(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — III. (Fin.) » pp. 162-179
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — III. (Fin.) » pp. 162-179

III. (Fin.)

Après quarante ans d’une lutte glorieuse, durant laquelle fortes de leur droit, de leur patriotisme et de leur conscience, elles avaient tenu en échec la toute-puissante monarchie espagnole et prouvé leur souveraineté à la face du soleil, les Provinces-Unies de Hollande, lasses enfin, aspiraient à la paix. L’Espagne, sous Philippe III et sous son ministre le duc de Lerme, était redevenue volontiers pacifique ; les Pays-Bas de Flandre étaient alors gouvernés par les archiducs Albert et Isabelle, et ce couple humain, modéré, souhaitait rendre le repos et les bienfaits d’une bonne administration aux peuples depuis si longtemps épuisés, remis en leur tutelle. C’est de leur côté que vinrent les premières démarches et les premières ouvertures. Un religieux cordelier, Jean Ney, fut le messager actif et secret de qui les archiducs se servirent pour insinuer aux Hollandais qu’un accord était possible, et pour convenir d’une première suspension d’armes d’où le reste dépendît. La crainte de Henri IV, en apprenant ces ouvertures faites sans lui et sans son conseil, c’était que les Hollandais ne se laissassent leurrer par l’Espagne, qu’une fois amorcés à cette idée de paix, ils ne la voulussent à tout prix et ne s’y précipitassent sans conditions suffisantes ; il y aurait perdu un allié utile qui occupait puissamment les forces de l’Espagne, en même temps que sa réputation politique en Europe eût grandement souffert d’un traité d’où il aurait été exclu. Le président Jeannin, et ses collègues Buzenval et Bussy, mais lui plus qu’aucun, avaient charge d’avoir l’œil à cette grave affaire, de s’entendre avec l’ambassadeur du roi d’Angleterre Jacques Ier, et de ressaisir autant qu’il se pourrait l’arbitrage et la conduite d’une négociation si obliquement entamée.

Le grand point en question était celui-ci : L’Espagne consentirait-elle jamais à traiter avec les Provinces-Unies comme avec une puissance libre et souveraine ? ou bien s’arrangerait-elle pour ne faire que des concessions avec réserve et sous-entendu comme à d’anciens sujets révoltés ? Les archiducs, sincèrement désireux de la paix, promettaient, s’engageaient, mais les ratifications qu’on faisait signer à Madrid en revenaient toujours autres qu’on ne l’avait attendu, et dans des formes suspectes qui mécontentaient des républicains à bon droit ombrageux. Pendant deux ans, la négociation passa par toutes les phases qu’on peut imaginer, parfois semblant toucher au terme, le plus souvent pénible et laborieuse, et à certains moments désespérée. Une première ratification venue de l’Espagne avait paru trop défectueuse pour être admise par les États-Généraux ; une seconde, bien qu’incomplète encore, parut suffisante pour que les conférences s’engageassent sur la question de la paixb. Il y avait en Hollande deux partis principaux, l’un représenté par Barneveld, et l’autre par le prince Maurice d’Orange. Ce dernier était pour la continuation de la guerre dans laquelle il voyait le point d’appui de sa puissance militaire et de son autorité : Barneveld était pour la paix, mais pour une paix digne. En France et autour de Henri IV, on se méfiait assez d’abord de Barneveld, et le prince Maurice était écouté. Le président Jeannin, dès son arrivée à La Haye, vit juste et exerça une action, qui est très sensible quand on lit la suite des dépêches, sur les principaux personnages de qui la solution dépendait, sur Henri IV tout le premier, sur Barneveld, sur le prince Maurice lui-même. Henri IV, si l’on excepte quelques velléités qu’il en eut dès le commencement, ne demandait pas la continuation de la guerre ; mais, en montrant qu’il n’en était pourtant pas ennemi, il prétendait obtenir pour les Hollandais une paix plus forte, plus solide, et contracter renouvellement d’alliance avec eux. Le président Jeannin, amateur de la paix et sachant qu’au fond c’était aussi la politique de Henri IV, sut dissimuler dans l’origine et ne pas donner son dernier mot :

Il était, a dit Grotius, si puissant en paroles et tellement maître des mouvements de son visage, que, quand il cachait le plus ses sentiments, il semblait toujours qu’il parlât à cœur ouvert (Vultus autem sermonisque adeo potens, ut cum maxime abderet sensus apertissimus videretur).

