(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre III. Grands poètes : Verlaine et Mallarmé, Heredia et Leconte de Lisle » pp. 27-48
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre III. Grands poètes : Verlaine et Mallarmé, Heredia et Leconte de Lisle » pp. 27-48

Chapitre III.
Grands poètes :
Verlaine et Mallarmé, Heredia et Leconte de Lisle

I

Disons d’abord quelques mots d’adieu à notre vieux poète. Des essais sur Verlaine, on en écrira longtemps, même on a déjà pu en publier, car son œuvre, depuis quelques années, était close. Il n’y a donc pas urgence à disserter. Mais un hommage funèbre n’est pas une étude, et il faut lui dire adieu.

Je crois que nous sommes beaucoup à avoir senti un petit frisson triste quand un bref et indifférent écho nous annonça la mort du poète. Il n’y avait guère de regret dans notre émotion. L’homme était devenu mal abordable et sans intérêt. La misère et les poisons qui la font plus supportable avaient appauvri ce cerveau. L’œuvre était faite, et les piécettes de vers ou les bavardages en prose contournée qu’à l’heure, du déjeuner lui soutiraient d’industrieux éditeurs n’ajoutaient rien à sa gloire. Il est bien que point trop de sénilités ne déparent son labeur littéraire.

Mais l’allure de bon vieux satire chrétien, aumônier de soi-même, donneur et brocanteur d’eau bénite, que les mauvais larrons de la littérature affectaient de goûter chez Verlaine et de populariser, ne fut qu’une assez récente et assez courte apparence. Verlaine était intelligent et fin, et malin. Voyez son livre des Poètes maudits. Il a su donner bonne figure jusqu’au pauvre Corbière. Dans tout le volume des Amours jaunes, il y avait bien quatre bons poèmes. C’est exactement eux qu’a discernés et notifiés Verlaine.

Intelligent, il le fut, mais il méprisa volontiers l’intelligence. Il méprisa du même coup la raison, l’ordre, l’économie, domestique et les mœurs qu’on a l’habitude d’honorer. Il vécut libre, c’est-à-dire asservi aux seuls mouvements de son instinct et de sa croyance. Le libertinage à la Watteau de ses Fêtes galantes, le libertinage plus dénoué des Chansons pour Elle, ne fut pas chez lui davantage une attitude que les coups frappés sur la poitrine, les confiteor et les ave de Sagesse et de Bonheur.

En ce sens il demeure un modèle proposable même par les pédagogues, en ce sens qu’il ne mentit jamais à lui-même ni à son vouloir. Il a pu sembler à des jugeurs rapides, à des magistrats, que sa vie ait compté des défaillances graves, parfois même criminelles. C’est une erreur. Il n’a jamais manqué à sa conscience qui fut si belle de tendresse, de trouble, d’humanité.

« On ne peut pas, me disait un, quaker intelligent, on ne peut pas s’empêcher de le respecter comme une œuvre d’art. » Il a toujours fait ce qu’il venait de penser qu’il pouvait faire là est la touchante unité de sa vie, le charme presque esthétique de sa démarche ingénue dans le siècle.

 

Poète, il sut d’abord à merveille les secrets de son instrument. L’école était bonne qu’on pratiquait sur le Parnasse. Et elle « n’engageait » point, puisque le seul précepte y était de faire les vers « bons ». Chacun y mettait ce que son tempérament lui suggérait.

Il ne faut pas plus être embarrassé du vers, quand on se sent poète, que du clavier, si l’on est virtuose. Leconte de Lisle, Heredia, Coppée, Dierx, Mendès, Mallarmé possédaient de la prosodie tous les tours, et au besoin les tours de force. Verlaine aussi.

Quand il connut son art, il ne demeura point, il partit.

