Chapitre II.
Le théâtre.
I. Le public. — La scène.
II. Les mœurs du seizième siècle. — Expansion violente et complète de la nature.
III. Les mœurs anglaises. — Expansion du naturel énergique et triste.
IV. Les poëtes. — Harmonie générale entre le caractère d’un poëte et le caractère de son siècle. — Nash, Decker, Kyd, Peel, Lodge, Greene. — Leur condition et leur vie. — Marlowe. — Sa vie. — Ses œuvres. — Tamerlan. — Le Juif de Malte. — Edward II. — Faust. — Sa conception de l’homme.
V. Formation de ce théâtre. — Procédés et caractère de cet art. — Sympathie imitative qui peint par des spécimens expressifs. — Opposition de l’art classique et de l’art germanique. — Construction psychologique et domaine propre de ces deux arts.
VI. Les personnages virils. — Les passions furieuses. — Les événements tragiques. — Les caractères excessifs. — Le duc de Milan de Massinger. — L’Annabella de Ford. — La duchesse de Malfi et la Vittoria de Webster. — Les personnages féminins. — Conception germanique de l’amour et du mariage. — Euphrasia, Bianca, Arethusa, Ordella, Aspasia, Amoret dans Beaumont et Fletcher. — Penthea dans Ford. — Concordance du type moral et du type physique.
Il faut regarder de plus près ce monde, et, sous les idées qui se développent, chercher les hommes qui vivent ; c’est le théâtre qui, par excellence, est le fruit original de la Renaissance anglaise, et c’est le théâtre qui, par excellence, rendra visibles les hommes de la Renaissance anglaise. Quarante poëtes, parmi eux dix hommes supérieurs, et le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont représenté des âmes ; plusieurs centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre ; le drame promené à travers toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la fantaisie, élargi jusqu’à embrasser la comédie, la tragédie, la pastorale et le rêve ; jusqu’à représenter tous les degrés de la condition humaine et tous les caprices de l’invention humaine ; jusqu’à exprimer toutes les minuties sensibles de la vérité présente et toutes les grandeurs philosophiques de la réflexion générale ; la scène dégagée de tout précepte, affranchie de toute imitation, livrée et appropriée jusque dans ses moindres parties au goût régnant et à l’intelligence publique : il y avait là une œuvre énorme et multiple, capable par sa flexibilité, sa grandeur et sa forme, de recevoir et de garder l’empreinte exacte du siècle et de la nation1.
I
Essayons donc de remettre devant nos yeux ce public, cet auditoire et cette scène ; tout se tient ici ; comme en toute œuvre vivante et naturelle, et s’il y eut jamais une œuvre naturelle et vivante, c’est celle-ci. Il y avait déjà sept théâtres au temps de Shakspeare, tant le goût des représentations était vif et universel. Grandes et grossières machines, incommodes dans leur structure, barbares dans leur ameublement ; mais la chaleureuse imagination supplée aisément à tous les manques, et les corps endurcis supportent sans peine tous les désagréments. Sur un terrain fangeux, au bord de la Tamise, s’élève le principal, le Globe, sorte de grosse tour à six pans, entourée d’un fossé boueux, surmontée d’un drapeau rouge. Le peuple peut y entrer comme les riches ; il y a des places de six pence, de deux pence, même d’un penny ; mais on n’en a que pour son argent ; s’il pleut, et il pleut souvent à Londres, les gens du parterre, bouchers, merciers, boulangers, matelots, apprentis, recevront debout la pluie ruisselante. Je suppose qu’ils ne s’en inquiètent guère : il n’y a pas si longtemps qu’on a commencé à paver les rues de Londres, et quand on a pratiqué comme eux les cloaques et les fanges, on n’a pas peur de s’enrhumer. En attendant la pièce, ils s’amusent à leur façon, boivent de la bière, cassent des noix, mangent des fruits, hurlent et parfois se servent de leurs poings ; on les a vus tomber sur les acteurs et mettre le théâtre sens dessus dessous. D’autres fois, mécontents, ils sont allés à la taverne bâtonner le poëte, ou le berner dans une couverture ; ce sont de rudes gaillards, et il n’y a point de mois où le cri de clubs (en avant les gourdins !) ne les appelle hors de leur boutique pour exercer leurs bras charnus. Comme la bière fait son effet, il y a une grande cuve adossée au parterre, réceptacle singulier qui sert à chacun. L’odeur monte, et on crie : « Brûlez du genièvre ! » On en brûle avec un réchaud sur la scène, et la lourde fumée emplit l’air. Certainement, les gens qui sont là ne sont guère dégoûtés ou du moins n’ont pas l’odorat sensible. Au temps de Rabelais, la propreté était médiocre. Comptez qu’ils sortent à peine du moyen âge, et que le moyen âge a vécu sur un fumier.
Au-dessus d’eux, sur la scène, sont les spectateurs capables de payer un shilling d’entrée, les élégants, les gentilshommes. Ceux-là sont à l’abri de la pluie, et s’ils payent un shilling de plus, ils peuvent avoir un escabeau. À cela se réduisent les prérogatives du rang et les inventions du bien-être ; même il arrive souvent que les escabeaux manquent ; alors ils s’étendent par terre ; ce n’est pas en ce temps-là qu’on fait des façons. Ils jouent aux cartes, fument, injurient le parterre qui le leur rend bien, et par surcroît leur jette des pommes. Pour eux, ils gesticulent, ils jurent en italien, en français, en anglais2 ; ils plaisantent tout haut avec des mots recherchés, composites, colorés ; bref, ils ont les manières énergiques, originales et gaies des artistes, la même verve, le même sans-gêne, et, pour achever la ressemblance, la même envie de se singulariser, les mêmes besoins▶ d’imagination, les mêmes inventions saugrenues et pittoresques, la barbe taillée en éventail, en pointe, en bêche, en T, les habits voyants et riches, empruntés aux cinq ou six nations voisines, brodés, dorés, bariolés, incessamment exagérés et remplacés par d’autres ; il y a un carnaval dans leur tête comme sur leur dos.
Avec de pareils spectateurs, on peut produire l’illusion sans se donner beaucoup de peine : point d’apprêts, de perspective ; peu ou point de décors mobiles : leur imagination en fait tous les frais. Un écriteau en grosses lettres indique au public qu’on est à Londres ou à Constantinople ; et cela suffit au public pour se transporter à l’endroit voulu. Nul souci de la vraisemblance : « Vous avez l’Afrique d’un côté, dit sir Philip Sidney, et l’Asie de l’autre, avec une si grande quantité d’États secondaires, que l’acteur, quand il entre, est toujours obligé de vous dire d’abord où il est ; autrement on n’entendrait rien à son histoire. Puis voici trois dames qui se promènent pour cueillir des fleurs, et là-dessus nous devons croire que la scène est un jardin. Un peu après, nous entendons parler au même endroit d’un naufrage, et notre devoir est d’accepter ce même endroit pour un rocher… Arrivent deux armées représentées par quatre épées et un bouclier, et quel est le cœur si dur qui refuserait de prendre cela pour une bataille rangée ? Quant au temps, ils sont encore plus libéraux. D’ordinaire, un jeune prince et une jeune princesse tombent amoureux l’un de l’autre ; après beaucoup de traverses, elle devient grosse, accouche d’un beau garçon ; le garçon est perdu, dévient homme, et prêt à engendrer un autre garçon… Tout cela en deux heures. » Sans doute, ces énormités s’atténuent un peu sous Shakspeare ; avec quelques tapisseries, quelques grossières imitations d’animaux, de tours, de forêts, on aide un peu l’imagination du public. Mais en somme, chez Shakspeare comme chez les autres, c’est l’imagination du public qui est le machiniste ; il faut qu’elle se prête à tout, remplace tout, accepte pour une reine un jeune garçon qui vient de se faire la barbe, supporte en un acte dix changements de lieu, saute tout d’un coup vingt ans3 ou cinq cents milles, prenne six figurants pour quarante mille hommes, et se laisse figurer par un roulement de tambour toutes les batailles de César, de Henri V, de Coriolan et de Richard III. Elle fait tout cela, tant elle est surabondante et jeune ! Rappelez-vous votre adolescence ; pour mon compte, les plus grandes émotions que j’ai eues au théâtre m’ont été données par une troupe ambulante de quatre demoiselles qui jouaient le vaudeville et le drame, sur une estrade au fond d’un café ; il est vrai que j’avais onze ans. Pareillement, dans ce théâtre en ce moment, les âmes sont neuves, prêtes à tout sentir comme le poëte à tout oser.
II
Ce ne sont là que les dehors ; tâchons d’entrer plus avant, de voir les passions, la tournure d’esprit, l’intérieur des hommes ; c’est cet état intérieur qui suscite et modèle le drame, comme le reste ; les inclinations invisibles sont partout la cause des œuvres visibles, et le dedans fait le dehors. Quels sont-ils ces bourgeois, ces courtisans, ce public dont le goût façonne le théâtre ? qu’y a-t-il de particulier dans la structure et l’état de leur esprit ? Il faut bien que cet état soit particulier, puisque tout d’un coup et pendant soixante ans le drame pousse ici avec une merveilleuse abondance, et qu’au bout de ce temps il s’arrête sans que jamais aucun effort puisse le ranimer. Il faut bien que cette structure soit particulière, puisque entre tous les théâtres de l’antiquité et des temps modernes celui-ci se détache avec une forme distincte, et présente un style, une action, des personnages, une idée de la vie qu’on ne rencontre en aucun siècle et en aucun pays. Ce trait particulier est la libre et complète expansion de la nature.
Ce qu’on appelle nature dans l’homme, c’est l’homme tel qu’il est avant que la culture et la civilisation l’aient déformé et réformé. Presque toujours, lorsqu’une génération nouvelle arrive à la virilité et à la conscience, elle rencontre un code de préceptes qui s’impose à elle de tout le poids et de toute l’autorité du passé. Cent sortes de chaînes, cent mille sortes de liens, la religion, la morale et le savoir-vivre, toutes les législations qui règlent les sentiments, les mœurs et les manières, viennent entraver et dompter l’animal instinctif et passionné qui palpite et se cabre en chacun de nous. Rien de semblable ici ; c’est une renaissance, et le frein du passé manque au présent. Le catholicisme, réduit aux pratiques extérieures et aux tracasseries cléricales, vient de finir ; le protestantisme, arrêté dans les tâtonnements ou égaré dans les sectes, n’a pas encore pris l’empire ; la religion disciplinaire est défaite, et la religion morale n’est pas encore faite ; l’homme a cessé d’écouter les prescriptions du clergé, et n’a pas encore épelé la loi de la conscience. L’église est un rendez-vous, comme en Italie ; les jeunes gentilshommes vont à Saint-Paul se promener, rire, causer, étaler leurs manteaux neufs ; même la chose est passée en usage ; ils payent pour le bruit qu’ils font avec leurs éperons, et cette taxe est un profit des chanoines4 ; les filous, les filles sont là, en troupes ; elles concluent leurs marchés pendant le service. Songez enfin que les scrupules de conscience et la sévérité des puritains sont alors choses odieuses, qu’on les tourne en ridicule sur le théâtre, et mesurez la différence qui sépare cette Angleterre sensuelle, débridée, et l’Angleterre correcte, disciplinée et roidie, telle que nous la voyons aujourd’hui. Ecclésiastique ou séculière, nulle part on ne découvre de règle. Dans la défaillance de la foi, la raison n’a pas pris l’empire, et l’opinion est aussi dépourvue d’autorité que la tradition. L’âge imbécile qui vient de finir demeure enfoui sous le dédain avec ses radotages de versificateurs et ses manuels de cuistres, et parmi les libres opinions qui arrivent de l’antiquité, de l’Italie, de la France et de l’Espagne ; chacun peut choisir à sa guise, sans subir une contrainte ou reconnaître un ascendant. Point de modèle imposé comme aujourd’hui ; au lieu d’affecter l’imitation, ils affectent l’originalité5. Chacun veut être soi-même, avoir ses jurons, ses façons, son costume propre, ses particularités de conduite et d’humeur, et ne ressembler à personne. Ils ne disent pas : « Cela se fait », mais : « Je fais cela. » Au lieu de se comprimer, ils s’étalent. Nul code de société ; sauf un jargon exagéré de courtoisie chevaleresque, ils restent maîtres de parler et d’agir selon l’impulsion du moment ; vous les trouverez affranchis des bienséances comme du reste. Dans cette rupture et dans cette absence de toutes les entraves, ils ressemblent à de beaux et forts chevaux lâchés en plein pâturage. Leurs instincts natifs n’ont été ni apprivoisés, ni muselés, ni amoindris.
