Chapitre IV :
Sélection naturelle
I. Sélection naturelle : comparaison de son pouvoir avec le pouvoir sélectif de l’homme. — II. Son influence sur les caractères de peu d’importance. — III. Son influence à tout âge et sur les deux sexes. — IV. Sélection sexuelle. — V. Exemple de sélection naturelle. — VI. De la généralité des croisements entre individus de la même espèce. — VIII. Circonstances favorables ou défavorables à la sélection naturelle, telles que les croisements, l’isolement ou le nombre des individus. — VIII. Action lente. — IX. Extinction causée par sélection naturelle. — X. Divergence des caractères en connexion avec la diversité des habitants de chaque station limitée et avec la naturalisation. — XI. Effets de sélection naturelle sur les descendants d’un père commun, résultant de la divergence des caractères et des extinctions d’espèces. — XII. Elle rend compte du groupement des êtres organisés. — XIII. Progrès de l’organisation. — XIV. Persistance des formes inférieures. — XV. Examen des objections. — XVI. Multiplication indéfinie des espèces. — XVII. Résumé.
I. Sélection naturelle : comparaison de son pouvoir avec le pouvoir sélectif de l’homme. — Nous venons d’examiner, beaucoup trop superficiellement, dans le chapitre précédent, la loi de concurrence vitale. Il s’agit maintenant de savoir comment elle agit à l’égard de la variabilité. Si l’on pouvait appliquer à l’état de nature le principe de sélection que nous avons vu si puissant entre les mains de l’homme, quels n’en pourraient pas être les immenses effets ! On se souvient du nombre infini de variétés obtenues parmi nos produits domestiques et des variations moins apparentes des races sauvages ; on se rappelle aussi quelle est la force de tendances héréditaires. On peut dire qu’à l’état de domesticité l’organisation tout entière devient en quelque sorte plastique. Mais, ainsi que l’ont remarqué avec justesse Hooker et Asa Gray, ce n’est pas nous qui produisons directement les variations que l’on constate journellement dans nos produits domestiques. Nous ne pouvons ni causer les variations, ni les empêcher de se produire, mais seulement conserver et accumuler celles qui se produisent. Le plus souvent sans intention nous exposons les êtres organisés à des conditions de vie nouvelles, et des variations s’ensuivent ; mais des changements semblables dans les conditions d’existence ne peuvent-ils avoir lieu à l’état de nature et produire les mêmes effets ? Nous avons vu aussi combien les relations mutuelles des êtres organisés sont étroites et compliquées et, par conséquent, combien de variations très diverses peuvent être utiles à tout être qui se trouve soudain placé dans de nouvelles conditions de vie. Nous avons constaté l’apparition fréquente de variations qui peuvent être utiles à l’homme de différentes manières ; il y a donc toute probabilité qu’il se produit quelquefois, dans le cours de plusieurs milliers de générations successives, d’autres variations utiles aux animaux eux-mêmes dans la grande bataille qu’ils ont à soutenir les uns contre les autres au sujet de leurs moyens d’existence. Ces variations venant à se produire, si d’autre part il est vrai qu’il naisse toujours plus d’individus qu’il n’en peut vivre, il ne saurait être douteux que les individus doués de quelque avantage naturel, si léger qu’il soit, n’aient plus de chance que les autres de survivre et de propager leur race. D’un autre côté, il n’est pas moins certain que toute déviation, si peu nuisible qu’elle soit aux individus chez lesquels elle se produit, causera inévitablement leur destruction. Or, cette loi de conservation des variations favorables et d’élimination des déviations nuisibles, je la nomme Sélection naturelle. Des variations sans utilité, des déviations qui ne sauraient nuire ni aux individus ni à l’espèce, ne peuvent être affectées par cette loi et demeureraient à l’état d’éléments variables : c’est ce qu’on observe peut-être chez les espèces polymorphes. Plusieurs écrivains ont critiqué ce terme de sélection naturelle ; c’est probablement qu’ils l’ont mal compris. Quelques-uns se sont imaginé que la sélection naturelle produisait la variabilité, lorsqu’elle implique seulement la conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses aux individus dans les conditions particulières où ils se trouvent placés. Nul ne proteste contre les agriculteurs, lorsqu’ils parlent des puissants effets de leur sélection systématique ; cependant, en pareil cas, les différences individuelles qu’ils choisissent dans un but particulier doivent avoir été produites préalablement par la nature. D’autres ont objecté que le terme de sélection implique un choix conscient chez les animaux qui se modifient, et on a même argué de ce que, les plantes n’ayant aucune volonté, la sélection naturelle ne leur était pas applicable ! Dans le sens littéral du mot, il n’est pas douteux que le terme de sélection naturelle ne soit un contresens ; mais qui a jamais protesté contre les chimistes lorsqu’ils parlent des affinités électives des diverses substances élémentaires62 ? Et cependant, à parler strictement, on ne peut dire non plus qu’un acide élise la base avec laquelle il se combine de préférence. On a dit que je parlais de la sélection naturelle comme d’une puissance divine ; mais qui trouve mauvais qu’un auteur parle de l’attraction ou de la gravitation comme réglant les mouvements des planètes ? Chacun sait ce que signifient ces expressions métaphysiques presque indispensables à la clarté succincte d’une exposition. Il est de même très difficile d’éviter toujours de personnifier le mot de nature ; mais par nature j’entends seulement l’action combinée et le résultat complexe d’un grand nombre de lois naturelles, et par lois, la série nécessaire des faits telle qu’elle nous est connue aujourd’hui. Des objections aussi superficielles sont sans valeur pour tout esprit déjà un peu familiarisé avec le langage de la science63. On comprendra plus aisément l’application de la loi de sélection naturelle, en prenant pour exemple une contrée en train de subir quelques changements physiques, tel que serait un changement de climat. Les nombres proportionnels des représentants de chacune des espèces qui l’habitent changeraient presque immédiatement : quelques-unes de ces espèces prendraient une plus grande extension, tandis que d’autres pourraient s’éteindre. De ce que nous avons vu concernant les rapports étroits et complexes qui unissent les uns aux autres les habitants d’une même contrée, nous pouvons inférer que tout changement dans les proportions numériques des individus de quelques espèces affecterait sérieusement la plupart des autres, toute influence du nouveau climat mise à part. Si la contrée était ouverte, de nouvelles formes immigreraient, ce qui troublerait encore plus profondément les relations réciproques des habitants primitifs. Nous avons vu déjà quelle peut être la puissante influence de l’introduction d’un seul arbre ou d’un seul mammifère dans un district. Mais dans une île ou dans une contrée entourée de barrières naturelles, que d’autres formes mieux adaptées ne pourraient aisément franchir, il y aurait dans l’économie locale des places vacantes qui seraient mieux remplies si quelques-uns des habitants indigènes venaient à se modifier de quelque manière, puisque, si la contrée avait été ouverte, ces places vacantes auraient été saisies par des immigrants. En pareil cas, toute modification légère qui dans le cours des âges pourrait se produire, aurait toute chance de se perpétuer, pourvu qu’elle fût de quelque façon avantageuse à l’espèce en l’adaptant plus exactement à ses conditions d’existence, parce que la sélection naturelle aurait ainsi des matériaux disponibles pour son œuvre de perfectionnement. Nous avons établi dans le premier chapitre qu’un changement dans les conditions de vie, en agissant spécialement sur le système reproducteur, cause ou accroît la variabilité ; or, dans le cas dont il s’agit ici, on suppose que les conditions de vie ont subi quelques modifications ; ce serait donc un moment favorable à la sélection naturelle, puisqu’il y aurait plus de chance pour que des variations avantageuses se produisissent, et que sans ces variations avantageuses la sélection naturelle ne peut rien. Ce n’est pas non plus qu’une variabilité considérable soit nécessaire : de même qu’un éleveur peut obtenir de grands résultats en accumulant seulement dans une direction donnée des différences individuelles, de même la sélection naturelle peut agir à l’aide de ces mêmes différences, et d’autant plus aisément qu’elle dispose d’un laps de temps incomparablement plus long. Je ne crois pas davantage qu’il faille nécessairement de grands changements dans le climat ou un isolement complet, rendant impossible toute immigration, pour produire dans l’économie d’une contrée de nouvelles lacunes à remplir par la sélection naturelle de quelque variété perfectionnée des anciens habitants. Puisque tous les êtres vivants d’une même région luttent constamment entre eux avec des forces à peu près balancées, il peut suffire d’une modification insensible dans l’organisation ou les habitudes de l’un d’entre eux pour lui assurer l’avantage sur les autres. D’autres modifications de la même nature pourront souvent accroître encore cet avantage, aussi longtemps que l’espèce continuera de vivre dans les mêmes conditions et jouira des mêmes moyens de se nourrir et de se défendre. On ne saurait citer une seule contrée dont les habitants indigènes soient actuellement si bien adaptés les uns aux autres et aux conditions physiques sous lesquelles ils vivent, que nul d’entre eux ne puisse en quelque chose être plus parfait ; car en toute contrée les espèces natives ont été si complétement vaincues par des espèces naturalisées qu’elles ont laissé ces étrangères prendre définitivement possession du sol. Des races étrangères ayant ainsi battu partout quelques-unes des indigènes, on en peut conclure, en toute sûreté, que celles-ci auraient eu avantage à se modifier de manière à résister à cet envahissement de leur domaine. Puisque l’homme peut produire et qu’il a certainement produit de grands résultats par ses moyens de sélection méthodique ou inconsciente, que ne peut faire la sélection naturelle ? L’homme ne peut agir que sur des caractères visibles et extérieurs ; la nature, si toutefois l’on veut bien nous permettre de personnifier sous ce nom la loi selon laquelle les individus variables et favorisés sont protégés dans le combat vital, la nature, disons-nous, ne s’inquiète point des apparences, sauf dans les cas où elles sont de quelque utilité aux êtres vivants. Elle peut agir, sur chaque organe interne, sur la moindre différence d’organisation ou sur le mécanisme vital tout entier. L’homme ne choisit qu’en vue de son propre avantage, et la nature seulement en vue du bien de l’être dont elle prend soin. Elle accorde un plein exercice à chaque organe nouvellement formé ; et l’individu modifié est placé dans les conditions de vie qui lui sont les plus favorables. L’homme garde les natifs de divers climats dans la même contrée ; il exerce rarement chaque organe nouvellement acquis d’une manière spéciale et convenable ; il nourrit des mêmes aliments un Pigeon à bec long ou court ; il n’exerce pas un quadrupède à jambes courtes ou longues d’une façon particulière : il expose des Moutons à laine épaisse ou rare au même climat ; il ne permet pas aux mâles les plus vigoureux de combattre pour s’approprier les femelles ; il ne détruit pas rigoureusement tous les individus inférieurs, mais, autant qu’il est en son pouvoir de le faire, il protège en toute saison tous ses produits ; enfin, il commence souvent son action sélective par quelque forme à demi monstrueuse ou au moins par quelque modification assez apparente pour attirer son attention ou pour lui être immédiatement utile. Sous la loi de nature, la plus insignifiante différence de structure ou de constitution suffit à faire pencher la balance presque équilibrée des forces, et peut ainsi se perpétuer. Les caprices de l’homme sont si changeants, sa vie est si courte ! Comment ses productions ne seraient-elles pas imparfaites en comparaison de celles que la nature peut perfectionner pendant des périodes géologiques tout entières ? Nous ne pouvons donc nous émerveiller de ce que les espèces naturelles soient beaucoup plus franchement accusées dans leurs caractères que les races domestiques, qu’elles soient infiniment mieux adaptées aux conditions d’existence les plus compliquées et portent en tout le cachet d’une œuvre beaucoup plus parfaite. On peut dire par métaphore que la sélection naturelle scrute journellement, à toute heure et à travers le monde entier, chaque variation, même la plus imperceptible, pour rejeter ce qui est mauvais, conserver et ajouter tout ce qui est bon ; et qu’elle travaille ainsi, insensiblement et en silence, partout et toujours, dès que l’opportunité s’en présente, au perfectionnement de chaque être organisé par rapport à ses conditions d’existence organiques et inorganiques. Nous ne voyons rien de ces lentes et progressives transformations, jusqu’à ce que la main du temps les marque de son empreinte en mesurant le cours des âges, et même, alors, nos aperçus à travers les incommensurables périodes géologiques sont si incomplets que nous voyons seulement une chose : c’est que les formes vivantes sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient autrefois. Pour que de grandes modifications se produisent dans la succession des siècles, il faut qu’une variété, après s’être une fois formée, varie encore, bien que peut-être au bout d’un long intervalle d’années, que celles d’entre ces variations qui se trouvent avantageuses soient encore conservées, et ainsi de suite. Aucun naturaliste ne niera que des variétés plus ou moins différentes de la souche mère ne se forment de temps en temps ; mais que le cours de ces variations puisse se prolonger indéfiniment, c’est une généralisation inductive dont il faut peser la valeur d’après les phénomènes généraux de la nature et la facilité qu’elle offre pour les expliquer. D’autre part, l’opinion généralement adoptée que la quantité de variation possible chez une espèce est strictement limitée, n’est pareillement qu’une généralisation tout à fait hypothétique.
II. Influence de la sélection naturelle sur des caractères de peu d’importance. — Quoique la sélection naturelle ne puisse agir qu’en vue du bien de chaque être vivant, cependant certains caractères ou certains organes, considérés comme peu importants, peuvent être l’objet de son action. Quand on voit des insectes phytophages affecter la couleur verte, et d’autres qui se nourrissent d’écorce, un gris pommelé ; le Lagopède Ptarmigan ou Perdrix des neiges (Tetrao lagopus) blanc en hiver, le Coq de Bruyère ou Tétras écossais (T. Scoticus) couleur de bruyère et le Tétras Berkan ou petit Coq de Bruyère (Tetrao Tetrix) couleur de tourbe, il faut bien admettre que ces nuances particulières sont utiles à ces espèces qu’elles protègent contre certains dangers. Si les Tétras n’étaient fréquemment détruits à quelqu’une des phases de leur existence, ils multiplieraient à l’infini. On sait qu’ils ont pour ennemis les Faucons, qui sont guidés vers leur proie par un regard perçant. Je ne puis donc douter que la sélection naturelle n’ait été cause de la couleur affectée par chaque espèce de Tétras, et n’ait continué d’agir pour la rendre permanente une fois acquise. C’est par des raisons analogues qu’en certains pays on évite d’avoir des Pigeons blancs, parce qu’ils sont plus exposés à devenir la proie des oiseaux rapaces. Il ne faut pas croire non plus que la destruction accidentelle des individus de couleur particulière ne puisse produire que peu d’effet sur une race. Nous avons déjà vu combien il est essentiel dans un troupeau de Moutons blancs de détruire tout agneau portant les plus petites taches noires, et qu’en Floride la couleur décide de la vie ou de la mort des Porcs exposés à manger d’une certaine racine64 ? Chez les plantes, les botanistes considèrent le duvet qui recouvre les fruits ou la couleur de leur chair comme des caractères négligeables, et cependant nous tenons d’un habile horticulteur, Downing, qu’aux États-Unis les fruits à peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux à peau velue des attaques d’une espèce de Charençon ; que les Prunes pourprées sont plus sujettes que les jaunes à une maladie qui leur est particulière, tandis qu’une autre attaque au contraire les Pêches à chair jaune beaucoup plus que celles dont la chair est autrement colorée. Si, malgré le secours de l’art, des différences si légères décident du sort des variétés cultivées, assurément, à l’état de nature, où chaque arbre doit lutter contre d’autres arbres et contre une armée d’ennemis, ces mêmes différences doivent évidemment suffire à décider quelle variété de fruit, lisse ou velue, à chair pourpre ou jaune, l’emportera finalement sur les autres. Lorsqu’il s’agit d’évaluer de légères différences entre les espèces, il ne faut pas oublier que le climat, la nourriture, etc., ont sans doute quelque effet direct, et que certaines dissemblances qui nous semblent sans aucune importance peuvent au contraire être d’une nécessité vitale absolue sous un certain ensemble de conditions de vie. Il est encore plus indispensable de tenir compte des diverses lois de corrélation, encore inconnues, qui gouvernent la croissance, de sorte qu’une partie de l’organisation venant à se modifier par suite de la variabilité naturelle et de l’action accumulatrice de la sélection naturelle, il peut se produire par l’effet de ces lois les modifications corrélatives les plus imprévues.
