore ces compositions à peu près au même usage que les égyptiens emploïoient leurs figures hierogliphiques ; c’est-à-dire pour mettre sensiblement sous nos yeux quelque verité generale de la morale.

Les compositions allegoriques sont de deux especes ; les unes sont purement allegoriques parce qu’il n’entre dans leur composition que de ces personnages simboliques éclos du cerveau des peintres et des poëtes. De ce genre sont deux tableaux du Corrége peints en détrempe et qu’on peut voir dans le cabinet du roi. Dans l’un, le peintre a répresenté l’homme tyrannisé par les passions, et dans l’autre, il exprime d’une maniere simbolique l’empire de la vertu sur les passions. Les compositions allegoriques de la seconde espece sont celles où le peintre mêle des personnages historiques avec les personnages allegoriques. Ainsi l’apotheose de Henri IV et l’avenement de Marie De Medicis à la regence, répresentez dans le tableau qui est au fonds de la galerie du Luxembourg, sont une composition mixte. L’action du tableau est feinte, mais le peintre introduit dans cette action qui est le type de l’arrêt du parlement par lequel la regence fut déferée à la reine, Henri IV et plusieurs autres personnages historiques.

Il est rare que les peintres réussissent dans les compositions purement allegoriques, parce qu’il est presque impossible que dans les compositions de ce genre, ils puissent faire connoître distinctement leur sujet, et mettre toutes leurs idées à portée des spectateurs les plus intelligens. Encore moins peuvent-ils toucher le coeur peu disposé à s’attendrir pour des personnages chimeriques, en quelque situation qu’on les répresente.

La composition purement allegorique ne devroit donc être mise en oeuvre que dans une necessité urgente, et pour tirer le peintre d’un embarras dont il ne pourroit sortir par la route ordinaire. Il ne sçauroit entrer dans cette composition qu’un petit nombre de figures, et les figures ne sçauroient être trop faciles à reconnoître. Si l’on ne l’entend pas aisément, on la laisse comme un vain galimatias.

Il est des galimatias en peinture aussi-bien qu’en poësie.

Je ne me souviens que d’une seule composition purement allegorique qui puisse être citée comme un modele, et que le Poussin et Raphael voulussent avoir faite, à juger de leur sentiment par leurs ouvrages. Il est vrai qu’il paroît impossible d’imaginer en ce genre rien de meilleur que cette idée élegante par sa simplicité, et sublime par sa convenance avec le lieu où elle devoit être placée.

Aussi fut-elle la production du prince De Condé le dernier mort, je ne dirai pas le prince, mais l’homme de son tems né avec la conception la plus vive et l’imagination la plus brillante.

Le prince dont je parle faisoit peindre dans la galerie de Chantilly l’histoire de son pere connu vulgairement en Europe sous le nom du grand Condé. Il se rencontroit un inconvenient dans l’execution du projet. Le heros durant sa jeunesse s’étoit trouvé lié d’interêt avec les ennemis de l’état, et il avoit fait une partie de ses belles actions quand il ne portoit pas les armes pour sa patrie. Il sembloit donc qu’on ne dût point faire parade de ces faits d’armes dans la galerie de Chantilly. Mais d’un autre côté quelques-unes de ces actions comme le secours de Cambrai, et la retraite de devant Arras, étoient si brillantes qu’il devoit être bien mortifiant pour un fils amoureux de la gloire de son pere, de les supprimer dans l’espece de temple qu’il élevoit à la memoire de ce heros. Les anciens eussent dit que la pieté l’avoit inspiré et que c’étoit elle qui lui avoit suggeré le moïen d’éterniser le souvenir de ces grandes actions, en témoignant qu’il le vouloit éteindre. Il fit donc dessiner la muse de l’histoire, personnage allegorique mais très-connu, qui tenoit un livre, sur le dos duquel étoit écrit, vie du prince De Condé . Cette muse arrachoit des feüillets du livre qu’elle jettoit par terre, et on lisoit sur ces feüillets, secours de Cambrai, secours de Valenciennes, retraite de devant Arras  ; enfin le titre de toutes les belles actions du prince De Condé durant son séjour dans les Païs-Bas, actions dont tout étoit loüable à l’exception de l’écharpe qu’il portoit quand il les fit. Malheureusement ce tableau n’a pas été executé suivant une idée si ingenieuse et si simple. Le prince qui avoit conçu une idée si noble, eut en cette occasion un excès de complaisance, et déferant trop à l’art, il permit au peintre d’alterer l’élegance et la simplicité de sa pensée par des figures qui rendent le tableau plus composé, mais qui ne lui font rien dire de plus que ce qu’il disoit déja d’une maniere si sublime.