S’interposant entre le prince Maurice et Barneveld, il les rapprocha autant qu’il le put, ce qui était difficile : « car le premier, disait-il, montre de fuir et avoir en horreur tout ce qui plaît à l’autre ». Il empêcha du moins entre eux un éclat qui n’eut lieu que plusieurs années après. Il tâcha de faire que l’un ne parût pas trop ouvertement enclin à la paix, ni l’autre à la guerre. Le prince Maurice était le plus difficile à manier : « Il est si retenu avec nous qu’on ne le peut apprivoiser », écrivait le président Jeannin. Et il le comparait encore dans son ambition couverte aux rameurs qui, en se dirigeant à un but, ne regardent jamais le lieu où ils veulent aller. Quant à Barneveld, il le goûte et l’estime bien davantage comme un homme dont les qualités patriotiques et civiles concordaient mieux avec les siennes ; il le justifie auprès de Henri IV qui le soupçonnait d’être plus Anglais que Français ; car le ministre de Jacques Ier, ainsi que son maître, bien qu’uni en apparence et allant de concert avec Henri IV, ne jouait pas un jeu très net et très franc. En se rapprochant donc tant qu’il le peut de Barneveld, qui est au fond l’oracle des Pays-Bas et « celui qui conduit la barque comme il lui plaît », Jeannin ne se livre pas à lui : mais il a soin « de s’avancer plus ou moins du côté de la paix ou de la guerre suivant les occurrences ». En un mot, et pour marquer son effort aussi brièvement que possible, je dirai qu’il travaillait à la fois sur Henri IV pour le disposer d’avance à consentir à une longue trêve dont ce monarque rejetait l’idée, et sur les Hollandais pour les contenir à n’accepter une paix que moyennant les conditions essentielles et sans y courir à bride abattue.

J’ai parlé de longue trêve : ce fut, en effet, dès l’origine la visée du président Jeannin et la solution qu’il entrevit ; il eut, dès son arrivée et dans son premier examen des choses et des esprits, le coup d’œil du seul biais par où on arriverait à mener l’affaire à bien. En attendant, et pendant qu’on se préparait à avoir de longues conférences infructueuses sur la paix, le président pourvut à l’essentiel, qui était de ressaisir pour son maître l’influence principale et le véritable arbitrage de la situation. Lui et ses collègues, au nom de la France, conclurent en janvier 1608 un traité de ligue et d’alliance défensive avec les États-Généraux des Provinces-Unies, traité qui avait cet avantage de ne pas faire dépendre la fortune de la république de la paix dont on allait discuter les conditions, de la mettre à même de s’en passer ou de n’y adhérer qu’à bon escient. La paix se faisant d’ailleurs, le traité n’en subsistait pas moins ; l’influence de la France était désormais assurée, et Henri IV, par les mains du président Jeannin, tenait la balance.