III. Influence de la sélection naturelle à tout âge et sur les deux sexes. — Les variations, qui se manifestent à l’état domestique chez certains individus à une époque particulière de la vie, tendent à réapparaître chez leurs descendants à la même époque. Il en est ainsi de la forme, de la taille et de la saveur des graines dans les nombreuses variétés de nos plantes culinaires et agricoles, des variations du Ver à soie à l’état de chenille ou à l’état de cocon, des variations des œufs de nos volailles et de la couleur du duvet des petits ou des cornes de nos Moutons et de nos Bœufs approchant de l’âge adulte. Toutes ces variations se reproduisant toujours pendant la même phase de développement organique, de même, à l’état sauvage, la sélection naturelle peut agir sur les êtres organisés aux diverses époques de leur vie, par l’accumulation de variations avantageuses à l’une de ces époques seulement et par leur transmission héréditaire se manifestant à l’âge correspondant. S’il est avantageux à une plante que ses graines soient plus facilement disséminées par le vent, il est aussi aisé à la sélection naturelle de produire un semblable perfectionnement, qu’au planteur d’augmenter et d’améliorer le coton dans les gousses du Cotonnier au moyen de la sélection méthodique. La sélection naturelle peut modifier et adapter la larve d’un insecte à des circonstances complétement différentes de celles où devra vivre l’insecte adulte. Sans nul doute que celui-ci ne sera pas sans être affecté aussi par ces modifications de sa larve : cela résulte des lois de la corrélation de croissance. Quant à ces insectes qui vivent quelques heures seulement et ne prennent aucune nourriture sous leur dernière forme, il est probable que leur conformation tout entière n’est que le résultat des modifications successives que la structure de leurs larves a subies. Réciproquement, les modifications chez l’adulte affecteront probablement fort souvent la structure de la larve ; mais, en tous les cas, la sélection naturelle mettra obstacle à ce que ces modifications, qui peuvent se produire ultérieurement et à une autre époque de la vie par suite de modifications premières, soient en quelque chose, et si peu que ce soit, nuisibles à l’espèce : car, sans cela, elles en amèneraient l’extinction. La sélection naturelle doit modifier l’organisation des petits par rapport à leurs parents et celle des parents par rapport à leurs petits. Chez les animaux qui vivent en société, elle approprie la structure de chaque individu au bénéfice de la communauté, à condition que chacun d’eux profite de ce changement survenu par sélection. Mais ce que la sélection naturelle ne saurait faire, c’est de modifier une espèce sans lui donner aucun avantage propre et exclusivement au bénéfice d’une autre espèce. Quoique des ouvrages d’histoire naturelle fassent quelquefois mention de pareils faits, je n’en connais pas un seul qui puisse à l’examen supporter une pareille interprétation. Un organe ne serait-il utile qu’une seule fois dans tout le cours de la vie d’un animal, il peut cependant, surtout s’il est de grande importance, se modifier, si profondément que ce soit, sous l’action sélective de la nature. Telles sont par exemple les grandes mâchoires dont certains insectes se servent exclusivement pour ouvrir leurs cocons ou l’extrémité cornée du bec des jeunes oiseaux, qui les aide à briser leur œuf pour en sortir. Il paraîtrait que parmi les plus beaux spécimens de Pigeons culbutants à bec court, il en périt un plus grand nombre, dans l’œuf, qu’il n’en est qui réussissent à en sortir, si bien que les amateurs sont obligés de guetter le moment de leur éclosion pour les secourir au besoin▶. Dans le cas où il serait avantageux à un oiseau vivant à l’état sauvage d’avoir, comme nos Culbutants, un bec très court, cette modification ne pourrait se produire que très lentement ; et une sélection rigoureuse s’exercerait parmi les jeunes oiseaux encore dans l’œuf, choisissant ceux dont le bec serait le plus dur et le plus fort, tandis que ceux à bec faible périraient inévitablement ; ou bien, encore, ce seraient les petits sortis des coquilles les plus fragiles qui seraient choisis, l’épaisseur de ces coquilles pouvant varier autant que tout autre organe.
IV. Sélection sexuelle. — À l’état domestique certaines particularités apparaissent quelquefois chez l’un des sexes, et deviennent héréditaires chez celui-là seul. Le même fait se produit probablement à l’état de nature ; et, s’il en est ainsi, la sélection naturelle doit pouvoir modifier un sexe, soit dans ses relations organiques avec l’autre, soit dans ses habitudes, qui deviennent ainsi plus ou moins différentes chez le mâle et chez la femelle, comme on en trouve de fréquents exemples chez les insectes. Ceci m’amène à dire quelques mots de ce que j’appelle la sélection sexuelle. Les effets de cette loi ne dépendent plus de la lutte soutenue pour les moyens d’existence, mais de la lutte qui a lieu entre les mâles pour la possession des femelles. Il n’en résulte pas toujours la mort du concurrent malheureux, mais seulement qu’il ne laisse après lui qu’une postérité peu nombreuse ou même aucune. La sélection sexuelle est donc moins rigoureuse que la sélection naturelle65. Généralement, les mâles les plus vigoureux, ceux qui sont le mieux adaptés à leur situation dans l’économie naturelle, laissent une plus nombreuse postérité. Mais dans des cas fréquents la victoire dépend moins de la vigueur générale de l’individu que des armes spéciales qu’il possède et qui sont le plus souvent particulières au sexe mâle. Un Cerf sans bois ou un Coq sans éperon n’aurait que peu de chance de laisser une postérité. La sélection sexuelle, en permettant toujours au vainqueur de reproduire sa race ; peut sûrement donner à celle-ci, à l’aide du cours du temps, un courage plus indomptable, un éperon plus long, une aile plus forte pour frapper son pied éperonné, aussi bien que le brutal éleveur de Coqs de combat peut en améliorer la race par un choix rigoureux des plus beaux individus. Jusqu’où descend dans l’échelle de la nature cette loi de guerre ? Je l’ignore. Des voyageurs nous ont raconté des combats d’Alligators mâles au temps du rut. Ils nous les représentent poussant des mugissements et tournant en cercle avec une rapidité croissante, comme font les Indiens dans leurs danses guerrières. On a vu des Saumons combattre pendant des jours entiers. Les Cerfs-volants portent quelquefois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d’autres mâles. M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment les mâles de certains insectes Hyménoptères combattre pour une certaine femelle qui restait spectatrice en apparence indifférente du combat, mais qui ensuite suivait le vainqueur66. La guerre est plus terrible encore entre les mâles des animaux polygames. Aussi sont-ils, plus généralement que les autres, pourvus d’armes spéciales. Les mâles des animaux Carnivores sont déjà de leur nature suffisamment armés ; et cependant la sélection sexuelle peut encore leur donner, comme aux autres, des moyens particuliers de défense, tels que la crinière chez le Lion, le coussinet de poils qui protège l’épaule du Sanglier et la mâchoire à crochet du Saumon mâle : car le bouclier peut être aussi utile pour la victoire que l’épée ou la lance. Chez les oiseaux, la lutte offre souvent un caractère plus paisible. Tous ceux qui se sont occupés de ce sujet ont. constaté une ardente rivalité entre les mâles de beaucoup d’espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les Merles de roche de la Guyane, les Oiseaux de Paradis et quelques autres espèces encore s’assemblent en troupe ; et tour à tour les mâles étalent leur magnifique plumage et prennent les poses les plus extraordinaires devant les femelles qui assistent comme spectatrices et juges de ce tournoi, puis à la fin choisissent le compagnon qui a su leur plaire. Tous les amateurs de volières savent bien que les oiseaux sont très susceptibles de préférences et d’antipathies individuelles. Sir B. Héron a remarqué un Paon panaché qui était tout particulièrement préféré par toutes les femelles de son espèce. Il peut sembler puéril d’attribuer quelque effet à des moyens en apparence si faibles. Je ne puis entrer ici dans les détails nécessaires pour en prouver toute l’importance ; mais si nous parvenons, en un laps de temps assez court, à donner l’élégance du port et la beauté du plumage à nos Coqs Bantam, d’après le type idéal que nous concevons pour cette espèce, je ne vois pas pourquoi les femelles des oiseaux, en choisissant constamment, durant des milliers de générations, les mâles les plus beaux ou ceux dont la voix est la plus mélodieuse, ne pourraient produire un résultat semblable. Quelques lois bien connues, concernant la dépendance réciproque qui existe entre le plumage des oiseaux mâles et femelles et celui des petits, peuvent s’expliquer en supposant que les modifications successives du plumage sont dues principalement à la sélection sexuelle, qui agit surtout lorsque les oiseaux sont arrivés à l’âge de se reproduire et pendant la saison des amours. Ces modifications, ainsi causées accidentellement, ont ensuite été héritées à l’âge correspondant et en même saison, soit par les mâles seuls, soit par les mâles et les femelles. Mais l’espace me manque pour développer ce sujet. Pour me résumer, je crois pouvoir dire que, toutes les fois que les mâles et les femelles d’une espèce animale ont les mêmes habitudes, mais diffèrent en conformation, en couleur ou en parure, ces différences résultent principalement de la sélection sexuelle : c’est-à-dire que certains individus mâles ont eu pendant une suite non interrompue de générations quelques avantages sur d’autres mâles, soit dans leurs armes offensives ou défensives, soit dans leur beauté ou leurs attraits, et qu’ils ont transmis ces avantages à leur postérité mâle exclusivement. Cependant je ne voudrais pas attribuer toutes les différences sexuelles à cette cause ; car nous voyons se produire chez nos races domestiques des singularités qui deviennent propres au sexe mâle, bien qu’on ne puisse les croire utiles aux mâles dans leurs combats ou agréables aux femelles. Tel est, par exemple, le barbillon des Pigeons Messagers mâles ou les protubérances en forme de corne chez les Coqs de certaines races, etc. Des exemples analogues se présentent à l’état sauvage : ainsi la touffe de poils pectoraux du Dindon mâle ne saurait ni lui être de quelque avantage, ni lui servir d’ornement. Pareille singularité eût apparu à l’état domestique, qu’on l’eût considérée comme une monstruosité.
V. Exemples de sélection naturelle. — Afin de faire comprendre plus clairement de quelle manière, selon moi, agit la loi de sélection naturelle, je demande à mes lecteurs la permission de leur donner un ou deux exemples. Supposons une espèce de Loup, se nourrissant de divers animaux, s’emparant des uns par ruse, des autres par force et des autres par agilité ; supposons encore que sa proie la plus agile, le Daim, par exemple, par suite de quelques changements dans la contrée, se soit accrue en nombre ou que ses autres proies aient au contraire diminué pendant la saison de l’année où les Loups sont le plus pressés de la faim. En de pareilles circonstances, les Loups les plus vites et les plus agiles auront plus de chance que les autres de pouvoir vivre. Ils seront ainsi protégés, élus, pourvu toutefois qu’avec leur agilité nouvellement acquise ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres, à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils seront mis en demeure de se nourrir d’autres animaux. Nous n’avons pas plus de raisons pour douter de ce résultat que de celui que nous obtenons nous-mêmes sur nos Lévriers, dont nous accroissons la légèreté par une soigneuse sélection méthodique ou par une sélection inconsciente, provenant de ce que chacun s’efforce de posséder les meilleurs Chiens sans avoir aucune intention de modifier la race. Sans même supposer aucun changement dans les nombres proportionnels des animaux dont notre Loup fait sa proie, un louveteau peut naître avec une tendance innée à poursuivre de préférence certaines espèces. Une telle supposition n’a rien d’improbable : car on observe fréquemment de grandes différences dans les tendances innées de nos animaux domestiques : certains Chats, par exemple, s’adonnent à la chasse des Rats, d’autres à celle des Souris. D’après M. Saint-John, il en est qui rapportent au logis du gibier ailé, d’autres des Lièvres ou des Lapins, d’autres chassent au marais, et, presque chaque nuit, attrapent des Bécasses ou des Bécassines. On sait enfin que la tendance à chasser les Rats plutôt que les Souris est héréditaire. Si donc quelque légère modification d’habitudes innées ou de structure est individuellement avantageuse à quelque Loup, il aura chance de survivre et de laisser une nombreuse postérité. Quelques-uns de ses descendants hériteront probablement des mêmes habitudes ou de la même conformation, et par l’action répétée de ce procédé naturel une nouvelle variété peut se former et supplanter l’espèce mère ou coexister avec elle. De même, encore, les Loups qui habitent des districts montagneux, et ceux qui fréquentent les plaines, sont naturellement forcés de chasser différentes proies ; et de la conservation continue des individus les mieux adaptés à chacune de ces stations, il doit résulter deux variétés distinctes. Ces variétés pourraient, il est vrai, se mélanger par des croisements, si elles venaient à se rencontrer ; mais nous aurons bientôt à revenir sur ce sujet. J’ajouterai encore, d’après M. Pierce, qu’aux États-Unis, dans les montagnes de Catskill, il existe deux variétés de Loups : l’une, de forme élancée, assez semblable au Lévrier, poursuit les bêtes fauves ; l’autre, plus massive, attaque plus fréquemment les troupeaux. Prenons maintenant un exemple moins simple. Quelques plantes sécrètent une liqueur sucrée, apparemment pour éliminer de leur sève des substances nuisibles. Cette sécrétion est effectuée à l’aide de glandes situées à la base des stipules dans quelques Légumineuses et sur le revers des feuilles du Laurier commun. Cette liqueur, quoique en très petite quantité, est recherchée avidement par les insectes. Or, supposons qu’un peu de suc ou de nectar soit sécrété par la base des pétales d’une fleur : en pareil cas, les insectes en quête de ce nectar se couvriront de la poussière pollinique et la transporteront souvent d’une fleur sur le stigmate d’une autre. Deux individus distincts se trouveront croisés par ce fait ; et nous avons de fortes raisons pour croire, ainsi que nous le prouverons pleinement un peu plus loin, que de ce croisement naîtront des jeunes plants particulièrement vigoureux, qui auront en conséquence les plus grandes chances de fleurir et de se perpétuer. Quelques-uns de ces jeunes plants auront certainement hérité de la faculté de sécréter du nectar. Les sujets qui auront les glandes ou nectaires les plus considérables, et qui sécréteront la plus grande quantité de suc, seront aussi ceux que les insectes visiteront le plus souvent, ceux qui, par conséquent, seront le plus souvent croisés et qui, dans la suite des générations, l’emporteront de plus en plus. Les fleurs dans lesquelles les étamines et les pistils seront placés, par rapport à la taille et aux habitudes des insectes qui les visitent, de manière à favoriser en quelque chose le transport de leur pollen d’une fleur à une autre, seront pareillement avantagées et élues. Nous aurions pu choisir pour exemple des insectes qui visitent les fleurs en quête de pollen au lieu de nectar. De ce que le pollen a pour seul objet la fécondation, il semble au premier abord que sa destruction soit une véritable perte pour les plantes. Cependant, la première fois qu’un peu de pollen fut transporté d’une fleur à l’autre par des insectes, agissant d’abord par hasard et ensuite par instinct, et que des croisements s’ensuivirent, bien que les neuf dixièmes du pollen de ces fleurs fussent ainsi perdus, ce fut cependant un avantage immense pour chacune de ces espèces ; il dut en résulter que les individus qui produisirent une quantité de pollen de plus en plus grande et qui eurent des anthères de plus en plus grosses, furent successivement élus. Lorsque ces espèces, par suite de cette conservation ou sélection naturelle continue des fleurs les plus riches en pollen, furent de plus en plus recherchées par les insectes, ceux-ci, agissant de leur côté inconsciemment, continuèrent à transporter régulièrement le pollen de fleur en fleur ; et je pourrais aisément prouver, par les plus frappants exemples, combien ce rôle des insectes dans la fécondation des fleurs a d’importance. Je n’en citerai qu’un, non qu’il soit des plus remarquables, mais parce qu’il servira de plus à montrer comment peut s’effectuer par degrés la séparation des sexes dans les plantes dont nous allons avoir à parler. Quelques Houx portent seulement des fleurs mâles pourvues d’un pistil rudimentaire et de quatre étamines qui ne produisent qu’une petite quantité de pollen. D’autres individus ne portent que des fleurs femelles ; celles-ci ont un pistil complétement développé et quatre étamines avec des anthères recroquevillées qui ne sauraient produire un seul grain de pollen. Ayant trouvé un arbre femelle à la distance de soixante yards d’un arbre mâle, je plaçai sous le microscope les stigmates de vingt fleurs recueillies sur diverses branches. Sur chacun d’eux, sans exception, je constatai la présence de grains de pollen, et sur quelques-uns en profusion. Ce pollen ne pouvait avoir été transporté par le vent, qui avait soufflé, depuis plusieurs jours, de l’arbre femelle à l’arbre mâle. Le temps avait été froid et tempétueux ; il n’avait donc pas été favorable aux Abeilles ; et néanmoins chacune des fleurs femelles que j’examinai avait été effectivement fécondée par ces insectes qui, tout couverts de poussière pollinique, avaient volé d’arbre en arbre en quête de nectar. Aussitôt qu’une plante attire suffisamment les insectes pour que son pollen puisse être porté de fleur en fleur, une autre série de faits peut commencer à se produire. Il n’est pas un naturaliste qui