Les compositions allegoriques que nous avons nommées des compositions mixtes, sont d’un plus grand usage que les compositions purement allegoriques. Quoique leur action soit feinte ainsi que celle des compositions purement allegoriques, néanmoins comme une partie de leurs personnages se trouvent être des personnages historiques, on peut mettre le sens de ces fictions à la portée de tout le monde, et les rendre ainsi capables de nous instruire, de nous attacher, et même de nous interesser.

Les peintres tirent de grands secours de ces compositions allegoriques de la seconde espece, ou pour exprimer beaucoup de choses qu’ils ne pourroient pas faire entendre dans une composition historique, ou pour répresenter en un seul tableau plusieurs actions dont il semble que chacune demandât une toille separée. La galerie du Luxembourg et celle de Versailles en font foi. Rubens et Le Brun ont trouvé moïen d’y répresenter par le moïen de ces fictions mixtes, des choses qu’on ne concevoit pas pouvoir être renduës avec des couleurs. Ils y font voir en un seul tableau des évenemens qu’un historien ne pourroit narrer qu’en plusieurs pages.

En voici un exemple.

En mil six cens soixante et douze, la France declara la guerre aux états generaux, et les espagnols à qui les traitez subsistans, défendoient de se mêler de la querelle, ne laisserent pas de leur donner des secours cachez. Mais ces secours n’apportoient à la rapidité des conquêtes de la France, que des obstacles bientôt surmontez. Les espagnols pour s’opposer plus efficacement à ces progrès, leverent le masque et se declarerent. Le succès de leurs secours avoüez, ne fut pas plus heureux que celui de leurs secours secrets. Malgré ces secours le feu roi prit Mastrich, et portant ensuite la guerre dans les païs-bas espagnols, il y enlevoit chaque campagne un nombre des plus fortes places, par des conquêtes que la paix seule put arrêter. Voilà ce que Monsieur Le Brun avoit à répresenter. Voici comment il a traité son sujet qui paroît plûtôt du ressort de la poësie que de celui de la peinture.

Le roi paroît sur un char guidé par la victoire et traîné rapidement par des coursiers. Ce char renverse dans sa course les figures étonnées des villes et des fleuves, qui formoient la frontiere des hollandois, et chaque figure se reconnoît d’abord ou par l’écu de ses armes ou par ses autres attributs. C’est l’image veritable de ce qu’on vit arriver dans cette guerre où les conquerans furent surpris eux-mêmes de leurs propres succez. Une femme qui répresente l’Espagne et qui s’annonce suffisamment par son lyon et par ses autres attributs, veut arrêter le char du roi en saisissant les guides. Mais au lieu des guides elle n’attrappe que les traits. Le char qu’elle vouloit arrêter l’entraîne elle-même, et le masque qu’elle portoit tombe par terre dans cet effort inutile.

Il seroit superflu de prendre beaucoup de peine pour persuader aux peintres qu’on peut faire quelquefois un bon usage des compositions et des personnages allegoriques. Ils n’ont que trop de penchant à emploïer l’allegorie avec excez dans tous les sujets, même dans ceux qui sont le moins susceptibles de ces embellissemens. Mais le défaut d’aimer trop à faire usage du brillant de l’imagination qu’on appelle communement l’esprit, est un défaut general à tous les hommes, qui les fait s’égarer souvent, même en des professions bien plus serieuses que la peinture. Rien ne fait dire, rien ne fait faire autant de sottises, que le desir de montrer de l’esprit.

