Chapitre III
Le cerveau chez l’homme
Si maintenant, au lieu de suivre la série animale en général, nous nous renfermons dans l’espèce humaine, nous trouverons encore, comme tout à l’heure, un certain nombre de faits qui accusent une corrélation incontestable entre le cerveau et la pensée, mais aussi beaucoup de faits contradictoires et embarrassants.
D’abord, il est un point sur lequel on s’accorde : c’est que sans cerveau il n’y a pas de pensée, ce que prouve suffisamment l’exemple des monstres acéphales. En second lieu, ce qui n’est pas davantage contestable, c’est qu’au-dessous d’une certaine limite de volume cérébral la pensée est également comme si elle n’était pas. Suivant M. Lélut, cette limite, au point de vue du développement du crâne pris dans sa grande circonférence horizontale, est de 16 à 17 pouces, et au point de vue de la pesanteur du cerveau d’environ 1000 grammes. Au dessous de ce poids, un cerveau humain est fatalement condamné à l’idiotisme et à l’imbécillité.
Il n’est pas tout à fait aussi bien établi que le pouls et la consistance du cerveau augmentent et décroissent avec l’âge. Voici comment Gall nous décrit cette évolution. Dans l’enfant nouveau-né, le cerveau ne manifeste aucune fibrille nerveuse : c’est une sorte de pulpe, de gélatine molle, noyée dans les vaisseaux sanguins. Puis les fibres commencent à se montrer d’abord dans les parties postérieures et moyennes, ensuite dans les parties antérieures. Au bout de quelques mois au contraire, les parties antérieures et supérieures se développent avec plus d’énergie que les autres parties, et alors commencent pour l’enfant l’attention, la réflexion, le langage, en un mot les facultés vraiment rationnelles. Le cerveau va toujours croissant et se développant jusqu’à ce qu’il ait atteint sa perfection, ce qui a lieu entre trente et quarante ans. Alors il y a un point d’arrêt pendant lequel il semble que le cerveau reste stationnaire, puis il commence à décroître ; il s’amaigrit, se rapetisse, s’amollit ; les circonvolutions se rapprochent et s’effacent. Affaissé enfin, le cerveau revient eu quelque sorte à l’état d’où il est parti.
Je n’oserais pas contester ce tableau si saisissant et si spécieux, et qui paraît vrai dans sa généralité ; mais d’une part Gall voyait tout avec son imagination, et d’un autre côté, quand on a quelque expérience de ces questions, on sait qu’il est bien rare que les faits s’y présentent avec cette parfaite simplicité. Ainsi, pour nous en tenir à la relation de l’âge et du poids, nous trouvons de singuliers dissentiments entre les observateurs. Il s’agit de fixer le moment où le cerveau atteint son poids maximum. Suivant Sœmmering, ce serait à l’âge de trois ans, ce qui est vraiment inadmissible. Suivant Wenzel, ce serait entre 6 et 7 ans, suivant Tiedemann entre 7 et 8, etc. On peut choisir. Enfin, d’après Sims, le poids du cerveau irait croissant jusqu’à l’âge de 20 ans, diminuerait de 20 à 30, reprendrait son élan de 30 à 50, et décroîtrait à partir de cet âge. Cette loi extraordinaire, qui suppose une diminution cérébrale de 20 à 30 ans, doit être l’effet d’une illusion de l’opérateur on s’expliquer par quelque circonstance particulière20. Gratiolet cependant incline de son côté à penser « que le cerveau croît toujours, au moins dans les races caucasiques, depuis la première enfance jusqu’à la décrépitude »
. Il n’y aurait point par conséquent de décroissance. On voit par tous ces faits que l’on ne sait pas encore très bien, quoi qu’en dise le docteur Gall, le rapport du développement du cerveau avec le développement de l’âge.
