(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine. (suite et fin.) »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine. (suite et fin.) »

Les cinq derniers mois de la vie de Racine. (suite et fin.)

Il y a croyance et croyance. Celle de Racine, je l’ai dit, et de tout ce qui l’environnait était entière et absolue : c’est la vraie. Il avait la foi dans toute la force du mot, la foi des petits et des simples. Il croyait que rien n’est impossible à Dieu, non-seulement pour les siècles passés, mais sur l’heure et présentement. Il croyait non-seulement aux anciens miracles, mais aux nouveaux : sa raison n’élevait aucune objection contre. A part la résurrection d’un mort, d’un Lazare, miracle réservé au seul Jésus en personne, je ne crois pas qu’il y eût une seule guérison surnaturelle et miraculeuse qu’il repoussât, si elle était faite au nom du Christ et par l’intercession d’un saint, ce saint fût-il un des hommes du jour. Il a montré dans son Histoire de Port-Royal, par l’exposé circonstancié qu’il a donné du miracle de la Sainte-Épine dont le toucher aurait guéri la nièce de Pascal, à quel point il en était convaincu et profondément pénétré. Bien des années après ce coup du Ciel et dans le temps même dont nous parlons (1698-1699), il se passait, disait-on, des choses miraculeuses au tombeau de M. Vialart, l’ancien évêque de Châlons, et qui y avait été le prédécesseur de M. de Noailles, actuellement archevêque de Paris. On rapportait des guérisons de plus d’une sorte, faites par son intercession ; on en tirait des inductions favorables et triomphantes pour la cause augustinienne dont M. Vialart ne s’était pourtant pas montré toujours un inflexible défenseur. Dans une lettre de M. Vuillart du 13 décembre 1698, je lis :

« M. Racine me dit le dernier jour qu’il avait appris à l’archevêché où il avait dîné qu’il y avait un nouveau miracle de M. Vialart, évêque de Châlons, savoir la guérison d’un hydropique. Le Molinisme sera désolé et inconsolable, si un Saint janséniste se met ainsi à faire des miracles. En voilà bien déjà : aveugle, lépreux, bras retiré, etc. On dresse des procès-verbaux de tout, et grande exactitude pour l’authenticité y est observée. »

Racine acceptait et rapportait ces faits favorables aux amis sans concevoir ni admettre l’ombre d’un doute ; il ne manquait pas de se redire tout bas à lui-même : Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?

Rien de plus simple donc que, dans son propre danger et à chaque moment de la maladie qui le mettait en face de la mort, lui, sa famille, ses entours, se soient abandonnés sans réserve, en toute confiance, aux mains de Celui qui peut tout et pour qui la nature n’a pas d’obstacles. Son ami Rollin sentait de même ; M. Vuillart également. Le mot impossible n’est pas d’un chrétien ; un malade n’est jamais condamné tant que Dieu lui reste. La religion ainsi aidant aux illusions de l’amitié, on surprend de ces retours d’espérance dans les bulletins de santé qui se succèdent. Le dernier finissait par un mot presque rassurant :

« Ce mercredi 8 avril 1699. — M. Racine a toujours de la fièvre ; elle est petite à la vérité, mais il y a plus d’un mois qu’elle dure. On ne peut découvrir quelle est la source d’un abcès qu’il a dans le corps, si elle est au concave ou au convexe du foie, ou dans sa région ; il se vide bien, et ce qui en sort est bien conditionné. On craint que le cours des humeurs ne se prenne par-là : si la nature s’y accoutumait, on serait réduit à la canule, peut-être pour toujours. Vif naturellement tout ce qu’il se peut, il est devenu patient et tranquille au-delà de ce qui se peut dire. — Comme j’en suis à cet endroit, on m’apprend qu’il est de mieux en mieux ; car je viens d’envoyer chez M. de Riberpré, son gendre, mon voisin. » De mieux en mieux ! mais on sait ce que cela veut dire dans de semblables maladies. On s’acheminait ainsi vers l’heure suprême. Elle a sonné ; nous en sommes informés le jour même par le fidèle M. Vuillart :