Au contraire, ils ont été maintenus intacts par l’éducation corporelle et militaire ; et comme c’est de la barbarie, non de la civilisation, qu’ils sortent, ils n’ont point été entamés par l’adoucissement inné et par la modération héréditaire qui aujourd’hui se transmettent avec le sang et civilisent l’homme avant sa naissance. C’est pourquoi l’homme qui, depuis trois siècles, devient un animal domestique, est, à ce moment encore, un animal presque sauvage, et la force de ses muscles, comme la dureté de ses nerfs, augmente l’audace et l’énergie de ses passions. Regardez chez les hommes incultes, chez les gens du peuple, comme tout d’un coup le sang s’échauffe et monte au visage ; les poings se ferment, les lèvres se serrent, et ces vigoureux corps se précipitent tout d’un bloc vers l’action. Les courtisans de ce siècle ressemblent à nos hommes du peuple. Ils ont le même goût pour les exercices des membres, la même indifférence aux intempéries de l’air, la même grossièreté de langage, la même sensualité avouée. Ce sont des corps de charretiers avec des sentiments de gentilshommes, des habits d’acteurs et des goûts d’artistes. « À quatorze ans6, un fils de lord va aux champs pour chasser le daim et prendre de la hardiesse ; car chasser le daim, l’égorger et le voir saigner donne de la hardiesse au cœur. À seize ans, guerroyer, faire des entreprises, jouter, chevaucher, assaillir des châteaux, et tous les jours essayer son armure en appertises d’armes avec quelqu’un de ses serviteurs. » Homme fait, il s’emploie au tir de l’arc, à la lutte, au saut, à la voltige. La cour de Henri VIII, pour sa bruyante gaieté, ressemble à une fête de village. Le roi7 « s’exerce tous les jours à tirer, chanter, danser, lutter, jeter la barre, jouer du flageolet, de la flûte, de l’épinette, arranger des chansons, faire des ballades. » Il saute les fossés à la perche et manque une fois d’y périr. Il aime si fort la lutte, que, publiquement au camp du Drap d’or, il empoigne François Ier à bras-le-corps, pour le jeter à terre. C’est de cette façon qu’un cuirassier ou un maçon accueille aujourd’hui et essaye un nouveau camarade. En effet, pour divertissements ils ont, comme les cuirassiers et les maçons, la grosse gaudriole et la bouffonnerie brutale. Dans chaque grande maison, il y a un fou « dont le métier est de lancer des plaisanteries mordantes, de faire des gestes baroques, des grimaces, de chanter des chansons graveleuses », comme dans nos cabarets. Ils trouvent l’injure et l’ordure plaisantes, ils sont mal embouchés, ils mâchent les mots de Rabelais tout crus, et s’amusent de conversations qui nous révolteraient. Nul respect humain ; l’empire des convenances et l’habitude du savoir-vivre ne commenceront que sous Louis XIV et par l’imitation de la France ; en ce moment, tous disent le mot propre, et c’est le plus souvent le gros mot. Vous verrez sur la scène, dans le Périclès de Shakspeare, toutes les puanteurs d’un bouge de prostitution8. Les grands seigneurs, les dames parées ont le langage des halles. Quand Henri V fait la cour à Catherine de France, c’est avec le grossier entrain d’un matelot qui aurait pris goût pour une vivandière ; et comme les gabiers qui aujourd’hui se tatouent un cœur sur le bras pour prouver leur passion à leur payse, vous trouvez des gens qui « avalent du soufre et boivent de l’urine9» pour gagner leur maîtresse par un témoignage d’amour. L’humanité manque aussi bien que la décence10. Le sang, la souffrance ne les émeut pas. La cour assiste à des combats d’ours et de taureaux, où les chiens se font éventrer, ou l’animal enchaîné est parfois fouetté à mort, et c’est, dit un officier du palais11, « une charmante récréation. » Rien d’étonnant qu’ils se servent de leurs bras, comme les paysans et les commères. Élisabeth donnait des coups de poing à ses filles d’honneur, « de telle façon qu’on entendait souvent ces belles filles crier et se lamenter d’une piteuse manière. » Un jour, elle cracha sur l’habit à franges de sir Mathew ; une autre fois comme Essex, qu’elle tançait, lui tournait le dos, elle le souffleta. C’était alors l’usage des grandes dames de battre leurs enfants et leurs serviteurs. La pauvre Jane Grey était parfois « si misérablement bousculée, frappée, pincée, et maltraitée encore en d’autres façons qu’elle n’ose rapporter », qu’elle se souhaitait morte. Leur première idée est d’en venir aux injures, aux coups, de se satisfaire. Comme au temps féodal, ils en appellent d’abord aux armes, et gardent l’habitude de se faire justice par eux-mêmes et sur-le-champ. « Jeudi dernier12, écrit Gilbert Talbot, comme milord Rytche allait à cheval dans la rue, un certain Wyndhans lui tira un coup de pistolet… Et le même jour, comme sir John Conway se promenait, M. Ludovyk Grevell arriva soudainement sur lui, et le frappa de son épée sur la tête… Je suis forcé d’importuner Vos Seigneuries de ces bagatelles, n’ayant rien appris de plus important. » Nul, même la reine, n’est en sûreté parmi des âmes violentes13. Aussi, quand un homme en frappe un autre dans l’enceinte du palais, on lui coupe le poing, et on bouche les artères avec un fer rouge. Il n’y a que ces images atroces, et le douloureux fantôme de la chair saignante et souffrante qui puisse dompter la véhémence et contenir les soubresauts de leurs instincts. Jugez maintenant des matériaux qu’ils fournissent au théâtre et des personnages qu’ils demandent au théâtre ; pour être d’accord avec le public, la scène n’aura pas trop des plus franches concupiscences et des plus puissantes passions ; il faudra qu’elle montre l’homme lancé jusqu’au bout de son désir, effréné, presque fou, tantôt frissonnant et fixe devant la blanche chair palpitante que ses yeux dévorent, tantôt hagard et grinçant devant l’ennemi qu’il veut déchirer, tantôt soulevé hors de lui-même et bouleversé à l’aspect des honneurs et des biens qu’il convoite, toujours en tumulte et enveloppé dans une tempête d’idées tourbillonnantes, parfois secoué de gaietés impétueuses, le plus souvent voisin de la fureur et de la folie, plus fort, plus ardent, plus abandonné, plus audacieusement lâché à travers le réseau de la raison et de la loi qu’il ne fut jamais. Nous entendons à travers les drames comme à travers l’histoire du temps ce grondement farouche : le seizième siècle ressemble à une caverne de lions.
Parmi ces passions si fortes, nulle ne manque. La nature apparaît ici dans toute sa fougue ; mais aussi dans toute sa plénitude. Si rien n’a été amorti, rien n’a été mutilé. C’est l’homme entier qui se déploie, cœur, esprit, corps et sens, avec les plus nobles et les plus fines de ses aspirations, comme avec les plus bestiaux et les plus sauvages de ses appétits, sans que la domination de quelque circonstance maîtresse le jette tout d’un côté, pour l’exalter ou le rabaisser. Il n’est point roidi comme il le sera sous le puritanisme. Il n’est point découronné comme il le sera sous la Restauration. Après le vide et l’ennui du quinzième siècle, il s’est réveillé, par une seconde naissance, comme jadis en Grèce il s’est éveillé par une première naissance, et cette fois, comme l’autre, les sollicitations du dehors sont venues toutes ensemble pour faire sortir ses facultés de leur inertie et de leur torpeur. Une sorte de température bienfaisante s’est répandue sur elles pour les couver et les faire éclore. La paix, la prospérité, le bien-être ont commencé ; les industries nouvelles et l’activité croissante ont tout d’un coup décuplé les objets de commodité et de luxe ; l’Amérique et l’Inde découvertes ont fait briller à tous les yeux des trésors et des prodiges entassés dans le lointain des mers inconnues ; l’antiquité retrouvée, les sciences ébauchées, la Réforme entreprise, les livres multipliés par l’imprimerie, les idées multipliées par les livres, ont doublé les moyens de jouir, d’imaginer et de penser. On veut jouir, imaginer, penser, car le désir croît avec l’attrait, et ici tous les attraits se rencontrent. Il y en a pour les sens, dans ces appartements que l’on commence à chauffer, dans ces lits qu’on garnit d’oreillers, dans ces carrosses dont pour la première fois on fait usage. Il y en a pour l’imagination, dans ces palais nouveaux, arrangés à l’italienne ; dans ces tapisseries nuancées, apportées de Flandre ; dans ces riches costumes, brodés d’or, qui, incessamment changés, rassemblent les fantaisies et les magnificences de toute l’Europe. Il y en a pour l’esprit, dans ces nobles et beaux écrits qui, répandus, traduits, interprétés, apportent la philosophie, l’éloquence et la poésie de l’antiquité restaurée et des Renaissances environnantes. Sous cet appel, toutes les aptitudes et tous les instincts se dressent à la fois : les bas et les sublimes, l’amour idéal et l’amour sensuel, l’avidité grossière et la générosité pure. Rappelez-vous ce que vous avez senti vous-même au moment où d’enfant vous êtes devenu homme, quels souhaits de bonheur, quelle grandeur d’espérances, quelle intempérance de cœur vous poussaient vers toutes les joies ; avec quel élan vos mains, d’elles-mêmes, se portaient à la fois vers chaque branche de l’arbre, et refusaient d’en laisser échapper un seul fruit. À seize ans, comme Chérubin, on désire une servante en adorant une madone ; on est capable de toutes les convoitises et aussi de toutes les abnégations ; on trouve la vertu plus belle, et les soupers meilleurs ; la volupté a plus de saveur, et l’héroïsme a plus de prix ; il n’est pas d’attrait qui ne soit poignant ; la suavité et la nouveauté des choses sont trop fortes ; et, dans l’essaim des passions qui bourdonne au dedans de nous et nous pique comme des dards d’abeille, nous ne savons que nous précipiter tour à tour en tous les sens. Tels étaient les hommes de ce temps, Raleigh, Essex, Élisabeth, Henri VIII lui-même, excessifs et inégaux, prompts aux dévouements et aux crimes, violents dans le bien et dans le mal, héroïques avec d’étranges faiblesses, humbles avec de soudains redressements, jamais vils de parti pris comme les viveurs de la Restauration, jamais rigides par principes comme les puritains de la Révolution, capables de pleurer comme des enfants14, et de mourir comme des hommes, souvent bas courtisans, plus d’une fois véritables chevaliers, et qui, parmi tant de contrariétés de conduite, ne manifestent avec constance que le trop-plein de leur nature. Ainsi disposés, ils peuvent tout comprendre, les férocités sanguinaires et les générosités exquises, la brutalité de la débauche infâme et les plus divines innocences de l’amour, accepter tous les personnages, des prostituées et des vierges, des princes et des saltimbanques, passer subitement de la bouffonnerie triviale aux sublimités lyriques, écouter tour à tour les calembours des clowns et les odes des amoureux. Même il faudra que le drame, pour imiter et contenter la fécondité de leur nature, prenne tous les langages, le vers pompeux, surchargé, florissant d’images, et, tout à côté, la prose populacière ; bien plus, il faudra qu’il violente son style naturel et son cadre naturel ; qu’il mette des chants, des éclats de poésie dans les conversations des courtisans et dans les harangues des hommes-d’État ; qu’il amène sur la scène des féeries d’opéra15, « des gnomes, des nymphes de la terre et de la mer, avec leurs bosquets et leurs prairies ; qu’il force les dieux à descendre sur le théâtre, et l’enfer lui-même à livrer ses féeries. » Nul théâtre n’est si complexe ; c’est que jamais l’homme ne fut plus complet.