On a ensuite comparé le poids du cerveau dans les deux sexes, et l’on a cru trouver que les femmes ont en général la cervelle plus légère que les hommes, ce qui s’explique, disent les peu galants physiologistes, par l’infériorité de leur culture intellectuelle. Il est fâcheux que les femmes ne pèsent pas à leur tour des cerveaux ; peut-être verrions-nous alors les rôles renversés. Au reste, l’opinion qui attribue à l’homme plus de cerveau qu’à la femme est très ancienne, et on la trouve, dit-on, dans Aristote ; mais tous les physiologistes n’ont pas été de cet avis. Meckel prétend que, relativement aux nerfs et au corps entier, c’est chez la femme que l’on trouve le cerveau le plus volumineux. M. Cruveilhier soutient, de son côté, que le cerveau est indépendant du sexe. M. Parchappe, au contraire, affirme « que l’encéphale de la femme est plus petit que celui de l’homme, sans être sensiblement plus grand par rapport à la masse du corps : il ne compense donc pas son infériorité absolue par une supériorité relative. »
Enfin Gratiolet n’a pas d’opinion particulière sur ce sujet ; seulement il hésite à se prononcer sur la question d’inégalité intellectuelle, et pour lui la diversité des fonctions n’entraîne pas nécessairement l’idée d’une infériorité absolue.
Vient ensuite la comparaison des différentes races humaines. Ici il n’est plus guère possible de peser directement des cerveaux, car on n’a pas facilement à sa disposition un cerveau de Chinois, de Nègre ou de Hottentot ; mais à défaut de cerveaux on a des crânes, et au lieu de peser les uns, ou prend la mesure des autres21. Seulement c’est là une méthode bien inférieure à la précédente pour l’exactitude et la précision, plus loin encore du résultat qu’on veut obtenir. Gratiolet juge cette méthode avec une extrême sévérité. « D’autres, disait-il, emplissent des crânes de millet desséché qu’ils pèsent ensuite, et, comparant les poids obtenus, ils s’imaginent avoir découvert la mesure de la capacité intellectuelle des différentes races. Pauvres gens qui, s’ils le pouvaient, pèseraient dans leurs balances Paris et Londres, Vienne et Constantinople, Pétersbourg et Berlin, et d’une égalité de poids, si elle existait, concluraient à la similitude des langues, des caractères, des industries ! »
Cette méthode si défectueuse paraît cependant avoir fourni quelques résultats importants, et M. le docteur Broca affirme que le degré de capacité des crânes correspond au degré d’intelligence des différentes races. Ainsi tous les auteurs ont trouvé la tête plus grosse chez les Caucasiques que chez les Mongols, chez les Mongols que chez les nègres, chez les nègres d’Afrique que chez ceux d’Océanie. Les nègres d’Afrique occupent la moyenne entre les Européens et les Australiens. Or n’est-ce pas là précisément la gradation du développement intellectuel dans les différentes races ? La race blanche ou caucasique est supérieure à la race mongole ; au moins elle le croit, et elle est en train de le lui prouver. La race mongolique est supérieure à la race noire, et dans celle-ci l’intelligence du nègre d’Amérique ou d’Afrique est encore supérieure à celle des Australiens. Outre ces faits généraux, M. Broca en cite deux autres qu’il emprunte aux recherches personnelles de Gratiolet. Celui-ci a découvert que les sutures du crâne22 ne se soudent que très tard dans les races supérieures, ce qui permet au crâne de grandir, et à l’encéphale de s’accroître avec lui. Chez les races inférieures, au contraire, la soudure des os du crâne n’en permet pas l’expansion, et le cerveau, enfermé comme une ville dans ses murailles, ne peut pas s’agrandir. Un second fait non moins curieux, c’est que dans les races inférieures les sutures antérieures du crâne se ferment avant les postérieures, d’où il suit que le développement des lobes antérieurs du cerveau s’arrête plus tôt, fait très favorable à l’hypothèse qui place l’intelligence dans la partie frontale du cerveau ; mais ceci touche à la question des localisations, que nous ne voulons pas entamer dans cette étude.