révoque en doute les avantages de ce qu’on a nommé la division du travail physiologique. On en peut inférer qu’il est avantageux à une espèce végétale que les étamines et les pistils soient portés par des fleurs ou, mieux encore, par des individus distincts. Parmi les plantes cultivées et placées sous de nouvelles conditions de vie, quelquefois les organes mâles, d’autres fois les organes femelles, deviennent plus ou moins impuissants. Or, si nous supposons que des cas analogues puissent se produire quelquefois à l’état de nature, comme le pollen est déjà régulièrement transporté de fleur en fleur, et qu’en vertu du principe de la division du travail une séparation plus complète des sexes des plantes leur est avantageuse, les individus chez lesquels cette tendance irait s’accroissant de plus en plus seraient continuellement favorisés et choisis, jusqu’à ce qu’une complète séparation des sexes se fût effectuée. Les insectes anthophiles, et les plantes dont ils se nourrissent, exercent les uns sur les autres une action réciproque qui peut être plus ou moins puissante. Ainsi, nous pouvons supposer que l’espèce chez laquelle la quantité de nectar s’est accrue lentement, ainsi que nous le disions tout à l’heure, par suite d’une sélection continue, est une plante très répandue, et que certains insectes dépendent en grande partie de son nectar pour subsister. Je pourrais montrer par de nombreux exemples combien les Abeilles sont économes de leur temps ; je rappellerai seulement les incisions qu’elles ont coutume de faire à la base de certaines fleurs pour en atteindre le nectar, lorsque avec un peu plus de peine elles pourraient y entrer par le sommet de la corolle. Il n’est donc point douteux qu’une déviation accidentelle dans la taille et la forme du corps d’un insecte quelconque, ou dans la courbure et la longueur de sa trompe, bien qu’inappréciable pour nous, pourrait lui être avantageuse, au point qu’un individu ainsi doué, pouvant se procurer plus aisément sa nourriture, aurait plus de chance que les autres de vivre et de laisser de nombreux descendants, qui hériteraient probablement de la même particularité de structure. Ainsi, les tubes des corolles du Trèfle rouge commun et du Trèfle incarnat (Trifolium pratense et T. incarnatum) au premier coup d’œil ne paraissent pas différer de longueur ; cependant l’Abeille domestique peut aisément atteindre le nectar du Trèfle incarnat, mais non celui du Trèfle rouge commun, qui n’est visité que par les Bourdons. Si bien que des champs entiers de Trèfle rouge offriraient en vain une abondante récolte de nectar à notre Abeille domestique. C’est un fait d’autant plus remarquable qu’en automne elle visite souvent les champs de Trèfle rouge, parce qu’en cette saison elle peut atteindre le nectar des fleurs à travers des trous perfores par les Bourdons à la base de la corolle67. Il serait donc très avantageux à l’Abeille domestique d’avoir une trompe un peu plus longue ou différemment construite, de manière à atteindre le nectar des corolles imperforées. D’autre part, la fertilité du Trèfle dépend, ainsi qu’on l’a déjà vu, de ce que les Abeilles en remuent les pétales, de manière à pousser le pollen sur la surface du stigmate. Il résulte donc encore de là que, si les Bourdons devenaient rares en certaines contrées, il serait très avantageux au Trèfle rouge d’avoir un tube plus court ou une corolle plus profondément divisée, de sorte que l’Abeille domestique puisse en visiter les fleurs. On voit ainsi comment une fleur et un insecte peuvent simultanément ou l’un après l’autre se modifier et s’adapter mutuellement de la manière la plus parfaite, au moyen de la conservation continue d’individus présentant des déviations de structures particulières et réciproquement avantageuses. Je sais trop que cette théorie de sélection naturelle, basée tout entière sur des exemples analogues à celui que je viens de donner, peut soulever les mêmes objections qu’on avait d’abord opposées aux idées victorieuses de sir Ch. Lyell, lorsqu’il a expliqué pour la première fois les transformations géologiques de la croûte terrestre par l’action des causes actuelles. Mais aujourd’hui nul ne s’avise plus guère de traiter l’action des vagues côtières comme une cause insuffisante pour rendre compte de l’excavation de vallées profondes ou de la formation de longues murailles de rochers à pic. De même la sélection naturelle ne peut agir que lentement, par la conservation et l’accumulation de variations légères transmises par voie de génération et constamment avantageuses à chaque être modifié et conservé. Comme la géologie contemporaine a presque complétement renoncé à l’hypothèse des grandes vagues diluviennes, la sélection naturelle, si le principe sur lequel elle repose est vrai, doit aussi bannir à jamais l’idée que de nouveaux êtres organisés soient périodiquement créés, ou que des modifications profondes puissent se manifester soudainement dans leur structure.
VI. De la généralité des croisements entre individus de la même espèce. — Je dois permettre ici une courte digression. À l’égard des animaux ou des plantes à sexes séparés, il est de toute évidence, sauf le cas si curieux et encore si peu connu de la parthénogénèse, que la coopération de deux individus est toujours nécessaire à l’acte de la fécondation. Mais l’existence de cette loi est au contraire fort loin d’être aussi évidente chez les hermaphrodites. Néanmoins, j’incline fortement à croire que, même chez ces derniers, deux individus, soit habituellement, soit au moins de temps à autre, doivent concourir à la reproduction de leur espèce. Cette idée me fut suggérée pour la première fois par Andrew Knight ; nous en verrons tout à l’heure l’importance. Mais je dois traiter ici ce sujet avec une extrême brièveté, bien que j’aie à ma disposition des matériaux suffisants pour soutenir une discussion approfondie. Tous les animaux vertébrés, tous les insectes et quelques autres grands groupes d’animaux s’accouplent pour chaque fécondation. De récentes recherches ont beaucoup diminué le nombre des hermaphrodites supposés ; et même parmi les vrais hermaphrodites, il en est beaucoup qui s’apparient néanmoins : c’est-à-dire que deux individus s’unissent pour se féconder mutuellement, ce qui suffit à notre objet. Cependant plusieurs animaux hermaphrodites ne s’accouplent certainement pas habituellement, et parmi les plantes la grande majorité est dans ce cas. Quelle raison a-t-on donc de supposer que, même alors, deux individus concourent à l’acte reproducteur ? Comme il est impossible d’entrer ici dans les détails, je dois m’en tenir à des considérations toutes générales. D’abord, j’ai recueilli un ensemble considérable de faits montrant, d’accord avec l’opinion presque universelle des éleveurs, que parmi les animaux et les plantes un croisement entre des variétés différentes ou entre des individus de la même variété, mais d’une autre lignée, rend la postérité qui en naît plus vigoureuse et plus féconde ; et que d’autre part les reproductions entre proches parents diminuent d’autant cette fécondité et cette vigueur. Ces faits suffisent à eux seuls pour me disposer à croire que c’est une loi générale de la nature, quelque ignorants du reste que nous soyons sur le pourquoi d’une telle loi, que nul être organisé ne peut se féconder lui-même pendant un nombre infini de générations ; mais qu’un croisement avec un autre individu est indispensable de temps à autre, quoique peut-être quelquefois à de très longs intervalles. Cette loi naturelle peut nous aider à comprendre certaines grandes séries de faits que nulle autre ne suffit à expliquer. Tous les horticulteurs qui ont opéré des croisements savent combien il est difficile de féconder une fleur exposée à l’humidité ; et cependant quelle multitude de fleurs ont leurs anthères et leurs stigmates pleinement exposés aux intempéries atmosphériques ! Mais si un croisement est indispensable de temps à autre, cette exposition désavantageuse peut avoir pour but d’ouvrir une entrée complétement libre au pollen d’un autre individu, d’autant plus que les anthères de la plante elle-même sont généralement placées si près de son propre pistil que la fécondation de l’un par les autres semble presque inévitable. D’autre part, beaucoup de fleurs ont leurs organes sexuels parfaitement renfermés, comme dans la grande famille des Papilionacées ou Légumineuses. Mais dans la plupart de ces fleurs on remarque aussi une adaptation très curieuse entre leur structure et les habitudes ou les instincts des Abeilles qui, en suçant leur nectar, poussent le pollen de la fleur sur le stigmate, ou bien déposent sur celui-ci du pollen d’une autre fleur. Les visites des Abeilles sont si nécessaires à beaucoup de fleurs Papilionacées, que de nombreuses expériences ont montré que leur fécondité diminue considérablement quand ces visites sont empêchées. Or, il est presque impossible que les Abeilles volent de fleur en fleur sans transporter du pollen de l’une à l’autre, pour le plus grand bien de la plante, à ce que je crois. Les Abeilles agissent alors comme le pinceau du poil de Chameau avec lequel il suffit de toucher d’abord les anthères d’une fleur et ensuite le stigmate d’une autre pour assurer la fécondation. Mais qu’on ne suppose pas pour cela que les Abeilles produisent une multitude d’hybrides entre espèces distinctes ; car, s’il se trouve sur la même brosse du pollen de la plante mêlé avec celui d’une autre espèce, le premier annulera complétement l’influence du pollen étranger, ainsi que l’a démontré Gærtner. Il semble que ce soit pour mieux assurer la fécondation d’une fleur par elle-même que les étamines s’élancent par une détente soudaine vers le pistil, ou se meuvent lentement vers lui l’une après l’autre. Il n’est pas douteux qu’une pareille adaptation n’ait son utilité ; mais l’action des insectes est souvent nécessaire pour déterminer la déhiscence des anthères ou le déroulement de leurs filets. Kœlreuter l’a démontré au sujet de l’Épine-vinette, où tout semble disposé pour garantir la fécondation de la fleur par elle-même ; et cependant, lorsque plusieurs variétés ou même plusieurs espèces de ce même genre sont plantées les unes près des autres, il est presque impossible d’élever des plants de race pure, tant elles se croisent naturellement. D’après mes observations et par les écrits de C. C. Sprengel, je pourrais démontrer qu’en beaucoup de cas, bien loin que rien contribue à aider la fécondation d’une plante par elle-même, plusieurs circonstances, au contraire, empêchent que le stigmate d’une fleur reçoive le pollen de ses propres étamines. Ainsi, dans le Lobelia fulgens, par un remarquable ensemble de dispositions, les anthères de chaque fleur laissent échapper leurs granules en nombre immense, avant que le stigmate de cette même fleur soit prêt à les recevoir. Comme les Abeilles ne visitent jamais cette plante, au moins dans mon jardin, il en résulte qu’elle ne donne jamais de graines. Cependant, j’ai réussi à en obtenir une grande quantité en plaçant du pollen d’une fleur sur le stigmate d’une autre. Un Lobelia, d’espèce différente qui croît tout à côté, mais qui est visité par les Abeilles, fructifie librement. Lors même que nul obstacle mécanique n’empêche le stigmate d’une fleur de recevoir le pollen de ses propres étamines, cependant, comme C. C. Sprengel l’a démontré et comme je puis le confirmer moi-même, il arrive souvent que les anthères lancent leur pollen avant que le stigmate soit prêt pour la fécondation, ou c’est au contraire le stigmate qui arrive à maturité avant les anthères. En pareil cas, les plantes ont par le fait des sexes séparés, puisqu’elles doivent nécessairement se féconder réciproquement entre fleurs, sinon entre sujets distincts. N’est-il pas étonnant que le pollen et le stigmate de la même fleur, bien que placés si près l’un de l’autre, comme pour assurer la fécondation de l’un par l’autre, se soient cependant en des cas fréquents réciproquement inutiles ? Une telle anomalie apparente s’explique aisément, si l’on admet que des croisements accidentels entre individus distincts sont avantageux ou même indispensables de temps à autre à la perpétuité de l’espèce ou à sa vigueur. J’ai observé que, si plusieurs variétés de Choux, de Radis, d’Oignons ou de quelques autres plantes, croissent et montent en graine les unes près des autres, le plus grand nombre des jeunes plants qui naissent des graines, ainsi obtenues, sont des métis. Ainsi j’ai recueilli 233 plants de Choux provenant de quelques sujets de variétés diverses, qui croissaient les unes près des autres, et, sur ce nombre, il ne s’en est trouvé que 78 de race pure, encore quelques-uns d’entre eux étaient-ils légèrement altérés. Cependant le pistil de chaque fleur de Chou est entouré, non seulement de ses six étamines, mais de toutes les étamines des autres fleurs de la même plante ; et le pollen de chaque anthère tombe aisément sur son propre stigmate sans l’intervention des insectes, puisque j’ai trouvé à l’expérience qu’un sujet, soigneusement défendu contre leurs atteintes, produisait un nombre complet de siliques. Si donc des variétés différentes se croisent si aisément entre elles par ce seul fait qu’elles croissent les unes auprès des autres, il faut supposer que le pollen d’une variété distincte peut être doué d’un pouvoir fécondant plus fort que le propre pollen de la plante ainsi fécondée. Ce ne serait du reste qu’une application particulière de la loi générale selon laquelle le croisement entre des individus distincts de la même espèce est propice à sa multiplication. Au contraire, quand le croisement s’opère entre des espèces distinctes, l’effet est inverse, parce que le propre pollen d’une plante l’emporte presque toujours en puissance sur un pollen trop étranger. Mais nous aurons à revenir sur ce sujet dans un prochain chapitre. On pourrait faire une objection à cette règle : c’est que le pollen d’un arbre immense couvert d’innombrables fleurs ne peut que bien rarement être transporté sur un autre. On pourrait tout au plus admettre ce transport entre les fleurs du même arbre, qui ne peuvent être considérées comme des individus distincts qu’en un sens très limité68. Cette objection a quelque valeur ; mais la nature y a suffisamment répondu en donnant aux arbres une forte tendance à porter des fleurs unisexuelles. Or, quand les sexes sont séparés, quoique les fleurs mâles et femelles soient portées par un même sujet, il faut bien que le pollen soit habituellement transporté d’une fleur à l’autre, ce qui donne plus de probabilité pour qu’il le soit aussi d’arbre en arbre. J’ai constaté que, dans nos contrées, les arbres ont plus fréquemment des sexes séparés que les arbustes ou les plantes herbacées appartenant aux mêmes ordres. À ma requête, le docteur Hooker a dressé la liste des arbres de la Nouvelle-Zélande, et le docteur Asa Gray s’est chargé du même travail pour ceux des États-Unis : les résultats ont été tels que je les avais prévus. Cependant le docteur Hooker m’a informé depuis que cette règle ne lui semble pas devoir s’étendre à l’Australie, et je n’ai fait ces quelques remarques sur les sexes des arbres que pour appeler l’attention sur ce sujet. Parmi les animaux terrestres on ne trouve qu’un nombre très limité d’hermaphrodites, tels que les mollusques aériens et les Lombrics : tous s’accouplent néanmoins. On ne connaît donc pas encore un seul animal terrestre qui se féconde lui-même. Cette loi générale contraste singulièrement avec ce qu’on observe chez les plantes et ne s’explique que par la nécessité de croisements, intervenant de temps à autre, entre des individus distincts. En effet, considérant la nature de la matière fécondante des animaux à respiration aérienne et celle du milieu où ils vivent, ces croisements ne peuvent s’opérer que par la coopération volontaire de deux individus ; car il n’existe aucun moyen, analogue à l’action des insectes et du vent à l’égard des plantes, qui puisse leur être applicable. Parmi les animaux aquatiques, on connaît au contraire un grand nombre d’hermaphrodites qui peuvent se féconder eux-mêmes ; mais ici les courants marins ne leur offrent pas moins une occasion facile de croisements fréquents ; et, parmi eux, comme parmi les fleurs, je n’ai pu trouver une seule espèce chez laquelle les organes reproducteurs fussent si parfaitement internes que tout accès fût absolument fermé à l’influence extérieure d’un autre individu, de manière à rendre tout croisement impossible. Le professeur Huxley, dont l’autorité est d’un si grand poids en pareille matière, est arrivé sur ce point aux mêmes résultats que moi. Les Cirripèdes me parurent longtemps faire exception à cet égard ; mais, grâce à un heureux hasard, j’ai déjà pu prouver autre part que deux individus, tous deux hermaphrodites et capables de se féconder eux-mêmes, se croisent cependant quelquefois. N’est-il pas étrange de voir, parmi les animaux et parmi les plantes, des espèces, non seulement de la même famille, mais du même genre, qui sont les unes, hermaphrodites, et les autres, unisexuelles, bien que souvent très semblables en tout le reste de leur organisation ? Cependant si tous les hermaphrodites se croisent de temps à autre, la différence entre les hermaphrodites et les espèces unisexuelles devient peu de chose, au moins sous le rapport des fonctions. Ce qui ressort, comme conséquence de ces diverses considérations, ainsi que d’un grand nombre d’autres faits que j’ai recueillis, mais que je ne puis mentionner ici, c’est que, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, les croisements, au moins accidentels, entre individus distincts, sont une loi générale de la nature. Cette opinion soulève, je le sais, quelques difficultés que je m’efforce actuellement de résoudre. En fin de compte, on peut conclure que chez la plupart des êtres organisés la coopération de deux individus est d’une nécessité absolue pour chaque fécondation ; que chez beaucoup d’autres espèces elle n’est indispensable qu’à intervalles plus ou moins longs ; mais que chez aucune, du moins à ce que je crois, la fécondité ne peut se continuer à perpétuité, sans que, de temps à autre, intervienne quelque croisement entre des individus plus ou moins distincts.