III
Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour propre qui est anglais, parce qu’elles sont anglaises. Après tout, à tout âge, sous toute civilisation, un peuple est toujours lui-même ; quel que soit son habit, sayon de poil de chèvre, pourpoint doré, ou frac noir, les cinq ou six grands instincts qu’il avait dans ses forêts le suivent dans ses palais et dans ses bureaux. Aujourd’hui encore, les passions militantes, l’humeur sombre subsistent sous la régularité et le bien-être des mœurs modernes16. L’énergie et l’âpreté native font irruption à travers la perfection de la culture et les habitudes du comfort. Les jeunes gens riches, au sortir d’Oxford, vont chasser l’ours au Canada, l’éléphant au cap de Bonne-Espérance, vivent sous la tente, boxent, sautent les haies à cheval, manœuvrent leurs clippers sur les côtes périlleuses, jouissent de la solitude et du danger. L’ancien Saxon, le vieux rover des mers Scandinaves, n’a pas péri. Jusque dans les écoles, les enfants se rudoient, se résistent, se battent comme des hommes, et leur naturel est si indompté qu’il faut les verges et les meurtrissures pour les réduire sous la discipline de la loi. Jugez de ce qu’ils étaient au seizième siècle : la race anglaise17 passe alors pour « la race la plus belliqueuse » de l’Europe, « la plus redoutable dans les batailles, la plus impatiente de tout ce qui ressemble à la servitude. » « Les bêtes sauvages anglaises » : c’est ainsi que Cellini les appelle ; et « les énormes pièces de bœuf » dont ils s’emplissent, entretiennent la force et la férocité de leurs instincts. Pour achever de les endurcir, les institutions travaillent dans le même sens que la nature. La nation est armée, chaque homme est élevé en soldat, tenu d’avoir des armes selon sa condition, de s’exercer le dimanche et les jours de fête ; depuis le yeoman jusqu’au lord, la vieille constitution militaire les tient enrégimentés et prêts à l’action. Dans un État qui ressemble à une armée, il faut que les châtiments, comme dans une armée, soient terribles, et, pour les aggraver, la hideuse guerre des deux Roses qui, à chaque incertitude de la succession, peut reparaître, est encore présente dans tous les souvenirs. De pareils instincts, une semblable constitution, une telle histoire dressent devant eux l’idée de la vie avec une sévérité tragique ; la mort est à côté, et aussi les blessures, les billots, les supplices ; le beau manteau de pourpre que les Renaissances du Midi étalent joyeusement au soleil pour s’en parer comme d’une robe de fête, est ici taché de sang et bordé de noir. Partout18 une discipline rigide, et la hache prête pour toute apparence de trahison ; les plus grands, des évêques, un chancelier, des princes, des parents du roi, des reines, un protecteur, agenouillés sur la paille, viendront éclabousser la Tour de leur sang ; un à un, on les voit défiler, tendre le col : le duc de Buckingham, la reine Anne de Boleyn, la reine Catherine Howard, le comte de Surrey, l’amiral Seymour, le duc de Somerset, lady Jane Grey et son mari, le duc de Northumberland, la reine Marie Stuart, le comte d’Essex, tous sur le trône ou sur les marches du trône, au faîte des honneurs, de la beauté, de la jeunesse et du génie ; de cette procession éclatante, on ne voit revenir que des troncs inertes, maniés à plaisir par la main du bourreau. Compterai-je les bûchers, les pendaisons, les hommes vivants détachés de la potence, éventrés, coupés en quartiers19, les membres jetés au feu, les têtes exposées sur les murailles ? Il y a telle page d’Holinshed qui semble un nécrologe : « Le vingt-cinquième jour de mai, dans l’église de Saint-Paul de Londres, furent examinés dix-neuf hommes et six femmes nés en Hollande », qui étaient hérétiques ; « quatorze d’entre eux furent condamnés : un homme et une femme brûlés à Smithfield ; les douze autres furent envoyés dans d’autres villes pour être brûlés. — Le dix-neuvième juin, trois moines de Charterhouse furent pendus, détachés et coupés en quartiers à Tyburn, leurs têtes et leurs morceaux exposés dans Londres, pour avoir nié que le roi fût le chef suprême de l’Église. — Et aussi le vingt-unième du même mois, et pour la même cause, le docteur John Fisher, évêque de Rochester, fut décapité pour avoir nié la suprématie, et sa tête exposée sur le pont de Londres. Le pape l’avait nommé cardinal et lui avait envoyé son chapeau jusqu’à Calais, mais la tête était tombée avant que le chapeau fût dessus, de sorte qu’ils ne se rencontrèrent pas. — Le premier de juillet, sir Thomas More fut décapité pour le même crime, c’est-à-dire pour avoir nié que le roi fût chef suprême de l’Église. » Aucun de ces meurtres ne semble extraordinaire ; les chroniqueurs en parlent sans s’indigner ; les condamnés vont au billot paisiblement, comme si la chose était toute naturelle. Anne de Boleyn dit sérieusement avant de livrer sa tête : « Je prie Dieu de conserver le roi, et de lui envoyer un long règne, car jamais il n’y eut prince meilleur et plus compatissant20. » La société est comme en état de siége, si tendue que chacun enferme dans l’idée de l’ordre ; l’idée de l’échafaud. On l’aperçoit, la terrible machine ; dressée sur toutes les routes de la vie humaine ; les petites y conduisent comme les grandes. Une sorte de loi martiale, implantée par la conquête dans les matières civiles ; est entrée de là dans les matières ecclésiastiques21, et le régime économique lui-même a fini par s’y trouver asservi. Ainsi que dans un camp22, les dépenses, l’habillement ; la nourriture de chaque classe sont fixés et restreints ; nul homme ne peut vaguer hors de son district, être oisif, vivre à sa volonté. Tout inconnu est saisi, interrogé ; s’il ne peut rendre bon compte de lui-même, les stocks 23 de la paroisse sont là pour meurtrir ses jambes ; comme dans un régiment, il passe pour un espion et pour un ennemi. Quiconque, dit la loi24, aura vagabondé pendant trois jours, sera marqué d’un fer rouge sur la poitrine, et livré comme esclave à celui qui le dénoncera. « Celui-ci prendra l’esclave, lui donnera du pain, de l’eau, de la petite boisson, des aliments de rebut, et le forcera à travailler, en le battant, en l’enchaînant, ou autrement, quel que soit l’ouvrage ou le travail, si abject qu’il soit. » Il peut le vendre, le léguer, le louer, trafiquer de lui, « comme de tout autre bien, meuble ou marchandise », lui mettre un cercle de fer au cou et à la jambe ; s’il fuit et s’absente plus de quatorze jours, il est marqué au front d’un fer rouge, et esclave pour toute sa vie ; s’il fuit une seconde fois, il est tué. Parfois, dit More, on voit une vingtaine de voleurs pendus au même gibet. En un an25, quarante personnes furent mises à mort dans le seul comté de Somerset, et, dans chaque comté, on trouvait trois ou quatre cents voleurs et vagabonds qui parfois s’assemblaient et pillaient en troupes armées de soixante hommes. Qu’on regarde de près à toute cette histoire, aux bûchers de Marie, aux piloris d’Élisabeth, et on verra que la température morale de ce pays, comme sa température physique, est âpre entre toutes. La joie n’y est point savourée comme en Italie ; ce qu’on appelle Merry England, c’est l’Angleterre livrée à la verve animale, au rude entrain que communiquent la nourriture abondante, la prospérité continue, le courage et la confiance en soi ; la volupté manque en ce climat et dans cette race. Au milieu des belles croyances populaires apparaissent les lugubres rêves et le cauchemar atroce de la sorcellerie. L’évêque Jewell26 déclare devant la reine que, « dans ces dernières années, les sorcières et sorciers se sont merveilleusement multipliés. » Tels ministres affirment « qu’ils ont eu à la fois dans leur paroisse dix-sept ou dix-huit sorcières, entendant par là celles qui pourraient opérer des miracles surnaturels. » Elles jettent des sorts qui « pâlissent les joues, dessèchent la chair, barrent le langage, bouchent les sens, consument l’homme jusqu’à la mort. » Instruites par le diable, elles font, « avec les entrailles et les membres des enfants, des onguents pour chevaucher dans l’air. » Quand un enfant n’est pas baptisé ou préservé par le signe de la croix, « elles vont le prendre la nuit dans son berceau ou aux côtés de sa mère…, le tuent…, puis, l’ayant enseveli, le dérobent du tombeau pour le faire bouillir en un chaudron jusqu’à ce que la chair soit devenue potable. C’est une règle infaillible que, chaque quinzaine, ou tout au moins chaque mois, chaque sorcière doit au moins tuer un enfant pour sa part. » Il y avait là de quoi faire claquer les dents d’épouvante. Joignez-y la saleté et le grotesque, les misérables polissonneries, les détails de marmite, toutes les vilenies qui ont pu hanter l’imagination triviale d’une vieille dégoûtante et hystérique, voilà les spectacles que Middleton et Shakspeare étalent, et qui sont conformes aux sentiments du siècle et à l’humeur nationale. À travers les éclats de la verve et les splendeurs de la poésie perce la tristesse foncière. Les légendes douloureuses ont pullulé ; tout cimetière a son revenant ; partout où un homme a été tué revient un esprit. Beaucoup de gens n’osent sortir de leur village après le soleil couché. Le soir, à la veillée, on parle du carrosse qui apparaît mené par des chevaux sans tête avec un postillon et des cochers sans tête, ou des esprits malheureux qui, obligés d’habiter la plaine sous le souffle aigu de la bise, implorent l’abri d’une haie ou d’un vallon. Ils rêvent horriblement de la mort : « Mourir, aller nous ne savons pas où ! — Être couché, cloué dans la fosse froide et pourrir ! Cette chaude vie frémissante qui devient une motte de terre gluante et pétrie ! — Et l’heureuse âme, qui tout à l’heure sera plongée dans des flots de feu, — ou résidera dans des régions frissonnantes barrées d’une triple enceinte de glace, — ou sera emprisonnée dans les vents aveugles, et roulée avec une violence incessante tout autour de ce monde suspendu, — ou, pis que le pire de tout cela, — au-delà de ce que les pensées sans loi ni limite imaginent, hurlantes, — c’est trop horrible27. » Les plus grands parlent avec une résignation morne de la grande obscurité infinie qui enveloppe notre pauvre petite vie vacillante, de cette vie qui n’est qu’une « fièvre anxieuse », de cette triste condition humaine qui n’est que passion, déraison et douleur, de cet être humain qui lui-même n’est peut-être qu’un vain fantôme, un rêvé douloureux de malade. À leurs yeux, nous roulons sur une pente fatale où le hasard nous entre-choque ; et le destin intérieur qui nous pousse ne nous brise qu’après nous avoir aveuglés. Au-delà de tout « est la tombe muette, où l’on n’entend plus rien, ni le pas joyeux de son ami, ni la voix de son amant, ni le conseil affectueux de son père, où il n’y a plus rien, où tout est oubli, poussière, obscurité éternelle. » Encore s’il n’y avait rien ! « Mourir, dormir ! oui, et rêver peut-être. » Rêver lugubrement, tomber dans un cauchemar pareil à celui de la vie ; pareil à celui où nous nous débattons aujourd’hui, où nous crions, haletants, d’un gosier rauque ! Voilà leur idée de l’homme et de la vie, idée nationale qui remplit le théâtre de calamités et de désespoirs, qui étale les supplices et les massacres, qui prodigue la folie et le crime, qui met partout la mort comme issue ; une brume menaçante et sombre couvre leur esprit comme leur ciel, et la joie comme le soleil ne perce chez eux que violemment et par intervalles. Ils sont autres que les races latines, et, dans la Renaissance commune, ils renaissent autrement que les races latines. Le libre et plein développement de la pure nature qui, en Grèce et en Italie, aboutit à la peinture de la beauté et de la force heureuse, aboutit ici à la peinture de l’énergie farouche, de l’agonie et de la mort.
IV
Ainsi naquit ce théâtre ; théâtre unique dans l’histoire comme le moment admirable et passager d’où il est sorti, œuvre et portrait de ce jeune monde, aussi naturel, aussi effréné et aussi tragique que lui. Quand un drame original et national s’élève, les poëtes qui l’établissent portent en eux-mêmes les sentiments qu’il représente. Ils manifestent mieux que les autres hommes l’esprit public, parce que l’esprit public est plus fort chez eux que chez les autres hommes. Les passions environnantes éclatent dans leur cœur avec un cri plus âpre ou plus juste, et c’est pour cela que leur voix devient la voix de tous. L’Espagne chevaleresque et catholique rencontre ses interprètes dans des enthousiastes et des don Quichotte, dans Calderon soldat, puis prêtre ; dans Lope, volontaire à quinze ans, amoureux exalté, duelliste errant, soldat de l’Armada, à la fin prêtre et familier du Saint-Office, si fervent, qu’il jeûne jusqu’à s’épuiser, s’évanouit d’émotion en disant la messe, et ensanglante de ses flagellations les murs de sa chambre. La sereine et noble Grèce a pour chef de ses poëtes tragiques un des plus accomplis et des plus heureux de ses enfants28, Sophocle, le premier dans les choses du chant et de la palestre, qui, à quinze ans, chantait nu le pæan devant le trophée de Salamine, et qui, depuis, ambassadeur, général, toujours aimé des Dieux et passionné pour sa ville, offrit en spectacle dans sa vie comme dans ses œuvres l’harmonie incomparable qui a fait la beauté du monde antique, et que le monde moderne n’atteindra plus. La France éloquente et mondaine, dans le siècle qui a porté le plus loin l’art des bienséances et du discours, trouve pour écrire ses tragédies oratoires, et peindre ses passions de salon, le plus habile artisan de paroles, Racine, un courtisan, un homme du monde, le plus capable, par la délicatesse de son tact et par les ménagements de son style, de faire parler des hommes du monde et des courtisans. Pareillement ici les poëtes conviennent à l’œuvre. Presque tous sont des bohèmes, nés dans le peuple29, instruits pourtant, et le plus souvent élèves d’Oxford ou de Cambridge, mais pauvres, en sorte que leur éducation fait contraste avec leur état ; Ben Jonson est beau-fils d’un maçon, maçon lui-même ; Marlowe est fils d’un cordonnier ; Shakspeare, d’un marchand de laine ; Massinger, d’un domestique de grande maison. Ils vivent comme ils peuvent, font des dettes, écrivent pour gagner leur pain, montent sur le théâtre. Peel, Lodge, Marlowe, Jonson, Shakspeare, Heywood sont acteurs ; la plupart des détails qu’on a sur leur compte sont tirés du journal d’Henslowe, un ancien prêteur sur gages, plus tard bailleur de fonds et imprésario, qui les fait travailler, leur accorde des avances, reçoit en nantissement leurs manuscrits ou leur garde-robe. Pour une pièce de théâtre, il donne sept ou huit livres sterling ; après l’an 1600, les prix montent, et vont jusqu’à vingt ou vingt-cinq livres. On voit bien que, même après cette hausse, le métier d’auteur donne à peine du pain ; pour gagner quelque argent, il faut, comme Shakspeare, se faire entrepreneur, tâcher d’avoir une part dans la propriété du théâtre ; mais le cas est rare, et la vie qu’ils mènent, vie de comédiens et d’artistes, imprévoyante, excessive, égarée à travers les débauches et les violences, parmi les femmes de mauvaise vie, au contact des jeunes galants, parmi les provocations de la misère, de l’imagination et de la licence, les