La joie des Hollandais fut grande en apprenant la conclusion de cette ligue et alliance. Le parti de Barneveld y avait le plus aidé et en triompha. La popularité du président Jeannin s’étendit dans les Provinces-Unies, et durant tout son séjour elle ne fera que s’accroître. Le président avait raison d’écrire en cette occasion au secrétaire d’État M. de Villeroi : « Monsieur, les affaires ont des saisons, et sont quelquefois pleines de difficultés, puis tout à coup deviennent faciles. »

Cependant l’affaire générale de la paix n’avançait pas et la saison évidemment n’en était pas venue. Des mois entiers s’usaient à des discussions sans résultat entre les députés des archiducs, le marquis de Spinola, le président Richardot et les autres négociateurs. Chaque difficulté était reportée aux États-Généraux ou au jugement particulier des provinces, et devenait matière à discussion publique. Les livrets, pamphlets et brochures, comme nous dirions, s’y joignaient, en ce pays de liberté de presse, pour animer en sens divers les esprits. C’était un congrès diplomatique qui se tenait en pleine république, chez les intéressés, et au foyer le plus ardent des passions et des discours populaires : ce qui ne rendait pas la négociation plus aisée. Les archiducs étaient sincères ; leurs habiles députés désiraient véritablement une conclusion : mais on était loin de Madrid, qui ne disait pas son dernier mot, et qui le retenait jusqu’au dernier instant. Le père Ney, toujours infatigable et pour le bon motif, courait en Espagne pour en rapporter des réponses définitives sur les points épineux. Le président Jeannin, qui prévoyait qu’on n’aboutirait point par cette voie, fit en juin un voyage en France, dans lequel il se fixa avec Henri IV sur la conduite à tenir ; il avait amené le roi à son idée de conclure une longue trêve au lieu d’une paix, et de retour en Hollande, trouvant le projet de paix rompu, il y substitua heureusement et à temps sa proposition moyenne pour laquelle, avec un peu d’effort de son côté, tout le monde bientôt s’accorda. Le président avait quitté Paris le 31 juillet : « Plusieurs jeunes gentilshommes français, dit L’Estoile, l’ont accompagné par curiosité dans ce voyage. »

La négociation de la paix rompit sur la prétention finale que démasqua le roi d’Espagne d’obliger par traité les Provinces-Unies à rétablir chez elles l’exercice public et libre de la religion catholique. Le point était habilement choisi par l’Espagne, si elle avait voulu rompre décidément en rendant odieux le roi de France allié des Hollandais, et en le présentant comme opposé aux intérêts et aux droits de sa propre religion : mais il n’entrait point en cela une si profonde politique, et bientôt, lorsque le président Jeannin eut introduit dans l’assemblée des États-Généraux (27 août 1608) sa proposition d’une trêve à longues années au lieu d’une paix, on vit (tant les mots sont puissants sur les hommes !) les difficultés contre lesquelles était venu se briser le premier projet, se tourner ou se dissimuler moyennant quelque adresse dans le second. Une de ces difficultés principales était la libre navigation et le commerce des Indes dont le roi d’Espagne aurait voulu exclure les Hollandais, et que ceux-ci prétendaient bien conserver. On pourvut à cet article délicat dans le traité de longue trêve, moyennant une circonlocution obscure, par laquelle on semblait à la fois retirer et accorder ce droit de trafic et de navigation, et sans surtout prononcer le nom des Indes qui était comme sacramentel en Espagne. On assure que le président Jeannin lui-même, parlant de cette rédaction ambiguë, se flattait de ne pas bien la comprendre.

