(1856) Cours familier de littérature. II « Xe entretien » pp. 217-327
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(1856) Cours familier de littérature. II « Xe entretien » pp. 217-327

Xe entretien

I

La Convention avait fauché tout ce qui se trouvait sous le couteau. La littérature française n’était pas seulement muette, elle était morte. On ne sait pas assez combien meurt vite une civilisation littéraire sous la hache d’une assemblée ou sous la faux d’un Attila. Les croyants au progrès continu et indéfini des civilisations par les livres ne se sont jamais rendu compte de la rapidité avec laquelle s’évanouirent en cendre, au vent de l’incendie des bibliothèques, les prodigieuses littératures de l’Égypte ancienne, de la Perse, de l’Inde lettrée, de la Grèce académique, de la Rome latine sous les pas de leurs conquérants barbares ou sous les anarchies de leurs propres déchirements. Les langues elles-mêmes, du moment qu’on ne les écrit plus, s’évanouissent avec une promptitude qui tient du prodige. Ne croyez pas tant à l’immortalité de ce chiffon empreint de noir qu’on appelle du papyrus ou du papier. On en chauffe les bains d’Alexandrie, et au bout de deux générations on ne sait plus les lire. Supposez dix ans de Convention, une invasion tartare de Souvarof, un changement de religion, une subversion générale de la société, un nivellement communiste de la propriété en Europe, et soyez sûrs qu’en vingt ans il n’y aurait plus ni poésie, ni théâtre, ni littérature, ni langue lettrée en France. Il faut du loisir, de l’élégance de mœurs, du superflu de temps et d’aisance pour les arts de l’esprit ; quand il n’y a plus de lecteurs, où sont les écrivains ?

II

La Convention avait mis la France bien près de cette extinction des lettres. C’était déjà une terrible désignation à mort que d’être suspect de génie. Cette aristocratie de la pensée n’était guère moins innocente que l’aristocratie de naissance, de fortune, ou même de costume. A quel orateur, à quel poète, à quel philosophe la Convention avait-elle pardonné ? Vergniaud, Danton, Camille Desmoulins, Bailly, Condorcet, Lavoisier, Roucher, Chénier et cent autres avaient éteint dans leur sang les dernières voix. Les supériorités étaient des crimes. On aspirait à la médiocrité pour vivre. « Qu’as-tu fait pour vivre pendant la Convention ? » demandait-on à Sieyès. « Je me suis fait petit et je me suis tu ! » Toute la nation aurait pu bientôt en dire autant. Or, une nation obligée de se rapetisser et de se taire pour vivre perd bientôt sa langue avec ses idées.

III

Cependant une réaction terrible du sentiment civilisé en Europe contre la France, sa philosophie, sa révolution, ses idées, sa Terreur, sa langue (et c’est encore ici un des funestes services de la Convention), se déclarait chez tous les peuples. Un cri de vengeance contre le terrorisme de la Convention s’élevait de tous les cœurs. Ceux-là mêmes qui avaient adoré nos idées répudiaient nos excès et se repentaient à haute voix d’avoir bien espéré de nos principes. Goethe, Klopstock, Schiller, en Allemagne ; Monti, en Italie ; Fox et Pitt, en Angleterre, retournaient leur éloquence contre nous. Burke surtout écrivait avec le fer rouge de l’invective contre nos barbaries une série de harangues qui rappelaient les philippiques d’un nouveau Cicéron contre les bourreaux d’une autre Rome. La Convention, en quinze mois, avait dépopularisé les deux siècles de la littérature française. On ne voulait plus ni lire, ni écrire, ni parler la langue des proscripteurs de leur propre génie.

Un phénomène très inattendu sauva la littérature et la langue de cette proscription par le dégoût. Ce phénomène fut l’émigration : cent mille familles françaises, l’élite littéraire de la nation par le rang, le nom, l’élégance, les mœurs, le langage, s’étaient dispersées dans toutes les cours et dans toutes les villes de la Suisse, de l’Allemagne, de la Russie, de l’Angleterre, traînant avec elles la haine qu’elles portaient à la révolution et la pitié qui s’attache aux proscrits. Ces colonies de nouveaux Messéniens, favoris des cours, hôtes des châteaux, suppliants des villes et des campagnes, semaient et entretenaient partout cette langue proscrite dans les bourreaux, amnistiée et aimée dans les victimes. Ces princes, ces vieillards, ces femmes, ces courtisans, cette jeune noblesse, ces militaires, ces hommes de lettres, ces poètes expatriés, ces jeunes filles qui croissaient en âge et en grâce dans l’exil, pénétraient dans toutes les familles, y payaient l’hospitalité en enseignant la langue et les lettres de leur patrie aux enfants de leurs hôtes, racontaient leurs malheurs, intéressaient à leur ruine et naturalisaient en Europe une France errante et fugitive qui devenait plus chère par les asiles qu’on lui prodiguait. Cette émigration fut pour la littérature de la France quelque chose comme la captivité de Babylone qui sema le dieu, le livre et la langue des Hébreux jusqu’aux extrémités de l’Asie.

Cette émigration traînait après elle ses orateurs de l’Assemblée constituante échappés en petit nombre à la mort, ses poètes, ses publicistes, ses pamphlétaires, ses écrivains, ses journalistes expatriés. Ce fut le moment où se forma entre ces écrivains antirévolutionnaires de l’Europe cette littérature de réaction contre la philosophie française qui entraîna l’esprit humain tout entier dans son contrecourant d’idées et de principes, et qui dure malheureusement encore (autre service funeste de la Convention, qui, comme Carthage, avait rallié des ennemis à la littérature française dans tout l’univers).

Cette littérature émigrée couvait de grands talents connus ou inconnus dans son sein. On y comptait Delille, poète aujourd’hui trop ravalé, mais qui fut en réalité l’Ovide de la France. Comme Ovide, il écrivait alors ses Tristes dans le poème de la Pitié. Ses vers étaient la complainte redite partout de l’émigration. On y comptait Chateaubriand, encore invisible, mais qui mûrissait son génie dans un grenier de Londres ; M. de Talleyrand, puissance d’esprit qui laissait passer l’orage en Amérique pour revenir au premier vent maniable dans sa patrie ; le comte de Maistre alors en Russie, qui se posait, dans ses Considérations sur la Révolution française, en confident intime de la Providence, et qui prophétisait à coup sûr la ruine à une Convention qui s’entretuait ; Mme de Staël, à Coppet ; Mallet du Pan, écrivain de combat, à Bâle ; Rivarol, épigrammatiste éblouissant, à Hambourg ; M. de Fontanes, à Genève ; M. de Bonald, gentilhomme philosophe du Rouergue, menant à pied ses petits-enfants par la main sur les grandes routes de la Hollande, et méditant sa Législation primitive, théocratie biblique et absolue inventée en haine et en vengeance de notre terrorisme. Bientôt cette littérature, cette poésie et cette philosophie émigrées s’allièrent par la sympathie du malheur avec tout ce qui avait survécu des lettres en France. Cette littérature prépara par ses doctrines l’avènement d’un Macchabée ou d’un Cromwell, s’il y en avait un dans les armées de la France.

IV

Nous n’écrivons pas ici l’histoire de France, nous notons seulement l’influence de la révolution française sur la langue et la littérature françaises. Nous franchissons le Directoire, qui ne fut qu’une ère de journalisme et de victoires de nos armées au dehors, de débats sans éloquence au dedans. La littérature émigrée avait seule la voix ; elle s’essayait à des théories et à des audaces qui tendaient à ramener plus que la monarchie.

Le Consulat et l’Empire ne furent pas des époques littéraires. Des bulletins emphatiques, des ordres du jour d’une brièveté soldatesque, des harangues officielles de M. de Fontanes qui rappelaient les prosternements d’éloquence de Cicéron courtisan devant César, enfin quelques poésies de collège, sans âme, sans virilité dans l’accent, efféminèrent et aplatirent la langue comme le despotisme effémine les cœurs et aplatit les idées. Toute cette gloire militaire ne produisit que l’écho du canon qui faisait écrouler d’abord l’Europe, puis enfin la France elle-même pièce à pièce. Mais dix ans de combats, de victoires, de désastres promenant les armes et le nom de dix armées depuis les extrémités de l’Égypte, de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Espagne, jusqu’à Moscou, et ramenant deux fois sur leurs pas le reflux de l’Europe sur Paris, ne sont pas perdus pour la langue et pour la littérature d’un peuple. Bonaparte fut le plus funeste mais le plus grand poète des temps modernes. Il fit du monde une tragédie de dix ans. Il y fit jouer à la France le principal personnage dans tous les excès et dans tous les désastres de sa gloire. Il n’y avait point d’idée, mais il y avait un mouvement, un intérêt immenses dans son drame. Homme tout oriental comme son île, et nullement homme européen de son siècle, tout son rôle semblait être de déplacer violemment la révolution de son centre, de changer le courant des idées en courant de conquêtes, et de faire une longue diversion à la philosophie et à la liberté pour faire oublier à la France sa mission et à l’Europe sa régénération par la pensée libre.

Il n’a que trop bien accompli ce rôle ; il a ajourné l’esprit humain de trois siècles. Mais quel poème il a écrit en trophées et en désastres militaires, de Memphis à Moscou, de Paris à Saint-Hélène, pour nos descendants ! C’est avoir fait quelque chose pour la langue et pour la littérature d’un peuple que d’avoir fait ce peuple non pas le poète, mais le sujet du plus grand drame de l’univers. À ce poème gigantesque il ne manquera que la moralité. Mais Alexandre et César ne cherchaient d’autre moralité que le bruit de leurs pas dans le monde et dans l’histoire. C’était un homme de leur race ; il ne faut pas lui demander un but ; son but, c’était son nom. Qu’il en jouisse, puisque le monde a plus d’écho que d’intelligence, et confondra toujours le bruit avec la gloire ! — Passons ! — ou plutôt mourons, car il n’y a plus qu’à désespérer des peuples qui n’ont d’estime que pour ceux qui les ont le plus méprisés !

C’est encore là un dernier funeste service de la Convention. Toutes les fois que vous donnerez à choisir à une société entre un échafaud ou un trône, elle choisira le trône ; et qui osera s’en étonner ?

La chute de l’Empire fut tout à coup une renaissance des lettres, de l’éloquence, de la poésie, des tribunes, du journalisme. On manquait d’air dans cette glorieuse caserne. La liberté souffla un nouveau génie français. Ce ne fut pas seulement la restauration des Bourbons, cette dynastie lettrée, ce fut la restauration de l’intelligence.

Une nuit de souvenirs

V

Il y a peu de jours qu’un de ces dénigreurs acharnés du temps présent, qui croient constater leur supériorité personnelle par un superbe mépris de leur siècle, vint passer la soirée au coin de mon feu. Il avait de l’humeur contre les choses, et il l’épanchait contre les hommes. Il avait oublié ce mot si sensé et si profond de M. de Talleyrand, qui résume en une plaisanterie la philosophie expérimentale d’une longue vie. « Il ne faut jamais se fâcher contre les choses, car cela ne leur fait jamais rien du tout. »

Le petit cercle d’amis qui causaient à cœur ouvert autour de mes tisons fit écho par complaisance à ce mécontent de la nature et de la Providence. À les entendre, le dix-neuvième siècle était la lie des siècles, l’homme, cette œuvre éternellement jeune de Dieu, à chaque génération, se rapetissait dans ses mains. Chaque nom d’homme politique ou littéraire de ce demi-siècle, en passant sur leurs lèvres, en sortait aminci et aplati comme une médaille mal dorée de mauvais aloi, qui sonne le cuivre en tombant à terre.

J’étais attristé. Je protestais seul en moi-même contre cette dépréciation systématique d’une époque qui m’a paru quelquefois pauvre en circonstances, mais jamais en hommes.

Que le temps ait été malheureux et que de grandes choses y aient avorté faute de bonne fortune, je ne le niais pas ; mais que la nature humaine n’y ait pas été très féconde en grandes intelligences, en grands talents, en grands caractères, plus féconde peut-être qu’à aucune autre époque de notre histoire intellectuelle, c’est à quoi je ne pouvais consentir. Cela me paraissait une ingratitude envers la nature.

Je me tus cependant, parce que je n’aime pas les grands débats dans les petites chambres et les harangues au coin du feu. Quand la pendule sonna minuit, chacun s’en alla satisfait d’avoir ravalé son époque au niveau des plus abjectes décadences, et fier de fouler un pavé qui ne portait plus que la boue des siècles.

VI

Quand j’eus reposé la tête sur l’oreiller, j’attendis en vain le sommeil. L’agitation fébrile de l’entretien survivait à la soirée. Ne pouvant dormir, je voulus du moins occuper agréablement mon insomnie par l’évocation de tous les souvenirs d’hommes éminents dans la littérature ou dans la politique que j’avais rencontrés, entrevus, connus ou aimés dans ma vie pendant les trente ou trente-cinq années où j’avais été plus ou moins mêlé à la foule du siècle. Je n’avais jamais fait à loisir cette revue, parce que je n’avais jamais eu besoin de me grouper à moi-même en faisceau cette multitude de talents et de caractères pour donner un démenti à ce prétendu appauvrissement de la nature en France. Se ressouvenir ainsi, c’est revivre ! La mémoire est l’ubiquité de l’âme.

Pendant les courtes heures nocturnes où je tirai un à un ces souvenirs, ces noms, ces figures de ma mémoire avec toutes les circonstances qui marquaient leur rencontre, leur apparition, leur intimité dans ma vie passée, je puis dire que je vivais deux fois. Jamais sommeil de jeune homme avec ses plus beaux rêves ne valut pour moi cette délicieuse insomnie. C’était la résurrection des morts par la divinité de l’imagination qui possède la vie et qui la rend à qui elle veut. Il me semblait me promener dans un ciel tout scintillant de souvenirs, à travers une véritable voie lactée de noms charmants ou de noms illustres que j’avais traversée pendant ma courte apparition dans le temps, et qui avaient été autrefois ou qui étaient encore mes contemporains, mes compatriotes, mes amis, mes émules, mes rivaux, même mes ennemis. Je dis même mes ennemis ; car, à une certaine distance de temps et à une certaine hauteur d’âme, l’impartialité réconcilie tout. Les inimitiés ne sont que des froissements : quand on ne se repousse plus, on s’attire, et quand on ne se heurte plus, on s’aime. Or la solitude et l’isolement complet du monde dans lesquels je me suis exilé ont produit sur moi l’effet de distance, d’élévation et de temps qui donnent l’impartialité presque divine au cœur des hommes solitaires.

VII

Parmi les noms qui se présentaient à ma mémoire, il y en a pour lesquels j’avais de l’enthousiasme et de l’attrait, et d’autres pour lesquels j’éprouvais ou j’éprouve encore une froide indifférence ou une aversion instinctive ; il y en a même qui m’ont outragé gratuitement et auxquels j’ai remis gratuitement aussi leurs outrages. Mais il n’y en a aucun pour qui j’éprouve de la haine. Je puis dire avec vérité qu’on tordrait aujourd’hui mon cœur comme une éponge sans qu’une goutte de haine ou même de fiel en tombât sur aucun nom vivant ! Je n’en dis pas autant des morts ; mais la haine contre les morts n’est pas de la haine contre les hommes, c’est la haine de la vérité contre le mensonge, de la justice contre l’iniquité, de la liberté contre la tyrannie. Une telle haine n’est pas de la passion, c’est de la justice.