mène ordinairement à l’épuisement, à l’indigence et à la mort. On jouit d’eux, et on les néglige ou on les méprise ; tel, pour une allusion politique, est mis en prison, et manque de perdre les oreilles ; les grands, les gens d’administration les rudoient comme des valets. Heywood, qui joue presque tous les jours, s’impose, en outre, pendant plusieurs années, l’obligation d’écrire un feuillet chaque jour, compose à la diable dans les tavernes, peine et sue en vrai manœuvre littéraire30, et meurt laissant deux cent vingt pièces, dont la plupart se perdront. Kyd, un des premiers, meurt dans la misère. Shirley, l’un des derniers, à la fin de sa carrière, est contraint de redevenir instituteur. Massinger meurt inconnu, et on ne trouve sur lui dans le registre de la paroisse que cette triste mention : « Philippe Massinger, un étranger. » Peu de mois après la mort de Middleton, sa veuve est forcée de demander un secours à la Cité, parce qu’il n’a rien laissé. « L’imagination opprime31 en eux la raison, c’est la maladie commune des poëtes. » Ils veulent jouir, et se laissent aller ; leur tempérament, leur cœur les maîtrise ; dans leur vie comme dans leurs pièces, les impulsions sont irrésistibles ; le désir arrive tout d’un coup, comme un flot qui noie les raisonnements, la résistance, et qui souvent même ne laisse ni aux raisonnements, ni à la résistance le temps de se montrer32. Beaucoup sont des viveurs, des viveurs tristes, sortes de Musset et de Murger, qui s’abandonnent et s’étourdissent, capables des rêves les plus poétiques et les plus purs, des attendrissements les plus délicats et les plus touchants, et qui, néanmoins, ne savent que miner leur santé et gâter leur gloire. Tels sont Nash, Decker et Greene ; Nash, satirique fantaisiste, qui « abusa de son talent, et conspira en prodigue contre les bonnes heures33 » ; Decker, qui passa trois ans dans la prison du Banc du Roi ; Greene surtout, charmant esprit, riche, gracieux, qui se perdit à plaisir, confessant ses vices34 publiquement, avec des larmes, et un instant après s’y replongeant. Ce sont des hommes-filles, vraies courtisanes de mœurs, de corps et de cœur. Au sortir de Cambridge, « avec de bons drilles aussi libertins que lui », Greene avait parcouru l’Espagne, l’Italie, où il « avait vu et pratiqué, dit-il, toutes sortes d’infamies abominables à déclarer. » Vous voyez que le pauvre homme est franc, et ne s’épargne guère ; il est naturel, emporté en toutes choses, dans le repentir comme dans le reste, inégal par excellence, fait pour se démentir, non pour se corriger. Au retour il devint, à Londres, un pilier de tavernes, hanteur de mauvais lieux. « J’étais noyé dans l’orgueil, dit-il ; courir les filles était mon exercice journalier, et la gloutonnerie avec l’ivrognerie, mon seul plaisir ; … je prenais du plaisir à jurer et à blasphémer le nom de Dieu… Ces vanités et autres pamphlets futiles, où j’écrivaillais sur l’amour et sur mes vaines imaginations, étaient mon gagne-pain, et, à cause de tous mes vains discours, j’étais aimé de toutes sortes de gens frivoles, qui étaient mes compagnons assidus, venaient incessamment à mon logis, et là passaient le temps à trinquer, à sabler le vin, à se gorger avec moi toute la journée… » « Si je puis avoir mon contentement tant que je vis, disait-il encore, cela me suffit, je me tirerai d’affaire après la mort comme je pourrai… L’enfer, qu’est-ce que vous me parlez de l’enfer ? Je sais que, si j’y vais, j’aurai la compagnie de gens meilleurs que moi, et j’y rencontrerai aussi quelques bons drôles à tête chaude, et pourvu que je n’y sois pas cloué seul, je ne m’en soucie pas… Si je ne craignais pas plus les juges du Banc du Roi que je ne crains Dieu, j’irais, avant de me coucher, fourrer ma main dans le sac d’un bourgeois ou d’un autre. » Un peu après, il a des remords, il se marie, peint en vers délicieux la régularité et le calme de la vie honnête, puis revient à Londres, mange son bien et la dot de sa femme avec une drôlesse de bas étage, parmi les ruffians, les entremetteurs, les filous, les filles, buvant, blasphémant, s’excédant de veilles et d’orgies, écrivant pour avoir du pain, quelquefois rencontrant parmi les criailleries et les puanteurs d’un bouge des pensées d’adoration et d’amour dignes de Rolla, le plus souvent dégoûté de lui-même, pris d’un accès de larmes entre deux buvettes, et composant de petits traités pour s’accuser, regretter sa femme, convertir ses camarades, ou prémunir les jeunes gens contre les ruses des prostituées et des escrocs. À ce régime on s’use vite ; il ne lui fallut que six ans pour s’épuiser. Une indigestion de vin du Rhin et de harengs salés l’acheva. Sans son hôtesse qui le recueillit, « il serait mort dans la rue. » Il dura encore un peu, puis s’éteignit ; quelquefois il lui demandait en pleurant un sou de vin de Malvoisie ; il était plein de poux, n’avait qu’une chemise, et quand la sienne était au blanchissage, il était obligé d’emprunter celle du mari. Ses habits et son épée furent vendus trois shillings, et les pauvres gens payèrent les frais d’enterrement : quatre shillings pour le linceul, et six shillings quatre pence pour le convoi. C’est dans ces bas-fonds, sur ces fumiers, parmi ces dévergondages et ces violences, que poussa le génie dramatique, entre autres celui du premier, d’un des plus puissants, du vrai fondateur, Christopher Marlowe.
Celui-ci était un esprit déréglé, débordé, outrageusement véhément et audacieux, mais grandiose et sombre, avec la « véritable fureur poétique » ; païen de plus, et révolté de mœurs et de doctrines. Dans cet universel retour aux sens, et dans cet élan des forces naturelles qui fait la Renaissance, les instincts corporels et les idées qui les consacrent se débrident impétueusement. Marlowe, comme Greene, comme Kett35, est un incrédule, nie Dieu et le Christ, blasphème la Trinité36, prétend que Moïse était un imposteur, que le Christ était plus digne de mort que Barrabas, que « si lui, Marlowe, entreprenait d’écrire une nouvelle religion, il la ferait meilleure », et « dans chaque compagnie où il va, prêche son athéisme. » Voilà les colères, les témérités et les excès que la liberté de penser met dans ces esprits neufs, qui, pour la première fois après tant de siècles, osent marcher sans entraves. De la boutique de son père, encombrée d’enfants, du milieu des tire-pieds et des alênes, il s’est trouvé étudiant à Cambridge, probablement par le patronage d’un grand, et de retour à Londres, dans l’indigence, dans la licence des coulisses, des taudis et des tavernes, sa tête a fermenté, et ses passions se sont échauffées. Il devient acteur ; mais s’étant cassé la jambe « dans une scène de débauche, il reste boiteux, et ne peut plus paraître sur les planches. Il annonce tout haut son incrédulité, et un procès s’entame, qui, si le temps n’eût manqué, l’eût peut-être conduit au bûcher. Il fait l’amour avec une espèce de souillon37, et, voulant poignarder son rival, il a le poignet retourné, en sorte que sa propre lame lui entre dans l’œil et dans la cervelle, et qu’il meurt, toujours maudissant et blasphémant. Il n’avait que trente ans ; jugez de la poésie qui peut sortir d’une vie aussi emportée et aussi remplie : d’abord la déclamation exagérée, les entassements de meurtres, les atrocités, la pompeuse et furieuse fanfare de la tragédie éclaboussée dans le sang, et des passions exaltées jusqu’à la démence. Tous les commencements du théâtre anglais, Ferrex et Porrex, Cambyses, Hieronymo, même le Périclès de Shakspeare, atteignent à ce même comble d’extravagance, d’emphase et d’horreur38. C’est la première explosion de la jeunesse ; rappelez-vous les brigands de Schiller, et comment notre démocratie moderne a reconnu pour la première fois son image dans les métaphores et les cris de Charles Moor. Pareillement ici les personnages se démènent et hurlent, frappent la terre du pied, grincent les dents, montrent le poing au ciel. Les trompettes sonnent, les tambours battent, les armures défilent, les armées s’entre-choquent, les gens se poignardent entre eux ou se poignardent eux-mêmes ; les discours ronflent avec des menaces titanesques et des figures lyriques39 ; les rois expirent, tendant leurs voix de basse ; « la mort hagarde, de ses serres rapaces, étreint leur cœur sanglant, et comme une harpie se gorge de leur vie. » Le héros, le grand Tamerlan, assis sur un char que traînent des rois enchaînés, fait brûler les villes, noyer les femmes et les enfants, passer les hommes au fil de l’épée, et à la fin, atteint d’un mal invisible, s’emporte en tirades gigantesques contre les dieux qui le frappent et qu’il voudrait détrôner. Voilà déjà la peinture de l’orgueil insensé, de la fougue aveugle et meurtrière, qui, promenée à travers les dévastations, arrive à s’armer contre le ciel lui-même. La surabondance de la séve sauvage et intempérante amène ce puissant vers tonnant, cette prodigalité de carnages, cet étalage de splendeurs et de couleurs surchargées, ce déchaînement de passions démoniaques, cette audace de l’impiété grandiose. Si dans les drames qui suivent, la Saint-Barthélemy, le Juif de Malte, l’enflure diminue, la violence reste : Barabbas, le Juif, ensauvagé par la haine, est désormais sorti de l’humanité ; il a été traité par les chrétiens comme une bête, et il les hait à la façon d’une bête. Il a purgé son cœur « de la compassion et de l’amour40 ; il rit quand les chrétiens pleurent. Il va se promener la nuit pour empoisonner les puits, ou achever les malades qui gémissent sous les murailles. Il a étudié la médecine, et s’en sert pour occuper les fossoyeurs, « pour fournir à leurs bras des tombes à creuser, et des glas de morts à mettre en branle. » Il s’est donné la joie « de remplir en un an les prisons de banqueroutiers, de combler d’orphelins les hôpitaux, et, à chaque lune, de rendre fou quelqu’un, ou de pousser un homme au suicide. » Toutes ces cruautés, il les étale, il s’en applaudit, comme un démon qui se réjouit d’être un bon bourreau, et d’enfoncer les patients dans la dernière extrémité de l’angoisse. Sa fille a deux prétendants chrétiens, et, au moyen de lettres supposées, il les fait tuer l’un par l’autre. De désespoir, elle se fait religieuse, et, pour se venger, il empoisonne sa fille et tout le couvent. Deux moines veulent le dénoncer, puis le convertir ; il étrangle le premier, et plaisante avec son esclave Ithamore, un coupe-gorge de profession, qui aime le métier, et se frotte les mains de plaisir41. — « Fais un joli nœud, serre fort ; bien étranglé. — Voilà qui est proprement fait, il n’y a pas de trace ; dressons-le contre le mur, et appuyons-le sur son bâton. Parfait, il a l’air de quêter un morceau de lard. — Ô le brave, l’habile maître que j’ai là ! » — Survient le second moine, qu’ils accusent de l’assassinat42 : « Comment, un moine qui en tue un autre ! Le ciel me bénisse. Allons ! Ithamore, il faut le mener devant les juges. Là, j’ai presque envie de pleurer du malheur qui vous arrive. Ce n’est pas nous qui vous arrêtons, c’est la loi ; nous ne faisons que vous conduire. » Joignez à cela deux autres empoisonnements, une machine infernale pour faire sauter toute la garnison turque, un complot pour jeter dans un puits le commandant turc. Il y tombe lui-même, et dans la chaudière rougie43 meurt hurlant, endurci, sans remords, n’ayant qu’un regret, celui de n’avoir pas fait assez de mal. Ce sont là les férocités du moyen âge ; on les rencontrerait encore aujourd’hui dans les compagnons d’Ali-Pacha, dans les pirates de l’Archipel ; nous en avons gardé l’image dans ces peintures du quinzième siècle qui représentent un roi avec sa cour tranquillement assis autour d’un homme vivant qu’on écorche ; au centre, l’écorcheur à genoux qui travaille avec conscience, fort attentif à ne point gâter la peau44.
Tout cela est roide, dira-t-on ; ces gens tuent trop facilement et trop vite. C’est justement pour cela que la peinture est vraie. Car le propre des hommes de ce temps, comme des personnages de Marlowe, est la brusque détente de l’action ; ce sont des enfants, des enfants robustes ; comme un cheval au lieu d’un discours vous lâche une ruade, au lieu d’une explication ils vous donnent un coup de couteau. Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons encore à son endroit les préjugés bienveillants du dix-huitième siècle ; nous ne la voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises, toutes aveugles. Il voit une femme45, il la trouve belle ; tout d’un coup sa gorge se serre, il a chaud dans le dos, il lui court sus ; quelqu’un veut l’en empêcher, il tue l’homme, s’assouvit, puis n’y pense plus, sauf lorsque parfois quelque vague image d’une mare de sang clapotante vient traverser sa cervelle et le rendre morne. Les subites et extrêmes décisions se confondent en lui avec le désir ; à peine imaginée, la chose est faite ; le grand intervalle qui se rencontre chez nous entre l’idée de l’action et l’action elle-même manque tout à fait46. Barabbas conçoit les meurtres, et sur-le-champ les meurtres sont accomplis ; nulle délibération, nul tiraillement ; c’est pour cela qu’il peut en commettre une vingtaine ; sa fille le quitte, le voilà dénaturé, il l’empoisonne ; son confident le trahit, il se déguise et l’empoisonne. La rage les prend au ventre, comme un accès, et alors il faut qu’ils tuent. Cellini raconté qu’offensé, il essaya de se contenir, mais qu’il suffoquait, et que, pour ne pas mourir de ce tourment, il sauta avec son poignard sur l’homme. Pareillement ici, dans Edward II, le roi, les nobles en appellent tout de suite aux épées ; tout y est excessif et imprévu ; entre deux réponses, le cœur s’est trouvé bouleversé, transporté jusqu’aux extrémités de la haine ou de la tendresse. Edward, revoyant son favori Gaveston, verse devant lui son trésor, jette à ses pieds les dignités, lui donne son sceau, se donne lui-même ; et, sur une menace de l’évêque de Coventry, crie tout d’un coup47 : « Jetez bas sa mitre d’or, déchirez son étole, baptisez-le à nouveau dans le ruisseau. » Puis, quand la reine le supplie : « Pas de cajoleries, catin française, va-t’en d’ici ; Gaveston, ne lui parle pas, qu’elle sèche et crève. » Fureurs contre fureurs, les haines s’entre-choquent comme des cavaliers dans une bataille : le duc de Lancastre tire son épée devant le roi pour tuer Gaveston ; Mortimer blesse Gaveston. Les puissantes voix tendues grondent : jamais ils ne souffriront qu’un chien accapare leur prince, les dépossède de leur rang48. « Pour voir sa charogne naufragée sur la côte, il n’y a pas un de nous qui ne crevât son cheval. » « Nous le traînerons par les oreilles jusqu’au billot. » Ils l’ont saisi, ils vont le pendre à une branche ; ils refusent de le laisser parler une seule minute au roi. En vain on les supplie ; quand à la fin ils ont consenti, ils se repentent ; c’est une curée qu’il leur faut tout de suite, et Warwick le reprenant de force lui tranche la tête dans un fossé. Voilà les hommes du moyen âge. Ils ont l’âpreté, l’acharnement, l’orgueil de grands dogues bien nourris et de forte race. C’est cette roideur et cette impétuosité des passions primitives qui ont fait la guerre des Deux Roses et pendant trente ans poussé les nobles sur les épées et vers les billots.