« Ce mardi, 21 avril. — C’est du cabinet de M. Racine que j’ai l’honneur d’accuser la réception de votre lettre du 14 avril et que j’ai, monsieur, la douleur de vous écrire qu’au bout de quarante-cinq jours d’une patience très-exemplaire, Dieu nous l’a ôté ce matin entre 3 et 4. Nous l’allons porter à Saint-Sulpice : il y sera en dépôt cette nuit. Demain il sera transporté à Port-Royal des Champs, où il a prié la maison de lui accorder la sépulture aux pieds de M. Hamon dans le cimetière, quoiqu’il se soit rendu indigne, dit-il dans un acte olographe fait exprès pour cet article, qu’on lui accordât cette grâce après sa vie scandaleuse et le peu de profit qu’il avait fait de l’excellente éducation qu’il avait reçue dans la maison de Port-Royal. Le roi a eu la bonté de donner son agrément sur ce point. Je laisserai ce mot pour vous être envoyé jeudi ; car je ne serai revenu que le soir de Port-Royal, où la famille a souhaité que j’accompagnasse le fils ainé de mon cher ami. Il ne faut pas omettre qu’il laisse 800 livres à Port-Royal. A mon retour j’aurai l’honneur de vous entretenir plus amplement. Divers petits offices à rendre à la famille affligée, comme lettres à écrire, soins à prendre, etc., m’obligent d’être court. »

Les lettres suivantes complètent le récit :

« Ce dimanche de Quasimodo, 26 avril. — Enfin voilà mon cher ami M. Racine au lieu du repos qu’il a choisi. Je crois avoir eu l’honneur de vous mander qu’il n’avait point fait d’autre testament que pour demander sa sépulture dans le cimetière (des domestiques) de Port-Royal des Champs au pied de la fosse de M. Hamon. Ce sont ses termes. A quoi il ajoute qu’il supplie très-humblement la Mère Abbesse et les Religieuses de vouloir bien lui accorder cet honneur, quoiqu’il s’en reconnaisse, dit-il, très-indigne et par les scandales de sa vie passée et par le peu d’usage qu’il a fait de l’excellente éducation qu’il a reçue autrefois dans cette maison, et des grands exemples de piété et de pénitence qu’il y a vus, et dont il avoue n’avoir été qu’un stérile admirateur ; mais que plus il a offensé Dieu, plus il a besoin des prières d’une si sainte Communauté, qu’il supplie aussi de vouloir bien accepter une somme de 800 livres qu’il a ordonné (par le même acte olographe du 10 octobre 1698) qu’on lui donnât après sa mort. Elle est ici, Monsieur, d’une très-bonne odeur comme les vingt dernières années de sa vie : car c’est depuis tout ce temps-là qu’il avait renoncé si absolument à ce qu’il avait fait pour le théâtre dans sa jeunesse, que nulle puissance de la terre n’avait été capable de l’y faire retourner, quelque pressantes sollicitations qu’on lui en ait faites. On les avait même renouvelées à l’occasion de son Esther et de son Athalie, afin qu’il en traitât du moins avec les Comédiens qui lui en offraient une somme très-considérable, et il était demeuré ferme, et le roi avait toujours eu la bonté de ne point vouloir qu’ils les représentassent sans l’agrément de l’auteur, qu’il a toujours très-constamment refusé.