Je parlerai seulement ici des hommes de mon temps que j’ai personnellement connus et qui me parurent marqués entre tous les autres d’un signe de haute intelligence, de grandeur d’esprit ou de supériorité de talent dont se compose l’élite d’un siècle. La vie est une foule, on la traverse en courant ; mais on y connaît seulement ceux que le mouvement de cette foule a jetés près de vous et qui bordent votre sentier. Parmi cette forêt de têtes, il y a peut-être des milliers d’hommes qui sont supérieurs à ce que vous avez rencontré, mais vous ne les connaissez pas. Vous n’avez aucun titre pour les nommer. Vous ne pouvez dire de cette foule que ce que le poète anglais Gray dit des morts inconnus ensevelis dans son cimetière de village :

Ici dorment peut-être des héros, des poètes, des grands hommes ignorés qui ne connurent jamais leur propre génie, et que le monde ne connaîtra pas, etc., etc. Mais Dieu les connaît.

VIII

J’étais né avec un grand attrait naturel pour les facultés supérieures de l’âme et de l’esprit, et par conséquent avec un grand goût littéraire, le plus noble exercice de ces facultés : dès le collège, il y avait de la littérature dans mes amitiés. Aussitôt que j’entrevis le monde, mes regards y cherchèrent d’abord et avant tout ce qui, selon moi, en était l’âme, c’est-à-dire les hommes qui illustraient ou qui cultivaient le génie humain par leurs œuvres, ou du moins par leurs goûts intellectuels. Au sortir de mon berceau et pendant que je suçais encore le lait de ma mère, une circonstance tout accidentelle semblait m’avoir prédestiné à ce commerce de prédilection avec les grands esprits de mon siècle. Mon père et ma mère m’ont trop souvent raconté depuis ce singulier hasard de mon enfance pour qu’il ne se soit pas gravé dans ma mémoire et pour que je ne le compte pas au nombre des bonnes fortunes de ma vie.

On sait que le grand écrivain et le grand philosophe anglais Gibbon, auteur du chef-d’œuvre historique de son pays et peut-être de l’Europe, s’était retiré et recueilli pendant dix années à Lausanne, pour y penser à l’abri de toute distraction son livre. Tout le monde connaît le sublime et pathétique épilogue, le Nunc dimittis de l’historien qui a achevé son monument et qui remercie la Providence d’avoir soutenu son génie jusqu’à sa dernière page. C’est l’Exegi monumentum d’Horace ; c’est l’hymne de l’ouvrier de l’esprit qui s’assied sur sa tâche à la fin de sa journée et qui attend le soir sa solde de gloire des mains du temps.

IX

Mon père et ma mère s’étaient établis pour quelques mois à Lausanne pendant la seconde année de leur mariage. Ils habitaient une de ces charmantes maisons qui descendent d’étage en étage de la colline de Montbenon jusqu’à la grève du lac. Gibbon en habitait une contiguë. Les deux jardins se touchaient, séparés seulement par une haie de jasmin. Ma mère qui commençait à me sevrer de son sein, me faisait essayer mes premiers pas dans les allées sablées de gravier du lac, le long du buisson. Gibbon, écrivant ou lisant dans une charmille à l’angle de son propre jardin, admirait et écoutait ces jeux et ces voix d’une jeune Française et de son enfant. Il regarda par-dessus la haie et crut reconnaître ma mère, qu’il avait vue avant son mariage, chez ma grand’mère à Paris au Palais-royal et à Saint-Cloud. Ma mère le reconnut à l’instant aussi, à sa prodigieuse laideur et à la bonhomie proverbiale de sa physionomie. Depuis ce jour et pendant un long été, les deux maisons n’en faisaient qu’une. Mon père, ma mère, Gibbon, et quelques amis des deux voisins, furent une seule famille.

Soit pour flatter la charmante mère dans son fils, soit par un goût naturel des hommes d’étude et de solitude pour l’enfance, le grand historien passait ses heures de soirée à jouer avec moi. Ses genoux, me disait ma mère, étaient devenus mon berceau.

La fin de l’automne sépara tout ; Gibbon repartit pour l’Angleterre, mon père et ma mère pour la France. Le vieillard pleura en me remettant pour la dernière fois aux bras de ma mère. Il lui fit toutes sortes d’heureux présages sur ma destinée, qui n’était encore écrite que dans mes sourires. Je ne crois pas aux présages, mais je ne peux jamais m’empêcher de penser que cette aimable paternité du célèbre écrivain avait jeté une bonne influence d’esprit sur ma vie, et que c’était à cette bénédiction du grand historien que je devais peut-être ma prédilection passionnée pour la haute histoire, le seul poème véritablement épique des âges de raison.

X

Quoi qu’il en soit, j’étais à peine rentré du collège dans la maison paternelle, que je cultivais déjà avec mes condisciples les plus lettrés, devenus mes amis, les affections de cœur et les parentés d’esprit que nous avions conçues les uns pour les autres pendant nos années d’étude.

Mes trois amis à peu près également chers étaient alors trois jeunes adolescents de la plus délicate race d’esprit et de la plus haute nature d’âme. De ces natures le sort peut faire à son gré des hommes obscurs ou des hommes célèbres, mais on peut le défier de faire des hommes ordinaires.

Le premier était Aymon de Virieu, fils unique du célèbre comte de Virieu, l’orateur de l’Assemblée constituante ; son père était mort dans la dernière sortie du siège de Lyon où il commandait la cavalerie ; sa mère habitait, avec les débris de sa fortune, dans un village du Dauphiné.

Le second était Louis de Vignet, neveu par sa mère du fameux comte de Maistre, dont j’aurai bientôt à parler. Il habitait Chambéry, cette ville la plus pittoresque des Alpes, que l’ombre, les torrents, les lacs et les noyers font ressembler aux villes des vallées d’Argos et d’Arcadie. Elle était bien plus célèbre à nos yeux par la petite maison des Charmettes, cette thébaïde de l’amour et de la jeunesse de J.-J. Rousseau, que par son titre d’ancienne capitale de la Savoie.

Louis de Vignet avait reçu de la nature une âme de Werther qui se dévorait elle-même, une imagination ardente et fatiguée avant d’avoir produit, un dégoût qui venait de l’exquise exigence de son goût, un talent poétique et un style d’écrivain qui l’auraient égalé aux plus grands poètes et aux plus vigoureux prosateurs, mais une mélancolie âpre et maladive qui flétrissait en lui le fruit de son génie avant qu’il fût mûr. Son extérieur était beau, mais sombre, peiné, découragé, prostré comme son âme. C’était la figure d’une passion ; grand, maigre, pâle, creusé de joues, serré de lèvres, fiévreux d’accent, un feu terne et un peu oblique dans l’œil, cherchant toujours la solitude et s’y fuyant bientôt lui-même, puis fuyant le monde aussitôt qu’il l’avait entrevu. Nous le regardions comme très supérieur à nous par l’esprit comme il l’était par l’âge, et je crois que nous avions raison. C’était celui que j’aimais le mieux ; mais il y avait cependant toujours une certaine amertume dans ses affections, une certaine demi-ombre sur son âme ; c’était un homme nocturne, si l’on peut parler ainsi ; nous étions des hommes de lumière.

L’autre était Prosper de Bienassis, fils d’une veuve qui n’avait que cet enfant et qui vivait retirée dans un petit château du Dauphiné, sur la lisière des grands bois, auprès de la petite ville de Crémieux. C’était un cœur toujours en flamme que le rêve, l’amour, la poésie, l’amitié précoce consumaient en bois vert et qui ne devait laisser, après une longue vie, que des lueurs éteintes et une tiède cendre. Il a été et il est encore le plus heureux d’entre nous, car il en reste le plus inconnu.

C’est à lui que j’ai adressé, il y a beaucoup d’années, ces vers où l’on sent si profondément le regret tardif d’avoir cherché le bruit ou la gloire :

Ô champs de Bienassis ! maison, jardin, prairies,
Treilles qui fléchissaient sous leurs grappes mûries,
Ormes qui sur le seuil étendaient leurs rameaux
Et d’où sortait le soir le chœur des passereaux,
Vergers où de l’été la teinte monotone
Pâlissait jour à jour aux rayons de l’automne,
Où la feuille en tombant sous les pleurs du matin
Dérobait à nos pieds le sentier incertain,
Pas égarés au loin dans les frais paysages,
Heures tièdes du jour coulant sous des ombrages,
Sommeils rafraîchissants goûtés au bord des eaux,
Songes qui descendaient, qui remontaient si beaux,
Pressentiments divins, intimes confidences,
Lectures, rêverie, entretiens, doux silences,
Table riche des dons que l’automne étalait,
Où les fruits du jardin, où le miel et le lait,
Assaisonnés des soins d’une mère attentive,
De leur luxe champêtre enchantaient le convive ;
Silencieux réduit où des rayons de bois
Par l’âge vermoulus, et pliant sous le poids,
Nous offraient ces trésors de l’humaine sagesse
Où nos yeux altérés puisaient jusqu’à l’ivresse,
Où la lampe avec nous veillant jusqu’au matin
Nous guidait au hasard comme un phare incertain,
De volume en volume ; hélas ! croyant encore
Que le livre savait ce que l’auteur ignore,
Et que la vérité, trésor mystérieux,
Pouvait être cherchée ailleurs que dans les cieux !
Scènes de notre enfance, après quinze ans rêvées,
Au plus pur de mon cœur impressions gravées,
Lieux, noms, demeure, et vous, aimables habitants,
Je vous revois encore après un si long temps,
Aussi présents à l’œil que le sont des rivages
À l’onde dont le cours reflète les images,
Aussi frais, aussi doux, que si jamais les pleurs
N’en avaient de mes yeux altéré les couleurs ;
Et vos riants tableaux sont à mon âme aimante
Ce qu’au navigateur battu par la tourmente
Sont les songes dorés qui lui montrent de loin
Le rivage chéri de son bonheur témoin,
L’ondoyante moisson que sa main a semée,
Et du toit paternel le seuil, ou la fumée !
Tu n’as donc pas quitté ce port de ton bonheur ;
Ce soleil du matin qui réjouit ton cœur,
Comme un arbre au rocher fixé par sa racine,
Te retrouve toujours sur la même colline ;
Nul adieu n’attrista le seuil de ta maison,
Jamais, jamais tes yeux n’ont changé d’horizon,
L’arbre de ton aïeul, l’arbre qui t’a vu naître
N’a jamais reverdi sans ombrager son maître ;
Jamais le voyageur en voyant du chemin
Ta demeure fermée aux rayons du matin,
Trouvant l’herbe grandie, ou le sentier plus rude,
N’a demandé, surpris de cette solitude,
Sur quels bords étrangers, dans quels lointains séjours
Le vent de l’inconstance avait poussé tes jours.
Ton verger ne voit pas une main mercenaire
Cueillir ces fruits greffés par ta main tutélaire,
Et ton ruisseau, content de son lit de gazon,
Comme un hôte fidèle à la même maison,
Vient murmurer toujours au seuil de ta demeure,
Et de la même voix t’endort à la même heure !
Ainsi tu vieilliras sans que tes jours pareils
Soient comptés autrement que par leurs doux soleils,
Sans que les souvenirs de ton heureuse histoire
Laissent d’autres sillons gravés dans ta mémoire
Que le cercle inégal des diverses saisons,
Des printemps plus tardifs, de plus riches moissons,
Tes pampres moins chargés, tes ruches plus fécondes
Ou la source sevrant ton jardin de ses ondes,
Sans avoir dissipé des jours trop tôt comptés,
Dans la poudre, ou le bruit, ou l’ombre des cités,
Et sans avoir semé, de distance en distance,
À tous les vents du ciel ta stérile espérance !

Ah ! rends grâce à ton sort de ce flot lent et doux
Qui te porte en silence où nous arrivons tous,
Et, comme ton destin si borné dans sa course,
Dans son lit ignoré s’endort près de sa source ;
Ne porte point envie à ceux qu’un autre vent
Sur les routes du monde a conduits plus avant,
Même à ces noms frappés d’un peu de renommée !
Du feu qu’elle répand toute âme est consumée ;
Notre vie est semblable au fleuve de cristal
Qui sort humble et sans nom de son rocher natal ;
Tant qu’au fond du bassin que lui fit la nature,
Il dort, comme au berceau dans un lit sans murmure,
Toutes les fleurs des champs parfument son sentier,
Et l’azur d’un beau ciel y descend tout entier ;
Mais, à peine échappés des bras de ses collines,
Ses flots s’épanchent-ils sur les plaines voisines,
Que du limon des eaux dont il enfle son lit
Son onde en grossissant se corrompt et pâlit ;
L’ombre qui les couvrait s’écarte de ses rives,
Le rocher nu contient ses vagues fugitives,
Il dédaigne de suivre, en se creusant son cours,
Des vallons paternels les gracieux détours ;
Mais, fier de s’engouffrer sous des arches profondes,
Il y reçoit un nom bruyant comme ses ondes.
Il emporte en fuyant à bonds précipités
Les barques, les rumeurs, les fanges des cités ;
Chaque ruisseau qui l’enfle est un flot qui l’altère
Jusqu’au terme où, grossi de tant d’onde adultère,
Il va, grand, mais troublé, dépassant un vain nom,
Rouler au sein des mers sa gloire et son limon !
Heureuse au fond des bois la source pauvre et pure !
Heureux le sort caché dans une vie obscure !
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Et plus loin :

Non, tu ris avec moi de l’erreur où nous sommes ;
Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes ;
Tu sais que tôt ou tard, dans l’ombre de l’oubli,
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli ;
Qu’à cette épaisse nuit qui descend d’âge en âge
À peine un nom par siècle obscurément surnage ;
Que le reste, éclairé d’un moins haut souvenir,
Disparaît par étage à l’œil de l’avenir ;
Comme, en quittant la rive, un navire à la voile,
À l’heure où de la nuit sort la première étoile,
Voit à ses yeux déçus disparaître d’abord
L’écume du rivage et le sable du port,
Puis les tours de la ville où l’airain se balance,
Puis les phares éteints qu’abaisse la distance,
Puis les premiers coteaux sur la plaine ondoyants,
Puis les monts escarpés sous l’horizon fuyants ;
Bientôt il ne voit plus au loin qu’une ou deux cimes,
Dont l’éternel hiver blanchit les pics sublimes,
Refléter au-dessus de cette obscurité
Du jour qui va les fuir la dernière clarté,
Jusqu’à ce qu’abaissés de leur niveau céleste,
Ces sommets décroissants plongent comme le reste,
Et qu’étendue enfin sur la terre et les mers,
L’universelle nuit pèse sur l’univers.
De la gloire et du temps voilà l’image sombre ;
Éloigne-toi d’un siècle, et tout rentre dans l’ombre ;
Laisse pour fuir l’oubli tant d’insensés courir ;
Que sert un jour de plus à ce qui doit mourir ?
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XI

Après nous être écrit tous les hivers d’innombrables lettres et des volumes de vers sur nos impressions, sur nos lectures, sur nos philosophies, sur nos rêves d’adolescents, nous nous réunissions tout l’été et tout l’automne, tantôt au Grand-Lemps, dans la sévère maison de madame de Virieu, semblable en tout à un cloître autour d’un tombeau, plein de tristesse, de méditation et de silence ; tantôt dans la vallée de Chambéry, dans la petite maison de Bissy, chez une tante hospitalière de Louis de Vignet ; plus habituellement et plus longuement chez Prosper de Bienassis. Sa mère prêtait avec plus de complaisance sa maison, ses jardins, ses bois, à toutes nos licences d’enfants.