Au bout de toutes ces frénésies et de tous ces assouvissements, qu’y a-t-il ? Le sentiment de la nécessité écrasante et de la ruine inévitable par laquelle tout croule et finit. Mortimer, mené au billot, dit avec un sourire49 : « Il y a un point dans la roue de la Fortune où les hommes n’atteignent — que pour rouler en bas la tête la première. Ce point, je l’ai touché. — Et maintenant qu’il n’y a plus d’échelon pour monter plus haut, — pourquoi est-ce que je m’affligerais de ma chute ? — Adieu, noble reine. Ne pleure pas Mortimer, — qui méprise le monde, et, comme un voyageur, — s’en va pour découvrir des contrées inconnues. » Pesez bien ces grandes paroles, c’est le cri du cœur, et la confession intime de Marlowe, comme aussi celle de Byron et des vieux rois de la mer. Le paganisme du Nord s’exprime tout entier dans cet héroïque et douloureux soupir ; c’est ainsi qu’ils conçoivent le monde tant qu’ils restent hors du christianisme, ou sitôt qu’ils en sortent. Aussi bien, quand on ne voit dans la vie, comme eux, qu’une bataille de passions effrénées, et dans la mort qu’un sommeil morne, peut-être rempli de songes funèbres, il n’y a d’autre bien suprême qu’un jour de jouissance et de victoire. On se gorge, fermant les yeux sur l’issue, sauf à être englouti le lendemain. C’est là la pensée maîtresse du Faust, le plus grand drame de Marlowe : contenter son cœur, n’importe à quel prix et avec quelles suites50. « Un bon magicien est un Dieu tout-puissant ! » Cette seule imagination suffit à l’enivrer51. Il aura des esprits qu’il enverra chercher de l’or dans l’Inde, et « fouiller l’Océan pour entasser devant lui les perles orientales », qui lui apprendront les secrets des rois, qui, à son ordre, enfermeront l’Allemagne d’un mur d’airain, ou feront couler les flots du Rhin autour de Wittenberg, qui marcheront devant lui « sous la forme de lions, pour lui servir de garde, ou comme des géants de Laponie, ou comme des femmes et des vierges, dont le front sublime ombragera plus de beauté que la gorge blanche de la reine de l’Amour. » Quels rêves éclatants, quels désirs, quelles curiosités gigantesques ou voluptueuses, dignes d’un César romain ou d’un poëte d’Orient, ne viennent pas tourbillonner dans cette cervelle fourmillante ! Pour les apaiser, pour obtenir vingt-quatre ans de puissance, il donne son âme, sans peur, sans avoir ◀besoin▶ d’être tenté, du premier coup, de lui-même, tant l’aiguillon intérieur est âpre52 ! « Si j’avais autant d’âmes qu’il y a d’étoiles, je les donnerais toutes pour avoir à moi ce Méphistophélès. Je puis bien donner mon âme, puisqu’elle est à moi ; et puisque je suis damné et que je ne puis être sauvé, à quoi bon penser à Dieu ou au ciel ? » Et sur cela il se donne carrière, il veut tout savoir, tout avoir : un livre où il puisse contempler toutes les herbes et tous les arbres qui croissent sur la terre ; un autre où soient marquées toutes les constellations et les planètes ; un autre qui lui apporte de l’or quand il voudra, et aussi les plus belles des femmes ; un autre, qui évoque des hommes armés pour exécuter ses ordres, et qui déchaîne à sa volonté les tonnerres et les tempêtes. Il est comme un enfant, il étend les mains vers toutes les choses brillantes, puis se désole en pensant à l’enfer, puis se laisse distraire par des parades53. « Oh ! ceci me rassasie l’âme ! » — « N’est-ce pas, Faust ? sache bien qu’il y a toutes sortes de plaisirs dans l’enfer ! — Oh ! si je pouvais voir l’enfer et revenir, comme je serais heureux ! » On le promène invisible par tout l’univers, puis à Rome, parmi les cérémonies de la cour du pape. Comme un écolier un jour de congé, il a les yeux insatiables, il oublie tout devant un pageant, il s’amuse à faire des farces, à donner un soufflet au pape, à battre les moines, à exécuter des tours de magie devant les princes, à la fin à boire, à festiner, à remplir son ventre, à étourdir sa tête. Dans son emportement, il se fait athée, il dit qu’il n’y a pas d’enfer, que ce sont là « des contes de vieille femme. » Puis tout d’un coup, la funèbre idée choque aux portes de sa cervelle54 : « Je renoncerai à cette magie, je me repentirai. — Mon cœur est trop endurci, je ne puis pas me repentir. — À peine puis-je nommer le salut, la foi ou le ciel, — que des échos terribles tonnent à mon oreille : — « Faust, tu es damné ! » — Puis des épées, du poison, des fusils, des cordes, des aciers envenimés — se présentent à moi pour que j’en finisse avec moi-même. — Il y a longtemps que je me serais tué — si le plaisir délicieux n’avait pas vaincu le profond désespoir. — N’ai-je pas évoqué l’aveugle Homère pour me chanter — les amours de Pâris et la mort d’Œnone ? Et le chantre qui a bâti les murs de Thèbes, — avec les sons ravissants de sa harpe mélodieuse, — n’a-t-il pas accompagné la voix de mon Méphistophélès ? — Pourquoi mourir alors, ou me désespérer lâchement ? — Je suis résolu, Faust ne se repentira jamais… — Viens, Méphistophélès, disputons encore — et raisonnons sur l’astrologie divine. — Dis-moi, y a-t-il beaucoup de cieux au-dessus de la lune ? — Tous les corps célestes ne sont-ils qu’un globe, — comme cela est pour la substance de cette terre centrale ? — Non, plutôt une chose qui rassasie la faim de mon cœur. — Je veux avoir pour maîtresse cette céleste Hélène que j’ai vue ces derniers jours, — afin que de ses suaves caresses elle éloigne, sans en rien laisser, — ces pensées qui me détournent de mon vœu. » — Divine Hélène, fais-moi immortel avec un baiser. — Ses lèvres sucent mon âme, mon âme s’en va. — Viens, Hélène, viens, rends-moi mon âme, — j’habiterai là, le ciel est sur tes lèvres. — Tout est boue qui n’est pas Hélène. » — « Ô mon Dieu, je voudrais pleurer, mais le démon retient mes larmes55. Que mon sang sorte à la place de mes larmes ; oui, ma vie et mon âme ! Oh ! il arrête ma langue ! Je voudrais lever les mains, mais, voyez, ils les retiennent, Lucifer et Méphistophélès les retiennent… — Plus qu’une heure, une pauvre heure à vivre… L’horloge va sonner, le démon va venir, Faust sera damné. — Oh ! je veux sauter jusqu’à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en arrière ? — Regardez, regardez là-haut, où le sang du Christ coule à flots sur le firmament ! — Une goutte sauverait mon âme, une demi-goutte. Ah ! mon Christ ! — Ah ! ne déchire pas mon cœur pour avoir nommé mon Christ ! — Si, si ! Je l’appellerai. — Oh ! il y a une demi-heure de passée ; toute l’heure sera bientôt passée… Ô Dieu ! que Faust vive en enfer mille années, cent mille années, mais qu’à la fin il soit sauvé !… Oh ! l’heure sonne, l’heure sonne… Ah ! que mon âme n’est-elle changée en petites gouttes d’eau pour tomber dans l’Océan, et qu’on ne la retrouve jamais ! » Voilà l’homme vivant, agissant, naturel, personnel, non pas le symbole philosophique qu’a fait Gœthe, mais l’homme primitif et vrai, l’homme emporté, enflammé, esclave de sa fougue et jouet de ses rêves, tout entier à l’instant présent, pétri de convoitises, de contradictions et de folies, qui, avec des éclats et des tressaillements, avec des cris de volupté et d’angoisse, roule, le sachant, le voulant, sur la pente et les pointes de son précipice. Tout le théâtre anglais est là, ainsi qu’une plante dans son germe, et Marlowe est à Shakspeare ce que Pérugin est à Raphaël.
V
Insensiblement l’art se forme, et vers la fin du siècle il est complet. Shakspeare, Beaumont, Fletcher, Jonson, Webster, Massinger, Ford, Middleton, Heywood, apparaissent ensemble, ou coup sur coup, génération nouvelle et favorisée, qui fleurit largement sur le terrain fertilisé par les efforts de la génération précédente. Désormais les scènes se développent et s’agencent ; les personnages cessent de se mouvoir tout d’une pièce, le drame ne ressemble plus à une statue. Le poëte, qui ne savait tout à l’heure que frapper ou tuer, introduit maintenant un progrès dans la situation et une conduite dans l’intrigue. Il commence à préparer les sentiments, à annoncer les événements, à combiner des effets, et l’on voit paraître le théâtre le plus complet et le plus vivant, et aussi le plus étrange qui fut jamais.
Il faut le voir se faire, et regarder le drame au moment où il se forme, c’est-à-dire dans l’esprit de ses auteurs. Que se passe-t-il dans cet esprit ? Quelles sortes d’idées y naissent, et de quelle façon est-ce qu’elles y naissent ? En premier lieu, ils voient l’événement, quel qu’il soit et tel qu’il est ; j’entends par là qu’ils l’ont présent intérieurement avec les personnages et les détails, beaux et laids, même plats et grotesques. Si c’est un jugement, le juge est là, pour eux, à cette place, avec sa trogne et ses verrues ; le plaignant à cette autre, avec ses besicles et son sac de procédures ; l’accusé en face, courbé et contrit, chacun avec ses amis, cordonniers ou seigneurs ; puis la foule grouillante par derrière, tous avec leurs museaux risibles, leurs yeux ahuris ou allumés56. C’est un vrai jugement qu’ils imaginent, un jugement pareil à celui qu’ils ont vu devant le justice, où ils ont crié ou glapi comme témoins ou parties, avec les termes de chicane, les pro, les contra, les rôles de griffonnages, les voix aigres des avocats, les piétinements, le tassement, l’odeur des corps et le reste. Les infinies myriades de circonstances qui accompagnent et nuancent chaque événement accourent avec cet événement dans leur tête, et non pas simplement les extérieures, c’est-à-dire les traits sensibles et pittoresques, les particularités de coloris et de costumes, mais aussi et surtout les intérieures, je veux dire les mouvements de colère et de joie, le tumulte secret de l’âme, le flux et reflux des idées et des passions qui griment les physionomies, qui enflent les veines, qui font grincer les dents, serrer les poings, qui lancent ou retiennent l’homme. Ils voient tout le détail, tout l’ondoiement de l’homme, celui du dehors et celui du dedans, l’un par l’autre, et l’un dans l’autre, tous les deux ensemble sans défaillir ou s’arrêter. Et qu’est-ce que cette vue, si ce n’est la sympathie, la sympathie imitative, qui nous met à la place des gens, qui transporte leurs agitations en nous-mêmes, qui fait de notre être un petit monde, capable de reproduire le grand en raccourci ? Comme les personnages qu’ils imaginent, les poëtes et les spectateurs font des gestes, tendent leurs voix, et sont acteurs. Ce n’est point le discours ou le récit qui peut manifester leur état intérieur, c’est la mise en scène ; ainsi que les inventeurs du langage, ils jouent et miment leurs idées ; l’imitation théâtrale, la représentation figurée est leur vrai langage ; toute autre expression, le chant lyrique d’Eschyle, le symbole réfléchi de Gœthe, le développement oratoire de Racine, leur serait impraticable. Involontairement, de prime-saut, sans calcul, ils découpent la vie en scènes, et la portent par morceaux sur les planches ; cela va si loin que souvent leur personnage57 de théâtre se fait acteur, et joue une pièce dans la pièce : la faculté scénique est la forme naturelle de leur esprit. Sous l’effort de cet instinct, toutes les parties accessoires du drame arrivent à la rampe, et s’étalent sous les yeux. Une bataille s’est livrée ; au lieu de la raconter, ils l’amènent devant le public, clairons et tambours, foules qui se bousculent, combattants qui s’éventrent. Un naufrage est arrivé ; vite le vaisseau devant le spectateur, avec les jurons des matelots, les commandements techniques du pilote. De toutes les parties de la vie humaine58, tapages de taverne et conseils de ministres, bavardages de cuisine et processions de cour, tendresses de famille et marchandages de prostitution, nulle n’est trop petite, ou trop haute ; elles sont dans la vie, qu’elles soient sur la scène, chacune tout entière, toute grossière, atroce et saugrenue, telle qu’elle est, il n’importe. Ni en Grèce, ni en Italie, ni en Espagne, ni en France, on n’a vu d’art qui ait tenté si audacieusement d’exprimer l’âme et le plus intime fond de l’âme, le réel et tout le réel.
