Histoire de la littérature française à l’étranger pendant le xviiie siècle, par M. A. Sayous17
Cet ouvrage de M. Sayous est la suite de celui qu’il publia, il y a quelques années, sur la Littérature française à l’étranger pendant le xviie siècle. Nous avons à rappeler l’idée même et le sujet de l’important travail qu’il vient de mener à fin. Beaucoup d’écrivains, d’auteurs de profession ou d’amateurs ont écrit en français hors de France, sans être Français eux-mêmes ou en étant des Français exilés, émigrés : c’est de cette vaste littérature de banlieue que M. Sayous a fait l’histoire. J’éclairerai sa pensée par quelques exemples.
Saint-Évremond et Bayle sont des Français émigrés qui continuent d’écrire dans leur langue hors de la patrie, avec cette différence que Saint-Évremond est proprement un émigré, et que Bayle est plutôt un réfugié. L’émigré, homme de cour, continue d’écrire dans la langue élégante qui était en usage et à la mode au moment de sa sortie. Le réfugié, homme de religion, a des habitudes et des plis de langage qui dénotent la secte, le conventicule. Bayle lui-même, le Voltaire anticipé du genre, l’esprit le plus émancipé du calvinisme, n’a rien qui sente le Français de pure race, du milieu et du cœur de la France.
Frédéric le Grand est un étranger, Français par l’éducation, qui adopte le français dans ses écrits ; il écrit et compose dans notre langue par choix et par goût ; ainsi faisait la grande Catherine, dont on a publié depuis peu les curieux Mémoires. Ces illustres étrangers qui choisissent le français pour leur langue littéraire, même sans être jamais venus en France ni à Paris, sont assez nombreux au xviiie siècle. Notre langue avait fait la conquête de l’Europe du nord et même d’une partie du Midi.
Il y a encore une classe d’étrangers qui écrivent en français, mais ceux-ci parce qu’ils sont venus en France et à Paris, qu’ils y habitent, qu’ils y vivent dans la meilleure société et en ont pris le ton, le tour d’esprit. Le charmant Hamilton, Grimm et Galiani, sont les principaux noms qui se présentent d’abord quand on cherche des exemples de ces parfaits naturalisés. Ce ne sont plus vraiment des étrangers, ils sont de Paris (le Suisse Bezenval n’était plus de Soleure, mais bien de Versailles), et l’on ne songe à les rattacher à leur première origine que lorsque, comme Grimm et Galiani, ils s’en retournent vieillir et mourir au dehors. Nous avons, à l’heure qu’il est, de spirituels Italiens qui écrivent le plus joli français, le plus net, le plus attique, qui payent tous les matins de leur personne, de leur plume. Et qui donc oserait dire que M. de Rovray n’est point de Paris ?
Enfin, il faut bien en convenir, il y a des étrangers qui écrivent en français du même droit que nous et sans être Français, tout simplement parce que c’est leur langue propre et maternelle. L’Empire français ne comprend pas exactement et rigoureusement tous les pays de langue française ; il y a des bords qui dépassent, des coins et des contours qui échappent et qui ont toujours échappé. La Savoie est française, elle l’avait été une fois : Lausanne ne l’a jamais été. On y parle français pourtant au même titre que dans le Bugey ou le Dauphiné. Il y a donc des branches de littérature française qui sont chez elles et en pleine terre, tout en étant à l’étranger. La plus considérable de ces branches est la littérature genevoise : elle occupe la plus grande place dans les deux derniers volumes de M. Sayous. Il avait toutes les qualités et conditions pour en bien parler ; il en sort, il en possède la suite et la tradition.