Gratiolet accepte tous les faits signalés par M. Broca, mais il les interprète différemment. Le développement du cerveau est un phénomène tout dynamique et le signe d’une vitalité plus grande : une petite tête dont le cerveau s’accroît encore est dans une. condition meilleure pour l’éducation de l’intelligence qu’une tète plus grande dont le développement est arrêté. En définitive, Gratiolet résume sa pensée en ces termes significatifs : « Au-dessus du poids nous mettons la forme, au dessus de la forme nous mettons l’énergie vitale, la puissance intrinsèque du cerveau. »
M. Lélut exprime la même idée en disant que ce qui importe dans le cerveau, c’est moins la quantité que la qualité.
D’après cette manière de voir, on doit préjuger que Gratiolet était très opposé à la méthode qui tendrait à mesurer l’intelligence des hommes, et surtout des hommes supérieurs, par le poids de leur cerveau. « Quel dommage, dit-il ironiquement, que la méthode des pesées soit si incertaine ! Nous aurions des intelligences de 1000 grammes, de 1500 grammes, de 1800 grammes ! Mais ce n’est pas tout à fait aussi simple. »
C’est ici surtout que le débat entre les deux contradicteurs devient très-pressant. Quelques faits très saillants paraissent, à vrai dire, autoriser l’hypothèse que Gratiolet condamne si sévèrement. On nous raconte que lorsqu’on ouvrit le crâne de Pascal, on y découvrit (ce sont les expressions mêmes des médecins) « une abondance de cervelle extraordinaire. »
Malheureusement on ne pensa pas à la peser. Le premier cerveau illustre qui ait été pesé est celui de Cromwell, que l’on nous donne comme étant de 2231 grammes, celui de Byron serait de 2238 gr. ; mais ces deux chiffres dépassent tellement la moyenne, qui varie entre 1300 ou 1400 gr.23, que M. Lélut n’hésite pas à les déclarer apocryphes.
« Ce sont là, dit-il, des cerveaux fantastiques. »
En réduisant le second, avec M. Wagner, à 1807 grammes, on a encore un poids « très-supérieur à la moyenne, à savoir d’au moins 400 grammes »
. Le cerveau de Cuvier était également très considérable, car on le donne comme de 1829 grammes24. Tels sont les faits favorables à l’hypothèse qui mesure la pensée au poids. Voici les faits contraires.
M. Wagner, célèbre anatomiste de Gœttingue, a recueilli dans un travail fort curieux toutes les pesées de cerveaux positives que la science peut fournir à l’heure qu’il est, et il a ainsi rassemblé 964 pesées parfaitement authentiques25. Or, sur ce tableau, où figurent un certain nombre d’hommes supérieurs ou très-distingués, Cuvier et Byron sont seuls au premier rang. Gauss, l’illustre géomètre, n’est que le 33e, Dupuytren le 52e, Herman le philologue le 92e, Haussmann le minéralogiste le 158e. D’autres sont placés plus haut ; mais il se trouve que Lejeune-Dirichlet, l’élève de Gauss, et qui n’est pas son égal pour le génie, est précisément avant lui. Enfin Fuchs le chimiste est le 32e. Il semble résulter de ces rapprochements que la supériorité de l’esprit n’assure pas le premier rang dans l’ordre des poids cérébraux.
M. Broca discute ces différents faits avec beaucoup de sagacité et d’adresse, et il essaye de leur faire perdre une partie de leur valeur. Il fait remarquer que sur les huit hommes supérieurs de M. Wagner, il y en a cinq dont il a lui-même pesé les cerveaux, et qui étaient ses collègues à l’université de Gœttingue. « Or, nous dit M. Broca, les hommes de génie sont rares partout ; il n’est pas probable qu’il en soit mort cinq en cinq ans, rien qu’à l’université de Gœttingue. »
La possession d’une chaire universitaire ne prouve pas nécessairement le génie. On peut déployer de l’intelligence d’une autre manière que dans les sciences. Les hommes qui ne sont pas arrivés à la célébrité ne sont pas toujours pour cela inférieurs à d’autres. D’après ces principes, M. Broca dit qu’il ne faudrait faire entrer en ligne de compte que les génies créateurs et originaux. Or, sur la liste de M. Wagner, il ne reconnaît ce caractère qu’à M. Gauss, géomètre vraiment hors ligne ; mais le cerveau de Gauss était encore de 12 pour 100 supérieur à la moyenne, et d’ailleurs il est mort à soixante-dix-huit ans, c’est-à-dire à l’âge où le cerveau décroît.