VII. Des circonstances favorables à la sélection naturelle. — Nous abordons ici une question bien obscure. Une grande variabilité est évidemment favorable à l’action sélective de la nature ; mais il est probable que des différences purement individuelles lui suffisent pour produire de grands résultats. Un grand nombre d’individus, en offrant plus de chances de variations avantageuses dans un même temps donné, doit compenser une moindre somme de variations sur chacun de ces individus et peut être, par conséquent, considéré comme un élément de haute importance dans la formation des nouvelles espèces. Quoique la nature emploie de longs siècles à son travail de sélection, cependant elle ne laisse pas un laps de temps indéfini à chaque espèce pour se transformer ; car, tous les êtres vivants étant obligés de lutter pour se saisir des places vacantes dans l’économie de la nature, toute espèce qui ne se modifie pas à son avantage, aussi vite que ses concurrentes, doit être presque aussitôt exterminée. À moins que les variations favorables qui surviennent ne soient transmises au moins à quelques-uns des descendants de l’individu modifié, la sélection naturelle ne peut rien. L’intransmissibilité de tout nouveau caractère acquis est, en fait, la même chose que le retour au type des aïeux ; et l’on ne saurait douter que cette tendance à revenir au type des ancêtres n’ait souvent arrêté ou empêché l’action sélective. Cependant, quelques auteurs en ont considérablement exagéré l’importance. Si la réversibilité des caractères n’a pas empêché l’homme de créer d’innombrables races héréditaires dans le règne animal et dans le règne végétal, pourquoi mettrait-elle une entrave absolue aux procédés sélectifs de la nature ? Un éleveur choisit un but déterminé pour en faire l’objet de sa sélection méthodique ; et le libre croisement suffirait pour anéantir ses résultats acquis ; mais quand beaucoup d’hommes, sans avoir l’intention d’altérer la race, ont un idéal commun de perfection et que tous s’efforcent de se procurer les plus beaux sujets et de les multiplier, des modifications et des améliorations profondes doivent résulter lentement, mais sûrement, de ce procédé de sélection inconsciente, nonobstant une grande somme de croisements avec des sujets inférieurs. Il en doit être de même à l’état de nature ; car dans une région bien close, dont l’économie générale présenterait quelques lacunes, la sélection naturelle tiendrait constamment à conserver tous les individus qui varieraient dans une certaine direction déterminée, bien qu’à divers degrés, comme étant les plus propres à remplir les places vacantes. Si cette région était vaste, ses différents districts présenteraient certainement diverses conditions de vie ; et la sélection naturelle modifierait et améliorerait les espèces d’une manière différente dans chacun d’eux. Il est vrai qu’alors il y aurait sur leurs limites communes des croisements fréquents entre ces variétés nouvelles de même espèce. En pareil cas, les effets de ces croisements seraient donc difficilement contrebalancés par la sélection naturelle, tendant à modifier tous les individus de chaque district de la même manière par rapport aux conditions physiques de chaque localité, et d’autant plus que dans une région continue ces conditions seraient insensiblement graduées d’un district à un autre. Ces effets du croisement seraient surtout puissants sur les animaux qui s’accouplent pour chaque fécondation, qui vagabondent beaucoup et qui ne multiplient pas dans une progression très rapide. Parmi de telles espèces, par exemple chez les oiseaux, les variétés seraient généralement confinées en des régions complétement séparées les unes des autres. Parmi les hermaphrodites qui ne croisent qu’accidentellement, de même que chez les animaux qui s’apparient pour chaque fécondation, mais qui vagabondent peu et qui peuvent multiplier rapidement, une variété nouvelle et supérieure pourrait se former en un lieu déterminé et s’y maintenir en corps, parce que les croisements qui surviendraient, quels qu’ils fussent d’ailleurs, auraient lieu principalement entre les individus de cette nouvelle variété. Or, une variété locale, une fois formée ainsi, pourrait ensuite se répandre lentement et de proche en proche en d’autres districts. C’est d’après ces principes que les jardiniers préfèrent toujours les graines recueillies sur des massifs assez considérables de plantes de la même variété, parce que les probabilités de croisements avec d’autres variétés se trouvent ainsi diminuées. De même à l’égard des animaux, à reproduction lente, qui s’accouplent pour chaque fécondation, il ne faut pas exagérer le pouvoir des croisements, pour entraver l’action sélective de la nature. Je pourrais produire une longue liste de faits montrant que, dans une même région, les variétés d’une même espèce animale peuvent rester longtemps distinctes, soit qu’elles aient coutume de hanter des stations différentes, soit que le temps du rut varie légèrement pour chacune d’elles, soit enfin que les individus semblables préfèrent s’apparier entre eux. Les croisements jouent un rôle très important dans la nature, en ce qu’ils conservent chez les individus de la même espèce ou de la même variété la pureté et l’uniformité typiques. Évidemment ils agissent avec plus d’efficacité sur les animaux qui s’apparient pour chaque fécondation ; mais nous avons vu tout à l’heure que des croisements ont lieu de temps à autre chez tous les animaux et chez toutes les plantes ; et, lors même qu’ils n’ont lieu qu’à de longs intervalles, les sujets qui en naissent y gagnent un tel accroissement de vigueur et de fécondité, comparativement à la postérité des individus non croisés, qu’ils ont toutes chances de survivre et de propager leur espèce au détriment de ces derniers. Par suite du cours longtemps continué des choses, cette influence des croisements, si rares qu’ils soient, doit avoir un effet puissant sur les progrès de l’espèce. S’il existe des êtres organisés chez lesquels il n’y ait jamais de croisement entre individus distincts, l’uniformité et la pureté typiques doivent se maintenir parmi eux aussi longtemps qu’ils restent soumis aux mêmes conditions de vie, parce que, d’une part, le principe d’hérédité tend à reproduire toujours les caractères des aïeux, et que, de l’autre, la sélection naturelle détruit tous les sujets qui s’en éloignent. Mais si leurs conditions de vie viennent à changer et qu’ils subissent en conséquence quelques modifications, leur postérité ne peut arriver à l’uniformité typique qu’en vertu de la sélection naturelle agissant de manière à ne conserver dans la même localité que les sujets modifiés de la même manière. L’isolement est encore un élément de haute importance dans la formation des espèces par sélection naturelle. Ainsi, dans une région fermée ou peu étendue, les conditions de vie organiques ou inorganiques ont généralement une très grande uniformité, de sorte que la sélection naturelle tend à y modifier tous les individus d’une espèce variable de la même manière. De plus, les croisements entre les individus de même espèce, qui autrement eussent habité les districts environnants sous d’autres conditions d’existence, ne peuvent avoir lieu. Il est probable que l’isolement agit encore avec une efficacité plus grande en mettant obstacle à l’immigration d’organismes mieux adaptés, dès qu’un changement physique, tel qu’une modification de climat ou une élévation du sol, etc., ouvre dans l’économie naturelle de la contrée de nouvelles places vacantes auxquelles les anciens habitants ne peuvent s’adapter que par des modifications d’organismes. Enfin, l’isolement, en empêchant l’immigration et par conséquent la concurrence, donne à chaque variété le temps qui lui est nécessaire pour progresser, circonstance qui peut être d’une haute importance dans la formation de nouvelles espèces. Si pourtant une région isolée était très étroitement limitée, soit qu’elle fût entourée de barrières naturelles, soit que les conditions de vie y fussent toutes spéciales, elle ne pourrait contenir qu’un très petit nombre d’individus, ce qui retarderait considérablement le procédé de transformation en diminuant les chances de variations favorables sur lesquelles la sélection naturelle pourrait agir. La seule longueur du temps ne peut rien par elle-même, ni pour ni contre la sélection naturelle. J’énonce cette règle, parce qu’on a dit à tort que j’accordais au temps lui-même une part importante dans le procédé de transformation des espèces, comme si elles se modifiaient constamment et nécessairement par le fait de quelque loi innée. Le cours prolongé du temps n’a d’importance qu’en ce qu’il offre plus de probabilités que des variations avantageuses par rapport aux conditions de vie organiques ou inorganiques lentement changeantes se manifestent, soient élues, accumulées et fixées. Il favorise pareillement l’action directe des circonstances physiques changeantes et des conditions de vie nouvelles qui en résultent. Si nous interrogeons la nature, pour lui demander la preuve des règles que nous venons de formuler, et que nous considérions quelque région étroite et isolée, telle, par exemple, qu’une île océanique, quoique le nombre total des espèces qui l’habitent soit très petit, ainsi que nous le verrons dans notre chapitre sur la distribution géographique, cependant un grand nombre de ces espèces se trouvent être autochtones69, c’est-à-dire formées dans la localité même et nulle autre part. Au premier abord, il semblerait, d’après cela, qu’une île dût être très favorable à la production d’espèces nouvelles ; mais une pareille généralisation pourrait être erronée, car, pour assurer qu’une région étroite et isolée est plus favorable à la formation de nouveaux types organiques qu’une autre région vaste et ouverte, tel que serait un continent, il faudrait pouvoir établir la comparaison entre des temps égaux, ce qu’il nous est impossible de faire. Quoique l’isolement d’une région soit certainement favorable à la formation d’espèces nouvelles, cependant, en somme, je crois qu’une contrée vaste et ouverte est plus favorable encore, surtout à l’égard des espèces capables de se perpétuer pendant de longues périodes et d’acquérir une grande extension. Sur un vaste continent et parmi la multitude d’individus qui peuvent y vivre, non seulement il y a plus de probabilités pour qu’il apparaisse des variations favorables ; mais encore les conditions de vie et les rapports d’organisme à organisme y sont infiniment plus compliqués par suite du grand nombre d’espèces rivales qu’il renferme. Et si quelques-unes d’entre elles se modifient et progressent, les autres devront progresser à un degré correspondant, sous peine d’être bientôt détruites. De plus, chaque nouvelle forme aussitôt modifiée peut se répandre dans toute la contrée, entrant ainsi en concurrence avec beaucoup d’autres. Il suit de là qu’il y aura plus fréquemment des lacunes dans l’économie totale de la contrée et que la concurrence pour les remplir sera plus vive. Au surplus, de vastes régions, aujourd’hui continentales par suite de récentes oscillations de niveau, doivent avoir existé antérieurement à l’état d’archipels, de sorte que les heureux effets de l’isolement ont dû concourir pour leur part à former leur population actuelle. Finalement, je conclus que certaines localités très restreintes ont pu être quelquefois très favorables à la formation de nouvelles espèces, mais que pourtant l’œuvre de transformation doit en général être plus rapide dans de vastes régions continues et, ce qui est plus important, c’est que les nouvelles formes produites en de vastes contrées, ayant déjà triomphé de nombreux compétiteurs, seront celles qui prendront l’extension la plus rapide, qui donneront naissance à plus de variétés et à plus d’espèces et qui joueront ainsi le rôle le plus important dans l’histoire changeante du monde organisé. En partant de ce principe, peut-être pourrions-nous expliquer quelques faits au sujet desquels nous reviendrons du reste dans notre chapitre sur la distribution géographique. Par exemple, nous comprendrons pourquoi les productions du petit continent australien ont cédé et cèdent encore continuellement devant les produits des terres plus étendues d’Europe et d’Asie, et pourquoi aussi ce sont des espèces continentales qui partout se sont naturalisées en grand nombre sur des îles. C’est que sur un îlot le combat vital doit avoir été moins ardent et, par conséquent, il doit en être résulté moins de modifications et moins d’extinctions. C’est peut-être pourquoi la flore de l’île de Madère ressemble, d’après M. Oswald Heer, à la flore d’Europe. Tous les bassins d’eau douce rassemblés ne forment qu’une petite étendue en comparaison des mers et des terres, conséquemment la concurrence entre les productions d’eau douce a toujours dû être moins vive qu’autre part ; les nouvelles formes ont dû s’y former plus lentement et les anciennes y ont été plus lentement détruites. Or, c’est dans l’eau douce que nous trouvons sept genres de poissons Ganoïdes, seuls restes actuels d’un ordre autrefois prépondérant. C’est également dans l’eau douce que nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales qu’on connaisse dans le monde : telles sont l’Ornithorynque et le Lépidosirène, sortes de fossiles vivants qui servent, jusqu’à un certain point, de liens de transition entre des ordres zoologiques aujourd’hui profondément séparés dans l’échelle naturelle. Si ces formes anormales se sont conservées jusqu’aujourd’hui, c’est sans doute qu’elles ont habité une patrie isolée, où elles ont été exposées à une concurrence moins vive que tant d’autres de leurs congénères qui se sont éteintes avant elles. Pour me résumer sur cette question, autant toutefois qu’un problème aussi compliqué le permet, je conclurai qu’à l’égard des espèces terrestres un vaste continent, qui a subi plusieurs oscillations de niveau, et qui a conséquemment existé pendant de longues périodes à l’état de terres discontinues, plus ou moins éparses, a dû présenter les circonstances les plus favorables à la production successive d’un grand nombre de formes vivantes, capables de se perpétuer pendant longtemps et de se répandre dans de vastes stations. Durant sa première période continentale, ses habitants nombreux en individus et en espèces ont été soumis à une vive concurrence. Lorsqu’il fut transformé par voie d’affaissement en de vastes îles, beaucoup d’individus de la même espèce ont dû se maintenir sur chacune d’elles, de sorte que les croisements auront ainsi été empêchés entre les variétés bientôt devenues propres à chaque île. Après chaque changement physique, de quelque sorte que ce soit, toute immigration aura été prévenue, si bien que les places vacantes dans l’économie de ces districts isolés auront été offertes aux anciens habitants modifiés ; et chaque variété nouvelle aura eu ainsi le temps suffisant pour se transformer et progresser. Lorsque, par un nouvel exhaussement du sol, ces îles se sont de nouveau converties en une région continentale, une ardente concurrence a dû recommencer entre les formes nouvelles et les anciennes ; les variétés les plus favorisées et les mieux adaptées à leurs nouvelles conditions de vie ont pu se multiplier et s’étendre, et beaucoup des formes inférieures ont dû s’éteindre. Le continent renouvelé a changé encore d’aspect général, tandis que la sélection naturelle s’emparait de ce nouveau champ d’action pour faire faire de nouveaux progrès à ses habitants et former de nouvelles espèces.
VIII. Action lente. — Que la sélection naturelle agisse toujours avec une extrême lenteur, je l’admets pleinement. Son action dépend des places vacantes qui peuvent se présenter dans l’économie de la nature ou qui seraient mieux remplies, si les habitants de la contrée subissaient quelques modifications. Ces lacunes proviennent de changements physiques, en général lents à se produire, et des obstacles qui s’opposent à l’immigration de formes mieux adaptées. Mais l’action sélective est encore plus étroitement subordonnée aux lentes modifications subies par quelques-uns des habitants de la contrée, parce que les relations mutuelles de presque tous les autres en sont troublées. Enfin aucun effet ne peut se produire, à moins que des variations favorables ne surviennent ; or ces variations elles-mêmes ne se manifestent que rarement, et leur transmission héréditaire peut être empêchée ou du moins considérablement retardée par de libres croisements. Faut-il en conclure que ces diverses causes soient amplement suffisantes pour annuler l’action sélective ? Je n’en crois rien ; mais j’admets que la sélection naturelle n’agit que très lentement, souvent à de longs intervalles, et sur un très petit nombre des habitants d’une même région à la fois. Du reste, cette action lente et intermittente s’accorde parfaitement avec ce que nous apprend la géologie sur le mouvement progressif de transformation des habitants du monde. Quelque lent que soit pourtant le procédé de sélection, si l’homme peut faire beaucoup par ses faibles moyens artificiels, je ne puis concevoir aucune limite à la somme des changements qui peuvent s’effectuer dans le cours successif des âges par le pouvoir sélectif de la nature, de même qu’à la beauté ou à la complexité infinie des mutuelles adaptations des êtres organisés, les uns par rapport aux autres, et par rapport à leurs conditions physiques d’existence.