Nous avons en France une prévention a priori contre la littérature genevoise ; nous l’estimons, et nous la goûtons peu. Nous en usons sobrement : en ceci comme en beaucoup de nos préventions, nous avons tort ; mais nous corrigerons-nous ? Bons catholiques ou non, nous n’avons pas le goût protestant en littérature : quoi qu’il en soit, il convient, au moins à quelques-uns, de bien connaître ce monde à part, cette province littéraire non soumise qui a son fond et sa forme d’indépendance et d’originalité. Les écrivains de Port-Royal font une tribu distincte dans la littérature française et au cœur du grand siècle : Pascal seul a éclaté pour tous ; si l’on veut bien connaître les autres, il faut y regarder de très près et les suivre longtemps dans leur monotonie apparente, dans leur demi-obscurité. Il en est de même pour la tribu intellectuelle génevoise au xviiie siècle. Jean-Jacques Rousseau seul a brillé aux yeux de tous : celui qui se proclamait le citoyen de Genève par excellence, est sorti de son cercle natal ; il a éclaté ailleurs, mais ç’a été en rompant avec les siens. Les autres écrivains et citoyens genevois, restés plus fidèles que lui, ont besoin, pour être appréciés, d’une étude attentive, et d’être écoutés de très près ; et ils en sont dignes. M. Sayous vient de s’appliquer à ce travail, non pas ingrat, mais lent, difficile, et qui demande un graveur encore plus qu’un peintre. Nous n’avons plus qu’à l’accompagner et à nous en remettre à lui comme au plus sûr introducteur.
Je lui ferai pourtant une critique en commençant. Pourquoi n’avoir point placé en tête de ces deux volumes un court abrégé de la constitution, de l’histoire politique de Genève au xviiie siècle, un petit tableau résumé des luttes, des querelles et guerres civiles entre les différentes classes, entre les citoyens et bourgeois, membres de l’État, parties du souverain, et les natifs exclus, tenus en dehors et revendiquant des droits ; querelles du haut et du bas, de patriciens et de plébéiens, renouvelées des Grecs et des Romains, inhérentes à la nature des choses, qui se sont reproduites plus tard, sous une forme un peu différente, dans la moderne Genève, et qui ont été finalement tranchées à l’avantage du grand nombre. M. Sayous suppose apparemment que nous savons tout cela, et il ne nous croit pas aussi ignorants que nous le sommes sur ces matières du dehors, même quand elles appartiendraient à un État plus considérable que celui de Genève. Quelques pages nettes et précises où il nous aurait présenté les vicissitudes de la cité républicaine fondée sur une aristocratie orthodoxe et bourgeoise, jusqu’au moment où elle fut englobée par la Révolution française, nous auraient satisfaits et tranquillisés ; nous aurions pu ensuite nous livrer avec plus de sécurité, sous sa conduite, aux études successives d’écrivains distingués qu’il déroule devant nous.
Nous apprenons tout d’abord qu’un notable changement s’opéra, au commencement du xviiie siècle, dans l’atmosphère théologique de Genève ; il y eut une détente, et le climat moral s’adoucit. Cette heureuse modification qui tempérait la rigidité, devenue impossible, de Calvin, et qui mettait Genève plus en accord avec l’air extérieur, fut, en grande partie, due à un ministre et prédicateur, Alphonse Turretin, lequel avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avait visité Newton et Saint-Évremond à Londres, Bayle et Jurieu en Hollande, Bossuet, Fontenelle et Ninon à Paris, et qui, après bien des comparaisons de curieux, était revenu dans sa patrie, mitigé, modéré et tolérant. Turretin sut intervertir habilement l’ordre calviniste, en faisant passer la morale avant le dogme, en posant en principe « qu’on ne doit jamais porter en chaire ces questions qui sont controversées entre les protestants : d’un côté parce qu’elles surpassent la portée du peuple, et de l’autre parce qu’elles ne contribuent en rien à avancer la sanctification des âmes ». Sous l’empire de ces idées de bon sens, il se fit peu à peu, dans l’esprit exclusif de ses concitoyens, un assez grand changement pour qu’après lui, en 1738, on pût voir, dans la cité calviniste par excellence, s’élever une église, — non pas catholique (ne demandons pas l’impossible) —, mais une église luthérienne. Luther admis à côté de Calvin, quel effort ! quelle tolérance ! À défaut d’une grande originalité, Turretin eut donc de l’à-propos, de la sagesse pratique, de la persuasion, une influence salutaire, et il contribua à fixer pour un long temps cette température religieuse et morale dans laquelle on respira désormais plus librement, et qui permettait d’être à la fois, dans une certaine mesure, chrétien, philosophe, géomètre et physicien, homme d’expérience, d’examen, de doute respectueux et de foi.