Le fond de nos plaisirs était toujours et exclusivement littéraire. Les livres étaient jour et nuit en société avec nous. Nous avions dérobé, par la main de son fils, la clef d’une très riche et très libre bibliothèque à madame de Monlevon (c’était le nom de cette aimable veuve). Cette bibliothèque, fermée depuis la mort de son mari par prudence, n’avait pas été formée pour des adolescents. Sans être licencieuse, elle était hasardeuse. Il y avait de tout, depuis les classiques jusqu’aux Pères de l’Église, et depuis les sermonnaires jusqu’aux philosophes du dernier siècle et jusqu’aux poètes fardés, fades et méphitiques de l’école de Dorat et de Parny, qui nous paraissaient des dieux inconnus découverts sous cette poussière.

Enfermés pendant des soirées entières dans cette chambre haute dont nous avions soin de retirer la clef, pendant qu’on nous croyait dans les bois ou dans les plaines, couchés à terre sur le plancher poudreux, entourés chacun de piles de livres, nous lisions tout en causant à demi-voix des impressions de ces lectures. Histoire, poésie, philosophie, romans, théâtres, journaux, libelles : c’était un véritable pillage de l’esprit humain.

Chacun de nous se choisissait ensuite ses volumes de prédilection pour les savourer à loisir dans sa chambre pendant la nuit ou dans les bois pendant le jour. Le livre de Prosper de Bienassis, c’était J.-J. Rousseau, la déclamation sonore et oratoire ; celui de Louis de Vignet, c’était les Nuits de Young, le Cimetière de campagne de Gray, le Jour des morts de Fontanes, la mélancolie ; celui d’Aymon de Virieu, c’était les Essais de Montaigne, le scepticisme jouissant de son propre doute, le balancement ironique de l’esprit humain sur l’abîme des sottises humaines, avec le sourire du mépris pour toute conclusion.

Le mien, à moi, c’était Tacite, la haute politique et la haute morale dans la haute poésie de l’action et du style. Chacun de nous, à son insu, trahissait ainsi son caractère dans ses préférences. Nous n’avons guère changé depuis.

Le reste de l’année, la fréquente correspondance entre nous n’était guère qu’un commentaire familier de nos innombrables lectures, un cours de philosophie et de littérature épistolaires entre quatre amis qui croyaient découvrir chacun de son côté un monde intellectuel nouveau pour son ignorance.

XII

Cette passion de littérature et ce culte pour les grands esprits vivants ou morts ne s’amortit pas en moi pendant le long voyage d’Italie que je fis avant l’âge. J’avais vécu seul à Rome avec les livres pendant tout un hiver. Aymon de Virieu me rejoignit à Naples au printemps. On a pu voir, dans mon épisode si répandu de Graziella, que même dans les premiers frémissements de mon âme, au premier souffle d’une passion presque enfantine, la littérature et l’amour se confondaient presque indissolublement en moi, que nous avions toujours un poète ou un historien dans notre barque, et que nous lisions Tacite ou Paul et Virginie le soir sous les figuiers de la maison du pêcheur de l’île, à la lueur de la lampe de la belle enfant d’Ischia.

XIII

La restauration des Bourbons m’avait rappelé à Paris. Ces premiers amis étaient dispersés. J’en avais d’autres : nous nous étions attirés sans préméditation par ce goût inné des lettres, langue commune entre nos jeunes esprits.

Ces trois amis, moins intimes que les premiers, dont le souvenir m’est resté cher et présent, étaient l’un de mes camarades des gardes du corps, M. de Vaugelas, qui vit aujourd’hui dans le loisir toujours studieux des champs, à Die, dans la belle vallée du Rhône.

L’autre était un jeune homme du Dauphiné aussi, nommé M. Rocher, qui a été depuis secrétaire du ministère de la justice et membre de la cour de cassation, et qu’une maladie heureusement guérie a éloigné passagèrement des grandes affaires. Il avait un goût égal au mien pour l’éloquence et pour la poésie ; il écrivait alors, avant que j’écrivisse moi-même des vers, un poème sur l’Immortalité de l’âme, qu’il me récitait dans nos promenades ; ce poème n’a jamais été imprimé, mais ces vers me sont restés toute la vie dans l’oreille comme un tintement d’âme sonore et sensible. Cela ressemblait aux meilleurs vers de M. de Fontanes récités sous les chênes de Fontainebleau et restés dans la mémoire de Chateaubriand.

Le troisième était un jeune homme de Lyon, compagnon égaré, puis retrouvé, d’étude, nommé Auguste Bernard. Figure rêveuse, physionomie plus que belle, car elle était ineffaçable ; âme molle comme l’attitude ; caractère qui se pliait à tous ceux de ses amis comme une étoffe moelleuse à laquelle l’artiste n’a point donné de forme, mais dont on se drape au gré de la saison ; voix musicale qui résonnait jusqu’au fond de l’âme ; imagination poétique que la langueur des sensations empêchait de produire, mais toujours prête à rêver mieux que vous vos propres rêves et à ruminer mieux que vous vos propres vers ; un homme-écho enfin, si l’on peut se servir de cette expression, mais un écho sensible, intelligent, qui ne restait muet que par paresse, et inerte que par amour du sommeil. On eût dit que sa nourrice avait mêlé à son lait trop de pavots. C’est le plus séduisant des hommes que j’aie jamais rencontrés dans ma vie. Il a inspiré de grandes passions et de longues amitiés. Qu’on le demande à M. Thiers, dont il fut l’ami après avoir été le mien. Nous l’avons perdu il y a quelques années ; il n’a rien laissé qu’une ou deux traces dans quelques cœurs. Que laisse-t-on de mieux après avoir beaucoup agi ?

XIV

Nous passions à Paris nos journées ensemble à feuilleter nonchalamment nos propres imaginations sans nous arrêter à aucune page. Il m’aidait à penser, je l’aidais à rêver. Il avait comme moi les grands pressentiments de la vie, il n’en avait pas l’élan. Il était né fatigué.

C’est avec lui que je satisfis pour la première fois ce sentiment passionné et enthousiaste de curiosité qui me poussait à contempler de près les grands hommes. Il n’y en avait qu’un alors auquel nous donnions ce nom, parce que c’était un grand homme de jeunesse, un grand séducteur d’imagination, un grand enivreur d’esprit, M. de Chateaubriand.

Je n’avais encore mis le pied dans aucun salon de Paris ; j’étais trop inconnu, trop étranger dans cette capitale, trop peu entreprenant, trop timide, trop indépendant, trop fier et trop humble pour chercher à m’introduire entre deux portes dans un monde où je n’étais pas né. Le monde pour moi c’étaient les livres, la rue, les théâtres et quelques amis qui n’avaient comme moi que le ciel et le pavé à eux, dans leur pays.

Mais si ma situation ne me permettait pas d’approcher, dans un salon, de ces grands hommes et de ces femmes célèbres dont j’entendais retentir le nom dans les journaux, je pouvais du moins, et c’était assez pour moi, en approcher du regard et emporter dans mes yeux l’image d’une de ces divinités terrestres.

XV

M. de Chateaubriand venait d’être nommé ambassadeur à Berlin ; on disait qu’il allait partir, bien qu’il ne soit jamais parti. On murmurait qu’il était exilé dans cet honorable exil par la jalousie de ses ennemis et par l’ingratitude des Bourbons, son texte éternel. Il avait écrit pour eux une brochure après la victoire ; c’était jusque-là son seul service. Mais le génie grossit tout. On le disait persécuté ; il a toujours aimé ce rôle. Nous prenions alors sa persécution au sérieux. Avant que cette victime de la restauration quittât pour jamais sa patrie, nous avions soif de l’apercevoir.

Nous apprîmes qu’il passait les derniers jours de sa résidence en France dans une espèce de thébaïde de bon goût, qu’on appelait la Vallée aux loups, au milieu des bois d’Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses. Nous résolûmes d’aller y passer autant de jours qu’il serait nécessaire pour qu’un heureux hasard nous fournît enfin l’occasion d’entrevoir cette grande figure vivante de notre siècle, soit quand il sortirait de son ermitage pour venir à Paris, soit quand il y rentrerait à la fin du jour, soit enfin par-dessus le mur de son parc, quand il se promènerait dans ses allées avec son ombre et ses pensées tristes et sombres comme son nom.

C’était au mois de mai ou de juin. Fontenay était éblouissant et enivrant de ses champs de roses. La Vallée aux loups, tout assombrie de ses forêts en feuilles, et toute résonnante de ses rossignols, ressemblait à l’avenue d’un mystère. Sa verte nuit retentissait sous nos pas ; nous n’avions personne pour nous conduire ; nous marchions à la lueur de la gloire qui devait nous désigner d’elle-même la maison du poète. Nous ne tardâmes pas à la découvrir.

À gauche du chemin creux que nous suivions sous les chênes, un long mur blanc, percé d’une petite porte close, enserrait une étroite gorge en pente, encaissée entre des collines boisées. C’était la seule clairière de la forêt.

Une maisonnette élégante, semblable à un petit temple des nymphes au milieu d’un bois de Thessalie, s’élevait devant une pelouse au centre de la clairière. Il n’en sortait ni serviteur, ni bruit, ni fumée, ni même l’aboiement d’un chien fidèle, ou ce gloussement de poules au soleil, signes ordinaires d’une maison habitée.

Nous n’osâmes pas frapper à la petite porte verte. Qu’aurions-nous dit, quand on nous aurait demandé nos noms ? Ils étaient aussi inconnus que ceux des pèlerins qui essuient leur sueur sur le bord du chemin de ces saints de la gloire humaine ! Nous fîmes le tour des murs ; nous nous accoudâmes en déchirant nos habits sur les tessons de verre de bouteille pilé qui en garnissaient peu hospitalièrement la crête ; nous grimpâmes sur les arbres de la colline qui dominaient le jardin. Nous restâmes en vain assis sur ces branches étendues et cachés dans ces feuillages depuis midi jusqu’au soir ; nous ne vîmes d’autre mouvement dans le parc que celui d’un filet d’eau qui scintillait en sortant d’un bassin de stuc, et celui de l’ombre qui tournait et s’allongeait sur les gazons aux pieds des saules pleureurs.

Nous retournâmes tristes, mais non découragés, à Paris.

XVI

Le lendemain, nous reprîmes à pied la route de la Vallée aux loups, et nos postes sur les grands chênes.

La moitié du jour s’écoula dans le même silence et dans la même déception que la veille. Enfin, au soleil couchant, la porte de la maisonnette tourna lentement et sans bruit sur ses gonds, un petit homme en habit noir, à fortes épaules, à jambes grêles, à noble tête, sortit suivi d’un chat auquel il jetait des pelotes de pain pour le faire gambader sur l’herbe ; l’homme et le chat s’enfoncèrent bientôt dans l’ombre d’une allée. Les arbustes nous les dérobèrent. Un moment après, l’habit noir reparut sur le seuil de la maison, et referma la porte. Nous n’avions eu que cette apparition de l’auteur de René ; mais c’était assez pour notre superstition poétique. Nous rentrâmes à Paris avec un éblouissement de gloire littéraire dans les yeux.

Depuis, j’ai revu peu, mais j’ai revu quelquefois, M. de Chateaubriand de près dans ses salons de ministre ou d’ambassadeur à Paris, à Londres, à Rome. Mais le Chateaubriand de la Vallée aux loups a toujours été pour moi le véritable Chateaubriand. L’un était un rôle, l’autre était un homme. Je n’aime les acteurs que hors de la scène. Le costume annule pour moi le personnage ; la nature est nue.

Du reste, nous n’avons jamais eu d’attraits l’un pour l’autre. Il a toujours été cérémonieux, contraint, muet ou affecté avec moi. De ce Rubens de style je n’ai jamais moi-même estimé très haut que la palette. Il n’était pas assez simple de cœur et de génie pour moi. Il semblait toujours avoir des planches sous les pieds ; la nature pour lui était un théâtre ; la mort même, comme on le voit dans ses Mémoires, ne fut qu’un rideau tiré sur la pièce ; mais c’était une grande sensibilité littéraire, et le plus grand style qu’un homme puisse avoir en dehors du naturel, le génie des ignorants.

XVII

L’année précédente j’avais satisfait presque aussi malheureusement ma passion, bien plus vive encore, d’apercevoir madame de Staël et de graver cette Sapho du siècle dans un souvenir immortel de mes yeux.

Assis pendant une journée entière sur le revers d’un fossé, entre Nyons et Coppet, en Suisse, pour la voir passer en voiture, je l’avais entrevue enfin entre la poussière de ses roues. C’était un éclair, mais cet éclair était pour moi celui de la gloire.

Cette seconde image d’une des plus hautes personnifications de l’esprit humain sous la forme d’une femme m’inspira un second respect pour la fécondité de mon siècle. On mesure la hauteur des montagnes à leurs sommets les plus élevés, et les siècles à leurs individualités culminantes. Il n’y aurait qu’une de ces individualités, comme M. de Chateaubriand et madame de Staël, dans un pays et dans un siècle, qu’on dirait avec raison : Le siècle est grand !

XVIII

L’été suivant, des circonstances qui n’ont rien de littéraire me forcèrent à chercher une solitude ignorée dans les montagnes et dans les vallées les plus ombreuses de la Savoie pastorale. À la fin d’octobre, j’en redescendis sous le costume d’un étudiant allemand, un sac sur l’épaule, des guêtres de cuir aux pieds, un livre à la main, pour me rapprocher de Genève. Je demandai l’hospitalité à un chalet abandonné du Chablais, situé au bord des grands bois, sur la grève la plus déserte du lac Léman. Le foin parfumé de l’odeur enivrante des simples de ces montagnes était ma couche. Qu’on juge de mes songes dans une telle atmosphère et dans un si hermétique isolement ! J.-J. Rousseau, aux Charmettes, avait un écho vivant de ses rêves auprès de lui, mais moi je n’avais qu’une ombre !

J’allais prendre mon seul et frugal repas du jour à plus d’une demi-heure de marche, dans un cabaret de village, sur la grande route de Genève, en Valais, de l’autre côté des bois. Le repas ne consistait qu’en laitage, en œufs, en salade, et quelquefois le dimanche en quelques poissons frits des torrents du Chablais.

En sortant de table, à deux heures après midi, j’allais faire seul, pour abréger les jours, de longues promenades solitaires sur la grève mouillée du lac. Je suivais toutes les sinuosités des anses, je doublais tous les caps, je marquais du creux de mes pas le sable fin et allongé de tous les promontoires. Il ne m’est jamais arrivé de rencontrer personne sur ces grèves désertes qui correspondaient aux steppes les plus inhabités de ce littoral de la Savoie. Je ne m’entretenais qu’avec les flots et les brises du lac qui n’avaient à me dire que ce que leur disaient les vagues et les mélancolies de la nature, moins vagues et moins mélancoliques que mon cœur où ils résonnaient.