Il partit, il vécut. Et il songea — non, il n’y songea point mais tout se passe comme si… il songea à mettre sa vie dans ses vers. Tel autre y incluait de lointaines légendes, ou les amours des glorieuses courtisanes, ou la noce de l’épicier, ou des théorèmes de géométrie. Paul Verlaine s’écrivit lui-même.

Le cas n’est pas unique. De même qu’il n’est point de coulissier un peu mondain qui n’ait vécu et tenté d’écrire son roman, soit l’adultère où il se dépensa, de même il n’est guère d’étudiant, fût-ce en pharmacie, qui ne s’efforce de rimer, après et selon Alfred de Musset, les griseries et les rancœurs alternatives dont une maîtresse de brasserie fut l’auteur irresponsable.

Mais ce sont, dans les vers de Verlaine, aventures de Verlaine. Tant vaut l’homme, tant vaut la confession. Le charme est bien secondaire que donne l’incontestable maîtrise, l’audace heureuse, l’instrument parfait et charmant de l’écrivain. La grâce unique est dans l’âme du poète. Il a dit, comme il a pensé :

Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie ;

il a vécu les épisodes d’Amour :

Âme, te souvient-il au fond du Paradis…
………………………………………………………
Oh ! mon enfant, ta voix dans le bois de Boulogne…

Je ne veux pas ouvrir ses livres, parce que je voudrais tout lire, et tout citer, et qu’on ne songe au dire ici qu’un adieu. Mais enfin, si nous voulons porter avec les couronnes l’hommage de notre admiration, il ne serait rien de la dire sans l’expliquer, fût-ce en deux mots. Or la palme du poète serait à celui qui le plus juste sait dire les vers, au meilleur chantre ; qui le plus vrai sait traduire sa pensée, au meilleur artiste ; qui le plus droit sait mener son âme, au meilleur homme. À Verlaine échut cette triple gloire.

 

Quelle place lui demeurera dans la mémoire des hommes, où une place certes lui était assurée ?

À coup sûr, l’avenir lui sera plus juste que ses contemporains. Des jeunes gens l’admiraient, quelques-uns même le compromettaient, car il n’était point, en ces années dernières, puéril follicule qui ne le voulût accaparer. C’est à la propagande de M. Jean Moréas et de M. Maurice Barrès (vers 1882), avant tous autres, qu’il doit sa tardive notoriété. Mais ses compagnons d’âge furent médiocres, ou pis.

Confrères, mal frères de moi,

leur criait-il. Seul M. Edmond Lepelletier l’aimait, et pour ce il lui sera pardonné bien des choses. M. Coppée, que Verlaine aimait tant, offrait plus volontiers un secours qu’une chronique. Ce n’était pas assez ; le bon poète aura mieux, et beaucoup mieux.

Sans doute les jeunes gens affichent des snobismes diversement écœurants, mais je crois sincère leur goût de Verlaine. Aussi bien se tromperaient-ils et l’oublieraient-ils qu’une autre génération viendrait, et qui l’adorerait. On ne peut pas, un jour ou l’autre, ne pas l’aimer définitivement. La pose de Musset, le manque manifeste de sincérité de cet écrivain dégingandé, amusant et libre, homme de théâtre, mais rien autre, a pu lasser assez tôt les lecteurs nouveaux. Le train-train gniangnian, la mollesse, puis le métier par trop incomplet du grand Lamartine rebutent aujourd’hui. On le remet à la mode, comme les redingotes 1830, mais on ne le lit pas.

La juste gloire mettra bientôt Verlaine auprès de Hugo, de Vigny, de Baudelaire. Hugo est le torrent, et aussi le ruisseau. On y boit à sa soif, il ne tarira jamais ; seulement il déposera. Les œuvres superfétatives seront oubliées, comme Agésilas et Attila. Tant que des cœurs sensibles et délicats se heurteront à la femme et à la vie, le poète de Dalila et de La Maison du Berger aura ses fidèles. Jusqu’à ce qu’on ait dépouillé toute laideur, jusqu’à ce qu’on ait transformé ce monde en vastes et insipides Champs-Élysées, il faudra bien lire ses dégoûts et sa peine dans le lamentable Baudelaire. Et aussi longtemps qu’il naîtra des passionnés, des chrétiens, des âmes malades, et qui guérissent et qui retombent, des amoureux de la vie, c’est-à-dire ceux à qui elle donne ses caresses accidentelles et ses contusions chroniques, aussi longtemps il demeurera des confidents et des dévots de Paul Verlaine.