Ce fut la ligne que suivirent les Cramer, les Calandrini, les Abauzit, et qu’observa lui-même dans sa belle et juste carrière Charles Bonnet, le dernier de tous et le plus en vue. Regardez-y bien : tous ces Génevois de la vieille souche ont finesse, modération, une certaine tempérance, l’analyse exacte, patiente, plus de savoir que d’effet, plus de fond que d’étalage ; et quand ils se produisent, ils ont du dessin plutôt que de la couleur, le trait du poinçon plus que du pinceau ; ils excellent à observer, à décrire les mécanismes organiques, physiques, psychologiques, dans un parfait détail ; ils regardent chaque pièce à la loupe et longtemps ; ils poussent la patience jusqu’à la monotonie ; ils sont ingénieux, mais sans une grande portée. Une teinte grise les environne, aucun rayonnement ne les dénonce au dehors ; pour les apprécier, il faut venir chez eux et vivre avec eux. Je les définis, au xviiie siècle, toute une tribu intellectuelle, née de Calvin, restée très morigénée en s’émancipant, très philosophisée d’ailleurs et sécularisée, où Bayle est entré, où Fontenelle a passé, mais où, même avec la liberté de penser acquise, il se sent beaucoup de circonspection, de réserve, et une sorte de contrainte. Il y a toujours pour limite à la discussion ouverte le symbole légal et la révélation. En un mot, malgré l’extension morale et la tolérance relative, due à l’influence de Turretin, la cité intellectuelle génévoise restait, à quelques égards, fermée comme la cité politique.
Le chapitre d’Abauzit est un des meilleurs du livre de M. Sayous : cette physionomie, telle qu’il nous la montre, est toute une nouveauté et une restitution. Abauzit pour nous n’était qu’un nom, et un nom fastueux. On en était resté, avec lui, sous le coup de la fameuse note de la cinquième partie de La Nouvelle Héloïse : « Non, ce siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J’en connais un, un seul, j’en conviens ; mais c’est beaucoup encore, et pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe… Savant et modeste Abauzit !… Vénérable et vertueux vieillard, etc. » C’est ainsi qu’était arrivé à la plupart d’entre nous le nom d’Abauzit, bombardé modeste et vertueux par cette apostrophe de Jean-Jacques. M. Sayous a rendu au personnage sa vie et sa réalité. Abauzit est bien un contemporain, plus jeune, de Bayle, de Fontenelle, un contemporain exact de Mairan. Il me paraît surtout avoir plus d’un rapport avec ce dernier, avec le philosophe de Béziers, de qui Marmontel nous dit que « ce que l’âge lui avait laissé de chaleur n’était plus qu’en vivacité dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d’un tour original, et d’un sel fin et doux18 ». Abauzit, né à Uzès, avait l’accent qui relève la douceur ; il avait la finesse, l’ironie bienveillante et avec sourire. Savant en toute chose, nullement inventeur, possédant les mathématiques, la physique, l’histoire, bon critique, théologien moraliste, peu soucieux de métaphysique ou de dogmes, pratique avant tout, chrétien comme Channing ou comme Locke, le bibliothécaire de Genève, était un sage aimable, discret, nullement ennuyeux. Ce n’est pas pour rien qu’Abauzit, en patois languedocien, veut dire avisé : l’homme, si vertueux qu’il fût, ne jurait pas avec le nom. Il s’était appliqué à se bien connaître lui-même, et il savait aussi le train du monde, le cours des idées, le fin des choses. L’auteur du Barbier de Séville nous a exposé, dans une tirade célèbre, ce que c’est que la calomnie, et comment elle naît, glisse et s’accroît : Abauzit fait voir de même ce que c’est que l’opinion, et de quel petit pas bien souvent elle se met en marche pour aller à l’aventure, gagner du pays, et bientôt envahir le monde :