Comment ont-ils réussi, et quel est cet art nouveau qui foule toutes les règles ordinaires ? C’est un art cependant, puisqu’il est naturel, un grand art, puisqu’il embrasse plus de choses et plus profondément que ne font les autres, tout semblable à celui de Rembrandt et de Rubens ; mais comme celui de Rembrandt et de Rubens, c’est un art germanique et dont toutes les démarches sont contraires à celles de l’art classique. Ce que les Grecs et les Latins, inventeurs de celui-ci, ont cherché en toutes choses, c’est l’agrément et l’ordre. Monuments, statues et peintures, théâtre, éloquence et poésie, de Sophocle à Racine, ils ont coulé toute leur œuvre dans le même moule, et produit la beauté par le même moyen. Dans l’enchevêtrement et la complexité infinie des choses, ils saisissent un petit nombre d’idées simples qu’ils assemblent en un petit nombre de façons simples, en sorte que l’énorme végétation embrouillée de la vie s’offre désormais à l’esprit tout élaguée et réduite, et peut être embrassée aisément d’un seul regard. Un carré de murs avec des files de colonnes toutes semblables ; un groupe symétrique de corps nus ou drapés dans un linge ; un jeune homme debout qui lève un bras ; un guerrier blessé qui ne veut pas revenir au camp et qu’on supplie : voilà, dans leur plus beau temps, leur architecture, leur peinture, leur sculpture et leur théâtre. Pour poésie, quelques sentiments peu compliqués, toujours naturels, point raffinés, intelligibles à tous ; pour éloquence, un raisonnement continu, un vocabulaire limité, les plus hautes idées ramenées à leur origine sensible, tellement que des enfants peuvent comprendre cette éloquence et sentir cette poésie, et qu’à ce titre elles sont classiques. Entre les mains des Français, derniers héritiers de l’art simple, ces grands legs de l’antiquité ne s’altèrent pas. Si le génie poétique est moindre, la structure d’esprit n’a pas changé. Racine met sur le théâtre une action unique, dont il proportionne les parties, et dont il ordonne le cours ; nul incident, rien d’imprévu, point d’appendices ni de disparates ; nulle intrigue secondaire. Les rôles subordonnés sont effacés ; en tout quatre ou cinq personnages principaux, on n’en amène que le moins possible ; les autres, réduits à l’état de confidents, prennent le ton de leurs maîtres et ne font que leur donner la réplique. Toutes les scènes se tiennent et coulent insensiblement l’une dans l’autre ; et chaque scène, comme la pièce entière, a son ordre et son progrès. La tragédie se détache symétrique et nette au milieu de la vie humaine, comme un temple complet et solitaire qui dessine son contour régulier sur le bleu lumineux du ciel. Rien de semblable ici. Tout ce que nous appelons proportion et commodité fait défaut ; ils ne s’en embarrassent pas, ils n’en ont pas ◀besoin▶. Nulle liaison, on saute brusquement vingt ans ou cinq cents lieues. Il y a vingt scènes en un acte ; on tombe sans préparation de l’une à l’autre, de la tragédie à la bouffonnerie ; et le plus souvent, il semble que l’action ne marche pas ; les personnages s’attardent à causer, à rêver, à étaler leur caractère. Nous étions agités, inquiets de l’issue, et voilà qu’on nous amène des domestiques qui se querellent, ou des amoureux qui font un sonnet. Même le dialogue et le discours, qui, par excellence, semblent devoir être des courants réguliers et continus d’idées entraînantes, demeurent en place tout stagnants, ou s’éparpillent en déviations et en vagabondages. Au premier regard, on croit qu’on n’avance point, on ne sent point à chaque phrase qu’on a fait un pas. Point de ces plaidoyers solides, point de ces discussions probantes, qui, de moment en moment, ajoutent une raison aux raisons précédentes, une objection aux objections précédentes : on dirait qu’ils ne savent qu’injurier, se répéter et piétiner en place. Et le désordre est aussi grand dans l’ensemble que dans les parties. C’est un règne entier, une guerre complète, ou tout un roman qu’ils entassent dans un drame ; ils découpent en scènes une chronique anglaise ou une nouvelle italienne : à cela se réduit leur art ; peu importent les événements : quels qu’ils soient, ils les acceptent. Ils n’ont point d’idée de l’action progressive et unique. Deux ou trois actions soudées bout à bout, ou enchevêtrées l’une dans l’autre, deux ou trois dénoûments inachevés, mal emmanchés, recommencés ; pour tout expédient, la mort prodiguée à tort à travers et à l’improviste, voilà leur logique. C’est que notre logique, la logique latine, leur manque. Leur esprit ne chemine point par les routes aplanies et rectilignes de la rhétorique et de l’éloquence. Il arrive au même but, mais par d’autres voies. Il est à la fois plus compréhensif et moins ordonné que le nôtre. Il demande une conception plus complète et ne demande pas une conception aussi suivie. Il ne procède point comme nous par une file de pas uniformes, mais par sauts brusques et par longs arrêts. Il ne se contente point d’une idée simple extraite d’un fait complexe, il exige qu’on lui présente le fait complexe tout entier, avec ses particularités innombrables, avec ses ramifications interminables. Il veut voir dans l’homme non quelque passion générale, l’ambition, la colère ou l’amour ; non quelque qualité pure, la bonté, l’avarice, la sottise, mais le caractère, c’est-à-dire l’empreinte extraordinairement compliquée, que l’hérédité, le tempérament, l’éducation, le métier, l’âge, la société, la conversation, les habitudes ont enfoncée en chaque homme, empreinte incommunicable et personnelle qui, une fois enfoncée dans un homme, ne se retrouve nulle part ailleurs. Il veut voir dans le héros, non-seulement le héros, mais l’individu avec sa façon de marcher, de boire, de jurer, de se moucher, avec le timbre de sa voix, avec sa maigreur ou sa graisse59, et plonge ainsi, à chaque regard, jusque dans le dessous des choses comme par une profonde percée de mineur. Cela fait, peu lui importe que la seconde percée soit à deux pas ou à cent pas de la première ; il suffit qu’elle aille à la rencontre du même fonds et serve aussi à manifester la couche intérieure et invisible. La logique ici est en dessous, non en dessus. C’est l’unité d’un caractère qui lie deux actions du personnage, comme c’est l’unité d’une impression qui lie deux scènes du drame. À proprement parler, le spectateur est comme un homme qu’on promènerait le long d’un mur percé de loin en loin de petites fenêtres ; à chaque fenêtre, il embrasse pour un instant, par une échappée, un paysage nouveau avec ses millions de détails ; la promenade achevée, s’il est de race et d’éducation latines, il sent tourbillonner dans sa tête un pêle-mêle d’images, et demande une carte de géographie pour se reconnaître ; s’il est de race et d’éducation germaniques, il aperçoit d’ensemble, par une concentration naturelle, la large contrée dont il n’a vu que des fragments. Une telle conception, par la multitude des détails qu’elle rassemble, et par la profondeur des lointains qu’elle embrasse, est une demi-vision qui ébranle toute l’âme. Avec quelle énergie, avec quel dédain des ménagements, avec quelle violence de vérité elle ose frapper et marteler la médaille humaine, avec quelle liberté elle peut reproduire l’âpreté entière des caractères frustes et les extrêmes saillies de la nature vierge, c’est ce que ses œuvres vont montrer.
VI
Considérons les différents personnages que cet art si appliqué à la peinture des mœurs réelles, et si propre à la peinture de l’âme vivante, va chercher parmi les mœurs réelles et les âmes vivantes de son temps et de son pays. Il y en a deux sortes, ainsi qu’il convient à la nature du drame : les uns qui produisent la terreur, les autres qui excitent la pitié ; les uns gracieux et féminins, les autres virils et violents ; toutes les différences du sexe, tous les extrêmes de la vie, toutes les ressources de la scène sont contenus dans ce contraste, et si jamais le contraste a été complet, c’est ici.
Que le lecteur lise lui-même quelques-unes de ces pièces, autrement il n’aura pas l’idée des fureurs dans lesquelles le drame s’est précipité ; la force et la fougue s’y lancent à chaque instant jusqu’à l’atrocité, et plus loin encore s’il y a quelque chose au-delà. Assassinats, empoisonnements, supplices, vociférations de la démence et de la rage, aucun emportement et aucune souffrance ne sont trop extrêmes pour leur élan ou leur effort. La colère ici est une folie, l’ambition une frénésie, l’amour un délire. Hippolyte, qui a perdu sa maîtresse60, l’aperçoit rayonnante dans le ciel comme une vision bienheureuse. « Elle est là-haut, sur ces tours d’étoiles, debout, les yeux fixés sur moi pour savoir si je lui reste fidèle. » Arétus, pour se venger de Valentinien, l’empoisonne après s’être empoisonné lui-même, et, râlant, se fait porter devant le lit de son ennemi pour lui donner un avant-goût de l’agonie. La reine Brunehaut a chez elle un pourvoyeur d’amants qu’elle emploie sur la scène, et fait tuer les deux fils l’un par l’autre. La mort est partout ; à la fin de chaque drame, tous les grands personnages trébuchent ensemble dans le sang ; tueries et boucheries, la scène devient un champ de bataille ou un cimetière61. Conterai-je quelques-unes de ces tragédies ? Francesco, pour venger sa sœur séduite62, veut séduire à son tour la duchesse Marcella, femme de Sforza, le séducteur ; il la veut, il l’aura, il le lui dit avec des cris d’amour et de rage : « Avec ces bras, je traverserai une mer de sang, je me ferai un pont avec des ossements d’hommes, mais mes bras iront jusqu’à vous, jusqu’à vous, ma bien-aimée, la plus aimée et la meilleure des femmes. » Car c’est le duc qu’il veut atteindre à travers elle, vivante ou morte, sinon par le déshonneur, du moins par le meurtre ; le second vaut le premier, et vaut mieux puisqu’il fera plus de mal. Il la calomnie, et le duc, qui l’adore, la tue, puis, désabusé, devient forcené, ne veut pas croire qu’elle soit morte, fait exposer le corps revêtu d’habits royaux sur un lit de parade, s’agenouille devant elle, hurle et pleure. Il connaît maintenant le nom du traître, et à cette idée il tombe dans des défaillances ou des transports63 : « Je le suivrai dans l’enfer, jusqu’à ce que je l’y trouve, — et j’habiterai là, furie acharnée pour le torturer. — Pour cette détestable main, pour ce bras qui ont guidé — l’acier maudit, — je les déchiquèterai pièce à pièce — avec des fers rougis, et je les mangerai comme un vautour que je suis, fait pour goûter pareille charogne. » Tout d’un coup, il halète et tombe ; Francesco y a pourvu, et le poison fait son office. Le duc meurt, et on emmène le meurtrier à la torture. — Il y a pis ; pour trouver des sentiments assez violents, ils vont jusqu’à ceux qui dénaturent l’homme. Massinger met sur la scène un père justicier qui poignarde sa fille ; Webster et Ford, un fils qui assassine sa mère ; Ford, les amours incestueux d’un frère et de sa sœur64. C’est l’amour irrésistible, qui tombe sur eux, l’amour antique de Pasiphaé ou de Myrrha, sorte de folie qui ressemble à un enchantement, et sous lequel toute volonté plie. « Perdu, je suis perdu, dit Giovani, ma destinée m’a condamné à mort65. — Plus je lutte, et plus j’aime ; et plus j’aime, — moins j’espère ; je vois ma ruine sûre. — J’ai vainement fatigué le ciel de prières, — épuisé la source de mes larmes continuelles, — desséché mes veines de jeûnes assidus. Ce que l’invention ou l’art — peuvent conseiller, je l’ai fait, et après tout cela, ô malheur, — je trouve que tout cela n’est qu’un rêve, un conte de vieillard, — pour contenir la jeunesse. Je reste toujours le même. — Il faut que je parle ou que je meure. » Quels transports ensuite ! Quelles âpres et poignantes délices, et aussi combien courtes, combien douloureuses et traversées d’angoisses, surtout pour elle ! On la marie à un autre, lisez vous-même l’admirable et horrible scène qui représente la nuit de noces. Elle est grosse, et Soranzo, le mari, la traîne à terre, avec des exécrations, voulant savoir le nom de son amant66. « Catin des catins ! parfaite, notable prostituée ! N’y avait-il point d’autre homme à Parme pour être l’endosseur du micmac qui grouille dans cet ignoble ventre, dans ce sac de bâtards ? Faut-il que votre prurit, votre chaleur de luxure se soient gorgés jusqu’au trop-plein, et aviez-vous ◀besoin de me trier entre cent pour être le manteau de vos tours secrets, de vos tours d’alcôve ? Je le traînerai dans la poussière ce corps pourri de luxure. Qui est-ce ? Dis-moi le nom, ou je hacherai ta chair en lambeaux. Qui est-ce ? » Elle rit, l’excès de l’opprobre et de la peur l’a relevée ; elle l’insulte en face ; elle chante ; que cela est bien femme ! Elle se laisse frapper et traîner. « Faites, faites. » En cet état, les nerfs s’exaltent, et ne sentent plus rien ; elle refuse de dire le nom, et par surcroît, elle loue son amant, elle l’adore en présence de l’autre. Cet acte d’adoration au plus fort du danger est comme une rose qu’elle cueille et dont elle s’enivre. « Vous n’êtes pas digne de le prononcer, ce nom ; pour avoir l’honneur de l’entendre d’une autre bouche, il faudrait vous mettre à deux genoux. » — « Qui est-ce ? » — Elle rit nerveusement et tout haut : « Pas si vite, nous n’en sommes pas encore là. Qu’il vous suffise de savoir que vous aurez la gloire de fournir un père à ce qu’un si brave père a engendré. C’est un garçon, félicitez-vous, monsieur, vous aurez un garçon pour hériter de votre nom. — Misérable damnée ! — Ah ! si vous ne voulez pas écouter, je ne dirai plus rien. — Si, parle, et ce sont tes dernières paroles. — Accepté, accepté ! » Quel mot, quel cri soudain, rompant ce torrent d’ironie, vrai cri d’exaltée, qui est affamée de mourir et demande qu’on se dépêche ! — À la fin, tout s’est découvert, et les deux amants savent qu’ils vont mourir. Pour la dernière fois, ils se voient dans la chambre d’Annabella, écoutant au-dessous d’eux le bruit de la fête qui leur servira de funérailles. Giovanni, qui a pris sa résolution en furieux, regarde Annabella toute parée, éblouissante. Il la regarde silencieusement, et se souvient. Il pleure67. « Ce sont des larmes funéraires, Annabella, des larmes pour votre tombe ; de pareilles larmes sillonnaient mes joues, quand pour la première fois je vous aimais et ne savais comment vous prier d’amour… Donnez-moi votre main. Comme la vie coule suavement dans ces veines azurées ! Comme ces mains promettent bien la santé !… Embrasse-moi encore, pardonne-moi. Adieu. » Sur ce mot il la poignarde, et, arrachant le cœur, l’apporte au bout de sa lame dans la salle du banquet, devant Soranzo, avec des ricanements et des insultes. « Tiens, voilà le cœur de ta femme ; c’est un échange royal, je prends le tien en échange. » Il le tue, et se jetant sur des épées, se fait tuer lui-même. Il semble que la tragédie ne puisse aller au-delà.