Un soir je fus surpris par un grand orage mêlé de tonnerre et de vent. Il éclata tout à coup sur les hauteurs de Thonon et d’Évian : il souleva en quelques minutes sur le lac des lames plus courtes, mais aussi creuses et aussi écumantes que celles de l’Océan. Je cherchai un abri contre les premières ondées de pluie sous un petit rocher qui s’avançait en demi-voûte le long du rivage ; deux petits bergers du pays, et un vieux mendiant de Genève qui regagnait la ville, sa besace pleine de châtaignes et de morceaux de pain, s’y étaient abrités avant moi. Ils se rangèrent pour me faire un peu de place. Nous nous assîmes sur nos talons pour attendre la fin de l’orage. La mince voûte de rocher tremblait au coup du tonnerre, et les lames pulvérisées en brouillards par le vent montaient jusqu’à nous et nous mouillaient presque autant que la pluie de leur écume.

Tout à coup j’entendis, à très peu de distance du cap, les voix sonores et confuses de quelques hommes auxquels un danger donnait l’accent grave de l’émotion contenue, puis le bruit sec d’une rame ou d’un gouvernail qui se rompt et dont on jette le manche sur les planches sonores d’une embarcation en détresse. La poudre des lames nous dérobait tout, excepté les voix. Mais au même instant un immense éclair, qui sembla entrouvrir le ciel derrière nous sur la dent de Jaman, perça la brume et vint se répercuter sur l’écoute blanche d’un petit yacht qui cinglait à travers ces montagnes d’écumes, la proue sur Genève, comme un goéland, une aile dans la lame, l’autre dans le nuage.

Un beau jeune homme, d’une figure étrangère et d’un costume un peu bizarre, était assis sur le banc du yacht. Il tenait d’une main la corde de la voile d’écoute, de l’autre le manche du gouvernail ; quatre rameurs, ruisselants d’écume, étaient courbés sur les rames.

Le jeune homme, quoique pâle et les cheveux fouettés par le vent, semblait plus attentif à la majesté de la scène qu’au danger de sa barque.

L’éclair prolongé qui me l’avait montré le déroba, en s’éteignant, à ma vue. Nous n’entendîmes que le bouillonnement frémissant du sillage, qui creusait les lames avec la rapidité du vent.

Quelques secondes après, tout avait disparu, et la moitié d’une rame brisée vint s’échouer et clapoter à quelques pas de nous sur la grève.

— « Qui donc ose affronter le lac et le ciel dans une telle tourmente ? » m’écriai-je tout haut, sans songer aux paysans qui se collaient au rocher à côté de moi.

— « Je le sais bien, moi », dit alors le mendiant qui n’avait pas encore pris la parole ; « c’est un lord anglais qui fait des livres, et dont les Anglais, résidant ou passant à Genève, vont visiter la maison de campagne près de la ville, sans jamais y entrer. On en parle en bien et en mal dans son pays, comme de tout le monde. Quant à moi, je n’ai que du bien à en dire, car il me jette une pièce blanche et quelquefois même une pièce jaune toutes les fois qu’il me rencontre sous les pieds de son cheval. »

— « Savez-vous son nom ? » dis-je au mendiant.

— « Je ne le sais pas bien », reprit-il ; « nous autres, nous ne savons jamais comment se nomment les étrangers qui viennent dépenser leur temps et leur argent à Genève ; nous savons seulement s’ils sont de bon cœur ou de mauvais cœur pour les pauvres ; les bons ont toujours la main ouverte ; les mauvais, toujours la main fermée. Celui-là est bon, je vous le garantis, et je serais bien fâché qu’il lui arrivât malheur dans cette bourrasque. »

Puis le mendiant essaya d’articuler un nom anglais inintelligible, mais qui ressemblait à un nom historique français. Je lus quelques jours après, dans le Journal de Genève, que c’était un jeune et grand poète, du nom de Byron, qui avait couru un grand danger pendant cette soirée de tempête.

XIX

Je n’avais fait que l’entrevoir à une lueur de la foudre, mais cette lueur me l’avait imprimé dans les yeux. Il me parut beau comme la jeunesse jouant sa vie avec la mort, ou comme la sibylle évoquant les éléments en fureur pour leur arracher l’inspiration. Je n’oserais pas néanmoins écrire son portrait sur un simple coup d’œil, mais voici quelques lignes inédites de ce portrait. Ces lignes nous ont été communiquées récemment par une personne qui lui fut chère, et qui revoit sa physionomie à travers le temps, à travers la mort. Lisez-les.

« Je crois que Dieu a créé des êtres d’une beauté tellement harmonieuse et idéale qu’ils échappent à toute analyse et à toute description. De ce nombre privilégié était lord Byron, dont la beauté absolue, dans les limites d’une beauté créée, n’a jamais pu être saisie ni par le pinceau ni par le ciseau de l’artiste. Elle résumait dans un type parfait tous les genres de beauté. Si son génie et son grand cœur avaient pu se choisir une forme, il n’aurait pas pu en choisir une qui le satisfît davantage. On y voyait resplendir son génie, sa grande âme et son cœur bon et sensible. Cette beauté réunissait en elle tous les contrastes ; ses regards traduisaient tous les sentiments qui l’animaient avec une rapidité et une transparence qui avaient fait dire à sir Walter Scott que “sa belle tête ressemblait à un vase d’albâtre éclairé par une lampe intérieure”. Aussi il suffisait de le voir pour sentir la fausseté des bruits répandus sur sa vie. La foule s’était composé un lord Byron factice, d’après quelques excentricités de sa jeunesse, d’après quelques audaces de pensée et d’expression, mais surtout par son obstination à identifier le poète avec les personnages imaginaires de ses poèmes, types qui ne ressemblaient en rien au Byron que j’ai connu. Des calomnies, qu’il avait malheureusement couvertes de son dédaigneux silence, ont circulé comme des vérités acceptées ; le temps a déjà fait justice de plusieurs de ces calomnies. Lord Byron se taisait, parce qu’il comptait sur le temps. J’en appelle à tous ceux qui l’ont vu ; car tous ont dû subir le charme qui l’enveloppait comme d’une atmosphère sympathique qui lui gagnait tous les cœurs. »

Voici ce qu’en dit le poète Moore :

« La beauté de lord Byron était du premier ordre, réunissant la régularité des formes avec l’expression la plus variée et la plus intéressante. Ses yeux étaient susceptibles de toutes les expressions les plus extrêmes, depuis la gaieté la plus enjouée jusqu’à la tristesse la plus profonde, depuis la bienveillance la plus radieuse jusqu’au mépris et à la colère la plus concentrée, et c’est alors qu’on pouvait dire de ses yeux ce qu’on avait dit de ceux de Chatterton, que “le feu roulait au fond de leurs orbites”. Mais c’était surtout dans la bouche et dans le menton que résidait sa plus grande beauté, ainsi que la plus puissante expression de sa belle physionomie. L’extrême beauté de ses lèvres a toujours échappé à tous les peintres et à tous les sculpteurs. Dans leur mobilité, elles représentaient toutes les émotions, soit que la colère les fît pâlir, que le dédain les resserrât, que le triomphe les fît sourire, ou que la tendresse et l’amour les élevât en un arc gracieux. Sa tête était remarquablement petite ; son front, plus haut que large, le paraissait d’autant plus qu’il rasait ses cheveux vers les tempes, les laissant se jouer sur le sommet de la tête en une profusion de boucles naturelles brillantes, soyeuses, du plus beau châtain foncé ; ses dents étaient d’une parfaite régularité et d’une grande blancheur. Sa peau avait cette pâleur mate particulière aux personnes pensives. Sa taille était moyenne ; mais il paraissait grand, tant ses membres étaient bien proportionnés. Ses mains étaient d’une extrême blancheur et de la forme délicate qui indique (selon ses propres idées) la naissance aristocratique. »

Beyle écrit de lui :

« Je rencontrai lord Byron au théâtre de la Scala, en 1816. Je fus frappé de ses yeux pendant qu’il écoutait un sestetto de l’opéra d’Elena, de Mayer. Je n’ai vu de ma vie rien de plus beau ni de plus expressif. Encore aujourd’hui, si je viens à penser à l’expression qu’un grand peintre devrait donner au génie, cette tête sublime reparaît tout à coup devant moi. » Et dans une autre occasion : « J’eus un instant d’enthousiasme. Je n’oublierai jamais l’expression divine de ses traits ; c’était l’air serein de la puissance et du génie. »

XX

Ces trois figures de Chateaubriand, de madame de Staël, de lord Byron, vues à mon premier regard sur la vie, augmentaient déjà beaucoup à mes yeux le groupe d’esprits plus ou moins immortels que chaque temps présente à la postérité. Je me sentais fier de respirer le même air dont ils vivaient sur la même minute de temps.

À mon retour en France, le hasard, que je ne cherchais déjà plus, me prodigua tout à coup l’occasion de voir et de fréquenter l’élite de l’intelligence européenne. Une femme âgée, mais charmante d’esprit, qui avait été avant la Révolution la compagne et l’amie de Madame Élisabeth, sœur et compagne d’échafaud de Louis XVI, entendit parler de moi par un de mes amis, confident de mes premiers vers. C’était madame la marquise de Raigecourt. Elle supplia mon ami de me présenter dans sa maison. Ma sauvagerie naturelle répugnait invinciblement à ces ostentations de moi-même dans un monde dont je ne voulais ni les faveurs ni les mépris. Elle dompta cette sauvagerie en venant elle-même un matin me forcer dans ma solitude.

J’habitais alors, avec mon chien pour tout compagnon et pour tout serviteur, une mansarde élevée et assez élégante du magnifique hôtel du maréchal de Richelieu, entre la rue Neuve-Saint-Augustin et de grands jardins qui s’étendaient sous ma fenêtre jusqu’aux boulevards. Elle y monta, malgré son grand âge, par un escalier de cent marches. Elle me parla de ma mère, qu’elle avait connue à la cour dans son enfance ; de mes vers, qui révélaient, disait-elle, une fibre malade dans un cœur sain ; du danger de la solitude absolue à mon âge, qui fausse ou qui aigrit les impressions, ces sens du génie ; du bonheur qu’elle aurait à remplacer pour moi ma famille éloignée et à m’introduire dans la sienne comme un enfant de plus parmi les charmants enfants dont la Providence avait orné son foyer et consolé ses vieux jours. Je fus d’abord contrarié de cette violence d’amitié, puis touché, puis vaincu, et cette maison devint la mienne.

Toute la société aristocratique, politique et littéraire du faubourg Saint-Germain et de la cour, traversait, pendant les hivers, ce salon. Je m’y tenais dans l’ombre et dans le silence, mais madame de Raigecourt ne manquait pas une occasion de m’y faire apercevoir et d’inspirer aux hommes ou aux femmes célèbres de la société le désir de me connaître.

C’est ainsi que je fus présenté malgré moi, un à un, à tout ce qu’il y avait d’illustre, de puissant et d’aimable dans l’ancienne et dans la jeune société française. C’est ainsi que je me trouvai, sans m’en douter et toute faite, une réputation de talent bien supérieure à mon mérite ; réputation de chuchotements fondée tout entière sur quelques vers inédits que les femmes et les jeunes gens se redisaient de la bouche à l’oreille. Cette célébrité à demi-voix m’était au fond plus importune qu’agréable. J’avais beau trouver le monde prévenu et accueillant pour moi, ce n’était pas mon air natal. Je m’en échappais sans cesse comme un oiseau mal apprivoisé qui revole à ses forêts, et je préférais mille ibis ma mansarde avec un ami ou le désert avec un rêve.

XXI

On m’y ramenait cependant toujours. C’est là que je connus Mathieu de Montmorency, l’ami de madame de Staël, le plus aimable et le plus attrayant des hommes. Quoique si inégal à moi de rang et d’années, il se fit mon ami pour avoir le droit d’être mon protecteur sans humilier ma fierté ; il se passionna pour mes vers. Il me groupa à mon insu un auditoire parmi ses innombrables amis de toutes les opinions et de tous les âges. Il m’amena lui-même dans ma retraite devenue foule, le prince de Léon, ce jeune duc de Rohan que la dévotion enlevait déjà au monde, mais qui goûtait encore dans la poésie et dans l’amitié les dernières et les plus pures illusions de la vie. Le duc de Rohan m’amena M. de Genoude, jeune écrivain d’une âme active, qui se dévouait à l’aristocratie et à l’Église avec d’autant plus d’ardeur qu’il voulait se naturaliser par ses services dans des conditions sociales plus hautes que son berceau. Il avait le mouvement et la chaleur du génie, s’il n’en avait pas la flamme. Il traduisait alors la Bible ; il adorait les vers ; sa mémoire heureuse et sa voix sonore furent la première édition des miens. C’est par lui que je connus M. de Lourdoueix, disciple alors de nos plus grands écrivains monarchiques, fidèle au malheur comme au talent.

Il connaissait aussi M. de Lamennais, alors l’Athanase implacable de l’Église. Il lui récita quelques strophes d’une ode de moi sur l’enthousiasme. M. de Lamennais, qui était au lit, se leva sur son séant en s’écriant : Eurêka, nous avons trouvé un poète !! Il désira me connaître. Je lui fus présenté par son ami.

Je trouvai un petit homme presque imperceptible, ou plutôt une flamme que le vent de sa propre inquiétude chassait d’un point de sa chambre à l’autre, comme un de ces feux phosphoriques qui flottent sur l’herbe des cimetières et que les paysans prennent pour l’âme des trépassés. Il était non pas vêtu, mais couvert d’une redingote sordide, dont les basques étirées de vétusté battaient ses pantoufles ; il penchait la tête vers le plancher comme un homme qui cherche à lire des caractères mystérieux sur le sable. Il regardait obliquement, il ricanait sans cesse, il parlait avec une volubilité intarissable. L’ironie était sa figure favorite de conversation. On sortait aigri contre les hommes, de son entretien. L’arrière-goût de son âme était amer.

Je me sentis peu d’attrait pour ce grand homme de style. Il venait d’écrire son livre sur l’Indifférence en matière de religion. Depuis J.-J.  Rousseau et jusqu’à madame Sand on n’avait rien lu d’une telle diction oratoire et polémique. Ces phrases étaient moulées sur l’Héloïse ; mais c’était Rousseau sans onction et sans pathétique. M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi savamment membrée qu’une charpente de fer ; il déclamait avec une majesté de voix, une vigueur de gestes, une insolence de conviction, une audace d’apostrophes qui imitaient admirablement l’éloquence. C’était un grand disciple et un grand modèle de l’art d’écrire ; mais le véritable art d’écrire n’est pas un art, c’est une âme. L’âme manquait aux mots, ce n’était que la draperie du génie.

Plus tard, il tomba de cheval, non pas sur la route de Damas, mais sur la route de Rome ; il devint le saint Paul d’une autre religion ; comme l’apôtre, il avait gardé les manteaux des bourreaux pendant qu’ils lapidaient les justes. Il y eut un grand courage dans cette transfiguration. Renier la première moitié de sa vie pour l’homme qui n’a qu’une vie à vivre, c’est un martyre d’esprit dont peu d’esprits sont capables.

Le malheur de M. de Lamennais fut d’être aussi acerbe et aussi impitoyable avec ses anciens amis qu’il l’avait été autrefois avec les nouveaux. Haïr en tout était son talent ; son inspiration était la colère ; son équilibre était l’alternative entre deux excès ; son humeur chagrine et ses doctrines de fraternité mielleuse juraient perpétuellement et presque comiquement ensemble. Il grinçait des dents en parlant d’amour ; s’il avait été éloquent à la tribune, il aurait été un Savonarole. L’esprit de parti était sa nature ; il en voulait dans le ciel comme sur la terre. Quand les deux esprits de parti dont il fut tour à tour l’organe seront morts, il ne restera de lui dans la langue que ce qui reste de Savonarole à Florence, la renommée d’un grand agitateur de style qui fanatisa tour à tour des théologiens et des radicaux dans sa patrie, sans avoir donné une idée aux uns, une modération et un bon conseil aux autres.