II

Il y a chez Mallarmé de la coquetterie, mieux, du dandysme. D’abord il publia peu, ne réunit rien. Puis, par la piété de disciples tard venus, mais sûrs, d’autorité contagieuse, s’éditèrent et s’enlevèrent les quarante exemplaires d’une édition luxueuse de quelques-uns de ses vers. Mais le volume trop rare ne suffisait plus aux curiosités des jeunes hommes de vingt ans : le poète voulut bien leur « donner lui-même un Florilège, ou très modeste anthologie de ses écrits ». Il est volontairement fait sans grand soin. Les fautes du texte y abondent. Des morceaux essentiels manquent. On voit la marque d’un dandysme spécial qui veut séparer cette édition populaire, « ce petit recueil qui peut suffire au public » des sérieuses éditions dont à peine un tome a paru, et qu’il semble que jamais nous n’aurons complètes.

Cela sied. Un brochage pour le passant. Pour le lettré des albums et des livres, promis, espérés, par les longs intervalles de fascicules toujours incomplets. Du mystère et de l’attente au seuil de cette œuvre difficile à connaître même matériellement, bibliotechniquement.

On connaîtra le Florilège, et le public à qui Mallarmé fut un nom jeté il y a quelques années en risée viendra, avec sérieux, lire ces Morceaux choisis, comme il a fait ceux de Verlaine, l’an d’avant.

Le public vient. Le poète n’a pas été à lui ; point la condescendance habituelle après l’ordinaire éclat. Le schème est connu : on frappe sa renommée par un coup d’excentricité, et, l’attention acquise, des platitudes la gardent. Ce fut autre chose. Se détachant, en conviction, d’un groupe estimable, il alla son œuvre autonome. On rit ; il alla. Tels comprirent, avertirent. On ne rit plus, on voulut savoir. Il ne se retourna point pour se diluer, se muer en commentaires. Il va ses rêves précis, ingénieux et abscons.

Même aujourd’hui, et en ces Morceaux choisis, intitulé scolaire de pages classiques, Mallarmé méprise se montrer le poète aisé des anciens jours, dénie recevoir des adhésions aux vers jadis, renonce les admirations douteuses qu’eussent décernées, par inadvertance, au Placet des lectrices de Coppée, au Guignon des sonneurs de Rollinat. On ne trouvera pas davantage le Toast funèbre à Gautier. En revanche tous les sonnets imponctués, les beaux sonnets, on se souvient, pieusement glosés par Teodor de Wyzewa, irrévérencieusement expliqués par des cuistres joviaux.

Ce livret n’augmentera point l’influence de Mallarmé. Un moraliste sagace établissait naguère que l’action d’une œuvre est d’autant plus forte qu’elle est moins répandue : le petit nombre à qui l’œuvre est familière est porté à exagérer sa signification, à la prôner d’un culte exclusif, farouche, de propriétaire. Il y a au contraire des chances pour qu’un ouvrage connu, au grand jour, ne modifie point un état d’âme courant, à cause des interprétations diverses et contradictoires qu’elle produit.

Aujourd’hui quelle est au juste l’action particulière de ce poète ? Les uns, ne comprenant pas, croient l’objet obscur, et « font obscur ». Ils sont contournés, affectés, incohérents, alors que le maître est toute ingéniosité, grâce et ordre. Différent, ils le soupçonnent méprisant, et, voulant imiter ce qu’ils devinent, se fabriquent des partis pris : cependant qu’il n’est pas sorti de sa générale bonté, même pour les fustiger, ces petits. Il est aussi quelques autres, avertis combien la forme de Mallarmé le traduit fidèlement, simplement, qu’il est modèle de pensée libre, hardie, harmonieuse, d’expression originale, non professeur d’un procédé.