« La Gazette parle de lui en termes magnifiques : je les transcrirais ici comme dignes d’être retenus et comme si bien mérités par cet homme vraiment illustre, sans que (si ce n’est que) vous la voyez ordinairement. M. Renaudot y a bien mis au vrai le caractère de son ami : il s’est mépris seulement à la qualité de gentilhomme ordinaire, car le défunt ne l’était pas de la maison, charge d’environ quinze mille livres, mais de la Chambre, ce qui vaut cinquante mille livres. Le fils, qui court sa vingt-unième année, en avait la survivance et y était reçu. Il est à la Cour pour obtenir une pension du roi pour lui et pour aider à élever les enfants qui sont encore en bas âge, et à mieux pourvoir ceux qui en sont en état. On ne saurait au reste voir un homme plus universellement regretté que ne l’est M. Racine. Les Grands qui étaient tous les jours chez lui durant sa maladie montraient bien par leurs soins combien ils le chérissaient et combien ils craignaient sa mort, et la comtesse de Grammont, qui y était presque tous les jours, me dit le soir de la grande fête, les larmes aux yeux : « Hélas ! Quelle perte pour nous, gens de cour, que celle d’un tel ami ! car tout ce que nous y étions de gens qui pensions un peu sérieusement à notre salut, l’avions pour conseil comme pour exemple. Il nous encourageait, nous éclairait, nous fortifiait. »

Et dans un post-scriptum, M. Vuillart, revenant sur les paroles de Racine qu’il a rapportées, en assure l’exactitude :

« Je vous rapporte, monsieur, mot pour mot, les termes du petit testament de mort106, sans y ajouter ni diminuer le moins du monde : ils ont fait une telle impression sur ma mémoire que je crois qu’ils n’en sortiront jamais. »

Le testament publié par Racine fils confirme la fidélité de cette relation de M. Vuillart. — Dans une lettre du jeudi 30 avril, parlant de la Mère Agnès de Sainte-Thècle Racine, qui était alors prieure à Port-Royal, après avoir été neuf ans de suite abbesse, il répète un mot de l’illustre neveu, et un mot que nous ne connaissions pas :

« Son illustre neveu conservait une si vive reconnaissance de l’éducation qu’elle lui avait procurée dans la maison, d’abord sous M. Nicole, pour les belles-lettres, et ensuite auprès du grand M. Le Maître107 pour d’autres études, qu’il disait un jour confidemment à un ami de qui je le tiens : « Je ne me soucierais pas d’être disgracié et de faire « la culbute (ce fut son terme), pourvu que Port-Royal fût « remis sur pied et fleurit de nouveau. » La bonne tante l’aimait aussi bien tendrement. Elle l’avait comme engendré en Jésus-Christ. »    .

A la fin d’une lettre datée du mercredi soir, 6 mai, M. Vuillart donne à sa manière le récit de faits assez connus d’ailleurs, mais il y met une précision qui ne laisse rien à désirer :

« Et disons, pour finir cet ordinaire (car j’ai affaire à sortir demain dès le matin), que M. Racine le fils a été très-bien reçu du roi, mais que M. Despréaux l’a été encore beaucoup mieux : car il m’a raconté (ceci est pure anecdote) que le roi avait eu la bonté de lui dire : « Nous avons bien perdu tous deux en perdant le pauvre Racine. » — « C’était un vrai honnête homme, répliqua M. Despréaux : il l’a marqué plus que jamais durant sa dernière maladie, et il a affronté la mort avec une audace toute chrétienne, quoiqu’il eût été toujours fort timide sur ce qui regardait la santé et qu’une égratignure lui fît peur. » — « Oui, reprit le roi, et je me souviens que pendant une des campagnes où vous étiez ensemble, c’était vous qui étiez le brave. » Il y avait plusieurs années que M. Despréaux n’avait paru à la Cour à cause de sa surdité, et c’était M. Racine qui le déchargeait et se chargeait de tout pour lui. « Ce n’est plus cela, ajouta le roi : il faut que vous soyez seul chargé de tout désormais. Je ne veux que votre style. » M. Despréaux demanda du secours pour tirer les mémoires qu’il lui faudrait de chez les secrétaires d’Ètat et d’ailleurs, et nomma M. de Valincour au roi, qui le lui accorda : sur quoi un homme d’esprit a dit que ce M. de Valincour serait le Résident de M. Despréaux auprès de Sa Majesté très-chrétienne. L’entretien dura plus d’une heure, et il finit par la déclaration que fit le roi à son historien qu’il voulait avoir assez souvent avec lui des conversations de deux heures dans son cabinet. M. Despréaux a tous les papiers. »