Pour nous renfermer dans les limites de la peinture, j’ose avancer que rien n’a plus souvent écarté les bons peintres du veritable but de leur art, et ne leur a fait faire plus de choses hors de propos, que le desir de se faire applaudir sur la subtilité de leur imagination, c’est-à-dire sur leur esprit. Au lieu de s’attacher à l’imitation des passions, ils se sont plûs à donner l’essort à une imagination capricieuse et à forger des chimeres dont l’allegorie misterieuse est une enigme plus obscure que ne le furent jamais celles du sphinx. Au lieu de nous parler la langue des passions qui est commune à tous les hommes, ils ont parlé un langage qu’ils avoient inventé eux-mêmes, et dont les expressions proportionnées à la vivacité de leur imagination, ne sont point à la portée du reste des hommes. Ainsi tous les personnages d’un tableau allegorique sont souvent muets pour les spectateurs dont l’imagination n’est point du même étage que celle du peintre. Ce sens misterieux est placé si haut que personne n’y sçauroit atteindre. Je l’ai dit déja, les tableaux ne doivent pas être des enigmes, et le but de la peinture n’est pas d’exercer notre imagination en lui donnant des sujets embrouillez à deviner. Son but est de nous émouvoir, et par consequent les sujets de ses ouvrages ne sçauroient être trop faciles à entendre.

On voit dans la galerie de Versailles beaucoup de morceaux de peinture dont le sens enveloppé trop misterieusement, échappe à la penetration des plus subtils, et passe les lumieres des mieux instruits. Tout le monde est informé des principales actions de la vie du feu roi qui fait le sujet de tous les tableaux, et l’intelligence des curieux est encore aidée par des inscriptions placées sous les sujets principaux. Néanmoins, il reste encore une infinité d’allegories et de simboles que les plus lettrez ne sçauroient deviner. On s’est vû réduit à mettre sur les tables de ce magnifique vaisseau des livres qui les expliquassent, et qui donnassent, pour ainsi dire, le net de ces chiffres. On peut dire la même chose de la galerie du Luxembourg. Les personnes les mieux informées des particularitez de la vie de Marie De Medicis, comme les plus sçavantes dans la mythologie et dans la science des emblêmes, ne conçoivent pas la moitié des pensées de Rubens.

Peut-être même, qu’elles ne devineroient pas le quart de ce qu’a voulu répresenter ce peintre trop ingenieux, sans l’explication de ces tableaux qu’une tradition encore recente avoit conservée, quand Monsieur De Felibien la mit par écrit et l’insera dans ses entretiens sur les vies des peintres.

Toutes les nations et les françois principalement, se lassent bientôt de chercher le sens des pensées d’un peintre qui l’enveloppe toujours. Les tableaux de la galerie du Luxembourg dont on regarde le sujet avec le plus de plaisir, sont ceux dont la composition est purement historique, comme le mariage et le couronnement de la reine. Tel est le pouvoir de la verité, que les imitations et les fictions ne réussissent jamais mieux que lorsqu’elles l’alterent le moins. Après avoir regardé ces tableaux du côté de l’art, on les regarde encore avec l’attention qu’on donneroit aux recits d’un contemporain de Marie De Medicis. Chacun trouve quelque chose qui pique son goût particulier dans des tableaux où le peintre a répresenté un point d’histoire dans toute sa verité, c’est-à-dire sans en alterer la vrai-semblance historique. L’un s’arrête sur les habits du tems qui ne déplaisent jamais lorsqu’ils sont traitez par un artisan, qui a sçu les accommoder à l’air comme à la taille de ses personnages, et leur donner en les drappant la grace dont leur tournure les rendoit susceptibles. Un autre examine les traits et la contenance des personnes illustres. Le bien ou le mal que l’histoire en raconte lui donnoit envie depuis long-tems de connoître leur physionomie. Un autre s’attache à l’ordre et aux rangs d’une scéance. Enfin ce que le monde a remarqué davantage dans la galerie du Luxembourg et dans celle de Versailles, ce ne sont pas les allegories semées dans la plûpart des tableaux, ce sont les expressions de quelques passions où veritablement il entre plus de poësie que dans tous les emblêmes inventez jusques ici.