 

Précédemment, il avait rassemblé en un album de prose les cinq chroniques célèbres sur le théâtre (1886-1887), l’étude sur Richard Wagner, et quatorze pages çà et là parues depuis 1865 : le Phénomène futur, le Démon de l’Analogie, le Nénuphar blanc, l’Ecclésiastique, etc. M. Stéphane Mallarmé entend par page un morceau de prose rendant une impression. Chaque page est une œuvre d’art distincte, pourrait être (a même été, en premier état, aux périodiques) publiée à part, et mériterait en l’espèce d’être encadrée à part. La forme en est parfaitement artistique, et ce n’est pourtant pas le poème en prose. Celui-ci est l’agglomération harmonieuse d’agrégats complets déjà, phrases et paragraphes au lieu de vers et strophes. La page, comme l’entend M. Mallarmé, ne comporte pas ces unités partielles ; elle ne possède qu’une unité d’ensemble, elle est à unité simple.

Le charme des Pages est inexprimable. C’est l’exquis. J’entends M. Mendès : « Mallarmé est un auteur difficile. » C’est-à-dire que sa forme n’est pas celle de tout le monde, mais elle est, au moins en prose, claire et rapide : puisqu’il ne fait presque jamais, pour l’enchaînement des propositions, remonter qu’aux mots les plus proches.

 

C’est un révolutionnaire discret. En un petit article qu’imprimaient les Entretiens, il précisait les progrès vers l’assouplissement du vers français, depuis — pour prendre une date émouvante et respectueusement significative — la mort de Victor Hugo. L’Alexandrin, chez les plus traditionnels, est libéré de toute police intérieure. Plusieurs se permettent par tact certes, mais aussi par indépendance, un compromis, risquant autour de l’Alexandrin le vers de onze et de treize. Enfin l’intéressante intransigeance, la fronde déjà presque classique va au vers libre, point aux vers tout faits de moules variés, mais au vers polymorphe, décidément démailloté et autonome.

Cette analyse de M. Mallarmé est judicieuse. Mais sa conclusion est timorée. Cette liberté acquise du vers, il l’envisage comme bonne aux instrumentistes de fantaisie, pour la musique de qui il est inutile de déranger les « grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte l’orthodoxie ». Ces grandes orgues sont assez désaccordées et hors de service ; il n’est pas que les joueurs de flûte ou de viole qui chantent sur le vers libre à cette heure plus d’un poète, poète, refuse de suivre la mesure au métronome obsédant des romantiques.

 

Je détache d’un second petit écrit, cette autre théorie familière à M. Mallarmé que la musique et les lettres s’adressent semblablement à l’audition. Le vers dispose de moyens différents de l’orchestre, mais équivalents et aboutissant à une semblable incantation. C’est comparés, si l’on veut, le dessin auprès de la peinture, et même mieux. Je ne me lasserai pas de protester respectueusement contre cette assertion que M. Mallarmé défend de tout son esprit et de toute son autorité. Car les sons frappent, divertissent, etc., nos sens, puis suggèrent des phénomènes spirituels. Les mots frappent, divertissent, etc., nos sens, puis imposent des phénomènes spirituels, cela de toute la force de la langue et de lâ lexicographie. Aux phénomènes imposés s’en peuvent adjoindre d’autres, suggérés, et c’est le charme de la poésie. Mais sous ceux-ci demeurent les phénomènes imposés, correspondance idéologique plus ou moins commune aux divers intellects. Voilà la trame essentielle de l’œuvre littéraire, sans analogue exact en musique.

Les théories peuvent être contestées : l’accent dont il les soumet est admirable.