Nous nous sommes revus de loin en loin dans la vie sans pouvoir nous lier jamais d’une amitié intime. Quand j’étais royaliste de sentiment, il était absolutiste, et quand j’étais républicain, il était démagogue. Il y avait toujours un excès entre nous ; comment nous entendre ? Aussi j’y avais complétement renoncé sur la fin de sa vie. Homme qui n’était bon pour moi qu’à lire !

XXII

Ce fut dans la même année qu’une personne qui m’était bien chère me présenta dans son salon à M. de Bonald. J’avais adressé à cet écrivain, sur la foi de cette amie, une ode de complaisance. Je ne l’avais pas lu, mais je savais qu’il était l’honnête et éloquent apôtre d’une espèce de théocratie sublime et nuageuse qui serait la poésie de la politique, si Dieu daignait nommer ses vice-rois et ses ministres sur la terre.

Cette doctrine, tout orientale et toute biblique, fascinait alors ma jeune imagination. Elle était sincère chez M. de Bonald, homme honnête, pieux, convaincu, qui ne cherchait à tromper personne. Il employait un grand esprit et un bon style du dix-septième siècle à se peindre lui-même dans ses propres sophismes. Je fus frappé et attiré par sa noble figure de gentilhomme de campagne qui me rappelait celle de mon père. Il m’accueillit comme un jeune homme dont on espère bien, mais qu’on ne cherche ni à flatter ni à éblouir. Je l’aimai et je l’estimai jusqu’à sa mort. Il y avait de la simplicité dans son génie, et de la divinité au moins dans son système.

XXIII

C’est dans la même maison et par la même personne que je connus un autre homme d’élite qui eut une plus sérieuse influence sur ma vie. C’est M. Lainé, le plus antique, selon moi, des hommes modernes. Non pas un homme de Plutarque, comme on dit vulgairement, mais un homme détaché d’une page de Tacite quand il peint la vertu sur un fond de crimes, et s’incarnant devant vous corps et âme pour personnifier le grand citoyen.

M. Lainé en avait l’extérieur comme il en avait l’âme. Grand, mince, grave et modeste de maintien, le profil maigre et aquilin comme un buste de Cicéron, le front élevé, les tempes creuses, les joues nerveuses dont on voyait trembler les fibres, la bouche fine, les lèvres modelées pour la réflexion comme pour la parole, le geste sobre et serré au corps comme celui d’un homme qui pense plus qu’il ne déclame, prodigieusement instruit dans tout ce qui éclaire et ennoblit l’esprit humain, n’estimant dans la vie que le vrai, le juste, l’honnête, sans ambition pour lui-même et n’aspirant en secret au sein des grandeurs qu’à l’ombre d’un des pins-liége de sa métairie, dans les landes de Bordeaux, où il aimait à s’ensevelir, un livre à la main, M. Lainé goûtait la poésie autant que l’histoire et l’éloquence.

Il n’écrivait pas et il parlait peu ; mais c’est le seul orateur qui m’ait laissé l’impression de la souveraine éloquence, celle qui vient de l’âme, et qui va à l’âme parce qu’elle en vient.

Il montait rarement à la tribune aux harangues, il craignait sa propre émotion ; elle était si forte qu’elle serrait ses lèvres et qu’elle étouffait sa voix.

Mais quand l’absolue nécessité de parler l’avait fait surmonter cette horreur sacrée du trépied qui écarte si souvent de la tribune le véritable orateur lyrique, c’était alors un spectacle qu’aucun drame de scène ou de cirque ne peut égaler.

On voyait un grand homme exténué par sa flamme intérieure, le corps droit, le visage pâle, le front humide de moiteur, les deux mains amaigries immobiles sur la tribune, les bras collés au buste comme ceux d’un stoïcien, les lèvres tremblantes, réfléchir longtemps à ce qu’il allait dire, puis arracher avec effort de sa poitrine une voix profonde et palpitante d’émotion contenue, puis couler en phrases entrecoupées de silences, puis répandre à flots lents ou précipités, non de vains arguments ou de sonores périodes, mais une âme toute nue et toute chaude de grand homme sensible, de grand homme d’État, de grand homme de bien qui forçait d’abord l’auditoire au silence, bientôt à l’admiration, peu à peu aux acclamations, à la fin aux larmes, ce triomphe de la nature sur les factions.

Il ne parlait plus alors, il chantait et il parlait à la fois ; lyrique comme l’ode, dramatique comme la scène, législateur comme la loi, pathétique surtout comme le cœur humain à nu sur la tribune. On était convaincu sans avoir eu besoin de réfléchir : il n’y a pas de sophisme contre la nature. On avait respiré l’haleine de l’homme de bien, on avait été transfiguré par l’apparition de la vertu, on votait d’entraînement, on sortait en silence. J’ai vu ce spectacle deux fois dans ma jeunesse.

Malgré la différence d’années, ce grand homme se sentit incliné de cœur vers moi ; je me sentis élevé à lui par un respect mêlé de tendresse. Il fut mon maître en éloquence, mon modèle en politique. Je n’eus jamais dans ma vie publique un autre type pour me modeler de bien loin sur l’antique que lui. Il m’aima jusqu’à la fin. Il mourut littéralement en balbutiant deux de mes vers.

Je voudrais mourir comme Chatham en retrouvant sur mes lèvres pour ma patrie une de ses harangues. Quand on a connu de tels hommes, l’humanité s’agrandit ; on méprise en secret ceux qui affectent de mépriser l’argile qui contient de telles âmes.

XXIV

Je cherchais à entrevoir ainsi une à une toutes les grandes figures de mon temps.

Bientôt ma propre célébrité, quoique ce fût encore une célébrité sur parole, me les fit voir en masse dans les trois salons les plus aristocratiques, les plus politiques et les plus littéraires de Paris.

Ces salons étaient ceux de la duchesse de Broglie, de madame de Saint-Aulaire et de madame de Montcalm. Ma réputation naissante me les ouvrit d’eux-mêmes sans que j’eusse à m’incliner trop bas pour y entrer.

Madame de Montcalm était la sœur du duc de Richelieu, qui avait gouverné si sagement les années les plus ingrates de la Restauration ; grand seigneur chargé de réconcilier une dynastie et une nation qui étaient nécessaires l’une à l’autre, mais qui se regardaient avec ombrage, l’une craignant des vengeances contre la Révolution, l’autre des récidives contre les rois.

C’est chez elle que j’approchais de près, dans un cercle intime resserré et quotidien, les personnages consulaires les plus notables du temps, qui faisaient alors leur nom et qui l’ont laissé depuis à l’histoire : M. Molé, qui portait l’élégance et l’atticisme de sa figure dans la politique ; M. Pasquier, esprit le plus facile et le plus habile aux transitions qui pût glisser avec grâce d’un gouvernement à l’autre, pourvu que ce fût un gouvernement ; Pozzo di Borgo, esprit grec au service des Russes, dont la belle tête, la physionomie et la parole transportaient l’imagination à Athènes, du temps d’Alcibiade ; le maréchal Marmont, toujours avec une ombre de tristesse sur le visage, cherchant à se soulager d’un souvenir dans la société des femmes et des poètes ; quelquefois le prince de Talleyrand, homme d’assez d’esprit pour représenter à lui seul trois siècles.

XXV

Madame de Saint-Aulaire, femme jeune mais sérieuse, n’avait de son âge que la beauté ; elle avait été liée avec madame de Staël ; elle en conservait le culte et l’élévation d’âme. Elle m’accueillait comme elle aurait accueilli non un poète, mais la poésie elle-même sous la figure d’un jeune inconnu. Son salon ne s’ouvrait qu’à des aristocraties de la nature ; peu y importait le rang, elle ne s’informait que du choix. Elle aimait à deviner la gloire dans l’obscurité. Son salon était plein de promesses, presque toutes ont été justifiées depuis ; elle avait le tact de l’avenir d’un homme. C’est là que je connus M. de Cazes, qui allait devenir son gendre, favori spirituel, beau et séduisant, de Louis XVIII, qui ne demandait qu’à être un nouveau Mécène d’un nouvel Auguste, si les Horace et les Virgile avaient surgi au gré du prince et du ministre.

C’est là aussi que j’entrevis pour la première fois M. Cousin : il importait alors en France la philosophie de l’enthousiasme ; il ressemblait plus à un prophète tourmenté par l’inspiration qu’à un disciple de Platon. Nous croyions qu’il allait nous dire enfin le mot de Dieu retenu sur ses lèvres. Hélas ! il ne nous dit que des demi-mots, mais il les disait dans une langue de feu.

C’est là encore que je me sentis attiré par M. Villemain, le Politien français de ce siècle, l’esprit le plus riche, le plus cultivé, le plus universel de notre âge. Une littérature à lui tout seul ! sensible comme un poète à toute poésie, rompu comme un orateur à toute éloquence, homme d’État par la justesse de l’intelligence, admiré sans orgueil, admirant sans rivalité, parce qu’il se sentait toujours au niveau de tout ce qu’il admirait. Le général Foy, encore muet ; M. Cuvier ; M. Beugnot, le Rivarol de la conversation ; M. de Custine, l’élève de M. de Chateaubriand ; M. de Feletz, le précurseur de J. Janin dans la littérature du Journal des Débats ; les deux Bertin, fondateurs de ce journal, deux puissances occultes faisant les renommées. Ils renversaient les ministères, sans vouloir être eux-mêmes ni célèbres ni puissants sous leur propre nom. Ils se trompaient rarement dans ces coups de vent qu’ils imprimaient du fond d’un bureau de journal aux noms, aux hommes, aux choses. Nous les regardions comme les Égyptiens regardaient le Sphinx. Ils gardaient la porte de la gloire et de l’opinion. On ne passait pas sans leur aveu.

Ils me furent cléments. J’en garde mémoire malgré la longue inimitié de leur journal depuis contre moi, quand ce journal, après 1830, tomba aux mains d’une secte. Cette secte de lettrés et d’éminents politiques fit alors de ce journal son évangile, sorte de calvinisme genévois dont le premier dogme fut le moi, sans place à d’autres.

XXVI

Madame la duchesse de Broglie était la fille de madame de Staël. Elle avait épousé M. le duc de Broglie, jeune homme en qui le nom historique, le caractère élevé, l’éloquence studieuse, les opinions libérales se réunissaient pour faire une grande figure de sénat ou de gouvernement sous un régime représentatif.

Madame la duchesse de Broglie jetait encore sur tout ce bonheur de situation et sur tout ce mérite personnel le prestige du plus grand nom littéraire du siècle. Elle y ajoutait le prestige plus solide d’une des plus pieuses vertus qui aient jamais consacré une beauté de sainte. Tout le génie de sa mère s’était fait âme dans la fille ; toute cette âme s’était faite encens pour monter à Dieu. La sibylle sacrée du Dominiquin avait seule cette inspiration de piété mystique dans les traits. Cette concentration de ses pensées dans le ciel n’ôtait rien à sa tendresse pour sa famille et à sa grâce sérieuse pour les étrangers. Cette maison m’accueillit avec bonté.

C’était le confluent de toutes les opinions et de toutes les illustrations en France, en Angleterre, en Italie, en Amérique ; tous les hommes qui n’étaient pour moi que des noms y devinrent des réalités, depuis les Lafayette jusqu’aux Montmorency. J’y entrevis pour la première fois M. Guizot, un de ces hommes qui se caractérisent assez par leurs noms. Je ne suffirais pas à nommer toutes les célébrités, tous les talents, tous les engouements même qui traversèrent sous mes yeux ce salon. J’en sortais quelquefois ébloui. C’était la gloire, l’esprit, le génie, l’éloquence en foule.

Depuis ces heureuses années, la révolution dynastique de 1830, à laquelle je n’adhérai jamais, et des situations politiques différentes, me rendirent étranger à cette noble famille, mais jamais hostile. Le seuil qui vous fut ouvert une fois doit rester sacré toujours. Je n’ai pas cessé de porter reconnaissance et respect à ce nom, et quand, dans ces derniers temps, le fils m’a coudoyé d’un mot injurieux ou inique dans un de ses écrits, j’ai lu l’injure et je me suis tu. Dans le fils je n’ai vu que le père et la mère. « Tu peux me frapper tant que tu voudras, au visage ou au cœur », me suis-je dit en lisant le nom de ce jeune écrivain au bas de la page ; « je ne me défendrai pas contre toi ; tu n’es pas un homme pour moi, tu es un respect et une reconnaissance. Je ne violerai pas pour me défendre la vénération que je porte à ton nom. »

XXVII

Bientôt après je passai quelques heures mémorables pour moi dans l’intimité de M. de  Serres, le véritable Démosthène de la Restauration, si la Providence lui avait laissé poursuivre sa carrière oratoire.

J’étais alors secrétaire d’ambassade de France à Naples. M. de Serres, tombé du ministère, venait de recevoir pour retraite cette ambassade. Je fus chargé de l’initier aux événements de la révolution de Naples et de Piémont qu’il allait avoir à manier. Je trouvai en lui, comme toujours, la simplicité dans la vraie grandeur. J’étais fier d’entendre dans la confidence du coin du feu cette âme qui venait de remplir la tribune et l’Europe entière de sa voix. Il était brisé par la lutte. Sa poitrine haletante et les gouttes de sueur qui suintaient sur ses tempes, quoique colorées d’une maladive fraîcheur, me donnaient le pressentiment d’une courte vie. Je déjeunai avec lui après la conférence. Il partit et ne revint plus. Victime de l’éloquence, ses accents lui survivront. Il n’y en eut jamais de si enflammés, depuis Vergniaud, à la tribune française. Il brûlait parce qu’il était brûlé ; son feu était sans mélange d’éléments humains. Il voulait l’honnêteté et la liberté affermies l’une par l’autre sur les ruines de son pays dans les Bourbons régénérés par le sang de Louis XVI. Cette pensée de son âge mûr était alors celle de ma jeunesse. Il mourut à l’œuvre. L’œuvre a péri avec l’ouvrier. Le temps a couru.

XXVIII

C’est pendant ce même voyage à Paris que je connus un de ces hommes qui, par leur puissante originalité, ne peuvent se grouper avec personne, mais qui forment à eux seuls un genre de grandeur morale et intellectuelle qu’on ne peut classer dans aucune catégorie. C’était M. Royer-Collard, philosophe par nature, orateur par réflexion, homme d’État par désœuvrement. Il me rechercha et m’ouvrit, comme à un disciple, son cabinet de la rue d’Enfer, qui prenait jour sur les allées studieuses du Luxembourg.

M. Royer-Collard était déjà profondément détaché de ce petit groupe politique de disciples qui s’étaient parés de ses doctrines, mais qui n’avaient fait de son nom qu’un marchepied de principes pour leur domination. De tous les hommes que j’ai connus, c’est celui qui méprisait le plus le vulgaire. Le mépris était sa puissance, il le portait jusqu’au sublime. Il aimait en moi mon isolement des partis. Son front chauve, son sourcil superbe, ses joues affaissées de vieillard, ses yeux profonds et limpides, sa lèvre inférieure relevée par le pli du dédain, sa voix grave et lente qui semblait distiller les syllabes en les prononçant, donnaient une autorité physique à sa personne. On croyait converser avec un ancêtre.