Le président Jeannin, en cette occasion du projet de longue trêve comme en plusieurs autres, eut à parler dans l’assemblée des États-Généraux. On a ses discours conservés au milieu de ses dépêches : ils ne ressemblent pas tout à fait aux harangues à la Tite-Live que lui prête le cardinal Bentivoglio en son Histoire. Grotius, dans la sienne, en analysant les discours du président, est plus exact et plus conforme au détail des affaires. Tous deux s’accordent à reconnaître l’éloquence, l’impression produite. Après une de ces exhortations de l’ambassadeur en faveur de la paix, Bentivoglio ajoute : « Sur le visage et dans les paroles du président Jeannin, on croyait voir respirer la majesté et la présence du roi de France lui-même. » Le président Jeannin s’attache à montrer aux États-Généraux qu’une longue trêve équivaut à la paix et vaut même mieux à certains égards, en ce qu’elle ne permet point de s’endormir ; qu’il suffit que cette trêve soit conclue envers eux à d’honorables conditions, c’est-à-dire comme avec des États libres sur lesquels le roi d’Espagne et les archiducs ne prétendent rien ; que si l’on sait bien profiter de cette trêve en restant unis, en payant ses dettes et en réformant le gouvernement, elle pourra se continuer en paix absolue. Comme la province de Zélande, sous l’influence du prince Maurice, s’opiniâtrait à agir en contradiction des autres provinces et à rejeter la trêve, il l’exhorte à se ranger à l’avis commun (18 novembre 1608 ; il établit que l’honneur est sauf, que la liberté des Provinces-Unies est suffisamment reconnue et proclamée, et dès à présent, et pour toujours ; il conjure messieurs de Zélande de se laisser vaincre dans leur opinion pour le salut de tous. S’adressant au prince Maurice, au comte Guillaume son cousin et aux divers membres de cette maison, qui sont tout-puissants en Zélande, il les adjure de ne pas s’opposer, mais d’aider à la réunion de tous, et il rappelle au prince Maurice en particulier le noble exemple de Phocion, grand et sage capitaine, lequel, à l’occasion d’un conseil qu’il avait dissuadé et qui réussit pourtant à l’exécution, disait « qu’il ne se repentait pas d’avoir rejeté un conseil qu’il avait jugé en sa conscience devoir être dommageable, mais qu’il était très aise que le succès en eût été meilleur et plus heureux qu’il n’avait pensé ». Cet exemple de Phocion, si bien choisi, revient plus d’une fois dans la bouche du président Jeannin en face du prince Maurice, grand capitaine aussi et patriote, mais moins pur et moins désintéressé que l’Athénien.

Voltaire a fait cette remarque à l’honneur du prince Maurice : « C’est d’ordinaire le parti le plus faible qui désire une trêve, et cependant le prince Maurice ne la voulait pas. Il fut plus difficile de l’y faire consentir que d’y résoudre le roi d’Espagne. » À lire les dépêches du président Jeannin, on admire beaucoup moins une résistance dont les motifs personnels sont évidents.

Dans le dernier discours qu’il tint devant l’assemblée des États-Généraux, à la veille de la conclusion (18 mars 1609), le président Jeannin les convie à ne plus différer, et en des termes remarquables :

Vous ne rencontrerez jamais, leur dit-il, tant de choses conjointes ensemble pour vous aider à entretenir un traité avantageux comme à présent. Les archiducs sont amateurs de la paix. Ce roi d’Espagne se soumet à des conditions qu’il rejetterait sans doutec, n’était leur considération. Deux grands rois qu’on a essayé de séparer de votre amitié sont demeurés fermes et constants en leur première affection, et n’ont eu ensemble qu’un même avis en la conduite de cette affaire… La plus grande prudence aux affaires d’importance est de se servir de l’opportunité, et de considérer qu’en peu de temps les changements arrivent en l’instabilité des choses humaines et des volontés des hommes, qui rendent impossible ce qui était auparavant aisé.

Grâce au président Jeannin et à son ménagement habile, à ses expédients ou, pour mieux dire, aux ressources de ce bon sens continu, entremêlé et aidé d’éloquence, le projet d’une trêve de douze ans alla à bon port : le traité entre les députés des archiducs et ceux des États-Généraux de Hollande fut conclu en avril 1609, par l’entremise des ambassadeurs de France et d’Angleterre, et garanti par ces deux dernières puissances. La popularité du président Jeannin dans les Provinces-Unies était à son comble ; tous les ordres de l’État l’aimaient et le considéraient comme l’auteur de leur bien ; le peuple même le suivait avidement quand il sortait. Il était le Franklin du moment38. Barneveld disait de lui, au sortir d’une conférence : « Je m’en vais toujours meilleur de quelque chose quand je parle à cet ambassadeur, et je ne sais ce que nous ferions sans lui. »

— Et pour une marque certaine de l’estime auquel il était, nous dit Saumaise, témoin oculaire, c’est qu’il n’y a point de familles honnêtes ni de bonnes maisons en toutes ces provinces, où son portrait en leurs plus belles chambres ne servît d’ornement ; et, pour dire la vérité, cette figure est agréable à voir, car ce front élevé et cette grosse tête a je ne sais quoi de romain qui respire la liberté.