IX. Extinction d’espèces. — Nous examinerons la question d’extinction avec plus de détails dans notre chapitre sur la Géologie ; mais il faut que nous l’abordions ici parce qu’elle est en connexion intime avec la sélection naturelle. Celle-ci n’agit qu’à l’aide de variations avantageuses accumulées et perpétuées jusqu’à devenir permanentes. Par suite de la haute progression géométrique, selon laquelle tous les êtres organisés se multiplient, la population de toute région donnée se maintient toujours à peu près au complet ; et comme chaque région est toujours occupée par un assez grand nombre de formes diverses, il s’ensuit qu’à mesure qu’une forme élue ou favorisée s’augmente en nombre, généralement les formes les moins favorisées décroissent et deviennent de plus en plus rares. Or la rareté, d’après les observations géologiques, est le précurseur de l’extinction totale. Il est aisé de concevoir, du reste, que toute forme qui n’est plus représentée que par un petit nombre d’individus, exposés à des fluctuations inévitables dans la rigueur des saisons et dans le nombre de leurs ennemis, doit courir plus de chances qu’une autre d’être entièrement exterminée. Mais on peut aller plus loin : de nouvelles formes étant continuellement en voie de se produire, à moins qu’on n’admette que le nombre des espèces peut s’accroître indéfiniment, il faut bien qu’il y en ait de temps à autre qui s’éteignent. Or, que le nombre des formes spécifiques n’ait pas été perpétuellement en augmentant, la géologie nous le démontre ; et nous allons essayer d’expliquer pourquoi ce nombre ne pouvait toujours s’accroître. Nous avons vu que les espèces les plus nombreuses en individus ont aussi plus de chances que les autres de produire des variations individuelles favorables dans un même laps de temps donné. Cela résulte, du reste, de ce fait : que les espèces les plus communes sont celles qui offrent le plus grand nombre de variétés reconnues ou d’espèces naissantes. Il suit de là que les espèces rares varient et progressent moins dans le même temps et, par conséquent, doivent être vaincues dans le combat de la vie par les descendants modifiés d’espèces plus répandues. Il me paraît donc suffisamment établi par ces considérations que, comme de nouvelles espèces se sont formées dans le cours des temps par sélection naturelle, d’autres doivent aussi devenir de plus en plus rares et finalement s’éteindre. Toute espèce qui entre en vive concurrence avec une autre espèce en voie de subir des modifications avantageuses aura naturellement plus que toute autre à souffrir de ses progrès. Nous avons vu encore que ce sont les formes les plus étroitement alliées, les variétés de la même espèce, les espèces de même genre ou de genres voisins, et plus généralement tous les individus ayant plus ou moins de ressemblance dans leur structure, leur constitution ou leurs habitudes, qui se font la plus ardente concurrence. Conséquemment, chaque nouvelle variété ou espèce en voie de formation luttera surtout contre ses plus proches parentes et tendra à les exterminer. Parmi nos variétés domestiques, nous voyons une cause d’extinction analogue résulter du choix que fait chacune des races les plus utiles. On pourrait citer de fréquents exemples montrant avec quelle rapidité de nouvelles races de Bœufs, de Moutons et autres animaux, ou de nouvelles variétés de fleurs, se substituent à des races inférieures plus anciennes. Dans le comté d’York, on sait historiquement que l’ancien bétail noir a cédé la place aux Bœufs à longues cornes, et que ceux-ci ont été balayés à leur tour par les Bœufs à petites cornes, « comme par une peste meurtrière »
, dit un écrivain agronome.
X. De la divergence des caractères dans ses rapports avec la diversité des habitants de chaque station limitée et avec la naturalisation. — La loi que j’ai désignée par le terme de divergence des caractères est de la plus haute valeur, en ce qu’elle explique, je crois, plusieurs faits de grande importance. Nous avons vu que certaines variétés présentent à un si haut degré les caractères d’espèces, qu’on se perd souvent en des doutes insolubles sur leur véritable rang. Pourtant ces variétés, même les mieux marquées, diffèrent moins les unes des autres en général que les espèces bien distinctes. À mon point de vue ces variétés sont des espèces en voie de formation ou, comme je les ai nommées, des espèces naissantes. Comment alors les moindres différences qui séparent les variétés s’accroissent-elles jusqu’à produire les différences plus grandes qui distinguent les espèces ? Il faut cependant présumer que cette transformation a lieu graduellement, puisque nous voyons dans la nature un nombre considérable d’espèces bien tranchées, tandis que les variétés, prototypes supposés des espèces distinctes futures, ne présentent généralement que des différences mal définies. Le hasard seul, ou ce qu’on appelle de ce nom, pourrait faire qu’une variété s’éloignât en quelque chose des caractères de ses parents, et que sa postérité différât encore de la souche mère sous les mêmes rapports, bien qu’à un plus haut degré. Mais on ne saurait expliquer de même des différences aussi considérables et aussi générales que celles qui distinguent les variétés bien marquées de la même espèce et les espèces du même genre. Ainsi que je l’ai toujours fait dans les questions embarrassantes, cherchons la lumière dans ce que nous savons de nos espèces domestiques. Nous y trouverons quelque chose d’analogue. L’on admettra qu’une accumulation faite au hasard pendant quelques générations successives de variations semblables n’aurait jamais pu produire des races aussi différentes que nos Bœufs à petites cornes et nos Bœufs de Hereford, que nos Chevaux de trait et nos Chevaux de courses ou que nos diverses races de Pigeons, etc. Mais qu’un amateur remarque chez un Pigeon un bec un peu plus court qu’à l’ordinaire, un autre amateur, au contraire, remarquera, chez un autre sujet, un bec d’une longueur en quelque chose inaccoutumée. D’après le principe reconnu que « nul amateur ne prise les types intermédiaires, mais seulement les extrêmes »
, l’un et l’autre continueront de choisir et de multiplier tous les oiseaux dotés d’un bec de plus en plus long ou de plus en plus court. Nous pouvons supposer de même que, dès les temps les plus reculés, certains individus ont préféré les Chevaux les plus vites, et d’autres, les Chevaux les plus trapus et les plus forts. La différence première était peut-être insignifiante ; mais, dans le cours du temps, la sélection continuelle des Chevaux les plus agiles par certains éleveurs, et des plus robustes par les autres, a dû rendre cette différence assez prononcée pour qu’elle formât deux sous-races ; après des siècles écoulés, ces deux sous-races sont devenues deux races permanentes et bien distinctes. À mesure que ces différences devenaient plus frappantes, les sujets inférieurs, c’est-à-dire intermédiaires en caractères, ont dû être négligés et, par conséquent, ont dû disparaître. Nous voyons donc se manifester dans les productions de l’homme la loi de divergence des caractères. Cette loi a pour effet d’augmenter constamment des différences d’abord à peine appréciables, et de faire diverger les races de forme, de constitution et d’habitudes, soit entre elles, soit de la souche mère dont elles descendent. Mais on peut demander comment une loi analogue peut agir à l’état de nature. Je suis convaincu qu’elle peut agir et agit avec toute efficacité. Il est vrai que je suis demeuré longtemps à chercher comment. Cette conviction ressort pour moi de ce seul fait : que plus les descendants d’une espèce quelconque se diversifient dans leur structure, leur constitution et leurs habitudes, plus ils deviennent capables de s’emparer des postes divers qui demeurent inoccupés dans l’ordre de la nature, et plus, par conséquent, ils sont à même de s’accroître en nombre. Il est aisé de constater l’existence de cette loi à l’égard des animaux dont les habitudes sont assez simples. Prenons pour exemple une espèce de quadrupède Carnivore, arrivée depuis longtemps au maximum du nombre d’individus que chacune des contrées qu’elle habite peut nourrir. Supposons que ces diverses contrées ne subissent aucun changement physique et que l’espèce y déploie librement sa puissance de multiplication ; elle ne peut s’accroître en nombre que si ses descendants se modifient de manière à s’emparer de places actuellement occupées par les représentants d’autres espèces. Quelques individus, par exemple, peuvent devenir peu à peu capables de se nourrir de nouvelles proies, soit mortes, soit vivantes, d’autres d’habiter de nouvelles stations, de grimper aux arbres, de fréquenter les eaux ou, enfin, quelques-uns peuvent devenir moins carnivores. En ce cas, l’espèce pourra s’accroître en nombre ; et plus ses représentants se diversifieront dans leurs habitudes ou leur organisation, plus ils trouveront de places vacantes à remplir. Ce qui s’applique ici à une seule espèce animale peut s’appliquer à toutes les espèces dans la suite des temps, à condition toutefois que les individus varient : car autrement la sélection naturelle ne peut rien. Il en est absolument de même pour les plantes. L’expérience a démontré qu’une même étendue du même sol, ensemencée de plusieurs genres d’herbes très distincts, produit un plus grand nombre de plantes et un poids plus considérable de foin que si l’on n’y sème qu’une seule espèce. On est arrivé au même résultat en semant une seule variété de blé ou plusieurs en d’égales portions de terrain. Il résulte de là que, si quelque espèce végétale se met à varier avec continuité et que ces variations s’accumulent par sélection, bien que cette variété nouvelle, ainsi produite, ne diffère pas autant de l’espèce mère que des espèces ou des genres distincts le feraient entre eux, cependant sa formation aura pour résultat qu’un plus grand nombre d’individus de cette espèce, y compris tous ses descendants modifiés, pourront vivre sur la même étendue de sol. Or, nous savons que chaque espèce et chaque variété végétale sèment annuellement sur le sol des graines sans nombre. On peut donc dire qu’elle s’efforce de se multiplier autant qu’il est en son pouvoir. Conséquemment, dans le cours de plusieurs milliers de générations, les variétés les plus tranchées de chaque espèce auront toujours les plus grandes chances de s’accroître en nombre et de supplanter ainsi des variétés moins distinctes ; et ces mêmes variétés, en devenant ainsi de plus en plus distinctes les unes des autres, prendront successivement le rang d’espèces. Que la plus grande diversification possible d’organisation permette la plus grande somme de vie possible, c’est une loi dont la vérité éclate dans un nombre considérable de phénomènes naturels. Ainsi, dans une région peu étendue, ouverte à l’immigration, et où par conséquent la lutte d’individu à individu doit être très vive, on remarque toujours une très grande diversité dans les espèces qui l’habitent. J’ai trouvé qu’une surface gazonnée de trois pieds sur quatre, qui avait été exposée pendant de longues années aux mêmes conditions de vie, nourrissait vingt espèces de plantes, appartenant à dix-huit genres et à huit ordres, ce qui montre combien ces plantes différaient les unes des autres. Il en est de même des plantes et des insectes sur de petits îlots uniformes, et de même encore dans de petits étangs d’eau douce. Les cultivateurs savent qu’ils obtiennent un produit total plus considérable par une rotation d’essences appartenant à des ordres très tranchés : la nature suit ce qu’on pourrait appeler une rotation simultanée. La plupart des animaux ou des plantes, qui vivent autour d’une petite pièce de terre, pourraient l’occuper tout entière, supposant qu’elle ne soit pas d’une nature particulière, et l’on peut dire qu’elles s’efforcent d’y vivre dans la mesure de leur pouvoir ; mais aussitôt qu’elles entrent en libre concurrence pour la peupler, les avantages provenant de la diversité de structure, ainsi que les différences correspondantes de constitution et d’habitudes, font que les espèces qui parviennent à s’y établir, après avoir jouté de près les unes contre les autres, appartiennent, en règle générale, à différents genres et même à différents ordres. La même loi s’observe encore dans la naturalisation des plantes par l’action de l’homme dans des terres éloignées. On aurait pu s’attendre à ce que les plantes qui ont réussi à se naturaliser en une contrée quelconque fussent en général étroitement alliées aux indigènes ; car celles-ci sont communément regardées comme spécialement adaptées à leur propre patrie, et même comme créées pour elle ; mais l’expérience prouve tout le contraire. M. Alph. de Candolle a fait observer dans son admirable ouvrage que, par l’effet de la naturalisation, les flores gagnent proportionnellement beaucoup plus de genres que d’espèces. J’en donnerai une seule preuve. Dans la dernière édition du Manuel de la flore des États-Unis du Nord, par le docteur Asa Gray70, on trouve énumérées deux cent soixante plantes naturalisées qui appartiennent à cent soixante-deux genres. On voit donc que ces plantes naturalisées sont de natures très diverses. Elles diffèrent surtout des indigènes : car sur les cent soixante-deux genres naturalisés, il n’y en a pas moins de cent qui n’ont aucun représentant natif dans la contrée, de sorte qu’une augmentation proportionnellement considérable de genres en résulte pour les États-Unis. Si l’on considère la nature des plantes et des animaux qui ont lutté avec succès contre les indigènes d’une contrée quelconque, et qui sont parvenus à s’y naturaliser, on peut se faire une idée approximative de la manière dont quelques-unes des formes natives auraient pu se modifier, afin de l’emporter sur les autres ; ou du moins l’on peut inférer avec quelque certitude que des variations divergentes d’organisation, s’élevant jusqu’à de nouvelles différences génériques, leur auraient été avantageuses. La diversité des caractères chez les habitants d’une même région a les mêmes avantages que la division du travail physiologique entre les organes d’un même individu. Ce sujet a été admirablement élucidé par M. Milne Edwards. Chaque physiologiste sait qu’un estomac, propre à digérer seulement des substances végétales ou seulement des substances animales, extrait une plus grande quantité de sucs nutritifs, soit des unes, soit des autres. De même, dans l’économie générale d’une contrée quelconque, plus les animaux et les plantes, qui la peuplent, sont diversifiés par leurs habitudes, plus aussi le nombre d’individus qui peuvent y vivre est considérable. Un certain ensemble d’espèces, peu différentes les unes des autres par leur organisation, pourrait difficilement soutenir la concurrence contre un autre ensemble plus diversifié. Ainsi, il est fort douteux que les Marsupiaux australiens, divisés, comme ils sont, en groupes peu tranchés, qui représentent faiblement, ainsi que M. Waterhouse et d’autres l’ont remarqué, nos groupes de Carnivores, de Ruminants et de Rongeurs, puissent avec succès soutenir la concurrence contre ces ordres si profondément distincts. Il semble donc que, chez les mammifères australiens, nous voyions une application de la loi de divergence des caractères à l’une des premières phases de son évolution incomplète.