Il m’aima à cause de mon désintéressement des systèmes et de mon isolement des factions. Je le cultivai sans en faire mon modèle jusqu’à sa mort. Nos deux natures ne concordaient pas plus que nos âges. Il voulait trop discuter et moi trop agir. Il portait à la tribune le style lapidaire, et moi la première expression que le cœur ému prêtait à mes lèvres. Ses discours n’étaient pas des discours, mais des oracles rédigés dans une sorte d’algèbre éloquente. On ne les comprenait qu’à la seconde et à la troisième lecture, mais plus on comprenait, plus on admirait. Il y avait un abîme de réflexion dans chaque phrase. Si Pascal eût été orateur politique, c’est ainsi qu’il aurait parlé. Aussi l’Europe et la postérité compteront M. Royer-Collard au nombre des plus parfaits écrivains de tribune qui aient jamais agité les questions de leur temps. Beaucoup de ses phrases sont restées maximes de la langue, et quelques-unes de ses harangues sont des monuments : c’est une de ces figures qu’on est fier d’avoir rencontrées pendant sa vie. On ne les voit ordinairement que dans l’histoire ou dans les bibliothèques.

Ce fut lui, M. Lainé son ami, et M. Cuvier, qui se liguèrent à mon insu, en 1830, dans une cabale de grands hommes, pour me faire entrer à l’Académie française.

XXIX

Chaque fois que je revenais de l’étranger à Paris, le désir ou le hasard me faisait connaître ou aimer quelques nouveaux venus à la célébrité ou au génie pendant ces fertiles années de 1820 à 1830.

Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec Victor Hugo, que M. de Chateaubriand appelait l’enfant sublime.

Quelques-uns de ses beaux vers m’avaient frappé l’oreille d’un timbre racinien. Le duc de Rohan, son admirateur et mon ami, me proposa d’aller voir la merveille. Je revois encore la scène, le jour, le lieu.

C’était une petite rue studieuse et déserte des alentours de Saint-Sulpice. Nous traversâmes une cour et nous entrâmes dans un appartement bas et obscur au niveau du sol, au fond d’un corridor. Une porte ouverte laissait voir une salle d’étude. Une femme d’un âge indécis, d’un costume brun, d’une figure pétrie par les soucis du veuvage et les tendresses maternelles, était occupée à surveiller deux ou trois de ses fils encore enfants. Ils prenaient leurs leçons les uns sur ses genoux, les autres autour de la table. Elle se leva au bruit de nos pas, elle accueillit avec respect le duc de Rohan, elle s’inclina légèrement à mon nom, et nous ouvrit une autre chambre où son fils Victor travaillait seul. La moiteur de l’inspiration collait sur son grand front les boucles de ses longs cheveux. La pâleur de la poésie frissonnait sur ses tempes. Sa voix d’adolescent avait la gravité et l’émotion des fibres fortes de l’âge mûr. Notre entretien fut ce qu’il devait être, celui de deux compatriotes de là-haut, qui parlent la même langue, et qui se rencontrent en pays étranger, ce vil monde de prose. La convenance l’abrégea ; j’avais vu l’enfant, c’était assez. Il faut voir les fleuves à leur source et les grands poètes dans leur obscurité.

Non licuit populis parvum te Nile videre !
(Lucain.)

XXX

Quelques années après, sa renommée s’était agrandie avec son âge et avec ses œuvres. Il était marié, il avait déjà plusieurs berceaux autour de son foyer. Je passais un congé diplomatique dans ma masure à peine recrépie de la vallée de Saint-Point, dans mes montagnes natales. Je vis descendre par les rudes sentiers, en face de ma fenêtre, à travers les châtaigniers, une caravane de voyageurs, hommes, femmes et enfants, les uns à pied, les autres sur des mules au pied réfléchi, comme dit le poète. Bientôt la caravane eut atteint le pied sablonneux des montagnes, gayé le ruisseau, traversé les prés et regravi le mamelon du château. C’était Victor Hugo et Charles Nodier, suivis de leurs charmantes jeunes femmes et de beaux enfants. Ils venaient me demander l’hospitalité de quelques jours en allant en Suisse.

Charles Nodier était l’ami né de toute gloire. Aimer le grand c’était son état. Il ne se sentait de niveau qu’avec les sommets. Son indolence l’empêchait de produire lui-même des œuvres achevées, mais il était capable de tout ce qu’il admirait. Il se contentait de jouer avec son génie et avec sa sensibilité, comme un enfant avec l’écrin de sa mère. Il perdait les pierres précieuses comme le sable.

Cette incurie de sa richesse le rendait le Diderot, mais le Diderot sans charlatanisme et sans déclamation, de notre époque. Nous nous aimions pour notre cœur et non pour nos talents. C’était un de ces hommes du coin du feu, un génie familier, un confident de toutes les âmes, dont la perte ne paraît pas faire un si grand vide que les grandes renommées. Mais ce vide se creuse toujours davantage. Il est dans le cœur.

Pendant que les femmes et les enfants jouaient dans le verger, nous goûtâmes Hugo, Nodier et moi, l’ombre des bois, le frisson du vent, la fraîcheur des sources, les silences de la vallée, le balbutiement des vers futurs qui dormaient et qui chantaient en rêvant en nous comme les enfants des deux jeunes mères sur leurs genoux.

La caravane poétique reprit sa route vers les Alpes. Je la vis disparaître derrière la montagne. Depuis cette halte, nous sommes restés amis en dépit des systèmes, des opinions, des révolutions, des politiques diverses. Tout cela est du domaine du temps et se transfigure avec lui. Mais la poésie et l’amitié sont du domaine réservé des choses éternelles. C’est la cité de Dieu. On secoue en y entrant la poussière des cités terrestres.

XXXI

Il y eut en ce temps-là un autre grand poète, Alfred de Vigny, qui chanta sur des modes nouveaux des poèmes non priùs audita en France. Les grèves d’Écosse, terre d’Ossian, n’ont pas plus de mélodies dans leurs vagues que ses vers ; et son Moïse a des coups de ciseau du Moïse de Michel-Ange. C’est de plus un de ces hommes sans tache qui se placent sur l’isoloir de leur poésie pour éviter le coudoiement des foules. Il faut regarder en haut pour les voir. Je l’aimai de l’amitié qu’on a pour un beau ciel. Il y a de l’éther bleu-vague et sans fond dans son talent.

Il y en eut un autre que j’aimai, qui m’aima, que j’aime encore et qui ne m’aime plus. C’est M. de Sainte-Beuve. On a raillé ses Consolations, poésies un peu étranges, mais les plus pénétrantes qui aient été écrites en français depuis qu’on pleure en France. Quant à moi, je ne puis les relire sans attendrissement. Attendrir, n’est-ce pas plus qu’éblouir ? Si Werther avait écrit un poème la veille de sa mort, ce serait certainement celui-là. C’est la poésie de la maladie ; hélas ! la maladie n’est-elle pas un état de l’âme pour lequel Dieu devait créer sa poésie et son poète ? Sainte-Beuve fut ce poète de la nostalgie de l’âme sur la terre. Que les bien portants le raillent : quant à moi, je suis malade et je le relis.

Depuis, il a laissé les vers ; il a donné à la prose des inflexions, des contours, des inattendus d’expression, des finesses et des souplesses qui rendent son style semblable à des chuchotements inarticulés entre des êtres dont la seule langue serait le tact.

Il a écrit à la loupe, il a rendu visibles des mondes sur un brin d’herbe, il a miniaturé le cœur humain ; il a été le Rembrandt des demi-jours et des demi-nuances. Il a efféminé le style à force d’analyser la sensation.

Puis tout à coup il a changé de plume, comme on change d’outil sur l’établi du lapidaire, selon qu’on veut graver sur l’onyx en lettres illisibles ou en lettres majuscules, et il a écrit alors dans un style simple, clair, solide, tantôt en creux, tantôt en relief, sur la vie et les œuvres des hommes et des femmes de lettres, des Études qui élèvent la critique littéraire presque à la hauteur de l’histoire. Qui sait quelle métamorphose n’attend pas encore cet écrivain que les années transfigurent au lieu de le pétrifier ? Madame Récamier l’adorait ; je le crois bien ; même entre Ballanche, Briffaut, le duc de Noailles, M. de Chateaubriand, Ampère, madame de Girardin, gloires familières de son salon, où aurait-elle trouvé un plus fin et plus causeur pour les commodités ou pour les délices de la conversation ? Combien je regrette cette conversation, le plus inédit et le plus ineffaçable de ses livres ?

XXII

Un autre génie autrement créateur traversa une ou deux fois ma route ; j’aurais bien voulu l’arrêter, mais c’était moins un homme qu’un esprit. On n’avait de lui que des apparitions. C’était Balzac.

Je l’aperçus pour la première fois chez madame Émile de Girardin, à un de ces petits couverts de rois sans sujets qu’elle rassemblait à sa table. Là s’asseyaient Hugo ; Alexandre Dumas, égal à tout ce qu’il tente ; Balzac, trop peu apprécié pendant qu’il vivait, et qui cachait, comme le premier Brutus, son génie à peine soupçonné sous un gros rire d’enfant ; Eugène Sue ; Jules Janin, après Diderot le seul critique lyrique, mais mille fois plus sensé, plus poète et plus improvisateur que Diderot ; Ponsard, qui retrouvait le neuf dans l’antique ; Théophile Gautier, Cabarrus, Morpurgo, le charmant d’Orsay, dont les grâces d’esprit surpassaient celles de la figure, et qui employait toute une vie à demander grâce pour un jour de jeunesse ; moi-même, enfin, silencieux au bruit de ces esprits entrechoqués dans de doux entretiens. C’est au comte d’Orsay que j’adressai récemment ces vers presque inédits sur un buste de moi qu’il avait sculpté à mon insu et dont il m’avait envoyé un exemplaire en bronze.

Au comte d’Orsay

Quand le bronze écumant dans ton moule d’argile,
Lèguera par ta main mon image fragile
À l’œil indifférent des hommes qui naîtront,
Et que, passant leurs doigts dans ces tempes ridées
Comme un lit dévasté du torrent des idées,
Pleins de doute, ils diront entre eux : de qui ce front ?

Est-ce un soldat debout frappé pour la patrie ?
Un poète qui chante, un pontife qui prie ?
Un orateur qui parle aux flots séditieux ?
Est-ce un tribun de paix soulevé par la houle,
Offrant, le cœur gonflé, sa poitrine à la foule,
Pour que la liberté remontât pure aux cieux ?

Car dans ce pied qui lutte et dans ce front qui vibre,
Dans ces lèvres de feu qu’entr’ouvre un souffle libre,
Dans ce cœur qui bondit, dans ce geste serein,
Dans cette arche du flanc que l’extase soulève,
Dans ce bras qui commande et dans cet œil qui rêve
Phidias a pétri sept âmes dans l’airain !

Sept âmes, Phidias ! et je n’en n’ai plus une !
De tout ce qui vécut je subis la fortune,
Arme cent fois brisée entre les mains du temps,
Je sème de tronçons ma route vers la tombe,
Et le siècle hébété dit : « Voyez comme tombe
« À moitié du combat chacun des combattants ! »

« Celui-là chanta Dieu, les idoles le tuent !
« Au mépris des petits les grands le prostituent.
« Notre sang, disent-ils, pourquoi l’épargnas-tu ?
« Nous en aurions taché la griffe populaire !…..
« Et le lion couché, lui dit avec colère
« Pourquoi m’as-tu calmé ? ma force est ma vertu ! »

Va, brise, ô Phidias, ta dangereuse épreuve ;
Jettes-en les débris dans le feu, dans le fleuve,
De peur qu’un faible cœur, de doute confondu.
Ne dise en contemplant ces affronts sur ma joue,
« Laissons aller le monde à son courant de boue »,
Et que faute d’un cœur, un siècle soit perdu !

Oui, brise, ô Phidias !… Dérobe ce visage
À la postérité, qui ballotte une image
De l’Olympe à l’égout, de la gloire à l’oubli ;
Au pilori du temps n’expose pas mon ombre !
Je suis las des soleils, laisse mon urne à l’ombre :
Le bonheur de la mort, c’est d’être enseveli.

Que la feuille d’hiver au vent des nuits semée,
Que du coteau natal l’argile encore aimée
Couvrent vite mon front moulé sous son linceul,
Je ne veux de vos bruits qu’un souffle dans la brise,
Un nom inachevé dans un cœur qui se brise !
J’ai vécu pour la foule, et je veux dormir seul.

XXXIII

Balzac, à cette époque, épanchait, en éclats de voix et de grands gestes, un feu d’esprit accumulé pendant des semaines de solitude et de silence dans je ne sais quel antre de Paris, où il dérobait son temps aux importuns, son lit et sa table de travail à ses créanciers. Son éloquence était plus originale que juste. Il avait, sur toute chose, des idées solitaires, c’est-à-dire en contradiction avec le sens vulgaire de ce bas monde, qu’on appelle le bon sens, dont il est aussi dangereux d’être trop loin que d’être trop près sur cette terre. On voyait que le jugement était moins sûr que l’imagination n’était vaste dans cette création. Balzac était un sublime miroir, qui retrace tout, mais qui ne sait pas ce qu’il retrace.

Son extérieur était aussi inculte que son génie. C’était la figure d’un élément : grosse tête, cheveux épars, sur son collet et sur ses joues comme une crinière que le ciseau n’émondait jamais, traits obtus, lèvres épaisses, œil doux mais de flamme, costume qui jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparence d’un écolier en vacances qui a grandi pendant l’année et dont la taille fait éclater les vêtements. Voilà l’homme qui écrivait à lui seul une bibliothèque de son siècle, le Walter Scott de la France, non le Walter Scott des paysages et des aventures, mais, ce qui est bien plus prodigieux, le Walter Scott des caractères, le Dante des cercles infinis de la vie humaine, le Molière de la comédie lue, moins parfait, mais aussi créateur et plus fécond que le Molière de la comédie jouée.

Pourquoi le style en lui n’égale-t-il pas la conception ? la France aurait deux Molières, et le plus grand ne serait pas le premier.

XXXIV

C’est dans le cours de ces dernières années de la restauration et de ces premières années du règne illettré de 1830 que je fus ébloui ou attiré tour à tour par cette foule de noms éclatants où s’égarent les souvenirs, tant l’esprit, le talent, le génie, y font foule : Casimir Delavigne ; Augustin Thierry ; Michelet, le Shakespeare du récit, qui introduit la comédie dans l’histoire ; Rémusat ; Mignet ; Alexandre Soumet ; Aimé-Martin, qui aurait mérité la gloire par sa passion des lettres ; Henri Martin, qui change les chroniques en histoire ; les deux Deschamps ; Ozanam, qui traduisait la métaphysique du Dante ; Boulay-Paty, qui traduisait l’amour et le platonisme de Pétrarque ; Musset, le Corrège du coloris sur les dessins trop voluptueux de l’Albane ; Alphonse Karr, le Sterne du bon sens et du bon cœur ; Méry et Barthélemy, deux improvisateurs en bronze qui ont fait faire à la langue des miracles de prosodie ; Laprade, qui donne à la poésie religieuse et philosophique la sérénité splendide des marbres de Phidias ; Autran, qui chante la mer comme un Phocéen et la campagne comme Hésiode ; Lacretelle l’historien, qui devint poète avec les années sous les arbres de son jardin voisin du mien, comme le bois de l’instrument à corde qui devient plus sonore et plus harmonieux en vieillissant ; Ségur, le poète épique de la campagne de Russie ; Dargaud, le second Ronsard de Marie Stuart ; Barbier, dont l’ïambe vengeur, en 1830, dépasse en virilité l’ïambe d’André Chénier à l’échafaud ; Saint-Marc Girardin, un de ces esprits délicats qui se trempent au feu des révolutions et qui passent de plain-pied d’une chaire à une tribune, transportant l’homme de lettres dans l’homme politique et l’homme politique dans l’homme de lettres en les grandissant tous les deux ; une foule d’autres, dont je n’ai pas le droit de parler parce que je ne les ai connus que par leurs noms, ou que j’ai trop aimés pour que j’en parle sans partialité ! Est-ce là de l’indigence dans un quart de siècle ?