Il est difficile à ceux qui jamais n’en furent témoins d’indiquer ce qu’est une conférence, une causerie, une conversation de M. Stéphane Mallarmé. « Un homme au rêve habitué vient… parler… » Et par une suggestion à qui n’incite nulle autorité de tenue ou de geste, vous entrez dans ce rêve, vous y écoutez, vous y causez. N’imaginez point qu’il s’agisse d’entretiens mystiques, M. Mallarmé parlera d’Hugo, de Banville, de Manet, de Whistler, de la dernière affiche, du concert de dimanche, du marché de la place Clichy. Mais c’est l’homme au rêve habitué qui parle. Jamais un sujet ne lui sera traitable, concevable, sous un angle plus bas que celui du rêve. Un philosophe explicateur dirait : un fait divers est un moment d’infini et d’éternité, fonction de toute réalité dans l’infini spatial et temporel, fonction de toute pensée dans l’échelle illimitée des compréhensions ; notre conception d’un fait divers est un échelon entre une infinité d’autres conceptions, symbolisations psychologiques (dont on peut imaginer la hiérarchie) supérieure ou inférieure d’un même concret ; le rêve est l’effort vers les traductions symboliques les plus hautes.

M. Mallarmé élève avec lui ses partenaires de conversation. (Le nom platonicien de dialogues s’évoque peu à ces soirs où le dialectique est volontiers lâche.) S’il confie la rencontre d’un petit affamé, à telle halle, offrant, en l’éventaire de ses deux bras, un chou et une salade, qu’il vienne à dire : « Sans nul doute pour retenir ses mains et les empêcher de dérober », pas un interlocuteur ne descendra à douter de la valeur de cette évocatrice hypothèse, si monstrueusement improbable.

L’effet le plus inattendu, aux visites à M. Stéphane Mallarmé, est, de loin en loin, la présence d’un « réfractaire », d’un monsieur qui demeure là causeur brillant, et qui « suit son idée », en faisant des mots. C’est, au juste, la sensation d’un intrus éclairage de gaz ou de luciline en un tableau de diffuse lumière Edison. Et qu’on souhaite le départ de l’homme d’esprit vers quelque fabrique, où c’est l’heure de mettre en pages, afin que reparaisse, de dernières minutes, voix baissée, paupières closes, pour la fuite plus mesurée et savourée du rêve, le délicieux maître, le poète.

Il nous est le Poète, celui qui sait de toutes choses le Rêve. Pour son Esthétique, pour ses Poèmes, il ne serait qu’estimable ; mais par il est le Maître. Un ironiste imaginait une fable, dont l’idée était : « Le jour de fête, les jeunes artisans de vers, les poètes, vont visiter le Poète. Il les accueille et les encourage. Vous, vous excellerez à des décorations légendaires ; vous à des drames ; vous à suivre des musiques trop explicites de vers plus lointainement émouvants vous… vous… Mais s’il s’en trouvait un, parmi, sur qui la Grâce du Rêve descende, mon fils, mon hoir, il n’écrira pas ses poèmes. Oh ! l’on vous a dit qu’autrefois j’ai composé des vers, des livres riches et rares, qu’on ne trouve plus aux bibliothèques, N’en croyez rien. On n’écrit pas. »

III

Sans doute, entre la critique de la postérité, soit des esprits assez distants pour rentoiler leurs souvenirs de lecture sur une trame historique adventice, et la critique non même du lendemain mais du matin ou de la veille, dont l’exactitude chaleureuse vaut d’abord en tant que d’intéressante information : citations heureuses presque encore inédites, découpées des « bonnes feuilles », anecdotes sur l’auteur, première impression non refroidie, adresse du libraire… sans doute entre ces deux critiques n’y a-t-il point une place nécessaire pour une tierce et intermédiaire, la nôtre, très contemporaine encore, et point toute fraîche cependant, advenant après, ai-je entendu dire, cent soixante-treize articles imprimés sur les Trophées de José-Maria de Heredia. À ne répéter point ce qui fut écrit, et Mendès est si près de tout écrire, quand il veut écrire, faute aussi de pouvoir déjà expliquer historiquement Heredia, dont les origines me sont confuses, je n’ai guère que quelques redressements à proposer de l’opinion qu’on se fait communément de Heredia et des Trophées, opinion en moyenne assez juste et raisonnable.