Et ce même panégyriste ajoute avec assez de délicatesse que le sage vieillard, en recevant modestement ces marques publiques d’affection, ne laissait pas de témoigner par quelques signes de joie « qu’il était devenu sensible à cette seule vanité, de se voir aimé des hommes ».

Le dernier acte de Jeannin comme négociateur en Hollande est mémorable, bien qu’il soit resté sans fruit. On a vu le roi d’Espagne s’inquiéter de la situation des catholiques dans les Provinces-Unies, et la vouloir remettre sur le pied où elle était primitivement ; mais il le faisait d’un ton d’ancien maître, et sa parole n’était capable que d’aigrir et d’ulcérer les dissentiments religieux. Il en était résulté seulement plus de sévérité contre les catholiques, des visites et recherches à domicile et autres vexations. Lorsque Henri IV eut rendu aux Provinces-Unies tous les services qu’on pouvait attendre du meilleur et du plus sûr allié et ami, il jugea à propos que le président Jeannin fît, avant son départ, une recommandation de charité et de justice en faveur des catholiques du pays, ainsi molestés et opprimés :

Je dois cela, disait notablement Henri IV, à la religion de laquelle je fais profession, et à la charité qui doit accompagner un roi très-chrétien, tel que Dieu m’a constitué. Davantage, je crois fermement que lesdits États feront bien pour eux et pour leur république de n’affliger et désespérer lesdits catholiques ; car nous avons éprouvé en nos jours quel pouvoir a dedans les âmes et courages des hommes la liberté de conscience et le soin de la religion : tant s’en faut que la vexation et affliction les en rende plus nonchalants et abattus, qu’elle fait des effets tout contraires.

C’était tout à fait aussi le sentiment du président Jeannin, qui avait pour principe « que la force et violence n’enseigne jamais le chemin de la piété et du vrai culte et adoration de Dieu », et qui avait vu de près l’écueil où si souvent ses contemporains avaient fait naufrage. On a sa belle et pathétique remontrance faite en l’assemblée des États-Généraux. Il y rappelle le temps de la première prise d’armes, et les circonstances déjà trop oubliées des victorieux :

Vous ne demandiez lors sinon l’exercice de votre religion, demeurant toujours celle des catholiques reçue et autorisée par traités, édits, comme elle était avant l’introduction de la vôtre : et ceux qui pouvaient grandement affaiblir votre cause s’ils s’en fussent séparés, s’y joignirent volontiers et firent la guerre avec vous, non seulement parce que les privilèges communs avaient été violés par un gouvernement trop rude, que vous nommiez tous tyrannique, mais parce qu’ils n’estimaient pas raisonnable de vous priver de la liberté de prier Dieu selon la créance en laquelle vous aviez été instruits.

Ce rappel à l’équité, ce vœu honorable et stérile, ou qui n’eut qu’un effet très passager, fut le dernier acte du président Jeannin comme négociateur en Hollande.

Il revint à Paris en août 1609, comblé d’honneurs et de louanges. Sully, lui écrivant dans les derniers mois, n’avait pu s’empêcher de le louer :

J’ai toujours fort estimé la vivacité de votre esprit et la solidité de votre jugement, lui disait ce témoin difficile, mais ces dernières actions m’en donnent meilleure opinion que jamais, ayant su vous débarrasser de tant de diversités et opinions différentes qui tombent d’heure à autre dans l’esprit de toutes les parties avec lesquelles vous avez à traiter ; car non seulement il faut concilier deux ou trois partis fort éloignés de désirs et intentions les uns des autres, mais il semble que vous ayez à faire autant de traités qu’il y a de personnes d’autorité de tous bords, y ayant autant d’opinions que de têtes.