En accordant M. de Valincour comme historiographe adjoint, le roi eut donc bien soin de marquer à Despréaux qu’il entendait que lui seul eût « la plume et le style. » La fonction du nouveau collègue devait se borner à ramasser des mémoires ; on ne voit pas qu’il y ait été bien diligent, à moins que les papiers n’aient été détruits dans l’incendie qui dévora sa bibliothèque. Toujours est-il qu’il eut, sans plus tarder, le fauteuil de Racine à l’Académie française, et sa réception donna lieu à un incident dont nous parlerons tout à l’heure.

Dans une lettre du jeudi 14 mai, M. Vuillart revient sur le sujet qui lui est cher et qui nous intéresse ; il ajoute de dernières particularités :

« J’ai de petits paralipomènes à vous faire, monsieur, sur le sujet de M. Racine : je les tire d’une lettre que m’a écrite une personne qui se trouva au petit discours que fit l’ecclésiastique de Saint-Sulpice qui avait accompagné le corps et qui le présenta, et à la réponse que fît le confesseur de la maison, nommé M. Eustace. Le discours ne fut guère qu’un lieu commun, un peu approprié au sujet ; mais la réponse y fut toute propre et mérite d’être retenue. M. Eustace dit donc au sulpicien qu’il avait ouï avec édification ce qu’il venait de dire de l’illustre défunt avec justice ; que c’était avec quelque justice aussi qu’il avait souhaité d’être enterré dans la maison où il avait reçu les premières semences de la Religion et de la Vérité qu’il avait aimées. Il y ajouta quelques mots sur la tempête qui s’était élevée contre la maison et qui avait obligé des personnes qui s’y étaient retirées à s’en séparer ; que, pour le défunt, les ronces et les épines avaient étouffé pendant un temps ces précieuses semences que son cœur y avait reçues ; mais que, comme on avait lieu d’avoir une humble créance qu’il était une de ces heureuses plantes que le Père céleste a plantées lui-même pour ne souffrir jamais qu’elles fassent entièrement déracinées 108, elle avait repris vigueur et avait porté son fruit en son temps. Il fit valoir sa piété, sa patience dans sa longue maladie, son amitié pour la maison, la reconnaissance de la maison pour lui. Il lui avait, en effet, rendu des services très-essentiels. Je n’étais arrivé là qu’environ une heure après le corps, avec le fils qui avait eu à s’arrêter à Versailles. »

Dans cette même lettre, les bontés de Louis XIV pour la famille Racine nous sont confirmées par le menu :

« Depuis quelques jours le roi a accordé au fils une pension de mille francs (sic) et autant à la veuve pour elle et ses enfants encore en bas âge. Il y en a sept en tout. L’aîné avait la survivance de gentilhomme ordinaire ; il est dans sa vingt-unième année. Mme de Riberpré (Moramber) en a dix-huit à dix-neuf. L’ursuline de Melun, qui est la troisième, en a dix-huit. Il y a une postulante de dix-sept ans à Variville, où sa mere a une sœur prieure : c’est un couvent de l’Ordre de Fontevrault près Clermont en Beauvaisis. Il y en a une à Port-Royal parmi les voiles blancs pour se préparer à sa première communion, et une d’onze ans près de la mère, avec le cadet de la famille, qui approche de sept ans. Pardonnez tout ce détail, monsieur, à un ami qui s’étend volontiers sur tout ce qui regarde un tel ami, dont ces restes vivants lui sont précieux. »

Tel est notre tribut particulier d’informations, notre complément scrupuleux, minutieux, mais qui n’est certes pas sans prix sur les cinq derniers mois de la vie de Racine. Il ressort surabondamment de tous ces témoignages qu’il n’y avait plus rien du poëte, presque plus rien de l’homme de lettres dans Racine mourant : le chrétien seul, et le chrétien selon Port-Royal, survivait et chassait toute autre pensée.