XI. Effets de la sélection naturelle sur les descendants d’un parent commun, résultant de la divergence des caractères et des extinctions d’espèces. — L’examen de la question précédente aurait pu avoir beaucoup plus de développement ; cependant, nous pouvons conclure de ce que nous en avons dit : que les descendants modifiés d’une espèce quelconque réussissent d’autant mieux à se multiplier qu’ils se diversifient davantage, parce qu’ils deviennent ainsi plus capables d’empiéter sur les places occupées dans la nature par d’autres êtres. Voyons maintenant quels peuvent être les résultats des avantages provenant de la divergence des caractères, combinés avec la loi de sélection naturelle. La figure ci-contre nous aidera à comprendre ce problème un peu difficile. Supposons que les lettres depuis A jusqu’à L représentent les espèces d’un genre très nombreux en espèces dans une certaine contrée. Ces espèces sont supposées inégalement différentes les unes des autres, ainsi qu’il arrive généralement dans l’ordre naturel, et comme le représente la figure sur laquelle les lettres sont placées à inégales distances. J’ai dit à dessein un genre très nombreux en espèces, parce que nous avons vu71 que, proportionnellement, un plus grand nombre d’espèces varient dans les grands genres que dans les petits, et que les espèces variables des grands genres présentent un plus grand nombre de variétés. Nous avons vu aussi que les espèces les plus communes et les plus répandues varient plus que les espèces rares dont la station est très limitée. Que A soit donc une espèce commune, variable, très répandue dans une vaste station et appartenant à un genre largement représenté dans la contrée. Le petit éventail de lignes pointées, divergentes et d’inégales longueurs, qui partent de A, peut représenter l’ensemble de sa postérité variable. Je suppose que ces variations sont légères, mais très diverses de nature. Elles ne sont pas censées apparaître simultanément, mais peut-être à de longs intervalles, et peuvent être considérées comme se perpétuant durant des temps inégaux. Celles d’entre ces variations qui offrent quelque avantage aux individus chez lesquels elles se manifestent pourront seules se conserver et seront naturellement élues. C’est ici que l’importance du bénéfice dérivé de la divergence des caractères entre en jeu ; car ce principe aura généralement pour conséquence que ce seront les variations les plus divergentes, c’est-à-dire les plus différentes, soit entre elles, soit par rapport à la souche mère, qui seront conservées et accumulées par sélection naturelle, ainsi que les lignes pointées de la figure le représentent. Chacune de ces lignes pointées, qui atteint l’une des lignes horizontales de la figure et s’y trouve marquée par une petite lettre, suppose qu’il a été accumulé une somme de variations suffisante pour former une variété bien tranchée et telle qu’elle mériterait d’être mentionnée dans un ouvrage systématique. Chaque intervalle entre deux lignes horizontales de la figure peut ainsi représenter un millier de générations ; mais ce ne serait que mieux encore, s’il en représentait dix mille. On suppose donc qu’après mille générations l’espèce A a produit deux variétés bien tranchées, représentées par a1 et m1. Ces deux variétés continueront généralement d’être exposées aux mêmes conditions d’existence qui ont fait varier l’espèce mère ; et, la variabilité étant par elle-même héréditaire, elles tendront conséquemment à varier et à varier probablement dans la même direction que leurs ancêtres. De plus, ces deux variétés, n’étant que des formes légèrement modifiées, auront toutes chances d’hériter des avantages qui ont rendu l’espèce mère, A, dominante dans la contrée. Elles participeront également à ces avantages plus généraux qui ont fait du genre auquel elles appartiennent un genre nombreux en espèces dans cette même région. Et nous savons que toutes ces circonstances sont favorables à la production de variétés nouvelles. Si donc ces deux variétés sont variables, leurs variations les plus divergentes seront probablement élues et se perpétueront pendant les mille générations suivantes. Après ce laps de temps, la figure suppose que la variété a1 a produit la variété a2, qui, grâce au principe de divergence des caractères, différera plus de A que ne le faisait la variété a1. De même, on peut supposer que la variété m1 a produit deux variétés, c’est-à-dire m2 et s2, plus différentes l’une de l’autre que de leur parent commun, A. On pourrait continuer la série à l’infini par le même procédé graduel et pour quelque période de temps que ce soit, quelques variétés produisant ainsi, après mille générations, une seule variété chacune, mais de plus en plus modifiée, quelques autres en produisant deux ou trois, et le reste n’en produisant aucune. Ainsi les variétés ou descendants modifiés du commun parent A iront toujours s’accroissant en nombre et divergeant de caractères. La figure représente la série continuée jusqu’à la dix-millième génération et, sous une forme simplifiée, jusqu’à la quatorze-millième génération. Mais je n’entends pas dire que le procédé de transformation continue toujours d’agir aussi régulièrement que la figure le représente, bien que la figure elle-même soit à dessein irrégulière. Je suis loin de croire que les variétés les plus divergentes soient toujours celles qui prévalent et se multiplient infailliblement. Une forme intermédiaire peut se perpétuer longtemps et peut produire plus d’un descendant modifié ; car la sélection naturelle agit toujours d’après la nature des lieux et des lacunes inoccupées ou imparfaitement remplies par d’autres êtres ; or, cette circonstance dépend de rapports infiniment compliqués. Mais, en règle générale, plus les descendants d’une espèce peuvent se diversifier, plus ils sont aptes à remplir un plus grand nombre de vides différents, et plus leur postérité modifiée a chance de s’accroître. Dans la figure, la ligne non interrompue de succession est brisée à intervalles réguliers, et chaque angle est marqué par de petites lettres numérotées, qui. indiquent que les formes successives sont devenues suffisamment distinctes pour être mentionnées comme variétés ; mais ces brisures sont purement imaginaires, et pourraient avoir été insérées partout autre part, pourvu que ce fût à intervalles suffisants pour avoir permis l’accumulation d’une somme considérable de variations divergentes. Comme tous les descendants modifiés d’une espèce commune, très répandue et appartenant à un grand genre, tendront à participer aux mêmes avantages qui ont assuré à leurs ancêtres leurs succès dans la vie, ils continueront en général à s’accroître en nombre aussi bien qu’à diverger en caractère : c’est ce que la figure représente par les diverses branches divergentes qui partent de A. La descendance modifiée des branches les plus parfaites, les plus élevées et les plus récentes dans la lignée généalogique, devra sans doute souvent prendre la place des branches plus anciennes et plus imparfaites, et par conséquent les exterminer : c’est ce qui est indiqué sur la figure par celle des branches inférieures qui n’atteignent pas les lignes horizontales supérieures. En quelque cas, je ne doute pas que le procédé de modification ne soit limité à une seule ligne de descendance ; alors le nombre des descendants ne se sera pas accru, quoique la somme des variations divergentes entre les descendants modifiés et leur souche puisse s’être constamment augmentée dans les générations successives. Ce cas se trouverait représenté sur la figure, si toutes les lignes qui procèdent de A étaient supprimées à l’exception de la ligne qui va de a1 jusqu’à a10. C’est ainsi, par exemple, que le Cheval de course et le Chien d’arrêt anglais semblent avoir progressé lentement l’un et l’autre, en s’éloignant toujours du caractère de leur souche originale, sans que ni l’un ni l’autre aient donné naissance à quelque nouvelle branche ou race. Au bout de dix mille générations, on peut donc considérer l’espèce A comme ayant produit trois formes, c’est-à-dire a10, /10 et m10. Ces trois formes, après avoir divergé de caractères pendant cette longue suite de générations successives, sont arrivées à différer considérablement, mais peut-être inégalement, l’une de l’autre et de leur parent commun. Si nous supposons que la somme des modifications survenues entre chaque ligne horizontale de la figure soit extrêmement petite, ces trois formes peuvent n’être encore que des variétés bien marquées ; ou bien elles peuvent être arrivées à la catégorie douteuse de sous-espèces ; mais il nous faut seulement supposer que les degrés de modifications ont été plus importants ou plus fréquemment renouvelés, pour convertir ces trois formes ou espèces bien définies : la figure donne donc un exemple des degrés par lesquels les petites différences qui distinguent les variétés s’accroissent jusqu’à présenter les différences plus profondes qui distinguent les espèces. En continuant le même procédé pendant un grand nombre de générations, comme on le voit dans la partie supérieure de la figure sous une forme plus simple, nous obtenons huit espèces indiquées par les lettres a14 à m14, espèces qui descendent toutes de A. Tel serait donc, à ce que je crois, le mode naturel de la multiplication des espèces et de la formation des genres. Mais, dans un grand genre, il est probable que plus d’une espèce varie. Sur la figure, j’ai supposé qu’une seconde espèce I a produit de même, après dix mille générations et par un procédé analogue, soit deux variétés bien marquées, soit deux espèces (W10 et z10), selon la valeur des changements qu’on suppose représentés entre chaque ligne horizontale ; et, après quatorze mille générations, six nouvelles espèces, indiquées par les lettres n14 à z14, seront formées. Dans un même genre, ce sont les espèces déjà très différentes par leur structure ou leurs habitudes qui tendront généralement à produire le plus grand nombre de descendants modifiés, parce que ceux-ci auront plus de chances que d’autres de pouvoir remplir des postes plus divers dans l’économie de la nature ; c’est pourquoi, dans la figure, ce sont les deux espèces A et I, dont l’une occupe l’extrémité de la série et dont l’autre est l’avant-dernière à l’extrémité opposée, que j’ai indiquées comme devant être le plus variables, et comme pouvant conséquemment donner naissance à de nouvelles variétés et à de nouvelles espèces. Les neuf autres espèces du genre originel que nous considérons, peuvent continuer pendant une longue période à produire des descendants inaltérés : c’est ce que la figure indique par les lignes pointées droites qui partent de ces neuf espèces indiquées par des lettres majuscules et que je n’ai pas prolongées plus haut, à cause du manque d’espace72. Mais, pendant la longue série de ces lentes modifications, telle qu’elle est représentée dans la figure, la loi d’extinction aura joué aussi un rôle important. Comme dans toute contrée déjà suffisamment peuplée, la sélection naturelle agit nécessairement au moyen des avantages acquis par la forme élue sur d’autres formes rivales, il y aura une tendance constante chez les descendants en progrès d’une espèce quelconque à supplanter et à exterminer à chaque génération leurs prédécesseurs et les représentants de leur souche originelle. Car il faut toujours se rappeler que la concurrence est en général d’autant plus vive que les formes en lutte sont plus étroitement alliées par leurs habitudes, leur constitution ou leur structure. Il s’ensuit que toutes les formes intermédiaires entre l’état primitif et l’état actuel, c’est-à-dire entre le plus et le moins parfait des états successifs d’une espèce, aussi bien que la souche originelle elle-même, doivent généralement s’éteindre. Il en est probablement de même à l’égard d’un grand nombre de lignées collatérales qui doivent être vaincues par d’autres lignées plus récentes et plus parfaites. Si cependant la postérité modifiée d’une espèce s’introduit dans quelque contrée distincte ou parvient à s’adapter rapidement à quelque station toute nouvelle, dans laquelle les ancêtres et les descendants n’entrent pas en concurrence, les uns et les autres peuvent continuer d’exister. Si donc la figure qui précède est censée représenter une somme considérable de modifications, l’espèce A et toutes ses variétés les plus anciennes se seront éteintes successivement et auront été remplacées par huit espèces nouvelles (de a14 à m14), et l’espèce I aura été remplacée par six autres espèces (de n14 à z14).
XII. La sélection naturelle rend compte du groupement des êtres organisés. — Mais nous pouvons pousser notre argumentation plus loin. Nous avons supposé que les espèces originelles de notre genre se ressemblent les unes aux autres inégalement, ainsi qu’il arrive en général dans la nature. L’espèce A aurait donc été plus étroitement alliée à B, C et D, qu’aux autres espèces, et l’espèce 1 plus semblable à G, H, K, L, qu’aux premières. D’autre part, nous avons encore supposé que les deux espèces A et I étaient très communes et très répandues, de sorte qu’elles doivent en principe avoir possédé quelque avantage sur la plupart des autres représentants du genre. Or, leurs quatorze descendants modifiés à la quatorze-millième génération, auront sans doute hérité des mêmes avantages. Ils se seront même modifiés, et auront progressé en se diversifiant à chaque degré généalogique, de manière à s’adapter à des situations très diverses dans l’économie naturelle de la contrée. Il semble dès lors extrêmement probable qu’ils auront pris la place, non seulement de leurs souches-mères (A et I), mais aussi de plusieurs des espèces originelles qui étaient le plus étroitement alliées à ces souches, et les auront exterminées les unes et les autres. Il est donc probable que quelques-unes des espèces originelles seulement auront transmis leur postérité jusqu’à la quatorze-millième génération. Il nous est même permis de supposer qu’une seule de ces espèces F, élue parmi les moins proches alliées des neuf autres, a envoyé des descendants jusqu’à cette lointaine époque. Les nouvelles espèces qui, selon la figure, descendent des onze espèces originelles, seraient donc, d’après cela, au nombre de quinze. Mais, par suite de la divergence de caractères qui résulte de la sélection naturelle, la somme totale des différences d’organisation entre les espèces extrêmes a14 et z14 serait devenue beaucoup plus grande qu’elle n’était en principe entre les plus tranchées des onze espèces originelles. De plus, ces nouvelles espèces seraient alliées les unes aux autres d’une manière toute différente. Parmi les huit descendants de A, les trois espèces a14, q14 et p14 seraient très voisines, s’étant tout récemment séparées de a14 ; mais b14 et f14, ayant commencé à diverger de a5, à une époque beaucoup plus reculée, seraient de quelques degrés plus distinctes que les trois premières ; et enfin o14, e14 et m14, seraient étroitement alliées ensemble, mais, ayant divergé des autres depuis l’origine de la série, elles seraient très différentes et pourraient constituer un sous-genre ou même un genre distinct. Les six descendants de I formeraient de même deux sous-genres ou peut-être deux genres. Mais comme l’espèce originelle I différait beaucoup de l’espèce originelle A, ces deux espèces étant placées presque aux deux extrémités de la série générique primitive, les six descendants de I, par le seul fait de l’hérédité, différeront considérablement des huit descendants de A, les deux groupes ayant été continuellement se modifiant selon deux directions divergentes. De même, et ceci est une considération de haute importance, les espèces intermédiaires qui reliaient les espèces originelles A et I se seront toutes éteintes, excepté E, sans laisser de descendants modifiés. Il suit de là que les six espèces nouvelles descendues de I et les huit procédant de A devront être rangées comme deux genres très distincts, ou même comme deux sous-familles. Par ce procédé de descendance modifiée longtemps continué, deux ou plusieurs genres peuvent dériver de deux ou plusieurs espèces d’un genre unique, et les deux ou plusieurs espèces mères peuvent descendre elles-mêmes d’une seule espèce d’un genre antérieur. Cette ramification généalogique se trouve représentée sur la figure, où des lignes brisées partent de chacune des lettres majuscules qui représentent les onze espèces considérées jusqu’ici comme originelles, et convergent par en bas vers un seul point représentant une seule espèce. Cette espèce éteinte et peut-être inconnue serait la souche unique de nos divers genres ou sous-genres nouveaux. Arrêtons-nous un instant à considérer quel serait le caractère de la nouvelle espèce F14. Nous supposons qu’elle ne s’est pas beaucoup éloignée de son type primitif, mais au contraire qu’elle a conservé la forme de F, soit sans aucune altération, soit légèrement altérée seulement. En pareil cas, ses affinités avec les quatorze autres espèces seront curieuses et compliquées. Dérivant d’une forme intermédiaire entre les espèces mères A et I, que nous supposons alors inconnues et éteintes, elle sera encore en quelque degré intermédiaire entre les deux groupes d’espèces descendues de ces deux souches. Mais, comme ces deux groupes sont allés constamment en divergeant et en s’éloignant du type de leurs ancêtres, la nouvelle espèce F14 ne sera pas directement intermédiaire entre eux, mais plutôt entre leurs types originels. Or, tout naturaliste pourra sur-le-champ trouver quelques exemples d’un cas semblable. Dans la figure, nous avons considéré jusqu’ici chaque ligne horizontale comme représentant mille générations ; mais chaque intervalle peut également en représenter un million ou même cent millions. Ces intervalles peuvent même encore figurer une section des divers terrains fossilifères qui forment la croûte du globe. Quand nous arriverons à notre chapitre sur la géologie, nous aurons, du reste, à revenir sur ce sujet. Nous verrons alors que cette théorie jette quelque lumière sur les affinités des êtres disparus, qui, bien qu’appartenant généralement aux mêmes ordres, familles ou genres que ceux qui vivent actuellement, sont cependant souvent en quelque degré intermédiaires entre des groupes existants. Ce fait s’explique si l’on songe que toutes les espèces éteintes ont vécu à des époques de plus en plus reculées, où les rameaux généalogiques étaient de moins en moins divergents. Je ne vois aucune raison pour que ce procédé de modification, tel qu’il vient d’être exposé, soit nécessairement limité à la seule formation des genres. Si dans la figure nous supposons que la somme des changements représentée par chaque groupe successif de lignes divergentes est très considérable, les formes indiquées par les lettres a14 à p14, b14 et f14, o14 à m14 formeront trois genres très distincts. Nous aurons aussi deux genres distincts descendus de I ; et comme ces deux derniers genres, par suite de la divergence longtemps continuée des caractères et de la différence première de leurs types héréditaires distincts, seront très différents des trois genres descendus de A, ces deux petits groupes de genres formeront deux familles, ou même deux ordres, selon la somme des modifications divergentes que l’on suppose représentée par les intervalles de la figure. Or, ces deux nouvelles familles, ou ordres, seront descendues de deux espèces du genre originel ; de même que ces deux espèces mères seront elles-mêmes dérivées d’une seule forme d’un genre encore plus ancien et peut-être inconnu. Nous avons vu que dans chaque contrée ce sont les espèces des plus grands genres qui présentent le plus souvent des variétés ou espèces naissantes. On aurait pu préjuger cette loi ; car la sélection naturelle agit toujours à l’aide d’une forme qui possède déjà, dans la concurrence vitale, quelques avantages sur d’autres formes ; et l’étendue ou la richesse de formes d’un groupe est une preuve que les espèces qui le composent ont hérité en commun quelque avantage d’un commun ancêtre. La lutte, pour la production de descendants modifiés ou de variétés nouvelles, aura donc lieu principalement entre des formes dominantes qui s’efforcent constamment de s’accroître en nombre. Un groupe déjà puissant pourra seul vaincre un autre groupe, le réduire en nombre et diminuer ainsi ses chances de futures variations et de futurs progrès. Dans ce même groupe dominant, les sous-groupes les plus récents et les plus parfaitement adaptés, en divergeant de caractères pour s’approprier les places vacantes dans l’ordre de la nature, tendront constamment à supplanter et à détruire les sous-groupes les plus anciens et les moins développés ; tandis que de petits groupes épars et des sous-groupes inférieurs finiront par disparaître. Si nous essayons de préjuger l’avenir, nous pouvons prédire presque avec certitude que ce sont les groupes d’organismes aujourd’hui étendus et triomphants, ceux dont la série spécifique est la plus compacte, c’est-à-dire qui n’ont encore souffert que peu d’extinctions, qui continueront de s’accroître pendant une longue période. Mais quels sont ceux qui prévaudront en dernier résultat ? Nul ne saurait le prévoir : car nous savons que des groupes nombreux, autrefois considérablement développés, sont aujourd’hui disparus. Nous pouvons de même prophétiser, d’après l’accroissement rapide et continu des groupes dominants, qu’une multitude de groupes inférieurs s’éteindront entièrement, sans laisser de descendants modifiés et, conséquemment, que, parmi les espèces vivantes à une époque donnée, il en est seulement un fort petit nombre qui enverront des descendants jusque dans un avenir très éloigné. J’aurai à revenir sur ce sujet dans le chapitre où je traiterai de la classification. J’ajouterai seulement, quant à présent, qu’en partant de ces deux principes : premièrement, qu’un très petit nombre des plus anciennes espèces ont laissé des descendants ; secondement, que tous les descendants de la même espèce, par une évolution lente et successive, arrivent à former une classe ; il devient facile de comprendre pourquoi il n’existe qu’un très petit nombre de classes dans chaque division du règne végétal et du règne animal ; et quoiqu’un très petit nombre des plus anciennes espèces aient encore de nos jours une postérité vivante et modifiée, cependant, dès les plus anciennes époques géologiques, la terre peut avoir été peuplée d’un nombre d’espèces, de genres, de familles, d’ordres ou de classes aussi considérable qu‘aujourd’hui73.