C’était, en effet, le dédale, en apparence inextricable, d’où le président avait su tirer un résultat politique et juste39. La bourgeoisie de Paris ne fut pas insensible à son retour, et L’Estoile, qui en est l’écho dans son Journal, ne tarit pas en éloges du président :

Nul, dit Salluste, ne saurait jamais se faire grand, et, mortel, atteindre aux choses immortelles, s’il ne méprise les richesses et les plaisirs du corps. L’un et l’autre se retrouve en ce personnage, auquel le roi devrait désirer avoir beaucoup qui lui ressemblassent en son Conseil d’État.

Et L’Estoile se plaît à citer les libéralités du président envers les illustres savants de Hollande.

Le président Jeannin (c’est en effet un des traits de son caractère, et qui le distingue encore de Villeroi) aimait les lettres et les savants. On sait que ce fut d’après son examen et son rapport au Conseil privé que la seconde édition du livre De la sagesse de Charron, l’édition de Paris (1604), pût être mise en vente, moyennant quelques corrections qu’il y fit, et se débiter librement : « Ce ne sont des livres pour le commun du monde, disait-il à l’adresse de ceux qui en parlaient en critiques, mais il n’appartient qu’aux plus forts et relevés esprits d’en faire jugement ; ce sont vraiment livres d’État. » Pendant son séjour en Hollande, il avait tout fait pour se rendre utile à notre compatriote le célèbre et docte Scaliger (M. de L’Escalle, comme il l’appelait), qui vivait à Leyde et touchait à la fin de sa carrière. Il avait tâché de lui faire rétablir et payer une pension de France qui lui avait été autrefois accordée par Henri III, et de le ramener, s’il se pouvait, dans sa patrie ; il en écrivit à Villeroi qui promit de s’y employer : « J’ai trouvé aussi, écrivait-il à Scaliger, M. de Sully plus doux et courtois que je ne pensais. » Mais on différa trop, et Scaliger eût le temps de mourir avant le bienfait :

Il est fort regretté ici, où sa vertu et grande suffisance aux lettres ont été mieux reconnues qu’en France, écrivait le président Jeannin à de Thou, et à la vérité c’est honte à nous de n’en avoir eu plus de soin pendant qu’il a vécu. Mais ceux qui ont pu mettre cette affection en l’esprit du roi de le rappeler et honorer… ont négligé de s’y employer, et moi qui l’ai voulu essayer, n’ai été assez puissant pour lui procurer ce bien dont il n’a plus besoin. J’eusse volontiers assisté à ses funérailles, mais nous étant ici sur la résolution des affaires pour lesquelles il a plu au roi de m’y envoyer, je ne lui ai pu rendre ce dernier devoir, à mon grand regret.

À défaut de la pension royale, le président avait un jour voulu faire présent à Scaliger d’une bourse où il y avait mille écus en espèces, mais le savant par délicatesse les avait refusés.

Parmi les autres savants que le président avait connus en Hollande, il ne faut pas oublier, pour la angularité, un « grand géographe et bon mathématicien », Plancius, qui fut fort consulté par lui sur la question, encore pendante aujourd’hui, du passage du Pôle-Nord. Plancius soutenait que le passage devait exister ; mais il prétendait aussi qu’au-delà d’un certain degré plus on approcherait du pôle, plus on retrouverait une température douce et tiède, en raison des six mois de soleil continu. Le grand cosmographe raisonnait par théorie. Quoi qu’il en soit, Henri IV espérait faire découvrir le passage et avoir l’honneur de donner son nom à cet autre détroit qui serait le pendant de celui de Magellan. Un navire fut en conséquence équipé à ses frais, et Jeannin chargé de donner en secret toutes les instructions au capitaine. C’est là un épisode assez curieux et peu connu de son séjour en Hollande.