Dès que l’opinion, dit-il, est reconnue une fois, elle devient de toutes les autorités la plus grande et la plus forte, Après cela, il ne faut plus se mettre en peine du reste ; malgré de si faibles commencements, croyez que tout ira bien. Figurez-vous un brin de neige que la moindre agitation d’air détache du haut d’une montagne ; le peloton se forme, et, à force de rouler, la masse devient si énorme, qu’elle entraîne tout ce qu’elle rencontre. Telle est la force du courant de l’opinion. Qu’elle se maintienne et roule quelque temps, elle aura bientôt tout le monde à sa suite. — J’ai vu, disait quelqu’un, la naissance de plusieurs bruits de mon temps ; et bien qu’ils s’étouffassent en naissant, nous ne laissions pas de prévoir le train qu’ils eussent pris s’ils avaient vécu leur âge. Car il n’est que de trouver le bout du fil, on dévide tant qu’on veut, et il y a plus loin de rien au plus petit atome, qu’il n’y a de cet atome à la plus grande chose du monde. L’opinion particulière fait souvent l’opinion publique, et l’opinion publique fait à son tour l’opinion particulière. Ainsi va tout ce grand bâtiment, s’étoffant et se formant de main en main, de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier plus convaincu que le premier. Qu’un certain docteur, Justin Martyr, par exemple, ait dit une chose sans y avoir pensé, elle n’en vaut pas moins pour cela, et il ne faut pas désespérer qu’elle fasse fortune. À force de jeter le dé, elle rencontre le point favorable, gagne la multitude, et s’empare de la créance publique ; témoin la statue de Simon le Magicien19. Cette créance publique, élevée sur celle d’un particulier, devient ensuite elle-même pour le particulier un nouveau degré de crédibilité, et le fait en est mieux cru qu’auparavant. Voilà le cercle des opinions humaines, non seulement des fausses, mais encore des véritables…
C’est dans un discours Sur l’Apocalypse qu’Abauzit parlait et pensait ainsi. Malheureusement il y a trop peu de ces passages dans le recueil de ses œuvres trop sèches et trop ternes20 ; il se réservait pour la conversation ou la correspondance. — Être plutôt que paraître, savoir plutôt qu’enseigner, préférer une vie égale et tranquille avec l’estime des siens à une réputation lointaine, renoncer aux chimères, aux grands desseins, pour cultiver cette sorte de mérite « qui a sa récompense en soi-même et se suffit » ; faire tout cela et par choix, et aussi parce qu’on n’a pas en soi de démon qui vous pousse ailleurs : tel était, avec ses trente louis de rente, et même un peu plus, dit-on, Abauzit, le type du studieux et du sage non professant, mais consultant.
Ce n’était plus un Genevois ou de naissance ou d’adoption ; c’était, je crois bien, un Bernois que le Suisse de Muralt, auteur d’intéressantes Lettres sur les Anglais et les Français, publiées pour la première fois en 1725, mais dont la composition, antérieure de près de trente ans, remonte par conséquent aux dernières années du xviie siècle. Je dirai qu’en lisant les Lettres de M. de Muralt, on s’aperçoit aussitôt qu’il n’est point de Genève ; il n’en a point le cachet. Ce gentilhomme bernois, qui a dû vivre assez longtemps en Angleterre, qui a servi en France, écrit un français net et ferme, vif et dégagé, comme le fera plus tard son compatriote Bonstetten. Il est plus aisé, en effet, à un Suisse homme d’esprit, de la partie allemande, tel que Bezenval, Bonstetten, Meister ou M. de Muralt, de prendre, quand il s’y met, le tour français tout net en écrivant, qu’à des Genevois déjà Français de langage, mais qui ont leur forme à eux et leur pli contracté dès l’enfance. Les jugements de M. de Muralt, qui atteignent l’Angleterre dans toute sa crudité sous Guillaume et avant qu’elle ait eu le temps de se polir sous la reine Anne, grâce aux Pope et aux Addison, demeurent d’une singulière et parfaite justesse, et vont au fond du caractère de la nation. De même pour les Français, qu’il goûte sans les flatter, qu’il déshabille hardiment, cherchant le solide sous les belles manières, et à qui, dès qu’il n’y trouve pas son compte (ce qui lui arrive souvent), il dit des vérités suisses avec beaucoup d’esprit. Observateur philosophe, il a pourtant un défaut marqué dans ces