XIII. Du progrès organique. — Comme nous l’avons vu, la sélection naturelle agit exclusivement par la conservation et l’accumulation successive des variations accidentelles qui sont en quelque chose avantageuses à chaque être, en raison des conditions de vie organiques ou inorganiques sous lesquelles il est appliqué à vivre. Elle a pour résultat final que toute forme vivante doit devenir de plus en plus parfaite, relativement à ses conditions d’existence. Or, ce perfectionnement continuel des individus organisés doit inévitablement conduire au progrès général de l’organisme, parmi la majorité des êtres vivants répandus à la surface de la terre. Mais nous touchons ici à un problème très compliqué : car les naturalistes n’ont pas encore défini, à la satisfaction les uns des autres, ce qu’on entend par progrès organique. Parmi les vertébrés, le degré d’intelligence et les ressemblances de structure avec la structure humaine entrent évidemment en compte. Au premier abord, on pourrait croire que l’importance des changements subis par les divers organes d’un être vivant, depuis le commencement de la vie fœtale jusqu’à l’âge adulte, sont une mesure de comparaison toujours exacte ; cependant il y a des cas où, comme chez certains crustacés parasites, divers organes deviennent moins parfaits pendant les dernières phases de leur développement, de sorte que l’animal adulte ne saurait être considéré comme plus élevé que sa larve. En définitive, c’est la norme adoptée par Von Baer, qui me paraît le plus généralement applicable et la meilleure. Elle consiste à évaluer le degré de supériorité d’un être organisé d’après la localisation et la différenciation plus ou moins parfaite de ses organes et leur adaptation spéciale à différentes fonctions ou, comme l’exprimerait M. Milne Edwards, d’après la division plus ou moins complète du travail physiologique. Mais il faut bien reconnaître combien ce problème offre encore de sujets d’incertitude, quand on voit que, parmi les poissons, par exemple, quelques naturalistes placent au premier rang des genres tels que les Requins (Squales), parce qu’ils approchent le plus des reptiles ; tandis que d’autres considèrent au contraire que les poissons osseux ordinaires, de l’ordre des Téléostéens, sont les plus élevés de la série, parce qu’ils en réalisent mieux le type et qu’ils diffèrent plus complétement des autres classes des vertébrés. Mêmes doutes à l’égard des plantes, chez lesquelles on ne retrouve plus l’intelligence pour servir de mesure et de guide ; de sorte que certains botanistes donnent le rang supérieur aux plantes qui possèdent la série complète de leurs organes, c’est-à-dire des sépales, des pétales, des étamines et un pistil pleinement développés dans chaque fleur ; d’autres au contraire, avec plus de vérité probablement, considèrent comme plus élevées dans l’échelle organique les plantes chez lesquelles les organes sont le plus différenciés, le plus localisés pour des fonctions spéciales, et en général moins nombreux pour la même fonction. Si cette localisation des organes, qui comprend sous sa loi générale les développements successifs du cerveau comme organe intellectuel, est en réalité le critère le plus certain de la supériorité organique, il en résulte que la sélection naturelle tend constamment et nécessairement à élever l’organisation74. Car tous les physiologistes admettent que la localisation des organes, leur permettant de mieux remplir leurs fonctions spéciales, est avantageuse à chaque être. Or, l’accumulation de variations accidentelles, tendant à localiser les organes chacun pour des fonctions particulières, est donc du ressort de la sélection naturelle. D’un autre côté, d’après le principe que tous les êtres vivants luttent pour se multiplier en raison géométrique, et pour s’emparer de toute place imparfaitement remplie dans l’économie de la nature, il est aussi très possible que la sélection naturelle adapte graduellement un être à une situation telle, que plusieurs de ses organes lui soient inutiles et superflus. En ce cas, il y aurait donc pour lui rétrogradation dans l’échelle des organismes. En somme, l’organisation a-t-elle généralement progressé depuis les époques géologiques les plus anciennes jusqu’à nos jours ? C’est une question que nous examinerons plus convenablement dans notre chapitre sur la Succession géologique des êtres organisés.
XIV. Persistance des formes inférieures. — Mais s’il est vrai que tous les êtres vivants tendent à s’élever dans l’échelle organique, on peut se demander comment il se fait qu’il existe encore sur toute la surface du globe une multitude de formes inférieures et pourquoi, dans chaque grande classe, quelques formes sont beaucoup plus élevées que d’autres. Pourquoi, en effet, les formes supérieures n’ont-elles pas partout supplanté et exterminé les inférieures ? Lamarck, qui admettait chez tous les êtres organisés une tendance naturelle à progresser, semble avoir si bien compris le poids de cette objection qu’il a dû, pour y répondre, supposer que de nouveaux êtres d’ordre inférieur se formaient continuellement par voie de génération spontanée. J’ai à peine ◀besoin▶ de dire ici que la science, dans son état actuel, n’admet pas en général que des êtres vivants s’élaborent encore de nos jours au sein de la matière inorganique75. D’après ma théorie, l’existence permanente d’organismes inférieurs n’offre aucune de ces difficultés ; car la sélection naturelle n’implique aucune loi nécessaire et universelle de développement et de progrès. Elle se saisit seulement de toute variation qui se présente, lorsqu’elle est avantageuse à l’espèce ou à ses représentants par rapport à leurs relations mutuelles et complexes. Or, quel avantage pourrait-il y avoir pour un animalcule Infusoire, pour un Ver intestinal ou même pour un Ver de terre à être doué d’une organisation élevée ? Si ces diverses formes vivantes n’ont aucun avantage à progresser, elles ne feront donc aucun progrès ou progresseront seulement sous de légers rapports, par suite de l’action sélective qui tend seulement à les adapter de mieux en mieux à leurs conditions d’existence, mais nullement à changer à ces conditions. De sorte qu’elles peuvent demeurer dans leur infériorité actuelle pendant une suite indéfinie d’époques géologiques. Et, en effet, nous savons, d’après les documents paléontologiques, que plusieurs des formes les moins élevées de la série organique, telles que les Infusoires et les Rhizopodes, sont demeurées, pendant d’immenses périodes, à peu près dans l’état où nous les voyons aujourd’hui. Mais il n’en faudrait pas conclure que la plupart des formes inférieures actuelles n’ont en rien progressé depuis la première aube de la vie terrestre ; car tout naturaliste qui a disséqué quelques-uns des êtres aujourd’hui rangés aux degrés les plus bas de l’échelle naturelle, n’a pu manquer d’être frappé de la beauté réellement merveilleuse de leur organisation. Les grandes différences qu’on observe entre les degrés divers d’organisation qui composent chaque groupe naturel pourraient donner lieu aux mêmes considérations. Comment expliquer autrement, par exemple, la coexistence des Mammifères et des Poissons parmi les Vertébrés, celle de l’Homme et de l’Ornithorynque parmi les Mammifères, ou parmi les poissons, celle du Requin, et de l’Amphioxus (Branchiostoma), qui, par l’extrême simplicité de sa structure anatomique, approche des invertébrés ? Mais les mammifères et les poissons entrent si rarement en concurrence, que le progrès de certains représentants de la première de ces deux classes, ou même de la classe tout entière jusqu’au plus haut degré possible d’organisation, ne la conduirait pas à prendre la place de la seconde et à l’exterminer. Il est admis en physiologie que le cerveau, pour acquérir une grande activité, a ◀besoin d’être baigné de sang chaud, ce qui exige une respiration aérienne ; de sorte que les mammifères à sang chaud qui habitent les eaux y vivent à quelques égards avec quelque désavantage, comparativement aux poissons. Parmi ces derniers, les membres de la famille des Requins n’ont probablement aucune tendance à supplanter l’Amphioxus ; et la concurrence vitale ne doit guère exister pour ce dernier que contre des invertébrés. Les trois derniers ordres des mammifères, c’est-à-dire les Marsupiaux, les Édentés et les Rongeurs, habitent ensemble les mêmes régions de l’Amérique du Sud, avec de nombreux Singes, et, probablement, ils interfèrent peu les uns avec les autres. C’est pourquoi, bien qu’en somme le niveau supérieur de l’organisation se soit continuellement élevé et s’élève encore dans le monde, cependant l’échelle présentera toujours tous les degrés possibles de perfection ; car les progrès de certaines classes tout entières, ou de certains membres de chaque classe, ne conduisent pas nécessairement à l’extinction des groupes avec lesquels ils n’entrent pas en concurrence. Si en quelques cas, ainsi que nous le verrons autre part, des organismes inférieurs semblent s’être perpétués jusqu’aujourd’hui, c’est sans doute grâce à ce qu’ils ont toujours habité des stations particulières complétement isolées, où ils ont été soumis à une concurrence moins vive, et où ils n’ont existé qu’en petit nombre, ce qui a retardé pour eux les chances de variations favorables, ainsi que nous l’avons déjà vu autre part. En fin de compte, il y a plusieurs causes très diverses pour que des organismes d’ordres inférieurs existent actuellement en grand nombre dans le monde entier. Des variations favorables peuvent ne s’être jamais présentées, de sorte que la sélection naturelle n’a pu agir en les accumulant. Il est probable même que le laps de temps écoulé entre la formation d’un type et son extinction ne suffit jamais à réaliser pour ce type toute la somme possible de progrès et de développement. Quelquefois seulement il peut y avoir eu ce qu’on peut appeler un développement rétrogressif de l’organisation vers des types inférieurs76. Mais la raison principale de la persistance des types inférieurs, c’est qu’une organisation très élevée ne saurait être d’aucune utilité à des êtres destinés à vivre dans des conditions de vie très simples, et pourrait même leur être nuisible, en ce que, d’une structure plus délicate, elle serait exposée à des désordres plus graves et plus fréquents. On a fait une autre objection diamétralement opposée à celles que nous venons d’examiner. Quand on se reporte en esprit à l’aube de la vie terrestre, à l’époque où nous devons nous représenter tous les êtres organisés comme pourvus chacun de la plus simple structure possible, on se demande comment les premiers pas ont pu s’opérer vers la différenciation et la localisation des organes pour des fonctions de plus en plus spéciales. Je ne saurais résoudre complétement ce problème ; et, comme nous n’avons aucun fait pour nous guider dans la recherche d’une solution, on peut regarder toute spéculation sur ce sujet comme oiseuse et sans base. Mais rien ne fait supposer que la concurrence vitale n’ait pas existé alors comme aujourd’hui, et que la sélection naturelle, par conséquent, n’ait pu agir avant qu’un grand nombre de formes différentes fussent produites77. Des variations survenues chez une seule espèce confinée dans une région isolée peuvent lui être avantageuses ; et si ces variations se conservent et s’accumulent, toute la masse des individus peut s’en trouver modifiée, ou il peut en résulter deux formes très distinctes. Mais, comme je l’ai déjà dit dans mon Introduction, nul ne doit s’étonner qu’il reste encore beaucoup de choses inexpliquées sur l’origine des espèces, si l’on songe à notre profonde ignorance concernant les relations mutuelles des habitants du monde, durant les époques successives de son histoire.