On sait que M. de Heredia est originaire de Cuba. Or quelques sonnets de son recueil portent le titre L’Orient et les Tropiques. On a lu Taine ou on ne l’a pas lu. Comme on ne l’a pas lu, mais comme on s’est familiarisé avec les plus discutables sinon les plus naïfs procédés de cet admirable mécanicien, vous pensez qu’on a induit de l’origine du poète cette facile assertion que les plus admirables de ses sonnets sont ceux des Tropiques. Accourt le développement : « Ce n’est peut-être ni la Grèce, ni la Sicile, ni Rome, ni les Barbares, ni le Moyen Âge, ni la Renaissance qui ont le plus vivement inspiré l’auteur des Trophées ; c’est cet Orient, ce sont ces Tropiques où il a appris à mentir, etc. » Or, non. Malgré la curiosité des vers en noms propres

En tête, les grands dieux : Hor, Knoum, Ptah, Neith, Hator
………………………………………………………………
Le blason de Hizen ou de Tokungawa,

les sonnets orientaux sont très loin de tous les autres. « C’en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne, mais pour lui c’est le premier pas de sa course. »

Autre truisme erroné. Heredia serait le plus parfait parnassien parce qu’il serait le plus serein, le plus marmoréen, pour ne pas dire le plus pétrifié.

Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?

disait quelqu’un du Parnasse, qui depuis… Or je prie qu’on me montre des vers plus passionnés, plus satyriques, que ceux de la série Hercule et les Centaures. Et il ne faudrait pas trop exciter mon envie loyale de contradiction pour me faire trouver de la névrose, du sadisme dans le dialogue Sphinx.

— N’approche pas. — Ma lèvre a fait frémir ta bouche.
— Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser ;

Mes ongles dans ta chair… — Qu’importe le supplice,
Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
Tu triomphes en vain, car tu meurs. — Ô délice !

Non, l’originalité de Heredia vaut mieux que d’un spécialiste du pays chaud et du poème froid. De la froideur ! Quand il fallut un enthousiasme inaltérable à l’élaboration de son œuvre !

Il ne faut pas se représenter, parce qu’on n’ignore pas que les Trophées furent faits en trente ans, le poète agençant pendant vingt semaines les mots d’un sonnet, travaillant comme un ornemaniste. Il fait un sonnet en deux heures. Mais sa curiosité émue s’attachait des mois à pénétrer une époque, une civilisation, un monde, à voir les paysages, à lire les chroniques, avant que sa verve poétique se plût à formuler en quatorze vers un moment d’histoire enfin possédé.

Ajoutons que, si M. de Heredia sait composer aussi vite que qui que ce soit un sonnet meilleur, c’est qu’il l’a appris d’abord. Il est étrange que nous en soyons à l’admirer de cette conscience élémentaire. Pourquoi un artiste de vers serait-il plus tôt maître de son métier qu’un artiste de couleurs ou de sonorités ? Le vers a son solfège, son contrepoint, sa fugue, son orchestration, à quoi nulle intuition ne supplée. M. de Heredia a mis dix ans à apprendre à faire un sonnet en deux heures.