À ces objections, on a répondu que si le cerveau de Gauss dépasse quelque peu la moyenne, il n’en est pas moins toutefois inférieur de 400 grammes au cerveau de Cuvier. Que signifie alors l’énormité de cervelle de celui-ci ? On peut donc être un génie créateur de premier ordre sans avoir besoin de tant de cerveau. L’argument est certainement très fort, et M. Broca ne l’a pas affaibli. Ce n’est pas d’ailleurs le seul fait significatif de la liste de M. Wagner. Haussmann, placé le 119e sur cette liste, et dont le cerveau était au-dessous de la moyenne, n’était pas un homme vulgaire : c’était un minéralogiste très distingué, occupant un rang élevé dans la science. Il y a encore un nom illustre auquel on ne peut refuser le génie, c’est Dupuytren ; or il n’est que le 52e, et son cerveau est inférieur de 450 grammes à celui de Cuvier. A ces exemples on peut ajouter, avec M. Lélut, celui de Raphaël, celui de Voltaire, dont la petite tète est assez connue, celui de Napoléon, dont le crâne mesurait à peine une circonférence au-dessus de la moyenne. Gratiolet cite encore le cerveau de Schiller, dont les dimensions, mesurées par Carus, ne dépassent pas les conditions ordinaires. Enfin il cite le crâne de Descartes, qui est assez petit, mais dont l’authenticité n’est peut-être pas suffisamment établie26.
Un seul fait ressort de ces débats, c’est que l’on est loin d’être arrivé à des conclusions précises en cette matière. Sans doute le poids exceptionnel du cerveau du Byron et de celui de Cuvier donne à réfléchir ; mais les exceptions sont trop importantes pour que l’on puisse trouver dans la mesure du crâne ou dans le poids du cerveau les éléments d’une loi positive.
Une expérience en sens inverse de celles qui viennent d’être résumées a été faite sur le cerveau et sur le crâne des idiots. C’est au docteur Lélut que l’on doit les recherches les plus précises et les plus instructives sur ce point. Le détail de ses recherches ne peut trouver place ici. Donnons en seulement les conclusions. La première est celle-ci : En tenant compte de la taille qui est beaucoup moindre chez les idiots, le développement cérébral moyen est au moins aussi considérable chez ces derniers que chez les autres hommes. A ceux qui prétendent que l’intelligence réside dans la partie antérieure du cerveau, M. Lélut répond que la partie la plus développée chez les idiots et les imbéciles est précisément la partie frontale ; la partie occipitale est au contraire la plus rétrécie. Enfin, si l’on considère la forme du crâne, et par conséquent du cerveau, comme plus significative que le poids, il nous apprend que les idiots ont au moins autant que les autres hommes cette forme de tête allongée, qui, depuis Vésale, est généralement attribuée à une plus forte intelligence. Ces trois propositions sont au nombre des plus importantes que la science positive ait établies en cette question, et il ne paraît pas qu’elles aient été depuis ni contestées, ni ébranlées. Elles nous montrent de quelle circonspection on doit user lorsqu’on prétend évaluer, dans des balances grossières et avec des poids matériels, cette chose impalpable, légère et ailée, que l’on appelle l’intelligence.