Elle a été au-delà ; car si ce sont ici des mélodrames, ce sont des mélodrames
sincères, fabriqués, non pas comme les nôtres, par des littérateurs de café pour des
bourgeois paisibles, mais écrits par des hommes passionnés et experts en fait
d’actions tragiques, pour une race violente, surnourrie et triste. De Shakspeare à
Milton, à Swift, à Hogarth, nulle ne s’est plus soûlée de crudités et d’horreurs, et
ses poëtes lui en donnent à foison, Ford encore moins que Webster, celui-ci un homme
sombre, et dont la pensée semble habiter incessamment les sépulcres et les charniers.
« Les places à la cour, dit-il, sont comme des lits dans un hôpital, où la
tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours en
descendant68. »
Voilà de ses images. Pour faire des
désespérés, des scélérats parfaits, des misanthropes acharnés69, pour noircir et blasphémer la vie
humaine, surtout pour peindre la dépravation
effrontée et la férocité
raffinée des mœurs italiennes, personne ne l’égale70. La duchesse de Malfi a épousé secrètement son
intendant Antonio, et son frère apprend qu’elle a des enfants ; presque fou71 de fureur et d’orgueil
blessé, il se tait, attendant pour savoir le nom du père ; puis, tout d’un coup, il
arrive : il veut la tuer, mais en lui faisant savourer la mort. Qu’elle souffre bien,
et surtout ne meure pas trop vite ! Qu’elle souffre du cœur, ces douleurs-là sont
pires que celles de la chair. Il envoie des assassins contre Antonio, et cependant il
vient à elle dans l’obscurité avec des paroles affectueuses, semble se réconcilier
avec elle et subitement lui montre des figures de cire couvertes de blessures, qu’elle
prend pour son mari et ses enfants égorgés. Elle s’abat sous le coup, et reste morne,
sans crier, comme « un misérable brisé sur la route. » Aux encouragements, aux
consolations, elle ne répond que par un étrange sourire de statue. « Allons, courage,
je sauverai votre vie72. — En vérité, je n’ai pas le loisir
de songer à une si petite chose. — Sur ma parole, j’ai pitié de vous. —
Alors, tu es fou de dépenser ta pitié ainsi ; moi je ne peux pas avoir pitié de
moi-même… Mon cœur est plein de poignards. » Paroles lentes, prononcées à mi-voix,
comme en un rêve ou comme si elle parlait d’un autre. Son frère lui envoie une bande
de fous qui gambadent, et hurlent, et divaguent lugubrement autour d’elle, horrible
vue capable de renverser la raison, et qui est comme un avant-goût de l’enfer. Elle ne
dit rien, elle regarde ; son cœur est mort, ses yeux sont fixes73 : « À quoi
pensez-vous ? — À
rien. Quand je rêve ainsi, je dors. — Comme une folle,
les yeux ouverts. — Crois-tu que nous nous connaîtrons l’un l’autre, dans l’autre
monde ? — Oui, sans aucun doute. — Oh ! si l’on pouvait avoir un entretien de deux
jours seulement avec les morts ! J’apprendrais quelque chose que je ne saurai jamais
ici, j’en suis sûre. Je vais te dire un miracle. Je ne suis pas encore
folle… Le ciel sur ma tête semble d’airain fondu, et la terre de soufre enflammé, et
pourtant je ne suis pas folle. J’ai pris l’habitude du désespoir, comme un galérien
tanné celle de son aviron. » En cet état, les membres, comme ceux d’un supplicié,
tressaillent encore, mais la sensibilité est usée ; le misérable corps ne remue plus
que machinalement ; il a trop souffert. — Enfin, le fossoyeur vient avec des
bourreaux, un cercueil, et on chante devant elle son service funèbre. « Adieu,
Cariola, songe à donner à mon petit garçon un peu de sirop pour son rhume, et fais
dire à la petite fille ses prières avant qu’elle s’endorme… À présent, à votre
volonté. Quelle mort ? — L’étranglement ; voici vos exécuteurs. — Je leur pardonne :
une toux, l’apoplexie, le catarrhe en feraient autant… Vous donnerez mon corps à mes
femmes, n’est-ce pas ?… Serrez, serrez ferme ; … vous direz à mes frères, quand je
serai ensevelie, qu’ils peuvent dîner tranquilles. » Après la maîtresse, la suivante :
celle-ci crie et se débat : « Je ne veux pas mourir, je ne puis pas mourir, je suis
engagée à un jeune gentilhomme. » — « La corde vous servira d’anneau de mariage. — Si
vous me tuez maintenant, je suis damnée, il y a deux ans que je n’ai été à confesse. —
Vite donc. — Je suis grosse. » — Elle égratigne et mord, on l’étrangle et les deux
enfants avec elle. Antonio est assassiné ; le cardinal et sa maîtresse, le duc et son
confident sont empoisonnés ou égorgés ; et les paroles solennelles des mourants
viennent au
milieu de ce carnage dénoncer, comme des trompettes de deuil,
une malédiction universelle sur la vie. « Ô ce sombre monde74 ! — Dans quelle ombre, dans quel profond puits d’obscurité
vit cette pauvre humanité craintive ! — Nous courons après la grandeur, comme les
enfants après les bulles soufflées dans l’air. — Le plaisir, qu’est-ce ? Rien que les
heures de répit dans une fièvre, un repos qui nous prépare à supporter la douleur. —
Quand nous tombons par l’ambition, par le meurtre, par la volupté, — toujours comme
les diamants, nous sommes tranchés par notre propre poussière75. » Vous ne trouveriez rien
de plus triste et de plus grand de l’Edda à lord Byron.
On devine bien quels puissants caractères il faut pour soutenir ces terribles drames. Tous ces personnages sont prêts aux actions extrêmes ; leurs résolutions partent comme des coups d’épée ; on suit, on voit, à chaque tournant des scènes, leurs yeux ardents, leurs lèvres blêmies, le tressaillement de leurs muscles, la tension de tout leur être. Le trop-plein de la volonté crispe leurs mains violentes, et leur passion accumulée éclate en foudres qui déchirent et ravagent tout autour d’eux et dans leur propre cœur. On les connaît les héros de cette population tragique, les Iago, les Richard III, les lady Macbeth, les Othello, les Coriolan, les Hotspur, tous comblés de génie, de courage et de désirs, le plus souvent insensés ou criminels, toujours précipités par eux-mêmes dans leur tombe. Il y en a autant autour de Shakspeare que chez Shakspeare ; laissez-moi en montrer un seul, cette fois encore, chez ce Webster. Personne, après Shakspeare, n’a vu plus avant dans les profondeurs de la nature diabolique et déchaînée. The White Devil, c’est le nom qu’il donne à son héroïne. Sa Victoria Corambona prend pour amant le duc de Brachiano, et dès la première entrevue songe à l’issue76. « Pour passer le temps, je dirai à Votre Grâce un rêve que j’ai fait la nuit dernière. Un rêve bien vain, bien ridicule. » Certainement, il est bien conté et encore mieux choisi, de sens profond, et de sens fort clair. « Charmant démon, dit tout bas son frère, l’entremetteur, elle lui apprend sous couleur de rêve à expédier son mari et la duchesse. » En effet, le mari est étranglé, la duchesse empoisonnée, et Victoria, accusée des deux crimes, est amenée devant le tribunal. Pied à pied, comme un soldat acculé contre une muraille, elle se défend, réfutant et bravant les avocats et les juges, incapable de pâlir ou de se troubler, l’esprit lucide, et la parole prête, au milieu des injures et des preuves, sous la menace de l’échafaud. L’avocat parle d’abord latin77 : « Non, qu’il parle en langue ordinaire ; autrement, je ne répondrai pas. — Mais vous comprenez le latin. — Je le comprends, mais je veux que toute cette assemblée entende. » Poitrine ouverte, en pleine lumière, elle veut un duel public, et provoque l’avocat : « Me voici au blanc, tirez sur moi, je vous dirai si vous touchez près. » Elle le raille sur son jargon, l’insulte, avec une ironie mordante. « Sûrement, messeigneurs, cet avocat a avalé quelque ordonnance ou quelque formule d’apothicaire, et maintenant les gros mots indigestes lui reviennent au bec, comme les pierres que nous donnons aux faucons en manière de médicaments. Certainement, après son latin, ceci est du bas-breton. » — Puis, au plus fort des malédictions des juges78 : « Au fait, et pas de phrases ; pas de grâce non plus. Prouvez-moi coupable, séparez ma tête de mon corps ; nous nous quitterons bons amis, mais je dédaigne de devoir ma vie à votre pitié, monsieur, ou à celle de tout autre… Quant à vos grands mots, libre à vous, monseigneur, d’effrayer les petits enfants avec des diables peints. Je n’ai plus l’âge de ces terreurs vaines. Pour vos noms de catin et d’homicide, ils viennent de vous ; comme lorsqu’un homme crache contre le vent, son ordure lui revient à la face. » Argument contre argument, elle a une parade contre tous les coups, une parade et une riposte79. « Vous m’avez déjà mise à l’aumône, et vous voulez encore me perdre. J’ai des maisons, des bijoux et un pauvre reste de ducats ; sans doute cela vous donnera le moyen d’être charitables… » Puis, d’une voix stridente : « En vérité, monseigneur, vous feriez bien d’aller tirer vos pistolets contre les mouches : le jeu serait plus noble. » On la condamne à être enfermée dans une maison de repenties. «80Une maison de repenties ? qu’est-ce que cela ? — Une maison de catins repentantes. — Est-ce que les nobles de Rome l’ont bâtie pour leurs femmes, qu’on m’envoie loger là ? » Le sarcasme part droit comme un coup d’épée, puis sur celui-ci un autre, puis des cris et des exécrations. Elle ne pliera pas, elle ne pleurera pas. Elle sort debout, âpre et toujours plus hautaine : « Une maison de repenties ? Non, ce ne sera pas une maison de repenties. Ma conscience me la fera plus honnête que le palais du pape, et plus paisible que ton âme, quoique tu sois un cardinal. » — Contre son amant furieux qui l’accuse d’infidélité, elle est aussi forte que contre ses juges ; elle lui tient tête, elle lui jette à la face la mort de sa duchesse, elle le force à demander pardon, à l’épouser ; elle jouera la comédie jusqu’au bout sous le pistolet, avec une effronterie et un courage de courtisane et d’impératrice81 ; prise au piége à la fin, elle restera sous le poignard aussi brave et encore plus insultante. « Je ne crains rien, je recevrai la mort comme un prince reçoit les grands ambassadeurs. Je ferai la moitié du chemin pour aller au-devant de ton arme… Un coup viril que tu viens de faire là. Ton premier sera d’égorger quelque enfant à la mamelle. Alors tu seras célèbre82. » Quand une femme se dépouille de son sexe, ses actions vont au-delà de celles de l’homme, et il n’y a plus rien qu’elle ne sache souffrir ou oser.