Telle est l’expression, qui arrête les yeux de tout le monde sur le visage de Marie De Medicis qui vient d’accoucher. On y apperçoit distinctement la joïe d’avoir mis au monde un dauphin, à travers les marques sensibles de la douleur à laquelle ève fut condamnée. Enfin chacun en convenant que ces galeries, deux des plus riches portiques qui soient en Europe, fourmillent de beautez admirables dans le dessein et dans le coloris, et que la composition de leurs tableaux est des plus élegantes, chacun dis-je voudroit bien que les peintres n’y eussent point introduit un si grand nombre de ces figures qui ne peuvent point nous parler, comme tant d’actions qui ne sçauroient nous interesser. Or, comme nous le dit Vitruve en termes très-sensez, il ne suffit pas que nos yeux trouvent leur compte dans un tableau bien peint et bien dessiné : l’esprit y doit aussi trouver le sien. Il faut donc que l’artisan du tableau ait choisi un sujet, que ce sujet se comprenne distinctement et qu’il soit traité de maniere qu’il nous interesse.

Je n’estime gueres, ajoute-t-il, les tableaux dont les sujets n’imitent pas la verité. neque enim picturae probari… etc. ce passage m’exemptera de parler de ces figures qu’on appelle communement des grotesques.

Les peintres doivent emploïer l’allegorie dans les tableaux de devotion, plus sobrement encore que dans les tableaux prophanes. Ils peuvent bien dans les sujets qui ne répresentent pas les mysteres et les miracles de notre religion, se servir d’une composition allegorique, dont l’action exprimera quelque verité, qui ne sçauroit être renduë autrement, soit en peinture, soit en sculpture. Je consens donc que la foi et l’esperance soutiennent un mourant, et que la religion paroisse affligée aux pieds d’un évêque mort. Mais je crois que toute composition allegorique est défenduë aux artisans qui traitent les miracles et les dogmes de notre religion. Ils peuvent tout au plus introduire dans leur action, qui doit toujours imiter la verité historique, quelques figures allegoriques de celles qui sont convenables au sujet, comme seroit, par exemple, la foi répresentée à côté d’un saint qui feroit un miracle.

Les faits sur lesquels notre religion est établie, et les dogmes qu’elle enseigne, sont des sujets où il n’est point permis à l’imagination de s’égayer.

Des veritez, ausquelles nous ne sçaurions penser sans terreur et sans humiliation, ne doivent pas être peintes avec tant d’esprit ni répresentées sous l’emblême d’une allegorie ingenieuse inventée à plaisir. Il est encore moins permis d’emprunter les personnages et les fictions de la fable pour peindre ces veritez. Michel-Ange fut universellement blâmé pour avoir mêlé avec ce qui nous est revelé du jugement universel les fictions de l’ancienne poësie, dans la répresentation qu’il en peignit sur le mur du fonds de la chapelle de Sixte IV. Rubens à mon sens, aura commis une faute encore plus grande que celle de Michel-Ange, en composant, ainsi qu’il l’a fait, le tableau du maître-autel des dominiquains d’Anvers. Ce grand poëte y exprime trop ingenieusement, par une composition allegorique, le merite de l’intercession des saints, dont les prieres procurent souvent aux pecheurs le tems et les moïens de se repentir.

Jesus-Christ sort d’entre les deux autres personnes de la trinité, comme pour executer l’arrêt de condamnation, qu’elle viendroit de prononcer contre le monde, figuré par un globe placé dans le bas de ce tableau. Il tient la foudre à la main, et dans l’attitude du Jupiter de la fable, il paroît prêt à la lancer sur le monde. La vierge et plusieurs saints placez à côté de Jesus-Christ, intercedent pour le monde, sans que Jesus-Christ suspende son action. Mais ce qui convient au lieu où le tableau se trouve placé ; saint Dominique couvre le monde de son manteau et du rosaire. Je crois voir trop d’esprit dans la répresentation d’un sujet aussi terrible. Les hommes inspirez pouvoient bien emploïer des paraboles, pour nous exposer plus sensiblement les veritez que Dieu nous reveloit par leur bouche. Dieu leur inspiroit lui-même les figures dont ils devoient se servir, et l’application qu’il en falloit faire. Mais c’est assez d’honneur à nos peintres que d’être admis à répresenter historiquement ceux des évenemens de nos mysteres, qui peuvent être mis sous nos yeux. Il ne leur est point permis d’inventer des fictions, et de s’en servir à leur gré, pour exposer de pareils sujets. Ce que je dis des peintres je le pense des poëtes, et je n’approuve pas plus le poëme de Sannazar, sur les couches de la vierge, ni les visions de L’Arioste, que la composition dont Rubens s’est servi pour répresenter le merite de l’intercession des saints.