N’oublions pas une dernière circonstance par laquelle on a cherché à expliquer la diversité et l’inégalité des intelligences, à savoir la composition chimique du cerveau, qui a attiré l’attention de nombreux observateurs. Ces recherches ont même donné naissance à une théorie assez répandue, et que M. Moleschott a exprimée en ces termes : « sans phosphore, point de pensée »
. Le phosphore est devenu le grand agent de la pensée et de l’intelligence, le stimulant universel, l’âme elle-même. Un célèbre romancier avait déjà exposé cette théorie dans la Recherche de l’absolu. « L’homme, disait-il, est un matras. Selon moi, l’idiot est celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ; le fou, celui dont le cerveau en contiendrait trop ; l’homme ordinaire, celui qui en aurait peu ; l’homme de génie, celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. »
En Allemagne, Feurbach avait pris tellement au sérieux cette théorie du phosphore, qu’il n’hésitait pas à signaler comme une cause de l’affaiblissement des caractères en Europe l’usage exagéré de la pomme de terre, qui contient peu de phosphore. Pour régénérer les peuples et relever le tempérament moral de l’humanité, il proposait de remplacer la pomme de terre par la purée de pois, aliment très phosphore. Ces extravagances avaient leur origine dans le mémoire d’un savant chimiste, M. Couerbe, qui avait cru trouver en effet dans le phosphore le principe excitateur du système nerveux. Suivant lui, le cerveau des hommes ordinaires contient 2,50 pour 100 de phosphore ; celui des idiots de 1 à 1,50 ; celui des aliénés, de 4 à 4,50. Il en concluait que l’absence de phosphore dans l’encéphale réduit l’homme à l’état de la brute, qu’un grand excès irrite le système nerveux et le plonge dans ce délire épouvantable que nous appelons la folie, enfin qu’une proportion moyenne rétablit l’équilibre et produit cette harmonie admirable qui n’est autre chose que « l’âme des spiritualistes. » À cette théorie, on a opposé que la cervelle des poissons, qui ne passent pas pour de très grands penseurs, contient beaucoup de phosphore. De plus M. Lassaigne, qui a analysé des cerveaux d’aliénés, n’y a pas trouvé plus de phosphore que dans ceux des hommes sains en général. Enfin les travaux de M. Couerbe sur la chimie du cerveau ont été entièrement détruits et réfutés par un savant mémoire de M. Fremy. Il serait sans doute très imprudent de soutenir que la composition chimique du cerveau n’a aucune influence sur le développement intellectuel, et le fait du crétinisme doit donner à réfléchir, car il paraît établi que cette malheureuse monstruosité est un arrêt de développement qui tient en partie à l’absence de certains éléments (iode on autres) dans la composition de l’air atmosphérique ou dans la composition du sol. Il y a donc là une considération dont il faudra tenir compte ; mais que cette considération soit la seule, et que l’on puisse avec le phosphore, l’iode ou telle autre substance, remplacer l’âme, comme le pensait M. Couerbe, c’est ce qui reste fort douteux.
Une dernière difficulté contre l’hypothèse d’une corrélation déterminée entre la forme et les fonctions du cerveau se tirera du fait même qui paraît le plus favorable à cette hypothèse, — la similitude du cerveau chez le singe et chez l’homme. On trouve en effet que l’animal qui a le plus d’intelligence, à savoir le singe, est précisément celui qui se rapproche le plus de l’homme par la forme du cerveau. Rien de mieux ; mais après avoir expliqué la similitude, il faut expliquer les différences. Ici certains anatomistes se sont crus obligés, pour sauver la dignité et la supériorité de l’espèce humaine, de trouver dans le cerveau de l’homme des caractères particuliers et significatifs qui manqueraient au cerveau du singe. Le système de M. Darwin est venu ajouter une excitation particulière à ces sortes de recherches, car cette hypothèse n’irait à rien moins, quoique l’auteur ne s’explique pas sur ce point, qu’à faire de l’homme, comme on l’a dit, un singe perfectionné. Cette conséquence, que M. Darwin avait tue et écartée par discrétion et par prudence, a été depuis ouvertement professée. M. Lyell n’en est pas trop effrayé, et M. Ch. Vogt en est ravi. Les Leçons sur l’homme sont un plaidoyer passionné en faveur de la parenté de l’homme et du singe. On comprend que tout le monde n’ait pas été également satisfait de cette belle généalogie. De là, je le répète, de grands efforts pour distinguer anatomiquement le singe de l’homme. Deux anatomistes célèbres se sont distingués dans cette recherche, Owen en Angleterre, Gratiolet parmi nous ; mais le premier va beaucoup plus loin que le second et admet des caractères distinctifs que celui-ci n’a pas reconnus. Owen a trouvé un grand adversaire en Angleterre dans M. Huxley, et Gratiolet est fort combattu dans le livre de M. Vogt.