La faveur du président auprès de Henri IV dans les dernières années était grande. Le roi lui demanda à titre de service de se charger d’écrire l’histoire de son règne, l’assurant « qu’il entendait laisser la vérité en sa franchise, et à l’auteur la liberté entière de l’écrire sans fard ni artifice, et sans lui attribuer, à lui, ce qui était dû à la seule providence de Dieu ou à la vertu d’autrui ». Dans ses derniers projets d’expédition et de guerre à l’étranger, il l’invitait en riant à se pourvoir d’une bonne haquenée pour l’accompagner et le suivre en toute entreprise. — Un jour qu’il y avait eu une indiscrétion commise sur quelque matière d’État, il prenait Jeannin par la main, en disant aux autres membres du Conseil : « Messieurs, c’est à vous de vous examiner ; pour moi, je réponds du bonhomme. »

La carrière du président Jeannin semble remplie et comblée dans sa mesure, et pourtant il resterait encore tout un chapitre à y ajouter. Henri IV mort, le président continua d’être un des principaux conseillers de l’État, et pendant près de douze années encore (1610-1622) il ne cessa, sauf un court intervalle marqué par le premier ministère de Richelieu, de servir chaque jour soit dans les finances, dont il eût le maniement en chef, soit dans toutes les affaires si compliquées de la régence et des premières années de la majorité. Ce bonhomme et ce prud’homme, comme on l’appelait, était mis à tout, était consulté sur tout ; il figure au premier rang par ses discours et ses travaux ou exposés dans la tenue des États généraux de 1614. On voit par une réponse énergique de lui au maréchal de Bouillon (juin 1615) que, malgré son âge, il ne faiblissait pas devant les grands redevenus factieux, et qu’il leur disait assez haut leurs vérités : « La médisance contre ceux qui sont employés au maniement des affaires publiques, écrivait-il à M. de Bouillon, est un doux et agréable poison qui se coule aisément en nos esprits, et, quand ils en sont une fois infectés, il est malaisé que la vérité pour les défendre y soit reçue. » Il y donne la clef de sa conduite, qui dut consister souvent, en ces temps de trouble et de faiblesse, à tolérer, à souffrir un moindre mal pour en empêcher un pire :

Le commandement n’est pas toujours absolu pendant les minorités. Le soin principal doit être lors de conserver le royaume, la paix et l’autorité royale plutôt avec prudence, en dissimulant, en achetant quelquefois l’obéissance, qu’on acquiert par ce moyen à meilleur prix que s’il y fallait employer la force et les armes, qui mettent tout en confusion…

C’est ainsi que d’après son conseil, au commencement de la régence, la reine avait fait aux grands des cadeaux et présents « qui étourdirent la grosse faim de leur avarice et de leur ambition ; mais elle ne fut pas pour cela éteinte », a remarqué Richelieu ; il aurait fallu recommencer toujours. Le président Jeannin, à la tête des finances, était peut-être moins à sa place que dans une négociation ; quelques-uns ont paru en juger ainsi. Supérieur à Sully comme négociateur, il semble qu’il ait été moins bon ministre des finances. Ce serait une question à examiner de près, en tenant compte des circonstances bien différentes où il l’a été. Une lettre de lui en réponse à la reine mère (mars 1619) le montre toutefois énergique quand il le faut, sévère même envers les personnes qu’il respecte le plus, et ferme sur les principes de loyale et intègre fidélité monarchique. Au reste, pour apprécier l’ensemble de la conduite et du caractère du président Jeannin en ces années, on n’a rien de mieux à faire que de s’en rapporter au témoignage décisif du cardinal de Richelieu, un moment son adversaire, qui le vit de près à l’œuvre, qui lisait et relisait ses Négociations manuscrites durant son exil d’Avignon, et à qui il échappe à son sujet des paroles d’une admiration généreuse :

On ne saurait assez dire de ses louanges, écrit-il à l’occasion de sa mort ; mais il faut faire comme les cosmographes qui dépeignent dans leurs cartes les régions tout entières par un seul trait de plume.