lettres sur la France, qu’il a retouchées après coup plus que les premières : il y raisonne trop, il disserte ; il distingue sans cesse entre le bon et le beau. On était alors, au xviie siècle, pour le bel esprit, comme on a été de nos jours pour le talent ; c’était un mot magique qui couvrait tout. M. de Muralt est tout occupé de n’en pas être dupe, et de juger du fond. Il a, sur nos écrivains du grand siècle, et sur Boileau notamment, considéré comme auteur de satires, des opinions qui ne laisseraient pas de surprendre si on les citait, et qui ne me paraissent pas manquer de vérité dans leur entière indépendance. Et puisque le lièvre est levé, pourquoi ne risquerai-je pas cette opinion assez singulière d’un Suisse de ce temps-là sur M. Despréaux ? nous-même autrefois, en notre verte jeunesse, nous nous en sommes permis bien d’autres :
Le premier qui se présente (entre les beaux esprits vivants) est leur poète célèbre, l’auteur des satires, qui balaye le Parnasse français et en chasse la foule des beaux esprits qui le sont à faux titre. Ses ouvrages ont leur mérite, et justifient en quelque sorte le cas que le public en fait : ils sont compassés et élégants, et ils ont quelque chose qui impose. L’art et le travail s’y trouvent joints à des talents de nature, et le poète a su employer heureusement les plus beaux traits des poètes anciens et s’en parer. Ici, les rapports vont à l’homme, à l’homme en tant qu’il est sociable et qu’il se garantit du ridicule, et, généralement parlant, ils ne manquent pas de justesse, ni l’ouvrage de dignité. Mais le prix que l’auteur y met au bien et au mal, au bien surtout, paraît moins partir du cœur que de la tête, comme aussi l’effet que ses satires font va plus à la tête qu’au cœur. Par là encore elles ne sont pas du premier ordre pour ce qui regarde la beauté, qui est l’endroit par où on les envisage et par où on leur applaudit. Au reste, cet auteur n’a point de caractère dominant. Il a du bon sens et de l’esprit, assez pour être au-dessus des génies ordinaires ; mais on ne peut pas dire de lui que ce soit un grand génie. Il semble souvent employer son bon sens et son esprit séparément, et l’un au défaut de l’autre, plutôt que de se servir de l’un et de l’autre conjointement, pour mettre dans leur jour les sentiments du cœur qui font le poète. Il lui arrive de s’élever, mais il a de la peine à se soutenir ; il a le vol court, et ses poésies sentent l’effort et le travail ; on s’aperçoit que la recherche du beau, d’un certain éclat, en fait le grand ressort : de là viennent les bons mots où il lui arrive si souvent de s’échapper, aussi bien que toutes ces malignités hors d’œuvre, ces traits qui divertissent le lecteur, mais qui ne font pas honneur au poète. Ils font sentir que le tout n’est qu’un jeu, que le poète n’a d’autre vue que de s’égayer et de remporter l’approbation du public, du grand nombre qui prend goût à ces malignités. C’est encore ce qui lui a donné lieu à se jeter sur des matières générales plutôt que sur les défauts de sa nation, et par cet endroit aussi bien que par son caractère d’esprit, il ne fait pas aux Français tout le bien qu’un poète satirique pouvait leur faire. Par cette raison principalement, je le crois autant au-dessous de l’excellent, où la voix publique le place, qu’au-dessus du médiocre qu’il attaque avec succès dans ses satires ; et je suis persuadé que le temps, qui met le vrai prix aux auteurs, ne placera pas celui-ci au premier rang où son siècle le place.
Savez-vous bien que, malgré tous nos efforts et nos plaidoiries incessantes (depuis que nous sommes revenus à résipiscence) pour le mérite, l’utilité critique et l’excellence relative de Boileau, ce jugement de M. de Muralt pourrait bien être vrai en définitive, surtout pour ceux qui regardent la littérature française à quelque distance, et qui prennent leurs termes de comparaison chez les grands poètes de tous les temps, de tous les pays, et dans la nature humaine ?