Je ne puis entrer dans le détail de ces discussions, qui sont du ressort exclusif des anatomistes. Je dirai volontiers que l’impression qui m’en est restée est plutôt favorable à ceux qui assimilent le cerveau du singe au cerveau de l’homme qu’à ceux qui veillent y voir deux types absolument différents27 ; mais maintenant la difficulté reste aussi grande qu’auparavant. Comment deux cerveaux aussi semblables correspondent-ils à des facultés intellectuelles si inégales ? On invoque le volume et le poids. Le cerveau du singe est en effet moins gros que celui de l’homme ; mais on a vu que ce caractère était insuffisant, puisque le cerveau de l’éléphant est de beaucoup plus gros et plus lourd que celui de l’homme. Il y a plus, si l’on prend le poids relatif, il est des singes, par exemple les ouistitis, qui sont mieux partagés que nous. Qui ne voit les faux-fuyants perpétuels que l’on emploie dans cette question ? Si le poids fait défaut, on invoque la forme ; si la forme fait défaut, on invoque le poids : tantôt on parle du poids absolu, tantôt du poids relatif. Faut-il chercher la solution dans une résultante du poids et de la forme ? Cela est possible ; mais qui l’a démontré ?
Un a essayé de résoudre la difficulté par un autre moyen. C’est en comparant le singe aux races inférieures de l’humanité, en montrant que l’intelligence va en se dégradant toujours dans les diverses races humaines, et qu’aux plus bas degrés elle est à peine supérieure à celle du singe ou de quelque autre animal. Je ne voudrais pas être obligé d’aborder incidemment une question des plus difficiles et des plus complexes, celle des différences de l’homme et de l’animal. Cette question mérite d’être examinée en elle-même et non comme un épisode. Deux mots seulement pour répondre à l’objection précédente. En admettant (ce qui du reste ne peut être contesté) que certaines races ont moins d’aptitude que d’autres à la civilisation, et restent dans un état très inférieur, on ne peut nier que dans ces races elles-mêmes tel ou tel individu ne soit capable de s’élever au niveau moyen des autres races, et quelquefois même à un rang très distingué. C’est ce qui est prouvé pour la race nègre ; c’est ce qui serait prouvé sans doute aussi pour d’autres races, si elles étaient depuis longtemps en contact avec la nôtre, et si les blancs s’occupaient de les améliorer, au lieu de les corrompre et de les exterminer. M. de Quatrefages, dans ses travaux sur l’unité de l’espèce humaine, a montré que l’on avait beaucoup exagéré la stupidité des races australiennes. Nous lisions dernièrement le récit d’un courageux voyageur américain qui a passé deux ans dans le commerce intime des Esquimaux, partageant leurs mœurs, leur vie, leur langue. Un tel fait n’indique-t-il pas qu’il y a entre les degrés les plus distants de l’espèce humaine un lien fraternel ? car qui eût pu supporter une pareille existence avec une famille de singes ? Nous voyons d’ailleurs dans cette histoire, par l’exemple du bon Ebierbing et de sa femme Tookoolito, surtout de celle-ci, que ces humbles créatures ont une certaine aptitude à la civilisation qui ne demanderait qu’à être cultivée.