Il n’en était pas ainsi de Boileau, et puisqu’on ne sépare guère les deux amis, et que, lorsqu’on a à parler de l’un, on est conduit inévitablement à s’occuper de l’autre, je mettrai ici tout ce que la même Correspondance de M. Vuillart nous apprend. Le contraste des deux caractères, sous des sentiments religieux communs, va se prononcer bien nettement.

M. de Valincour, en entrant à l’Académie, avait justifié ce choix par un fort bon discours, — un éloge de Racine fort délicat et fort poli. Il avait été reçu par M. de La Chapelle, directeur, qui ne parla pas mal non plus et qui dit même des choses assez neuves et très à propos à cette date de 1699, fin d’un siècle, sur les heures de perfection et de décadence littéraire pour les nations : il développa une pensée de l’historien Velleius Paterculus, et parla de cette sorte de fatalité qui fixe dans tous les arts, chez tous les peuples du monde, un point d’excellence qui ne s’avance ni ne s’étend jamais : « Ce même ordre immuable, disait-il, détermine un nombre certain d’hommes illustres, qui naissent, fleurissent, se trouvent ensemble dans un court espace de temps, où ils sont séparés du reste des hommes communs que les autres temps produisent, et comme enfermés dans un cercle, hors duquel il n’y a rien qui ne tienne ou de l’imperfection de ce qui commence ou de la corruption de ce qui vieillit. » C’était bien pensé et bien dit. Mais ce même directeur commit, et sans doute à dessein, une faute par omission ; il manqua sciemment à une convenance. Il affecta, dans un discours tout rempli de Racine et des mérites du nouvel académicien, de ne souffler mot de Despréaux, le premier auteur pourtant du choix de M. de Valincour, et qui l’avait demandé au roi. Laissons parler notre fidèle chroniqueur, M. Vuillart :

« (9 juillet 1699.) Le discours que M. de Valincour a fait le jour de sa réception à l’Académie française en la place de M. Racine est très-beau… La réponse du directeur de l’Académie au compliment de M. de Valincour est belle aussi. On a joint l’une à l’autre. M. de La Chapelle, receveur général des finances de La Rochelle, est ce directeur. Il parle dignement et de M. Racine et de M. de Valincour, son successeur non-seulement pour l’Académie, mais aussi pour l’Histoire du roi ; mais il a gardé un tel silence au sujet de M. Despréaux qui a demandé lui-même ‘a Sa Majesté le premier ce nouveau collègue, que ce silence paraît très-affecté : car l’inadvertance en tel cas ne peut aller naturellement si loin. Voilà de quoi produire une nouvelle querelle sur le Parnasse. Despréaux, le cher Despréaux, qui est fort naturel et fort sincère, me disait dimanche dernier à une thèse do son petit-neveu, fils du président Gilbert, que La Chapelle, ayant affecté de ne point parler de Despréaux, avait mis Despréaux en droit de parler de La Chapelle. Comme il est sourdaud et qu’il ne pouvait prendre plaisir, avec toute la nombreuse et belle assemblée, à écouter le répondant qui se fit admirer, il se dédommageait en parlant d’une chose qui lui tient fort au cœur : car ce silence lui paraît très-malhonnête et très-offensant, et s’il n’était aussi occupé qu’il l’est d’un déménagement (car il quitte le logis du cloître Notre-Dame où il était près le Puits, pour un autre qui a vue sur le jardin du Terrain), il aurait déjà produit quelque chose de vif : car il n’est pas aussi mort à lui-même sur pareil cas qu’on a sujet de croire que l’aurait été M. Racine. M. Despréaux est droit d’esprit et de cœur, plein d’équité, généreux ami ; mais la nécessité de pardonner une injure, où est un chrétien qui veut être digne de son nom, ne semble pas avoir encore fait assez d’impression sur son esprit ni sur son cœur. Peut-être que le temps et la distraction que lui cause son changement de demeure auront calmé l’émotion où je le vis, et peut-être plus encore les prières de son incomparable ami M. Racine ; car, comme il avait le cœur fort pénitent depuis longtemps, il y a sujet de le croire, par la miséricorde du Seigneur, en possession de ce bienheureux repos où l’on prie efficacement pour ceux qui sont dans le trouble des passions de la vie. »