XXXV

Mais voici une date pour moi :

Un jour, c’était quelques mois avant la révolution de 1830, un de mes amis, dont j’ai parlé au commencement de cette revue, Auguste Bernard, qui revenait riche et élevé en dignité des Antilles, me dit : — « Je voudrais rapprocher une fois les deux hommes que j’ai le plus aimés et dont j’ai le mieux espéré dans ma vie, c’est toi et M. Thiers. Il écrit dans le National et tu sers la cause des Bourbons, mais nous ne prendrons pas une nappe pour un drapeau, et nous laisserons la politique sous la table. Ce ne sont pas deux opinions, ce sont deux natures que je veux rapprocher. »

J’avais du goût pour M. Thiers comme on a des préférences dans le camp ennemi. J’acceptai.

Nous dînâmes tous trois dans un salon neutre du restaurateur Véry, au Palais-Royal. Je vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d’aplomb sur tous ses membres comme s’il eût été toujours prêt à l’action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d’aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte mais bien tendue et bien ouverte comme ceux qui, selon l’expression plébéienne, ont le cœur sur la main. Les hommes vulgaires auraient pu prendre cette physionomie pour de la laideur. Mais je ne m’y trompai pas un instant. C’était la beauté intellectuelle triomphant des traits et forçant un corps rebelle à exprimer une splendeur d’esprit.

Cet esprit était, comme ce corps, d’aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispos. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il seulement un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. La modestie est une vertu du Nord ou un fruit exquis de l’éducation. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques : mais il parlait avec une justesse, une audace, une fécondité d’idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres. On voyait qu’il avait été accoutumé de bonne heure par ses condisciples à être écouté. Cette parole, parfaitement familière et appropriée à l’abandon de l’heure et du lieu, n’avait du reste ni prétention ni éloquence. C’était l’esprit et le cœur qui coulaient. Nous avions en vain exclu la politique de l’entretien ; elle rentrait avec l’air par la fenêtre ouverte. Il s’abandonna au courant du jour ; il jugea sans haine, mais avec une sévérité tempérée seulement par ses égards pour moi, la situation de Charles X et celle du duc d’Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres de l’autre côté du jardin. On voyait qu’en secouant le vieux tronc il tenait déjà une monarchie dynastique en réserve dans ce palais des révolutions. Il semblait l’évoquer du geste, dans la certitude anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu’il contribuerait également à la perdre ! Quant à moi, j’avoue que je prévis également l’un et l’autre ; il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouvernements. Mais ce qui me frappa surtout et, oserai-je le dire, ce qui me convainquit de la supériorité immense de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l’opposition aux Bourbons, c’est ce mépris de son propre parti, vertu de vieillesse à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu’il professait hautement avant l’âge par la seule justesse et par la seule fierté de son esprit.

Je sortis plus convaincu de la perte de la Restauration que jamais, puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi ! Mais je sortis en même temps charmé d’avoir rencontré enfin un ennemi digne d’être combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d’hommes de parti médiocres.

Je ne doutai pas un instant de sa grande fortune ; il y a des hommes qui se prophétisent au premier regard ; c’est l’évidence de la supériorité. Jamais elle ne fut écrite pour moi en traits plus lisibles, et j’ajoute franchement en traits plus séduisants ; car le courage et la franchise d’esprit sont pour moi la première des séductions.

XXXVI

Tout s’écroula, et je retrouvai, en revenant à Paris quelques mois après, M. Thiers s’agitant au milieu des ruines et des reconstructions. Il essayait la tribune ; on désespérait de lui aux premiers essais. La nature ne lui avait pas donné de voix, mais une volonté qui se passe de la nature. Il fallait être orateur, il le fut. Je refusai de me rattacher à un gouvernement qui n’avait ni mon cœur ni mon estime. J’allai voyager en Angleterre.

C’est là que je connus le prince de Talleyrand, le dernier ami de Mirabeau, le débris toujours imposant de dix gouvernements et de dix principes. Il m’accueillit et me rechercha, comme il faisait tout, avec naturel et convenance. J’eus avec lui des entretiens qui tiennent plus de la prophétie politique que de la perspicacité de l’homme d’État.

Il m’attira un soir sur un canapé, dans un arrière-salon éclairé d’un demi-jour. « Je désire causer avec vous sans témoin », me dit-il de sa voix la plus creuse. « Vous ne voulez pas vous rallier à nous, bien que l’œuvre de reconstruire un gouvernement avec des matériaux quelconques soit le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Je n’insiste pas. Je crois vous comprendre. Vous voulez vous réserver pour quelque chose de plus entier et de plus grand que la substitution d’un oncle à un neveu, sur un trône sans base. Vous y parviendrez. La nature vous a fait poète, la poésie vous fera orateur, le tact et la réflexion vous feront politique.

« Je me connais en hommes ; j’ai quatre-vingts ans, je vois plus loin que ma vue ; vous aurez un grand rôle dans les événements qui succéderont à ceci. J’ai vu les manèges des cours ; vous verrez les mouvements bien autrement imposants du peuple. Laissez les vers, bien que j’adore les vôtres. Ce n’est plus l’âge ; formez-vous à la grande éloquence d’Athènes et de Rome. La France aura des scènes de Rome et d’Athènes sur ses places publiques. J’ai vu le Mirabeau d’avant, tâchez d’être celui d’après. C’était un grand homme, mais il lui manquait le courage d’être impopulaire ; sous ce rapport, voyez, je suis plus homme que lui ; je livre mon nom à toutes les interprétations et à tous les outrages de la foule. On me croit immoral et machiavélique, je ne suis qu’impassible et dédaigneux. Je n’ai jamais donné un conseil pervers à un gouvernement ou à un prince ; mais je ne m’écroule pas avec eux. Après les naufrages il faut des pilotes pour recueillir les naufragés. J’ai du sang-froid et je les mène à un port quelconque, peu m’importe le port, pourvu qu’il abrite ; que deviendrait l’équipage, si tout le monde se noyait avec le pilote ? M. Casimir Périer est maintenant un grand pilote, je le seconde ; nous voulons préserver l’Europe de la guerre révolutionnaire, nous y parviendrons ; on me maudira dans les journaux en France ; on me bénira plus loin et plus tard. Ma conscience m’applaudit : je finis bien ma vie publique. J’écris mes mémoires ; je les écris vrais, je veux qu’ils ne paraissent que longtemps après moi. Je ne suis pas pressé pour ma mémoire ; j’ai bravé la sottise des jugements de l’opinion toute ma vie ; je puis la braver quarante ans dans ma tombe. Souvenez-vous de ce que je vous prédis, quand je ne serai plus ; vous êtes du bien petit nombre des hommes de qui je désire être connu. Il y a pour les hommes d’État bien des manières d’être honnête ; la mienne n’est pas la vôtre, je le vois ; mais vous m’estimerez plus que vous ne pensez un jour. Mes prétendus crimes sont des rêves d’imbéciles. Est-ce qu’un homme habile a jamais besoin de crimes ? C’est la ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de cette mer, il revient sur ses pas et il noie. J’ai eu des faiblesses, quelques-uns disent des vices ; mais des crimes ? fi donc ! »

Après cette prédiction, il passa au sujet du jour, et il déroula pendant un quart d’heure devant moi un tableau politique et social de l’Europe qui éclairait la situation extérieure de 1830 d’un jour qui ne laissait aucune ombre sur le dernier recoin des cours et des nations. C’était une leçon de diplomatie donnée par un vieux ministre à un jeune poète. Elle se prolongea longtemps dans la nuit. « On a fait de moi un diseur de bons mots », me dit-il à la fin de la soirée ; « qu’en pensez-vous ? Je n’ai jamais dit un bon mot de ma vie ; mais je tâche de dire, après beaucoup de réflexions, sur beaucoup de choses, le mot juste ! »

C’était la vérité. Ce grand homme d’esprit ne faisait jamais d’esprit. Sa conversation, lente et intermittente, avait la monotonie grave de sa voix. On voyait que c’était de la pensée filtrée sur ses lèvres. Cette conversation était très littéraire, comme il convenait à un ami de Mirabeau et à un habitué des cours. Je m’y plaisais comme à la lecture d’une page de Pascal. Malgré nos différences d’âge et d’opinion, je le revis de temps en temps à Paris dans sa vieillesse. Je dînai chez lui quatre jours avant sa mort. Il n’y avait ni altération dans son sourire, ni affaiblissement dans son esprit. Il fut diplomate jusqu’avec la mort. Je serais bien fâché de ne pas l’avoir connu. Il n’y a pas beaucoup de têtes plus au-dessus de la foule et de la banalité dans un siècle. C’était l’ Odi profanum vulgus personnifié. Le mépris du vulgaire élevé à cette hauteur fait presque l’illusion d’une vertu. Cependant il y a une lumière qui vient de l’esprit et une lumière qui vient de la conscience. Il n’avait que l’une des deux et ce n’était pas la meilleure.

XXXVII

L’homme de lettres qui me le rappelle davantage, que j’aime bien plus et que j’estime autant que je l’aime (on sera bien surpris de trouver son nom après celui de M. de Talleyrand), c’est le grand poète Béranger. Le hasard, et non la concordance de parti, me le fit heureusement pour moi rencontrer dans ces dernières années avant la république. Je ne parlerai point de ses œuvres de peur d’offenser mes dieux d’enfance ou de blesser les siens. Mes éloges paraîtraient des apostasies et mes blâmes des rancunes. J’ai oublié le poète, et j’ai trouvé en lui l’homme, le politique et le philosophe supérieur encore à l’artiste.

Je n’ai éprouvé qu’avec M. de Talleyrand seul le plaisir d’esprit que me fait goûter jusqu’à l’ivresse la conversation de Béranger. Elle est aussi juste et aussi fine que celle du grand diplomate, mais on s’y abandonne bien plus au plaisir d’intelligence qu’on éprouve, car on sent la conscience sous le génie et le cœur sous le mot.

On s’étonnera de ce que je vais dire, et cependant c’est la vérité la plus démontrée pour moi : le grand poète aurait été, s’il l’avait voulu, le politique le plus accompli de notre âge. Justesse d’idée, finesse de tact, sûreté de jugement, élévation de point de vue, largesse d’horizon, dignité de but, moralité de moyen, sang-froid dans le trouble, amour du peuple, dédain de la popularité, horreur de l’anarchie, haine des démagogues, pitié des utopistes, constance et modération dans le caractère, tout se réunissait en lui pour rendre cet homme rare digne et capable du rôle de conseiller confidentiel de la liberté. Il n’avait qu’un défaut, trop d’indifférence pour l’action, défaut opposé au mien, le trop d’impatience d’agir.

Maintenant que je suis mort au monde et que je n’assiste plus qu’en spectateur relégué sur les derniers gradins du cirque au drame du monde, drame sans commencement et sans dénouement, quand je veux me donner un de ces purs plaisirs d’esprit que les ombres se donnent dans les champs Élysées du Dante en causant des choses de la terre avec ceux qui habitent encore le monde des vivants, je sors seul vers le milieu du jour de ma retraite laborieuse, je m’achemine vers l’extrémité presque suburbaine de la ville, et je monte l’escalier de bois qui mène à la petite chambre du philosophe. Nous causons ; il m’accompagne ordinairement au retour, comme l’auteur de Paul et Virginie accompagnait l’auteur du Contrat social dans ses herborisations au-delà du faubourg de Ménilmontant. Nous nous confondons, parfaitement inconnus dans ce torrent d’hommes et de femmes pressés d’affaires, d’ambition, de plaisir, qui monte et redescend sans cesse à cette heure les larges trottoirs du boulevard depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine. Son chapeau de feutre gris à longs bords rabattu sur ses yeux, ses cheveux blancs qui battent ses joues, ses traits pétris d’années, de pensées, de sensibilité sous ses fins sourires, le laissent passer ignoré, s’arrêter et causer aussi librement que moi dans ce désert de la foule où l’on s’isole aussi complétement que dans le désert des bois.

Rien n’égale ma secrète volupté d’esprit, quand je pense que ces deux hommes, qui ont fait jadis tant de vain bruit dans ces murs, se glissent maintenant impunément à l’abri de tout écho et de tout regard à travers cette multitude qui ne connaît plus leurs visages et qui ne sait qu’à peine leurs noms. Il y a dans cette sensation des frissons intérieurs d’isolement posthume et de plaisir philosophique que les hommes jeunes et avides de regards ne peuvent comprendre. J’éprouve, dans ce tête-à-tête avec Béranger au milieu de Paris, quelque chose de ce qu’on éprouve en s’élevant pendant l’automne de colline en colline au-dessus du brouillard qui couvre les vallées. Sentir qu’on a la tête au-dessus du brouillard de ce triste monde, juger et plaindre la foule qui s’agite dans l’obscurité de ses préjugés, et entendre de temps en temps ce sage et compatissant misereor super turbam qui donne son cœur au monde et qui ne l’accuse que d’être le monde, c’est ce qu’on éprouve avec Béranger. Il est un de ces deux ou trois hommes par siècle qui ont les pieds sur cette fange, le cœur dans ce peuple, mais qui ont la tête au-dessus des brouillards humains !

Que Dieu me conserve encore longtemps de telles heures avec un tel homme !

XXXVIII

Dans les tristes dernières années de ce siècle, la littérature, presque sortie des livres, était entrée tout entière dans les tribunes et dans les journaux. Penser n’était plus un loisir, c’était un travail ; la société en ébullition jetait toutes ses flammes dans le même foyer. Depuis Chateaubriand dans le Conservateur, jusqu’au Globe, jusqu’à M. Thiers dans le Constitutionnel, et jusqu’à Carrel et Armand Marrast dans le National, à M. Chambolle dans le Siècle, à M. de Girardin seul contre tous dans la Presse ; nommer les écrivains de la presse politique, ce serait nommer tous les hommes de lettres. Tout ce qui avait une pensée, une passion et un rêve avait une plume. On ne dira rien de trop en disant qu’un recueil de tous les articles de revues ou de journaux de ces trente années serait sans contredit le plus beau livre du siècle.