Jamais il n’embrassa plus d’affaires qu’il n’en pouvait expédier… Jamais il ne flatta son maître ; s’est toujours plus étudié à servir qu’à plaire ; ne mêla jamais ses intérêts parmi les affaires publiques.

Ce prud’homme était digne d’un siècle moins corrompu que le nôtre, où sa vertu n’a pas été estimée selon son prix. Il fut le premier de sa maison, laquelle, s’il eût eu des enfants semblables à lui, il eût été glorieux à la France qu’elle n’eût jamais fini.

Le président, en effet, n’avait qu’un fils, le baron de Montjeu, qui, selon les uns, était un des cavaliers les plus braves et les plus accomplis de la Cour, mais qui n’était guère digne de son père, selon les autres. Ce fils fut tué dans un duel ou combat de nuit pour une maîtresse. Nervèze, une des belles plumes du temps, en fit le sujet d’une épître consolatoire adressée au père (1612). On dit que celui-ci, malgré sa douleur, prit sur lui de présider le Conseil le jour même de cette mort, comme à l’ordinaire. La fille unique du président, sur laquelle il reporta toutes ses tendresses, avait épousé M. de Castille, qui avait commencé par le commerce, et qui devint un personnage, ambassadeur, intendant des finances, homme de faste et de grand luxe. Le président, lui, n’avait qu’un luxe : il aimait trop à bâtir, et il s’en est accusé comme d’un faible. Une injustice qu’on fit à son gendre détermina le vieillard à sa retraite de la Cour et des affaires ; il avait plus de quatre-vingts ans. Il se préparait à aller jouir du repos en sa maison de Montjeu près d’Autun, et d’où l’on a une des plus belles vues sur la ville et le pays, lorsqu’il mourut à Paris, le 31 octobre 1622. disent toutes les biographies ; cependant, comme il y a des lettres de lui qu’on présente comme datées des deux premiers mois de 1623, j’incline à croire que la vraie date de sa mort est des derniers jours de février ou peut-être de mars de cette même année. Je laisse ce point, ainsi que beaucoup d’autres, à fixer aux futurs biographes du président, car il mérite d’en avoir, et les nombreux documents qu’on possède sur son compte ne sont pas tous publiés et recueillis40.

Pour moi, je n’ai voulu, selon mon habitude, que payer ma dette envers une mémoire à la fois considérable et non toutefois populaire et vulgaire. Il se peut qu’il y ait en France des gens très bons Français, et même instruits, et qui n’aient jamais eu une idée nette du président Jeannin. Nous aimons trop chez nous les gloires simples, commodes, et qui se résument en un petit nombre de noms consacrés que nous faisons revenir sans cesse et dont nous abusons. Notre passé est riche pourtant, plus riche encore que nous ne le croyons ; il suffit d’y pénétrer par une étude un peu courageuse pour en dégager maint personnage antique et d’autant plus frappant de nouveauté. Il me semble que Le Moniteur, à leur égard, pourrait être comme un Plutarque français continuel : tous les grands serviteurs publics y trouveraient tôt ou tard leur biographie ou leur portrait. Et quelle plus belle image que celle du président Jeannin, de ce vieillard, comme on l’a dit, « si nécessaire au public, exercé par tant de rois, blanchi sous Henri le Grand, usé sous Louis le Juste », et qui nous apparaît jusqu’à la fin courbé, mais ferme, sous le fardeau des choses de l’État ! Je ne fais que lui appliquer ici l’éloge et les expressions mêmes de ses contemporains.