M. de Muralt disait encore, à propos des séances solennelles de l’Académie française et des discours de réception qui étaient dans leur première vogue en ce temps-là ; — mais, pour mieux faire apprécier le piquant de ce passage, il faut voir comme il l’amène et l’introduit :
En France, les femmes surtout sont à plaindre, du moins les femmes raisonnables. La plupart des hommes croiraient ne savoir pas vivre s’ils les entretenaient naturellement et d’autre chose que d’elles-mêmes ; il leur paraît que de ne pas dire à une femme, du moins de temps en temps, qu’elle est belle et qu’elle a de l’esprit, ce serait lui faire entendre que la beauté et l’esprit lui manquent. Mais les femmes ont de quoi se consoler, en ce que les hommes font la même chose entre eux et se traitent en femmes les uns les autres : ils font entrer des louanges ou, pour me servir de leur terme, des choses obligeantes dans tout ce qu’ils se disent. C’est le goût du pays, et on s’y fait généralement, comme il y a des pays où tous les mets qu’on mange sont apprêtés avec du sucre, et on les y trouve bons…
Non seulement leurs discours ordinaires ont quelque chose de flatteur, qui fait de la peine à un homme modeste et sensé, à tout homme qui n’est point fait à ce langage et qui ignore la manière de repousser les louanges, ou d’y répondre en les faisant retomber sur ceux qui les donnent ; mais même leurs discours prémédités sont le plus souvent consacrés à la louange, comme ce qu’il y a de plus conforme au génie de la nationl. C’est en quoi l’on excelle en France, et c’est en quoi on se fait gloire d’excellerm. Il y a un corps d’hommes choisis entre tous les gens d’esprit, entre les plus fameux écrivains de la nation, et qui en prend même le nom comme par excellence, un corps voué à la pureté du discours et à l’éloquence, et qui, par sa supériorité d’esprit, impose aux autres et les règle. Chacun d’eux, lorsqu’il est reçu dans ce corps, prononce un discours comme pour montrer de nouveau et de vive voix qu’il est digne du choix qu’on a fait en sa personne, et ce discours qui servira de modèle à d’autres, et qui montre sur quoi principalement un orateur a bonne grâce de s’exercer, doit contenir des éloges, des éloges donnés aux vivants et aux morts. On y loue comme par arrêt des hommes loués déjà, et qui doivent être loués de nouveau dans toute la suite des temps. On les loue comme on tire au blanc ; on les crible de louanges. Ceux qui louent recevront à leur tour la louange qu’ils ont donnée à d’autres, et ces hommes habiles et placés comme à la tête de la nation française l’entretiendront sans doute dans l’habitude qu’elle s’est faite de louer et de faire consister dans la louange l’action la plus noble de l’esprit humain.
S’il avait vécu un siècle plus tard, M. de Muralt aurait vu que la louange, tout en se perpétuant et se renouvelant sans cesse au sein de l’Académie, s’est parfois assaisonnée de malice ; le double penchant de la nation s’est trouvé ainsi combiné et satisfait, et les mêmes hommes qui savent si bien se louer en face, quand ils veulent, sont souvent aussi ceux qui raillent le mieux, là et ailleurs, et qui frondent. Ces deux talents s’appellent et se complètent naturellement : l’art de fronder égal à l’art de louer. C’est le progrès de la nouvelle Académie sur l’ancienne.
Maintenant qu’on réimprime tout, on devrait bien réimprimer ces lettres de M. de Muralt ; elles le méritent. Il a dit le premier bien des choses qu’on a répétées depuis avec moins de netteté et de franchise.
Si nous revenons à Genève, le baromètre intellectuel et moral y dut éprouver de grandes variations et perturbations, on le conçoit, de la présence dans le voisinage de ces deux météores du xviiie siècle, Voltaire et Rousseau, du passage orageux de l’un et du séjour prolongé de l’autre. Ces deux épisodes fournissent à M. Sayous le sujet de ses chapitres peut-être les plus intéressants et les plus neufs.
L’histoire littéraire vit de détails, et ce n’est pas nous qui reprocherons à l’auteur de les prodiguer, surtout dans une histoire littéraire du genre de celle-ci, et qui était à créer : ma critique porterait seulement sur un certain manque de proportion. C’est ainsi que la biographie de Georges Le Sage, esprit plus singulier encore qu’original, et qui d’ailleurs n’a rien produit, me paraît tenir trop de place, venant après les études sur Charles Bonnet et sur l’illustre Saussure, les deux noms qui forment le véritable couronnement de ce beau siècle littéraire et scientifique de Genève. Saussure, le premier explorateur et peintre des Alpes, est particulièrement admiré et mis en lumière par M. Sayous, qui a autrefois extrait et publié, des Voyages de ce savant, les parties pittoresques et descriptives, propres à être goûtées de tous les lecteurs. Saussure est de ces esprits parfaits qui unissent dans une haute et juste mesure les éléments les plus différents, l’exactitude du physicien, le jugement froid de l’observateur, la sagacité du philosophe, l’amour et le culte de la nature, l’imagination qui l’embrasse ; avec cela, n’accordant rien à l’effet, à la couleur, à l’enthousiasme ; et quand il devient peintre, n’y arrivant que par la force du dessin, par la pureté de la ligne, la clarté de l’expression, et, comme il sied au savant sévère, avec simplicité21. Comparez Saussure écrivain avec Buffon, avec Ramond et même avec Volnay, et il vous apparaîtra, réduit à ses seules qualités sans doute, mais aussi dans toute la rectitude et l’excellence de son goût.