Vous reduisez donc les peintres à la condition de simples historiens, m’objectera-t-on, sans faire attention que l’invention et la poësie sont de l’essence de la peinture ? Vous voulez éteindre dans l’imagination des peintres ce feu qui merite qu’on les traite quelquefois d’ouvriers divins, pour les reduire aux fonctions d’un annaliste scrupuleux ? Je réponds que l’enthousiasme qui fait les peintres et les poëtes ne consiste pas dans l’invention des mysteres allegoriques, mais bien dans le talent d’enrichir ses compositions par tous les ornemens que la vrai-semblance du sujet peut permettre, ainsi qu’à donner de la vie à tous ses personnages par l’expression des passions. Telle est la poësie de Raphael ; telle est la poësie du Poussin et de Le Sueur, et telle fut souvent celle de Monsieur Le Brun et de Rubens.

Il n’est pas necessaire d’inventer son sujet ni de créer ses personnages, pour être reputé un poëte plein de verve. On merite le nom de poëte en rendant l’action qu’on traite capable d’émouvoir, ce qui se fait en imaginant quels sentimens conviennent à des personnages supposez dans une certaine situation, et en tirant de son genie les traits les plus propres à bien exprimer ces sentimens. Voilà ce qui distingue le poëte d’un historien qui ne doit point orner ses recits de circonstances tirées de son imagination, qui n’invente pas des situations pour rendre les évenemens qu’il narre plus interessans, et à qui même il est rarement permis d’exercer son genie en lui faisant produire des sentimens convenables à ses personnages pour les leur prêter.

Les discours que le grand Corneille fait tenir à Cesar dans la mort de Pompée sont une meilleure preuve de l’abondance de sa veine et de la sublimité de son imagination, que l’invention des allegories du prologue de la toison d’or.

Il faut avoir une imagination plus féconde, et plus juste, pour imaginer et pour rencontrer les traits dont la nature se sert dans l’expression des passions, que pour inventer des figures emblêmatiques. On produit tant qu’on veut de ces symboles par le secours de deux ou trois livres qui sont des sources intarissables de pareils colifichets, au lieu qu’il faut avoir une imagination fertile et qui soit guidée encore par une intelligence sage et judicieuse, pour réussir dans l’expression des passions et pour y peindre avec verité leurs simptômes.

Mais, diront les partisans de l’esprit, ne doit-il pas y avoir plus de merite à inventer des choses qui ne furent jamais pensées, qu’à copier la nature, ainsi que fait votre peintre, qui excelle dans l’expression des passions ? Je leur réponds qu’il faut sçavoir faire quelque chose de plus que copier servilement la nature, ce qui est déja beaucoup, pour donner à chaque passion son caractere convenable, et pour bien exprimer les sentimens de tous les personnages d’un tableau. Il faut, pour ainsi dire, sçavoir copier la nature sans la voir. Il faut pouvoir imaginer avec justesse quels sont ses mouvemens dans des circonstances où l’on ne la vît jamais. Est-ce avoir la nature devant les yeux que de dessiner d’après un modele tranquille, lorsqu’il s’agit de peindre une tête où l’on découvre l’amour à travers la fureur de la jalousie. On voit bien une partie de la nature dans son modele, mais on n’y voit pas ce qu’il y a de plus important par rapport au sujet qu’on peint. On voit bien le sujet que la passion doit animer, mais on ne le voit point dans l’état où la passion doit le mettre, et c’est dans cet état qu’il le faut peindre.

Il faut que le peintre applique encore à la tête qu’il fait ce que les livres disent en general de l’effet des passions sur le visage, et des traits ausquels elles y sont marquées. Toutes les expressions doivent tenir du caractere de tête qu’on donne au personnage qu’on répresente agité d’une certaine passion. Il faut donc que l’imagination de l’ouvrier supplée à tout ce qu’il y a de plus difficile à faire dans l’expression, à moins qu’il n’ait dans son attelier un modele encore plus grand comedien que baron.