Touchante et sainte confiance ! On ose à peine se permettre un sourire. L’intercession de Racine, apparemment, servit de peu. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que si chez celui-ci, vers la fin, le poëte était tout à fait fondu dans le chrétien, il se retrouvait tout entier, toujours armé et sur le qui-vive, toujours irritable en Despréaux. L’effet, de sa part, suivit presque incontinent la menace : une épigramme sortit et courut aussitôt. Le bon M. Vuillart qui envoyait volontiers à son ami les nouveautés littéraires, fut lent pour celle-ci :

« (23 juillet.) Despréaux ne s’en est pu tenir : il a fait une épigramme contre La Chapelle. Comme c’est un fruit honteux de sa faiblesse, je ne l’ai ni désiré ni recherché. Je ne fus pas si lent touchant le beau fruit de sa force, son admirable Epître sur l’Amour de Dieu. Le docteur, frère du poëte109, l’aurait souhaité plus patient, et le plaint de son impatience. Il est en effet bien à plaindre : il a de la candeur, et il viendra un bon moment où il s’en humiliera devant Dieu et réparera la mauvaise édification que son impatience peut donner. Ce qui l’a ému était beau à pardonner, et est laid à relever. »

Nous ferons comme M. Vuillart, mais par une autre raison. Nous ne mettrons pas ici l’épigramme qui est d’ailleurs dans les Œuvres de Boileau, parce qu’elle est faible et assez peu piquante : Racine, en sa saison profane, l’eût faite plus méchante. L’Épigramme proprement dite n’est pas le fait de Boileau, supérieur dans la Satire et dans l’Épître. Il y eut une réponse assez flasque de La Chapelle ou de quelqu’un de ses amis. Ainsi finit cette petite guerre, peu digne des funérailles littéraires de Racine.

Quant à ce qui est de cette différence d’humeur et de procédé des deux illustres poëtes, également religieux, diversement pénitents, un moraliste comme Saint-Évremond ou La Rochefoucauld n’en serait certainement pas étonné et n’aurait pas grand’peine à l’expliquer. Il se plairait à reconnaître encore la nature et à la suivre jusqu’à travers les formes opposées sous lesquelles elle se déguise ou elle se trahit. Il était assez naturel, en effet, que Racine sensible, tendre, ouvert aux passions, timide en même temps et peu courageux, s’effrayât en vieillissant des touchantes faiblesses auxquelles il s’était livré, qu’il revînt en idée à l’innocence de ses premiers jours, qu’il se replongeât tant qu’il le pouvait en arrière, se reprochât ses fautes passées en se les exagérant, et noyât tout son amour-propre dans ses larmes. La réaction dut être extrême dans cette excessive sensibilité. Chez Boileau il n’y avait pas lieu à un si complet retour : le vieil homme, de tout temps moins tendre, n’avait pas à revenir de si loin ni à s’anéantir absolument dans le chrétien ; le poëte ne croyait pas avoir à se repentir ni à se dédire ; il gardait le plus qu’il pouvait de sa verdeur, et se passait encore bien des boutades mordantes que sa probité et sa raison ne lui reprochaient pas.