D’ailleurs, pour pouvoir nier d’une manière absolue l’aptitude de telle ou telle race à la civilisation, il faudrait faire des expériences qui n’ont pas été convenablement faites, parce qu’elles sont très difficiles. Il faudrait, par exemple, choisir chez ces races sauvages et infirmes un enfant à la mamelle, et, le transportant en Europe, l’instruire à la manière des nôtres et voir s’il pourrait s’élever au niveau de nos propres enfants. Je n’hésite pas à penser que dans ces conditions un enfant de n’importe quelle race (à moins qu’il n’appartint à une variété maladive28, ce dont il faudrait tenir compte), ne fût susceptible d’un développement intellectuel peu différent de celui des autres races29 ; mais, sans faire de telles hypothèses, on peut déjà conclure des faits mêmes que nous connaissons, que dans toute race il peut y avoir tel individu capable de s’élever au niveau moyen de l’espèce humaine. Toute race contient donc en puissance ce niveau moyen, Or, c’est là, ce me semble, un caractère distinctif qui sépare l’espèce humaine de toute autre, car jamais, dans aucune famille de singes, on ne trouvera d’individu s’élevant au-dessus d’une imitation grossière et mécanique des actes humains.
Je reviens maintenant à ma première question : le singe étant si inférieur à l’homme par l’Intelligence, comment lui est-il si semblable par l’organisation ? M. Vogt s’étonne que certains listes, ne considérant que les différences corporelles, trouvent à peine de quoi faire du genre humain une famille distincte, tandis qu’à considérer les différences morales et intellectuelles ils en feraient volontiers un règne à part ; mais c’est précisément cette antinomie qui doit étonner et faire réfléchir tous ceux qui n’ont pas de parti-pris, et n’ont pas pour leur propre système cette foi aveugle qu’ils reprochent aux autres. M. Ch. Vogt nous dit avec ce ton de mépris bien peu digne d’un savant : « La gent philosophe, qui n’a vu de singes que dans les ménageries et les jardins zoologiques, monte sur ses grands chevaux, et en appelle à l’esprit, à l’âme, à la conscience et à la raison ! »
Sans monter sur nos grands chevaux, nous dirons à M. Vogt : La race nègre a donné un correspondant à l’Institut30 ; connaissez-vous beaucoup de singes dont on puisse en dire autant ?
Je suis d’avis que l’on ne doit pas mêler les questions morales et sociales aux questions zoologiques ; je voudrais cependant que l’histoire naturelle ne montrât pas une trop grande indifférence morale, et que par sa prétendue impartialité elle ne blessât pas trop l’humanité. Je n’aime pas entendre un naturaliste dire : « Il nous sera fort égal que le démocrate des Etats du Sud trouve dans les résultats de nos recherches la confirmation ou la condamnation de ses prétentions. »
Après tout, pour être savant, on n’en est pas moins homme. Ne parlez pas de l’esclavage, si vous voulez, c’est votre droit ; mais, si vous en parlez, ne venez pas dire qu’il vous est égal qu’on se serve de vos arguments en faveur de l’iniquité ! J’ajouterai que, sans vouloir mêler la morale à la science, ni juger la valeur d’une dissection anatomique par ses conséquences sociales et religieuses, il est permis cependant, en présence de certains zoologistes si pressés de rabaisser l’homme jusqu’au singe et de se servir, pour le succès de leur thèse, de l’exemple du nègre, que cette thèse intéresse particulièrement, il est permis, dis-je, de demander d’où vient cette répulsion universelle que l’humanité civilisée éprouve aujourd’hui contre l’esclavage. Cette répulsion elle-même n’est-elle pas un fait ? Notre race commence à reconnaître des sœurs dans les races inférieures ; la conscience humaine franchit la question zoologique et la tranche instinctivement : voilà le grand spectacle que présente l’humanité dans le monde entier. Expliquez-nous cela. — C’est du sentiment, répondra-t-on ; mais, encore une fois, ce sentiment est un fait qui doit avoir sa raison d’être dans l’identité de nature des êtres qui l’éprouvent. Pourquoi ne puis-je supporter l’idée de l’esclavage du noir, lorsque je vois sans aucun scrupule l’esclavage du bœuf ou de l’âne31 ? Peu m’importe la question d’origine ; je ne cherche pas si un seul couple a donné naissance à l’espèce tout entière. Ce qui m’importe, c’est qu’il y a un lien commun entre toutes les branches de l’humanité, et un immense intervalle entre les derniers des hommes et les premiers des singes, intervalle qui ne s’explique pas suffisamment par la différence de leur organisation encéphalique.