Dirai-je maintenant des « préférences » parmi ce recueil, et saurai-je les prouver autrement que par des mots de félicitation ? Il me semble pourtant que les sonnets antiques et épigraphiques sont les plus prestigieux, et que cette apparence correspond à quelque réelle qualité. À la vérité s’ils m’émeuvent davantage, c’est que la beauté de leur objet m’est plus familière, par les lyriques grecs et siciliens, et que ma sensibilité mieux avertie comprend mieux. Mais cette observation s’applique également au poète. Le Moyen Âge, la Renaissance, c’est par des chroniques qu’il les a appris ; l’antique, c’est par Bion, Moschus, Théocrite, Catulle. La matière était plus assimilable à un poète.

Plus longtemps que le glorieux panache des Conquérants demeureront les poèmes de la Grèce et de la Sicile, les Épigrammes, les Bucoliques. Heredia a surpris le génie de l’Hellas, comme nul ne l’avait fait depuis Chénier, qu’il dépasse, il ne faut pas avoir peur de le dire, par le « talent ». Pan, la Flûte, le Chevrier, seraient peut-être les plus accomplis chefs-d’œuvre où il faudrait essayer de surprendre respectueusement la « manière » de Heredia. J’en veux indiquer un seul trait : c’est le caractère supérieurement simple, précis et prépondérant des mots à la rime.

Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.

Ces quatre mots boire, refrain, marin, noire résument chacun le vers qu’ils terminent.

Je ne me reproche point de toucher superficiellement un livre comme les Trophées. Il sera matière éternellement à études, dissertations, devoirs, et peut-être, hélas, pensums. Un des livres du siècle est éclos, ce m’est l’escompte d’une joie historique de m’en sentir contemporain. Comme nous disons : « 1857, l’année de Bovary, des Fleurs du Mal, des Poésies barbares, de Fanny », on dira seulement, mais c’est quelque chose : « 1893, l’année des Trophées », et dans un tiers de siècle, j’espère, les nouveaux me permettront de mentir un peu sur ce 1893 et sur cette apparition des Trophées, avec la grâce délicate que les jeunes gens ont tant raison de garder au bon chroniqueur devenu mûr et qui se souvient tout haut.

IV

La mort de l’illustre poète Leconte de Lisle serait un prétexte suffisant à dire le goût qu’on a de son œuvre, à analyser son génie, à citer les plus violentes de ses boutades. Je dis un prétexte, parce que les raisons d’écrire sur tel ou tel sujet dans la presse sont immédiatement, puérilement, commandées par les « exigences de l’actualité », comme dit Le Petit Journal. C’est tout de même assez imbécile. J’entends bien qu’un bloc-notes, au premier jour du deuil, une notice, fabriquée à minuit et dictée aux typographes à coups de Vapereau est précieuse pour les conversations qui s’engagent le lendemain au dîner. Dès midi, le portier lui-même est documenté. Mais le grand article, l’étude de revue, est-ce compris dans l’enterrement de première classe, avec les fleurs de Vaillant-Rozeau et les chanteurs de Saint-Gervais ? Pourquoi n’en écrivait-on point il y a cinq ans ? Cette avance aurait eu l’avantage de quelque plaisir pour le vénéré bibliothécaire du Sénat. Si aujourd’hui j’ai plus de goût à parler de Duranty, pourquoi dois-je m’attaquer à l’auteur des Poèmes tragiques ?

Aussi bien ai-je peu à en dire ce matin. C’est déjà devenu un truisme que de reconnaître combien peu sa sérénité était froide ; on est las de le comparer à un marbre, et on a raison. « Tel fut cet impassible ! » s’est exclamé ironiquement mon maître Heredia, après avoir expliqué la nature passionnée de Leconte de Lisle. Mais dans Heredia lui-même nous trouvions tout à l’heure des vers de passion intense. On ferait aisément la même découverte auprès de tous les parnassiens (sauf auprès de Sully-Prudhomme, mais son vers est-il de marbre, est-il de gélatine ?). Qu’est-ce à dire ? Que tous les esprits critiques s’étaient mépris lorsqu’ils caractérisaient par l’impassibilité les « bêcheurs » dont les noms et le cachet figurent aux couvertures de Lemerre ? En aucune façon. Mais par le mot on entendait autre chose. On signifiait que l’ère des délires classiques et romantiques était définitivement close. L’émotion est tangible dans Mendès, dans Dierx, même dans Ricart, aussi bien que dans les frères Deschamps, que dans Béranger, que dans Musset. Seulement elle s’exprime d’autre sorte. L’effet de l’art n’est plus un beau désordre ; c’est, au contraire, la formule harmonieuse et intelligible. On s’aperçut qu’il n’est pas malaisé ni très intéressant de vagir :