Une dernière mention que fait du « cher Despréaux » le bon M. Vuillart nous montre ce petit péché d’épigramme entièrement oublié et le Boileau des dernières années dans la stabilité complète de sa religion et de sa droiture. M. Vuillart raconte très-naïvement comme quoi, un matin, en allant voir Despréaux, il eut l’idée d’entrer dans l’église Saint-Denis-du-Pas110, et comment le mouvement lui vint d’adresser à Dieu, sous l’invocation de ce saint apôtre des Parisiens, une prière à l’intention de l’archevêque son successeur, le cardinal de Noailles, afin que le prélat se montrât ferme et vaillant à son exemple, et qu’au lieu de mollir il fût comme un mur d’airain pour le soutien de la bonne cause et de la vérité (9 octobre 1700) :

« J’allais, dit-il, chez le cher Despréaux, et c’était ma route, car cette petite église est derrière le chœur de la cathédrale, et Despréaux est logé près du Terrain. Je ne sais, monsieur, si je vous ai mandé qu’il a été malade, et l’a été grièvement. En une nuit, on lui donna trois fois l’émétique, qui l’arracha des mains de la mort. Celui qui le lui avait donné s’est trouvé là ce matin avec moi, et m’a dit que le remède avait heureusement opéré… Il est en bonne convalescence et compte de s’aller rétablir à sa jolie maison d’Auteuil durant l’été Saint-Denis111 et les autres petits étés qui pourront se multiplier cette année, comme on a quelque lieu de l’espérer. C’est un bon cœur d’homme, plein de candeur, de sincérité, d’amour du vrai, de haine du faux. Il est généreux et fidèle ami. Il aime fort l’Écriture, et surtout les Psaumes. »

Boileau resta donc davantage lui-même jusqu’à la fin ; il était une nature plus fixe que Racine.

On ne saurait se le dissimuler, en effet, il y avait quelque faiblesse de caractère ou de tempérament dans Racine. Le chrétien étant donné, cette faiblesse de sa part consistait, sur la fin, à rester courtisan un peu malgré lui, à n’oser se séparer de la-faveur, à vouloir mener de front deux choses inconciliables, la Cour et la dévotion, à vouloir pousser celle-ci jusqu’à la pénitence et à ne jamais passer outre. Boileau était un caractère plus simple, plus uni. Nullement insensible ni indifférent à ses succès d’esprit en haut lieu, dès qu’il s’était senti souffrant ou affaibli dans ses organes, il avait pris bravement son parti et avait quitté Versailles pour n’y plus remettre les pieds. Racine ne put jamais s’y décider ; il se donnait pour excuse de conscience qu’en restant sur ce terrain glissant il pouvait mieux servir à l’occasion les religieuses de Port-Royal ; mais au fond il ne pouvait se résoudre à se sevrer de ces douceurs enchanteresses : il était atteint de la même-faiblesse que Bossuet qui, lui aussi, se montra aussi longtemps qu’il put à Versailles et qui, même à la fin, et à bout de force, s’y traînait ; il était affecté de la même faiblesse encore que M. de Pomponne, le plus aimable des Arnauld, mais un Arnauld amolli, qui, tout octogénaire et tout pieux qu’il était, ne pouvait se décider à résigner le ministère et qui, apprenant la retraite chrétienne de M. Le Peletier (1697), disait au roi qui lui en donnait la première nouvelle : « Cette retraite, Sire, rend M. Le Peletier aussi louable que je dois être honteux de n’avoir pas, à mon âge, le courage de l’imiter. » Racine était de cette famille d’esprits distingués et de cœurs tendres, que se disputaient, on l’a dit, l’amour du roi et l’amour de Dieu ; il se le reprochait lui-même. Boileau n’avait pas de ces doubles amours ; il allait tout droit. Il est vrai qu’ayant moins de cordes à l’âme, il avait à cela moins de peine et moins de mérite.