Mais quel démenti plus éclatant aux dénigreurs de notre âge que la tribune de ces trente années ? Toute vanité de temps ou de nation à part, voyez-vous en Europe, entrevoyez-vous dans l’antiquité, des tribunes à comparer à celle qui vit passer en un si court espace de lieu et de temps, dans l’éloquence de M. Lainé, le civisme ? dans l’éloquence de M. de Serres la grande polémique ? dans l’éloquence du général Foy le patriotisme ? dans l’éloquence de Casimir Périer le courage ? dans l’éloquence de M. Royer-Collard les oracles ? dans l’éloquence de M. Guizot la volonté ? dans l’éloquence de M. Dupin l’explosion ? dans l’éloquence de M. Barrot l’universalité ? dans l’éloquence de M. Passy la science ? dans l’éloquence de M. Dufaure la dialectique ? dans l’éloquence de M. Jules Favre le talent ? dans l’éloquence de Michel de Bourges la révolution ? dans l’éloquence de M. de Montalembert la colère civique ou l’invective sacrée ? dans l’éloquence de Victor Hugo la poésie jetant ses magnifiques lambeaux de pourpre à la prose ? dans l’éloquence de M. Sauzet l’abondance ? dans l’éloquence de M. de Tracy, le Wilberforce de la France, la magnanimité ? dans l’éloquence de M. Berryer le grandiose et le pathétique ? dans l’éloquence de M. Thiers le prodige ?… Oui, le prodige ; car celui-là avait tout créé en lui, jusqu’à la parole et au geste, ou plutôt il se passait du geste et de la voix à force de talent. Il détaillait pendant des heures entières, et jamais longues, la pensée, le bon sens, quelquefois le sophisme, sans jamais épuiser ni son auditoire d’intérêt, ni lui-même de ressources. Il ne frappait pas les grands coups, mais il en frappait une multitude de petits avec lesquels il brisait les ministères, les majorités et les trônes. Il n’avait pas les grands gestes d’âme de Mirabeau, mais il avait sa force en détail ; il avait pris la massue de Mirabeau sur la tribune, et il en avait fait des flèches. Il en perçait à droite et à gauche les assemblées ; sur l’une était écrit raisonnement ; sur l’autre sarcasme ; sur celle-ci grâce ; sur celle-là passion ! C’était une nuée ; on n’y échappait pas. Quant à moi, qui combattais souvent le politique, il m’était impossible de ne pas admirer le suprême artiste !

Je ne parle pas de ceux avec lesquels je combattis à une grande époque. Nous fûmes solidaires. Les nommer paraîtrait me désigner moi-même. Le même silence doit nous envelopper un moment.

De ces hommes, quelques-uns sont à peine morts, et leur cendre est à peine refroidie dans nos cimetières ; le plus grand nombre vit encore, vieillit ou plutôt mûrit dans ce travail des lettres, qui est l’éternelle jeunesse de l’esprit, parce qu’il est son éternelle reproduction par l’étude. Ils sont là ; une foule d’autres plus jeunes croissent à leur ombre, derrière, en promettant à la France une intarissable génération de talents !… Osez parler, après de tels noms, de la décadence de la nature en France !

XXXIX

Mais descendons plus bas si vous voulez, et voyons, par un seul exemple, à quel point le fond même de la nation avait été en peu d’années policé, adouci et lettré par cette littérature universelle des classes même illettrées ! Voyons si, de la tête de la nation, quelque chose de supérieur aux peuples antiques n’était pas descendu jusque dans les membres inférieurs !

Il y a quelques jours qu’en parcourant des textes épars d’histoire romaine, je lisais dans Lampride une grande convulsion de la soldatesque et de la populace romaines après la mort tragique de Commode et le couronnement de Pertinax. L’historien semble avoir recueilli en une seule clameur les tumultes confus, sourds et stridents qui sortent d’une foule à mille voix comme l’entrechoquement des vagues dont chacune a son explosion en frappant la rive, et dont toutes ensemble ne forment qu’un mugissement. Ce morceau est la musique terrible d’une émeute notée en cris de mort par un historien. Il n’y en a pas deux dans l’histoire. La férocité brutale et sanguinaire du peuple romain, abrutie par le Cirque, y éclate tout entière. Écoutez, voilà Lampride :

« Qu’on arrache les signes de sa dignité à l’ennemi de la patrie… l’ennemi de la patrie ! le parricide ! le gladiateur ! qu’on prenne le parricide !… qu’on le jette à la voirie… qu’il soit déchiré… l’ennemi des dieux, l’ennemi du sénat, aux égouts !… aux égouts !… qu’il soit mutilé à coups de croc ! il avait médité notre mort, qu’on le déchire !…

« Tu as partagé nos dangers, ô Jupiter ! conserve-nous Pertinax… Gloire aux prétoriens !… gloire au sénat ! gloire aux soldats ! Pertinax, nous te le demandons, que le cadavre du parricide soit traîné… qu’il soit traîné aux égouts… Dis comme nous… dis avec nous : Que les délateurs soient exposés aux lions… Dis avec nous, dis comme nous, dis avec nous : Aux bêtes le parricide ! victoire à jamais au peuple romain ! qu’on abatte le parricide, le gladiateur !… qu’on brise ses statues !… partout ! partout !… Tu vis ! tu vis ! tu nous commandes ! nous sommes heureux !… que les délateurs tremblent !… notre salut le veut !… à la hache !… aux verges les délateurs !… aux bêtes les délateurs !… à la hache les délateurs !… aux égouts !… aux égouts les gladiateurs !… César, ordonne le supplice des crocs !… qu’il soit déchiré !… qu’il soit traîné !… qu’il soit traîné !… il a mis le poignard dans le sein de tous, qu’il soit traîné !… il n’a épargné ni âge, ni sexe, ni parents, ni amis, qu’il soit traîné !… il a dépouillé les temples, qu’il soit traîné !… il a violé les testaments, qu’il soit traîné !… il a mis les têtes à prix, qu’il soit traîné !… hors du sénat ses espions !… aux lions les délateurs !… Répare les maux qu’on nous a faits !… Nous avons tremblé pour toi !… nous avons rampé sous nos esclaves !… ordonne, ordonne le supplice du parricide !… viens ! montre-toi ! nous t’attendons !… Hélas ! les innocents sont encore sans sépulture !… Que le cadavre du parricide soit traîné aux égouts !… il a ouvert les tombeaux, il en a fait arracher les morts !… à la voirie, à la voirie le parricide !… que son cadavre soit traîné !… »

XL

Écoutez maintenant le peuple français au milieu de la plus tragique émeute qui ait jamais amoncelé une foule haletante et vociférante sur la place publique, au bruit du canon, à l’odeur du sang. C’est moi ici qui suis Lampride :

C’était dans la soirée de la seconde journée de juin 1848. Une poignée d’anarchistes grisés d’encre le matin dans quelques feuilles incendiaires et de la fumée de clubs communistes le soir dans quelques faubourgs, avait construit des barricades et assiégeait Paris, surpris dans son sommeil. Je dis une poignée (quoi qu’on en pense) et je le dirai jusqu’à la fin ; sur quinze cent mille citoyens de Paris et de la banlieue, je suis convaincu qu’il n’y avait pas douze ou quinze cents fusils parricides tirant du haut des toits et de derrière les barricades sur leurs concitoyens. Le reste flottait, s’étonnait, regardait, pleurait, frémissait comme une masse d’eau indécise entre deux courants.

Je revenais de l’attaque des grandes barricades du faubourg du Temple, emportées à la fin du jour par la Garde mobile, par les troupes et par l’artillerie. J’étais accompagné du brave Duclerc, ministre des finances, aussi ardent au combat que judicieux aux affaires, d’un jeune garde national à cheval du quartier, nommé Lachaud, qui s’était dévoué à moi, sans me connaître, et de Pierre Bonaparte, fils de Lucien, avec lequel j’avais des liens de parenté et qui venait d’avoir un de mes chevaux tué sous lui à côté de moi.

Justement inquiet de la nuit et de la journée qui allaient suivre, parce que je ne voyais pas sur le terrain les troupes que nous avions fait rapprocher de Paris depuis deux mois pour l’heure de cette sédition très prévue, je voulus, quel que fût le danger, me rendre compte à moi-même du nombre et des dispositions du peuple innombrable d’artisans et d’ouvriers qui courait les boulevards depuis l’embouchure du faubourg du Temple jusque vers la Bastille. Je franchis la haie de troupes qui contenait cette multitude à cette hauteur, et je m’avançai seul avec ces trois hommes de cœur au milieu de la chaussée ; la foule, repliée sur les deux trottoirs, s’étonnait de cette hardiesse, et se demandait qui j’étais ; puis, apprenant mon nom, elle se précipita vers moi avec des bras levés, des gestes, des physionomies, des cris d’effroi, qui firent cabrer mon cheval déjà effrayé du feu qu’il venait de subir. Mais des bras nus et vigoureux le saisirent par la tête et par la crinière et le flattèrent en le contenant. Un brave garde de l’Assemblée, nommé Husson, ancien militaire, s’était emparé de la bride ; il me faisait jour et me couvrait de son corps pendant le long dialogue qui s’établissait entre le peuple et moi.

XLI

Nous faisions dix pas par minute. Cette foule se composait non pas de ces hommes désœuvrés qui balayent de leurs pieds indécis tous les ruisseaux, mais de quelques citoyens domiciliés dans les boutiques de ces quartiers, de ces honnêtes artisans établis, la moëlle de Paris, et d’une masse innombrable d’hommes faits, de jeunes gens, de femmes et d’enfants du faubourg Saint-Antoine, accourus de leurs ateliers et de leurs mansardes sur le boulevard au bruit du canon. Cette foule avait en général l’œil doux, la figure souffrante, le visage pâle, les lèvres tremblantes d’émotion. On voyait au costume et à la maigreur l’exténuement d’une population à qui le travail manque et à qui le pain est rare depuis plusieurs mois. Un sourd et immense bourdonnement en sortait autour de moi et loin de moi comme d’une ruche en ébullition.

J’avais prié Lachaud, qui était du quartier et qui me suivait à distance, de noter dans sa mémoire et ensuite sur le papier, les cris, les murmures, les vociférations qu’il entendrait, afin de bien connaître, par ce rapport, les griefs, les vœux, les reproches du peuple, et de mesurer les forces à la nature du danger. Ils se gravèrent assez d’eux-mêmes dans mes yeux et dans mon oreille. Or, voici littéralement les voix de cette immense sédition, telles que ces voix m’assourdissaient en montant au ciel, et telles que je les ai relevées des notes de cet ami :

« Quel est celui qui monte le cheval noir ?… C’est un membre du gouvernement ?… Vive L*** !…… je veux lui serrer la main…… je veux toucher son cheval… » Quelques voix d’hommes mieux vêtus sur les contre-allées : “Mort à L*** ! Vive la république démocratique et sociale !…” Des millions de voix couvrent de huées ce cri de mort ! Des ouvriers en manches de chemise entouraient le cheval de L*** et lui parlaient tous à la fois, les uns de près, les autres de loin, en tendant les bras vers lui ! “N’ayez pas peur… n’ayez pas peur, L***… nous ne sommes pas des factieux !… nous ne sommes pas des scélérats !… nous ne sommes pas des assassins !… Nous ne demandons ni le meurtre ni le pillage !… Nous sommes d’honnêtes ouvriers, descendus de nos maisons au bruit du canon, et détestant comme vous ceux qui tirent sur leurs frères !…

« “Nous ne demandons que l’ordre ! du travail et du pain !… Tenez ! regardez nos femmes, nos filles, nos enfants qui sont là avec nous !… Voyez ! comme ils tremblent et comme ils pleurent !… Voyez comme ils sont pâles, maigres, mal couverts !… Avons-nous l’air d’un peuple bien nourri ?… avons-nous l’air d’un peuple bien nourri ?… Depuis cinq mois nous nous sommes mis à la ration pour payer la liberté ce qu’elle vaut !… Nous ne nous repentons pas !… nous ne nous repentons pas !… Mais il faut que la liberté aussi nourrisse le peuple !… Renvoyez l’Assemblée nationale !… À bas l’Assemblée nationale !… Elle ne sait rien faire !… Elle perd notre temps !… Gouvernez-nous tout seul !… Oui, oui, reprenez le gouvernement !… Gouvernez-nous tout seul !… Gouvernez-nous tout seul !…” »

L*** — « Vous me demandez un crime ! L’Assemblée, c’est la France ! Donnez-lui du temps, on ne fonde pas un gouvernement en une séance ! »

Mille voix. — « Non, non, non, elle ne fait rien !… elle ne nous comprend pas !… elle ne nous connaît pas !… Gouvernez-nous tout seul !… nous vous obéirons !… nous le jurons !… Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez fait garder les portes des riches pendant les nuits de Février, et éteindre l’incendie des Tuileries et de Neuilly ?… Ne vous avons-nous pas obéi quand vous n’avez pas voulu le drapeau rouge ?… Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez dit de supprimer la peine de mort contre nos ennemis ?… Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez appelés, le 16 avril, pour vous délivrer de l’hôtel de ville où vous étiez assiégé par les communistes ?… Ne nous sommes-nous pas levés cinq cent mille contre eux à votre voix ?… Ne vous avons-nous pas obéi, le 15 mai, pour délivrer l’Assemblée nationale et pour marcher avec vous contre l’hôtel de ville occupé par le canon des insurgés ?… Dites !… dites !… Quand ne vous avons-nous pas obéi ?… Nous sommes pauvres, mais nous sommes de bons citoyens, de bons enfants ! nous vous obéirons toujours !… mais gouvernez-nous tout seul !… Un gouvernement, c’est du pain !… Du pain !… du pain !… L’ordre et la paix entre nous, voilà ce que nous voulons !… »

Des milliers de voix sur toute la ligne. — « Du pain et la paix !… Du pain et la paix !… Du pain et la paix !… et point de sang !… Nous ne voulons pas de sang !… Nous ne voulons pas d’insurrection !… Mais renvoyez cette assemblée de bavards !… Faites cesser le combat !… Faites taire le canon !… »

L*** — « Voulez-vous donc que nous laissions assassiner Paris et la France sans défendre les braves gens comme vous contre une poignée de coupables ? »

Des milliers de voix. — « C’est vrai pourtant !… c’est vrai !… Nous ne les approuvons pas !… nous ne marchons pas avec eux !… nous ne les connaissons pas !… Ce sont de mauvais citoyens !… Mais finissez vite, ou nous ne répondons pas de nous-mêmes !… Renvoyez l’Assemblée !… Du travail !… du pain !… du pain !… du pain !… La paix !… mais pardon, pardon aux vaincus !… Nous ne reconnaissons plus d’ennemis à terre !… Les blessés à l’hôpital !… Grâce aux vaincus !… Les blessés à l’hôpital !… Nous y avons porté ensemble les vôtres et les nôtres en Février !… Point de vengeance !… point d’échafaud !… Pardon aux vaincus !… Un gouvernement !… un gouvernement !… Du travail !… du pain !… la liberté et la paix !… mais ne l’oubliez pas, grâce aux vaincus !… grâce aux vaincus !… les blessés à l’hôpital !… l’humanité pour tout le monde ! nous sommes des Français !… »

Voilà, littéralement copié sur place par M. Lachaud, le cri confus, prolongé, lamentable, mais humain cependant, de la plus grande sédition du peuple français, comparé au cri féroce, implacable et sanguinaire du peuple romain dans la même explosion d’âme populaire !… Comme on sent le cœur différent des deux peuples dans leurs deux voix !… Le Cirque et la servitude avaient férocisé la populace romaine ; la liberté et la littérature, descendues depuis trente ans jusque dans les masses, avaient humanisé, adouci et ennobli le peuple français. Il était capable d’égarement, incapable de cruauté en masse. Que ceux qui craignent pour la société en France se rassurent : ce peuple, assaini par sa littérature, est sain de cœur comme de bon sens. Il peut avoir vingt révolutions, il n’aura pas de cataclysme social. C’est à la nature qu’il doit son bon cœur : c’est à sa littérature et à ses tribunes qu’il doit son bon sens !

Lamartine.