Lorsqu’on a fermé ces deux volumes dans lesquels ont passé devant nous tant de figures sérieuses, souriantes à peine, originales et modestes, une pensée vous suit ; on se fait à soi-même une question. Tout a changé dans Genève, tout s’est transformé ; après un âge brillant, qui a recommencé et même surpassé en mouvements d’idées les beaux jours du xviiie siècle, une autre révolution s’est produite ; la face des choses a été renouvelée ; là comme ailleurs, le flot du grand nombre débordant, ce qui était relativement l’aristocratie a perdu son petit empire. Nous n’avons pas à nous prononcer en ces matières. Mais faut-il donc, pour cette république studieuse et intelligente, parce qu’elle est devenue démocratique dans sa forme, dans son ménage intérieur, lui faut-il renoncer à l’idée de voir sortir désormais de son sein des continuateurs et de dignes héritiers de ces hommes qui ont exercé sur leur temps une action si suivie, si salutaire, qui ont rempli dans le monde savant une telle fonction, plus efficace et plus utile encore que brillante ? Oh ! non pas. Le rôle de Genève n’a pas changé, et le côté par lequel elle intéresse l’Europe savante et pensante n’a fait, ce me semble, que se rajeunir. Genève est à la fois une retraite et un lieu de passage ; on y est curieux, et l’on y sait le prix du temps ; on s’y recueille, et l’on y voit tout défiler devant soi. Chaque année l’élite du Nord y descend : c’est la station naturelle et presque obligée pour l’Italie ; on y est plus à portée qu’ailleurs de tout apprendre, de tout comparer, de tout élaborer. Il y a dans le caractère génevois une tendance assez forte à reformer sans cesse des exclusions ou des restrictions, des orthodoxies et des sectes, à replacer des barrières : ne vous mettez pas en peine, il y aura toujours assez de ces apartés de société à Genève, fût-elle par sa constitution la plus démocratique des cités, fût-elle par son courant habituel la plus cosmopolite des villes. Cette disposition d’ailleurs, quand elle n’est pas poussée trop loin et qu’on n’y étouffe pas, a ses avantages ; il n’est pas mauvais d’être un peu gêné et contenu, quand le stimulant est partout alentour : une ceinture un peu serrée est utile pour mieux marcher. Genève a été de tout temps une forte nourrice des esprits ; elle peut l’être encore. Elle portait autrefois plus d’hommes distingués qu'elle n’en pouvait contenir, elle en envoyait de tous côtés à l’étranger. La patrie des La Rive, des Fictet, ne s’est pas appauvrie d’intelligences. Elle en produit, et elle en adopte. Elle nous prend M. Barni : elle vient de nous rendre, après des années de séjour, M. Schérer, plus fort, plus aguerri et comme exercé par cette lente contrainte. Des talents nouveaux s’y annoncent et s’y distinguent par des caractères genevois encore, mais qui ont bien le cachet du xixe siècle, à sa date la plus avancée. Jeunes, ils ont lu tous les livres, ils ont vu tous les pays, exploré toutes les éruditions, embrassé tous les systèmes ; ils savent tout ce qui se peut savoir et d’Allemagne, et de Grèce, et de France (cela va sans dire) ; ce sont des Français nés plus graves, qui ont beaucoup vu de bonne heure et qui se sont recueillis. Je pense surtout, en écrivant ces lignes, à un jeune critique dont le début vient de marquer la place entre les meilleurs, M. Victor Cherbuliez qui, dans ses Causeries athéniennes, a traité les plus délicates questions de l’art avec une verve, un savoir, une élévation de vues, auxquels je ne trouve à dire que pour le trop de densité. Heureux défaut, et qui rappelle encore, par une sorte de marque héréditaire, la suite des ancêtres ! Ainsi la chaîne reprend et se prolonge ; elle n’est pas rompue.