Punition ! — De quoi ? Pourquoi ? Qu’a fait la brute ?
Qu’ont à voir les éthers, les mers dans cette chute ?
… Quoi ! Depuis ce temps-là ! Jamais calmé ! Jamais
Fléchi ! Jamais touché…………………………………

(Par parenthèse, ces vers ne sont pas d’Hugo, ils sont de Strada.) Cette versification en points d’exclamation et en pointillés suspensifs, décousue comme la diction de Mounet-Sully, de bons poètes y avaient déjà renoncé. Déjà Gautier était impassible, malgré ses larmes, quand il écrivait Les Joujoux de la Morte :

La petite Marie est morte,
Et son cercueil est si peu long
Qu’il tient sous le bras qui l’emporte
Comme un étui de violon ;

ou les Vieux de la Vieille :

Si leurs mains tremblent, c’est sans doute
Du froid de la Bérésina,
Et s’ils boitent, c’est que la route
Est longue du Caire à Vilna.

Déjà la plume de Baudelaire ne tremblait pas quand il lamentait les accords mourants du Portrait :

La maladie et la mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya,
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya…

Ainsi c’était trouvé avant Leconte de Lisle l’art d’être ému et d’émouvoir sans geste. Il était seulement plus sensible dans le poète que nous venons de perdre, par le recul, l’antique et l’exotisme systématique de ses sujets. L’antique pour lui n’était qu’un voile ingénieux et savant à draper ses sensibilités. Sans doute il avait horreur du christianisme, mais il ne comprenait pas tant l’hellénisme. Chénier à qui l’on doit, réparation tardive, élever une statue, Chénier, l’un des plus grands prosateurs français (comme Lamartine est un de nos plus beaux orateurs), a marqué dans ses quelques pièces de vers un sentiment autrement vif de la beauté grecque. Et même pour Chénier, pour tout le monde, il faudrait faire des réserves. Le sentiment du grec, c’est l’imitation de la concision d’Eschyle et des grâces de l’Anthologie. Eschyle faisait d’admirables livrets d’opéra ; je doute que nous saisissions sa saveur exacte. Pour l’Anthologie, je suis sûr que nous ne la comprenons pas. On imagine une série de petits poèmes gracieux, précieux, ouvragés « comme les coupes que Théocrite donnait en prix à ses bergers », dit Sainte-Beuve. Le plus souvent ce n’était que de petits morceaux familiers et réalistes. Défions-nous de prétendre saisir le charme grec…

Il reste à Leconte de Lisle d’avoir composé d’admirables vers, ce qui est bien la seule œuvre qu’on puisse demander à un poète, de les avoir faits non seulement avec âme, avec intelligence, avec adresse, mais encore avec cette rare loyauté d’homme qu’on louangea justement sur sa tombe. On parle, moins de sa causticité. Et pourtant des mots de lui, sur Loti, sur Boissier, furent terribles. Loin de songer que Boissier dût l’enterrer, parler, et gauchement parler à ses obsèques, il lui avait lui-même composé cette brève épitaphe :

Ci-gît Boissier, ce vieux raseur,
Plus connu comme confiseur.

Mais le mépris des pédants est impliqué par la bonté : c’est une justice rendue aux modestes. Et personne mieux que Leconte de Lisle ne fut « le bon poète », comme le définissait, je crois, Racine : « un bon père de famille qui fait de beaux vers ».