Et maintenant ai-je à m’excuser d’avoir si longuement reparlé de deux poëtes célèbres, chers à la France, mais sur lesquels il semble que tout, depuis longtemps, soit dit et qu’il n’y ait plus qu’à se répéter avec de bien légères variantes ? Je me le demande en me relisant : N’ai-je pas commis une impertinence en plein journal ? N’ai-je pas fait au moins un anachronisme ? N’est-ce pas un hors-d’œuvre que je suis venu offrir devant des générations ailleurs occupées, et dont la faculté d’admiration est engagée dans des voies toutes différentes ? Nos idées Sur les poëtes ont, en effet, changé presque entièrement depuis quelques années. Ce n’est plus la question classique ou romantique, si vous le voulez ; il s’agit de bien autre chose que d’une cocarde, que des coupes et des unités, — des formes et des couleurs — il s’agit du fond même et de la substance de nos jugements, des dispositions et des principes habituels en vertu desquels on sent et l’on est affecté. Pourrai-je réussir à bien rendre cet état nouveau, cette direction devenue presque générale des esprits ? Autrefois, durant la période littéraire régulière, dite classique, on estimait le meilleur poëte celui qui avait composé l’œuvre la plus parfaite, le plus beau poëme, le plus clair, le plus agréable à lire, le plus accompli de tout point, l’Énéide, la Jérusalem, une belle tragédie. Aujourd’hui on veut autre chose. Le plus grand poëte pour nous est celui qui, dans ses œuvres, a donné le plus à imaginer et à rêver à son lecteur, qui l’a le plus excité à poétiser lui-même. Le plus grand poëte n’est pas celui qui a le mieux fait : c’est celui qui suggère le plus, celui dont on ne sait pas bien d’abord tout ce qu’il a voulu dire et exprimer, et qui vous laisse beaucoup à désirer, à expliquer, à étudier, beaucoup à achever à votre tour. Il n’est rien de tel, pour exalter et nourrir l’admiration, que ces poëtes inachevés et inépuisables ; car on veut dorénavant que la poésie soit dans le lecteur presque autant que dans l’auteur. Depuis que la critique est née et a grandi, qu’elle envahit tout, qu’elle renchérit sur tout, elle n’aime guère les œuvres de poésie entourées d’une parfaite lumière et définitives ; elle n’en a que faire. Le vague, l’obscur, le difficile, s’ils se combinent avec quelque grandeur, sont plutôt son fait. Il lui faut matière à construction et à travail pour elle-même. Elle n’est pas du tout fâchée, pour son compte, d’avoir son écheveau à démêler, et qu’on lui donne de temps en temps, si je puis dire, un peu de fil à retordre. Il ne lui déplaît pas de sentir qu’elle entre pour sa part dans une création. Quand une fois je les ai vues et admirées dans leur pureté de dessin et dans leur contour, qu’ai-je tant à dire de Didon et d’Armide, de Bradamante ou de Clorinde, d’Angélique ou d’Herminie ? Parlez-moi de Faust, de Béatrix, de Mignon, de Don Juan, d’Hamlet, de ces types à double et triple sens, sujets à discussion, mystérieux par un coin, indéfinis, indéterminés, extensibles en quelque sorte, perpétuellement changeants et muables ; parlez-moi de ce qui donne motif et prétexte aux raisonnements à perte de vue et aux considérations sans fin. Quand on a lu le Lutrin ou Athalie, l’esprit s’est récréé ou s’est élevé, on a goûté un noble ou un fin plaisir ; mais tout est dit, c’est parfait, c’est fini, c’est définitif ; et après… Il n’y a pas là de canevas ; cela paraît bien court. Il semble même que les habiles et parfaits auteurs de ces chefs-d’œuvre l’aient compris tout les premiers ; car, leur œuvre achevée, ils détendaient leurs esprits, ils baissaient le ton, ils n’étaient plus les mêmes. Leur pensée n’était plus à la hauteur de leur talent. Leur conversation ne portait pas au-delà d’un cercle borné. Leur tous-les-jours était assez ordinaire. — Non, il ne l’était pas autant qu’on le croirait, et cette simplicité, cette vertu, cette prud’homie touchante de Racine, couronnée d’une belle et douce mort, est-ce donc chose si ordinaire ?