XV. Examen de diverses objections. — Je dois examiner ici diverses objections qu’on a faites à mes théories, d’autant plus que les questions précédentes en recevront encore quelque lumière. De ce qu’aucun des animaux ou des plantes de l’Égypte dont nous savons quelque chose n’a changé pendant ces derniers trois mille ans, on a voulu inférer qu’aucune autre espèce ne s’était modifiée en d’autres parties du monde. Mais les nombreux animaux qui sont demeurés sans modification depuis le commencement de la période glaciaire auraient pu fournir un argument incomparablement plus fort ; car ils ont été exposés à de grands changements de climats, et ont émigré à de grandes distances ; tandis qu’en Égypte, depuis ces trois mille ans, les conditions de la vie, autant du moins que nous pouvons le savoir, sont demeurées parfaitement les mêmes. Cette absence de modifications depuis la période glaciaire serait un argument de quelque valeur contre l’hypothèse d’une loi de développement nécessaire et innée ; mais il est sans force contre la théorie de sélection naturelle, qui implique seulement que des variations, accidentellement produites dans une espèce quelconque entre toutes, se conservent sous de favorables conditions. Ainsi que l’a fait remarquer M. Fawcett, que penserait-on d’un homme qui, parce qu’il pourrait démontrer que le mont Blanc et les autres pics alpestres avaient exactement la même hauteur il y a trois mille ans qu’aujourd’hui, en conclurait que ces montagnes ne se sont jamais lentement soulevées, et que la hauteur d’autres montagnes et d’autres parties du monde ne s’est pas accrue lentement et récemment ? Si la sélection naturelle est si puissante, pourquoi tel ou tel organe ne s’est-il pas depuis peu modifié et perfectionné ? Pourquoi la trompe de l’Abeille domestique ne s’est-elle pas allongée de manière à atteindre le nectar du Trèfle rouge ? Pourquoi l’Autruche n’a-t-elle pas acquis la faculté de voler ? Mais il serait vrai que chacun de ces divers organes eût accidentellement varié dans la direction voulue, et qu’il se fût écoulé un temps suffisant pour que le lent travail de sélection naturelle eût accumulé ces variations, entravé comme il l’aurait été par les croisements et la tendance de réversion ; qui prétendra connaître assez bien l’ensemble des rapports complexes sous lesquels peut vivre un être organisé quelconque, pour affirmer que telle ou telle modification lui serait avantageuse ? Sommes-nous sûrs qu’une trompe plus longue ne serait pas nuisible à l’Abeille domestique pour sucer le nectar des innombrables petites fleurs qu’elle butine ? Sommes-nous sûrs encore qu’une longue trompe n’entraînerait pas, en vertu de la corrélation de croissance, l’accroissement des autres parties de la bouche, et ne mettrait pas obstacle au travail si délicat de la construction des cellules ? Quant à l’Autruche, un moment de réflexion suffira pour comprendre quel énorme accroissement de nourriture il faudrait à cet oiseau du désert pour acquérir la force de mouvoir dans les airs son énorme corps. Mais des objections si peu réfléchies sont à peine dignes d’examen. L’éminent professeur de paléontologie Bronn a joint à la traduction allemande de cet ouvrage quelques objections à mes théories et des remarques qui les appuient. Parmi ses objections, quelques-unes me semblent de peu d’importance ; d’autres proviennent de malentendus ; et j’ai répondu incidemment, en divers passages de cet ouvrage, à celles qui m’ont paru avoir quelque valeur. Le savant paléontologiste me prête à tort l’idée erronée que toutes les espèces d’une contrée se transforment en même temps, et demande avec raison pourquoi toutes les formes vivantes n’offrent pas une masse toujours changeante d’une inextricable confusion. Mais il nous suffit qu’un nombre de formes seulement varient à la fois, et nul ne contestera qu’il n’en soit ainsi. Il se demande comment il peut se faire, d’après la loi de sélection naturelle, qu’une variété nombreuse en individus vive à côté de l’espèce mère dont elle descend : puisque cette variété, pendant sa formation, doit avoir supplanté les formes intermédiaires entre elle et l’espèce mère, on ne peut comprendre qu’elle n’ait pas supplanté l’espèce mère elle-même. Mais si la variété et son espèce mère se sont adaptées à des habitudes de vie légèrement différentes, elles peuvent vivre ensemble, bien que, parmi les animaux qui croisent librement et se meuvent à volonté, les variétés semblent devoir être généralement confinées dans des localités distinctes. Peut-on soutenir d’ailleurs que des variétés végétales, ou appartenant aux ordres inférieurs du règne animal, soient souvent très répandues à côté de la forme mère ? Laissant de côté les espèces polymorphes, dont les innombrables variations ne paraissent ni avantageuses ni nuisibles aux individus chez lesquelles elles se manifestent, et qui ne sont jamais devenues fixes ; laissant de côté aussi les déviations temporaires, telles que l’albinisme, etc., j’ai l’opinion que les variétés et leurs souches mères habitent, en général, soit des stations distinctes, telles que les montagnes et les plaines, les lieux humides ou les lieux secs, soit enfin des régions séparées. Le professeur Bronn observe encore avec justesse que les espèces distinctes ne diffèrent pas les unes des autres en un seul de leurs caractères, mais le plus souvent en plusieurs ou même en un grand nombre, et il se demande comment la sélection naturelle peut avoir simultanément affecté plusieurs parties de l’organisation. Mais il n’est pas probable que toutes ces différences se soient produites à la fois, et les lois mystérieuses de la corrélation de croissance peuvent certainement rendre compte de beaucoup de modifications simultanées, sinon les expliquer toutes. Nous observons partout des faits analogues chez nos variétés domestiques : quoiqu’elles puissent différer des autres races de la même espèce en l’un de leurs organes principalement, cependant les autres parties de leur organisation offrent toujours quelques différences. Le savant Allemand fait une autre objection d’une grande force : comment la sélection naturelle explique-t-elle que les diverses espèces de Souris ou de Lièvres, qui descendent, je dois le faire remarquer, d’un parent commun dont les caractères sont inconnus, ont la queue ou les oreilles plus courtes, ou plus longues, et le poil de différentes couleurs ? Comment explique-t-elle encore qu’une plante ait des feuilles pointues, et l’espèce voisine, des feuilles obtuses ? Je ne saurais trouver de réponses précises à de semblables questions. Mais, d’après l’hypothèse des créations indépendantes, ces différences n’ont-elles aucune raison d’être ? Qu’elles aient une utilité directe, ou qu’elles soient dues à la corrélation de croissance, elles peuvent résulter de la conservation par sélection naturelle de variations directement avantageuses ou de variations corrélatives. Je crois à la théorie de descendance modifiée, bien que tel ou tel changement particulier de l’organisation ne puisse encore être expliqué dans l’état actuel de nos connaissances, parce que cette théorie rattache les uns aux autres un grand nombre des phénomènes généraux de la nature, et qu’elle les explique en général, comme nous le verrons dans les derniers chapitres de ce livre. Un botaniste distingué, M. H. C. Watson, pense que j’ai exagéré l’importance de la loi de divergence des caractères, dont il paraît cependant admettre l’existence ; mais il croit que la convergence des caractères, comme on pourrait l’appeler, a aussi joué son rôle dans l’économie organique. C’est une question très compliquée que je ne puis examiner ici. Je dirai seulement que, si deux espèces ou deux genres étroitement alliés produisent un grand nombre d’espèces nouvelles et divergentes, il est possible que parmi celles-ci il s’en trouve dans les formes extrêmes des deux séries qui approchent suffisamment les unes des autres pour être, par le fait de cette ressemblance, classées dans le même genre. Il en résulterait que ces deux genres se seraient ainsi fondus en convergeant dans un seul plus riche en formes ; mais, en raison de la force du principe d’hérédité, il semble difficile que ces deux groupes d’espèces nouvelles ne forment pas au moins deux sections bien tranchées dans ce genre supposé unique78.
XVI. Multiplication indéfinie des formes spécifiques. — M. Watson a objecté aussi que l’action continue de la sélection naturelle avec divergence de caractères tendrait à former un nombre indéfini des formes spécifiques. Pour ce qui concerne les conditions de vie purement inorganiques, il me semble qu’un nombre assez borné d’espèces suffirait à s’adapter à toutes les combinaisons possibles de chaleur, d’humidité, etc. ; mais j’admets pleinement que les relations réciproques des êtres organisés ont une beaucoup plus grande importance ; et qu’à mesure que le nombre des espèces en chaque contrée va s’accroissant, les conditions organiques de la vie doivent aussi devenir de plus en plus complexes. Il ne semble donc pas, au premier abord, qu’il existe de limites à la somme des diversifications profitables de structure, et, par conséquent, aucune borne à l’accroissement du nombre des espèces. Nous ignorons si même la contrée la plus féconde est peuplée au maximum des formes spécifiques qu’elle peut nourrir. Ainsi, au cap de Bonne-Espérance et en Australie, où vivent un nombre si étonnant d’espèces, beaucoup de plantes européennes se sont néanmoins naturalisées. Cependant les documents géologiques établissent qu’au moins pendant la longue durée de la période tertiaire le nombre des espèces de Mollusques, et probablement de Mammifères, ne s’est pas beaucoup ou même pas du tout accru. Quel est donc l’obstacle qui s’oppose à la multiplication indéfinie du nombre des formes spécifiques ? C’est que la somme totale de vies possibles, dans une aire géographique quelconque, doit avoir une limite dépendante en grande partie des conditions physiques locales ; et je ne veux pas parler ici du nombre des espèces, mais du nombre des individus en masse79. Si donc une contrée était habitée par un très grand nombre d’espèces, chacune d’elles, ou au moins le grand nombre, ne pourraient être représentées que par un très petit nombre d’individus. Or, de telles espèces seraient très exposées à être exterminées, ne serait-ce que par suite des variations accidentelles qui surviennent dans le nombre de leurs ennemis ou dans la succession des saisons. Le procédé d’extinction en pareil cas serait donc rapide, tandis que la production d’espèces nouvelles serait très lente. Qu’on se représente le cas extrême où l’Angleterre contiendrait autant d’espèces différentes qu’elle contient aujourd’hui d’individus, le premier hiver rigoureux, de même que le premier été un peu sec, exterminerait des milliers d’espèces. Dans toute contrée où le nombre des espèces s’accroîtrait indéfiniment, chaque espèce deviendrait rare ; et, d’après les principes que nous avons posés, les espèces rares doivent, dans une période donnée, présenter très peu de variations favorables ; de sorte que la formation d’espèces nouvelles se trouverait ralentie d’autant. Lorsqu’une espèce devient très rare, les croisements entre proches parents, en la rendant moins féconde, viennent hâter son extermination : quelques naturalistes ont pensé que cette cause devait avoir contribué à l’extinction des Aurochs en Lithuanie, du Cerf en Écosse, des Ours en Norwége, etc. Certains animaux sont exactement adaptés pour se nourrir d’autres êtres ; mais si ces autres êtres avaient été rares, il n’aurait été d’aucun avantage à de pareilles espèces d’être si bien adaptées à leur proie, de sorte que de pareilles espèces n’auraient pu être formées par sélection naturelle. Mais l’argument le plus important de tous, c’est qu’une espèce dominante, qui a déjà vaincu beaucoup de concurrents dans sa contrée natale, doit tendre généralement à se multiplier d’autant plus vite et à en supplanter d’autres encore ; car, ainsi que l’a démontré Alphonse de Candolle, plus une espèce se répand, plus elle tend généralement à se répandre. Conséquemment, elle aura chance d’exterminer plusieurs espèces en diverses régions, et d’arrêter ainsi l’accroissement anormal du nombre des formes spécifiques sur le globe. Le docteur Hooker a récemment démontré que dans le coin Sud-Est de l’Australie, où récemment de nombreux envahisseurs venus de différents points du monde se sont successivement établis, les espèces indigènes ont été de beaucoup réduites en nombre. Quel poids faut-il accorder à chacune de ces diverses causes de limitation du nombre des espèces ? Je ne prétends pas le décider, mais elles doivent agir conjointement pour entraver dans chaque contrée la tendance à leur multiplication indéfinie.
XVII. Résumé. — Si, durant le cours longtemps continué des temps et sous les conditions de vie variables, les êtres vivants varient, si peu que ce soit, dans les diverses parties de leur organisation, et je pense qu’on ne saurait le contester ; si, d’autre part, il résulte de la haute progression géométrique, en raison de laquelle toute espèce tend à se multiplier, que tout individu, à certain âge, en certaines saisons ou en certaines années, doit soutenir une lutte ardente pour ses moyens d’existence, ce qui n’est pas moins évident ; considérant, enfin, qu’une diversité infinie dans la structure, la constitution et les habitudes des êtres organisés, leur est avantageuse dans leurs conditions de vie ; il serait extraordinaire qu’aucune variation ne se produisît jamais à leur. propre avantage, de la même manière que se produisent les variations utiles à l’homme. Mais si des variations utiles aux êtres vivants eux-mêmes se produisent parfois, assurément les individus chez lesquels elles se manifestent ont les plus grandes chances d’être épargnés dans la guerre qui résulte de la concurrence vitale ; et, en vertu du puissant principe d’hérédité, il y aura chez eux une tendance prononcée à léguer ces mêmes caractères accidentels à leur postérité. Cette loi de conservation, je l’ai nommée, pour être bref, Sélection naturelle. Elle tend au perfectionnement de chaque créature vivante, par rapport à ses conditions de vie organiques ou inorganiques, et, conséquemment, dans la plupart des cas, à ce qu’on doit regarder comme un progrès de l’organisation. Néanmoins des formes simples et inférieures peuvent se perpétuer pendant longtemps si elles sont convenablement adaptées à leurs simples conditions de vie. La sélection naturelle, en vertu de ce principe que les particularités d’organisme s’héritent à des âges correspondants, peut modifier la graine, l’œuf ou les petits, aussi aisément que l’adulte. Parmi un grand nombre d’animaux, la sélection sexuelle vient en aide à la sélection spécifique, en assurant aux mâles les plus vigoureux et les mieux adaptés une postérité plus nombreuse. La sélection sexuelle agit en ce cas surtout pour donner aux mâles seuls les caractères particuliers qui leur sont utiles dans leurs luttes contres d’autres mâles. Que la sélection naturelle ait réellement agi pendant toute la durée des siècles passés pour modifier et adapter les diverses formes vivantes à leurs diverses conditions de vie et à leurs différentes stations, on en devra décider d’après la teneur générale des chapitres qui vont suivre ; et la valeur des preuves ou des probabilités qu’ils contiennent. Mais nous voyons déjà comment elle implique l’extinction successive des espèces, et la géologie nous apprend quel rôle important l’extinction a joué dans l’histoire du monde. La sélection naturelle a encore pour conséquence la divergence des caractères ; car, plus les êtres organisés diffèrent par leur structure, leur constitution et leurs habitudes, plus aussi est grand le nombre de ceux qui peuvent vivre dans la même région. Nous en voyons la preuve chez les habitants d’un district limité quelconque, et chez les espèces naturalisées. Il en résulte que durant la période de modification des descendants d’une espèce quelconque, et en raison de la lutte incessante de toutes les espèces pour s’accroître en nombre, chacune au détriment des autres, plus les descendants de cette même espèce variable se diversifieront, plus aussi ils auront chance de l’emporter sur leurs rivaux dans la bataille de la vie. Aussi les petites différences qui distinguent les variétés de la même espèce tendent constamment à s’accroître, jusqu’à ce qu’elles égalent les différences plus profondes qui séparent les espèces du même genre, ou même les genres distincts. Nous avons vu que ce sont les espèces communes, très répandues dans de vastes et nombreuses régions, et appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui varient le plus. D’autre part elles tendent à transmettre à leur postérité modifiée cette supériorité qui les a rendues elles-mêmes dominantes dans les contrées qu’elles habitent. Nous venons de voir aussi que la sélection naturelle conduit à la divergence des caractères et à l’extinction fréquente des formes intermédiaires et moins parfaites. A l’aide de ces principes, on peut aisément expliquer les affinités naturelles des innombrables êtres organisés qui vivent à la surface de la terre, et les particularités plus ou moins caractéristiques qui distinguent chaque classe. Un fait vraiment merveilleux, mais que la grande habitude que nous avons de le voir nous fait souvent trop négliger, c’est que tous les animaux et toutes les plantes, à travers le temps comme à travers l’espace, soient en relation les unes avec les autres, de manière à former des groupes subordonnés à d’autres groupes. Ainsi, nous voyons d’abord les variétés de la même espèce aussi étroitement alliées que possible entre elles, puis les espèces de même genre moins étroitement et plus inégalement alliées. Les espèces de genres distincts sont beaucoup moins proches encore, et les genres plus ou moins semblables forment des sous-familles des familles, des ordres, des sous-classes et des classes. Les divers groupes subordonnés de chaque classe ne sauraient être rangés sur une seule ligne, mais semblent plutôt se rattacher en rayonnant à certains points ou centres, et ceux-ci à d’autres centres, et toujours ainsi, selon des cercles presque sans fin. Au point de vue de la création indépendante des espèces, je ne saurais trouver aucune explication raisonnable de ce grand fait de la classification naturelle des êtres organisés ; tandis que, selon ma manière de voir, ce groupement des formes vivantes autour de centres dont elles s’éloignent en divergeant s’explique par l’hérédité et par l’action complexe de la sélection naturelle, impliquant la divergence des caractères, ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent. On a quelquefois représenté les affinités des êtres de même classe sous la figure d’un grand arbre : cette comparaison est très exacte. Les rameaux et les bourgeons représentent les espèces vivantes ; ceux qui ont végété et fleuri pendant les années précédentes représentent la succession des espèces éteintes. À chaque saison de croissance, tous les rameaux se sont efforcés de se ramifier encore de tous côtés, et de vaincre jusqu’à extermination les branches et rameaux voisins, de la même manière que les espèces et groupes d’espèces se sont efforcés de vaincre d’autres espèces dans la grande bataille de la vie. Les bifurcations du tronc divisées en grandes branches, et celles-ci en branches de moins en moins grosses, ont été elles-mêmes un jour, lorsque l’arbre était jeune, de simples bourgeons ; et cette connexion entre les bourgeons passés et présents, au moyen de branches ramifiées, représente parfaitement la classification de toutes les espèces vivantes et éteintes en groupes subordonnés à d’autres groupes. Des nombreux bourgeons qui florissaient lorsque l’arbre n’était qu’un arbuste, deux ou trois seulement, devenus maintenant de grandes branches, ont survécu et portent aujourd’hui encore toutes les autres branches ; de même, parmi les espèces qui vécurent à des époques géologiques très reculées, un bien petit nombre ont encore aujourd’hui des descendants modifiés. Dès la première phase du développement de l’arbre, plusieurs des rameaux qui auraient pu devenir plus tard des branches principales se sont desséchés et sont tombés ; et ces branches perdues, de grandeurs diverses, peuvent représenter ces ordres entiers, ces familles, ces genres qui n’ont aujourd’hui aucun représentant vivant, et qui ne nous sont connus qu’à l’état fossile. Comme l’on voit ici et là un jet fragile et mince s’élancer d’un des nœuds inférieurs d’un arbre, et arriver plein de vie jusqu’à son sommet, lorsque des chances heureuses le favorisent ; de même nous voyons de rares animaux, tels que l’Ornithorynque et le Lepidosirène, qui, à quelques égards, rattachent l’un à l’autre par leurs affinités deux embranchements principaux de l’organisation, arriver jusqu’à notre époque, apparemment soustraits aux fatalités de la concurrence par la situation protectrice de leur station. Comme les bourgeons, en se développant, donnent naissance à de nouveaux bourgeons, et comme ceux-ci, lorsqu’ils sont vigoureux, végètent avec force et dépassent de tous côtés beaucoup de branches plus faibles ; ainsi, par une suite de générations non interrompues, il en a été, je crois, du grand arbre de la vie qui remplit l’écorce de la terre des débris de ses branches mortes et rompues, et qui en couvre la surface de ses ramifications toujours nouvelles et toujours brillantes