VII
En face de cette bande tragique aux traits grimaçants, aux fronts d’airain, aux attitudes militantes, est un chœur de figures suaves et timides, tendres par excellence, les plus gracieuses et les plus dignes d’amour qu’il ait été donné à l’homme d’imaginer ; vous les retrouverez, chez Shakspeare, dans Miranda, Juliette, Desdémone, Virginia, Ophélia, Cordélia, Imogène ; mais, elles abondent aussi chez les autres, et c’est le propre de cette race de les avoir fournies, comme c’est le propre de ce théâtre de les avoir représentées. Par une rencontre singulière, les femmes sont plus femmes et les hommes plus hommes ici qu’ailleurs. Les deux natures vont chacune à son extrême ; chez les uns vers l’audace, l’esprit d’entreprise et de résistance, le caractère guerrier, impérieux et rude ; chez les autres vers la douceur, l’abnégation, la patience, l’affection inépuisable83 ; chose inconnue dans les pays lointains, surtout en France, la femme ici se donne sans se reprendre, et met sa gloire et son devoir à obéir, à pardonner, à adorer, sans souhaiter ni prétendre autre chose que se fondre et s’absorber chaque jour davantage en celui qu’elle a volontairement et pour toujours choisi84. C’est cet instinct, un antique instinct germanique, que ces grands peintres de l’instinct mettent tous ici en lumière : Penthéa, Dorothea, chez Ford et Greene ; Isabelle et la duchesse de Malfi, chez Webster ; Bianca, Ordella, Aréthusa, Juliane, Euphrasie, Amoret, d’autres encore, chez Beaumont et Fletcher ; il y en a vingt qui, parmi les plus dures épreuves et les plus fortes tentations, manifestent cette admirable puissance d’abandon et de dévouement85. L’âme, dans cette race, est à la fois primitive et sérieuse. La candeur chez les femmes y subsiste plus longtemps qu’ailleurs. Elles perdent moins vite le respect, elles pèsent moins vite les valeurs et les caractères ; elles sont moins promptes à deviner le mal et à mesurer leurs maris. Aujourd’hui encore, telle grande dame habituée aux réceptions est capable de rougir en présence d’un inconnu et de se trouver mal à l’aise comme une petite fille ; les yeux bleus se baissent et la pudeur enfantine arrive d’abord aux joues vermeilles. Elles n’ont pas la netteté, la hardiesse d’idées, l’assurance de conduite, la précocité qui chez nous en six mois font d’une jeune fille une femme d’intrigue et une reine de salon86. La vie enfermée et l’obéissance leur sont plus faciles. Plus pliantes et plus sédentaires, elles sont en même temps plus concentrées, plus intérieures, plus disposées à suivre des yeux le noble rêve qu’on nomme le devoir, et qui ne s’éveille guère en l’homme que dans le silence des sens. Elles ne sont point tentées par la suavité voluptueuse qui, dans les pays du Midi, s’exhale du climat, du ciel et du spectacle de toutes choses, qui fond les résistances, qui fait considérer la privation comme une duperie et la vertu comme une théorie. Elles peuvent se contenter des sensations ternes, se passer d’excitations, supporter l’ennui, et, dans cette monotonie de la vie réglée, se replier sur elles-mêmes, obéir à une pure idée, employer toutes les forces de leur cœur au maintien de leur noblesse morale. Ainsi appuyées sur l’innocence et la conscience, on les voit porter dans l’amour un sentiment profond et honnête, mettre bas la coquetterie, la vanité et les manéges, ne pas mentir, ne pas minauder. Lorsqu’elles aiment, ce n’est pas un fruit défendu qu’elles goûtent, c’est leur vie tout entière qu’elles engagent. Ainsi conçu, l’amour devient une chose presque sainte : le spectateur n’a plus envie de faire le malin et de plaisanter ; elles songent non à leur bonheur, mais au bonheur de celui qu’elles aiment ; c’est le dévouement qu’elles cherchent, et non le plaisir. « On m’appela en hâte, dit Euphrasie à Philaster en lui contant son histoire87, pour vous entretenir ; jamais homme, — soulevé tout d’un coup d’une hutte de berger jusqu’au trône, — ne se trouva si grand dans ses pensées que moi. Vous laissâtes alors un baiser — sur ces lèvres qui maintenant ne toucheront plus jamais les vôtres. — Je vous entendis parler, — votre voix était bien au-dessus d’un chant. Après que vous fûtes parti, — je rentrai dans mon cœur et je cherchai — ce qui le troublait ainsi ; hélas ! je trouvai que c’était l’amour ! — Non pas l’amour des sens. Si seulement j’avais pu vivre en votre présence, — j’aurais eu tout mon désir. » Elle s’est déguisée en page, elle l’a suivi, elle a été sa servante88 ; et quel plus grand bonheur pour une femme que de servir à genoux celui qu’elle aime ? Elle s’est laissé rudoyer par lui, menacer de mort, blesser. « Bénie soit la main qui m’a blessée ! » Quoi qu’il fasse, il ne peut sortir de ce cœur, de ces lèvres pâles, que des paroles de tendresse et d’adoration. Bien plus, elle prend sur elle un crime dont il est accusé, elle contredit ses aveux, elle veut mourir à sa place. Bien plus encore, elle le sert auprès de la princesse Aréthusa qu’il aime ; elle justifie sa rivale, elle accomplit leur mariage, et pour toute grâce, demande à les servir tous deux89.
Quelle idée de l’amour ont-ils donc en ce pays ? D’où vient que tout égoïsme, toute vanité, toute rancune, tout sentiment petit, personnel ou bas, disparaît à son approche ? Comment se fait-il que l’âme se donne ainsi tout entière, sans hésitation, sans réserve, et ne songe plus qu’à se prosterner et s’anéantir comme en présence d’un Dieu90 ? Bianca, croyant Césario ruiné, vient s’offrir à lui comme épouse, et, apprenant qu’il n’en est rien, renonce à lui à l’instant sans une plainte. « Ne m’aimez plus ; je prierai pour vous afin que vous ayez une femme vertueuse et belle, et quand je serai morte, pensez à moi quelquefois, avec un peu de pitié pour ma témérité… J’accepte votre baiser, c’est un cadeau de noces sur une tombe de vierge91. » La duchesse de Brachiano est trahie, insultée par son mari infidèle ; pour le soustraire à la vengeance de sa famille, elle prend sur elle la faute de la rupture, joue exprès la mégère, et, le laissant libre avec sa courtisane, va mourir en embrassant son portrait. — Aréthusa se laisse blesser par Philaster, arrête les gens qui veulent retenir le bras du meurtrier, déclare qu’il n’a rien fait, que ce n’est pas lui, prie pour lui, l’aime en dépit de tout, jusqu’au bout, comme si toutes ses actions étaient sacrées, comme s’il avait droit de vie et de mort sur elle. — Ordella s’offre afin que le roi son mari puisse avoir des enfants92 ; elle s’offre au sacrifice, simplement, sans grands mots, tout entière93 ; quoi que ce soit ; « pourvu que ce soit honnête, elle est prête à tout hasarder et à tout souffrir. » — Lorsqu’on la loue de son héroïsme, elle répond qu’elle fait « simplement son devoir. — Mais ce sacrifice est terrible ! — Il n’en est que plus noble. — Il est plein d’ombres effrayantes ! — Le sommeil aussi, seigneur, et toute chose qui est humaine et mortelle. Nous serions nés dieux, autrement. Mais toutes ces peurs, sitôt qu’elles sentent la flamme des pensées nobles, s’envolent et s’évanouissent comme des nuages. — Supposez que ce soit la mort. — Je l’ai supposé. — La mort, et la perte éternelle de tout ce que nous aimons, la jeunesse, la force, le plaisir, la compagnie, l’avenir, la raison elle-même. Car, dans le tombeau silencieux, les entretiens, la joyeuse démarche des amis, la voix des amants, les conseils affectueux d’un père, rien, on n’entend plus rien, il n’y a plus rien ; tout est oubli, poussière, obscurité éternelle ; et osez-vous bien, femme, souhaiter une pareille demeure ? — C’est de tous les sommeils le plus doux. Les rois y reviennent, du haut de leurs grandeurs fardées, comme des brouillards qui tombent. Insensés ceux qui la craignent ou essayent de la retarder, jusqu’à ce que la vieillesse ait soufflé leur lampe. — Ainsi vous pouvez vous offrir ? — Aussi volontiers que je le dis. — Martell, un miracle, une femme qui ose mourir ! Pourtant, dites-moi, êtes-vous mariée ? — Je le suis, seigneur. — Et vous avez des enfants ?… Elle soupire et pleure. — Oh non ! seigneur. — Avez-vous bien le courage, pour une pauvre stérile louange que vous n’entendrez jamais, de renoncer à ces chères espérances ? — À tout, excepté au ciel. » Cela n’est-il pas énorme ? Comprenez-vous qu’un être humain se détache ainsi de lui-même, qu’il s’oublie et se perde dans un autre ? Elles s’y perdent comme dans un abîme. Quand elles aiment en vain et sans espérance, ni leur raison, ni leur vie n’y résistent ; elles languissent, deviennent folles, et meurent comme Ophélia. Aspasia délaissée, « marche sombre, les yeux humides et attachés sur la terre94. — Elle ne se plaît qu’aux bois solitaires, et, quand elle voit une rive, — toute pleine de fleurs, avec un soupir, elle dit à ses femmes, — quelle jolie place ce serait pour y ensevelir des amants ; elle leur dit — de cueillir les fleurs et de l’en joncher comme une morte. — Partout avec elle, elle porte sa peine, qui, comme une contagion, — gagne tous les assistants. Elle chante — les plus tristes choses que jamais une oreille ait entendues, — puis soupire et chante encore. Et quand les autres jeunes dames, — dans la gaieté folâtre de leur jeune sang, — content tour à tour des contes joyeux qui remplissent la chambre de rires, — elle, avec un regard désolé, apporte l’Histoire de la mort silencieuse — de quelque jeune fille abandonnée, avec des paroles si douloureuses — qu’avant la fin elle les renvoie toutes une à une les larmes aux yeux. » Comme un spectre autour d’une tombe, elle erre incessamment autour des restes de son amour détruit, languit, pâlit, s’affaisse, et finit par s’achever elle-même. — Plus tristes encore sont celles qui, par devoir et soumission, se sont laissé conduire à un autre mariage. Elles ne se résignent pas, elles ne se relèvent pas, comme la Pauline de Polyeucte. Elles sont brisées. Penthéa est aussi honnête, mais non aussi forte que Pauline ; c’est l’épouse anglaise, mais ce n’est point l’épouse romaine, stoïque et calme95. Elle est désespérée, doucement, silencieusement, et se laisse mourir. Au fond du cœur, elle se juge mariée avec celui à qui elle a engagé son âme ; c’est le mariage du cœur qui, à ses yeux, est le seul véritable ; l’autre n’est qu’un adultère déguisé. En épousant Bassanès, elle a péché contre Orgilus ; l’infidélité morale est pire que l’infidélité légale, et, désormais, elle est déchue à ses propres yeux96 : « Tuez-moi, mon frère, je vous en prie ; dites, le voulez-vous ?… Vous avez fait de moi une parjure, une prostituée salie. Pardonnez-moi, j’en suis une de fait, non de désir, les dieux m’en sont témoins. Oui, j’en suis une ; car celle qui est la femme d’Orgilus, et vit en adultère public avec Bassanès, est à tout le moins une prostituée. À présent, voulez-vous me tuer ?… Une servante à gages à la campagne étanche sa soif, avec ses chevreaux et ses agneaux, dans une source fraîche, et moi je n’ai que mes larmes pour apaiser la chaleur de ma poitrine… » Avec une grandeur tragique, du haut de son deuil incurable, elle jette les yeux sur la vie97 : « Nous nous travaillons en vain pour allonger notre pauvre voyage, ou nous implorons un répit afin de respirer ; notre patrie est dans le tombeau… Ah ! chère princesse, le sablier de ma vie n’a plus guère que quelques minutes à couler ; le sable est épuisé ; je sens les avertissements d’un messager intérieur et sûr qui m’appelle pour partir vite… Un remède ? Mon remède sera un suaire, une enveloppe de plomb, et un coin de terre où personne n’ira marcher. » Point de révolte, ni d’aigreur ; elle aide affectueusement son frère qui a causé son malheur ; elle tâche de lui faire obtenir la femme qu’il aime ; la bonté, la douceur féminine surnagent en elle au plus fort du désespoir. L’amour ici n’est point despotique, emporté, comme dans les climats du Midi. Il n’est que profond et triste ; la source de la vie est tarie, voilà tout ; elle ne vit plus, parce qu’elle ne peut plus vivre ; tout s’en va par degrés, la santé, la raison, puis l’âme ; au dernier moment, elle délire, et on la voit venir échevelée, les yeux tout grands ouverts, avec des paroles entrecoupées. Il y a dix jours qu’elle ne dort plus et ne veut plus manger, et toujours la même fatale pensée lui serre la poitrine, parmi de vagues rêves de tendresse et de bonheur maternel frustré, qui reviennent en son esprit comme des fantômes98. « Nulle fausseté n’égale une promesse rompue. Il n’y a pas de cheveu planté sur ma tête qui, comme un morceau de plomb, ne m’enfonce dans ma tombe. J’aurais pu être la mère de jolis petits enfants qui auraient babillé sur mes genoux. Quand j’aurais souri, ils auraient souri, et certainement quand ils auraient pleuré, j’aurais pleuré. Bien vrai, mon père aurait dû me choisir un mari, et alors mes petits enfants n’auraient pas été bâtards ; mais il est trop tard pour me marier maintenant ; je suis trop vieille pour avoir des enfants ; ce n’est pas ma faute… Donne-moi ta main ; crois-moi, je ne te ferai pas de mal ; ne te plains pas si je la serre trop fort, je la baiserai. Oh ! c’est une belle main douce !… Bon Dieu, nous aurions été heureux ! trop heureux, le bonheur rend hautain, à ce qu’on dit… Il n’y a pas de paix pour une épouse arrachée à son vrai mari, arrachée de force par un mariage infâme. Dans toute mémoire désormais, le nom de Penthéa, de la pauvre Penthéa, est sali… Pardonnez-moi, oh ! je défaille. » Elle meurt, demandant quelque douce voix qui lui chante un air plaintif, un air d’adieu, un doux chant funèbre. Je ne sais rien au théâtre de plus pur et de plus touchant.
Lorsqu’on rencontre une structure d’âme si neuve et capable d’aussi grands effets, il faut regarder le corps. Les actions extrêmes de l’homme proviennent, non de sa volonté, mais de sa nature99 ; pour comprendre les grandes tensions de toute sa machine, c’est sa machine entière qu’il faut regarder, j’entends son tempérament, la façon dont son sang coule, dont ses nerfs vibrent, et dont ses muscles se bandent ; le moral traduit le physique, et les qualités humaines ont leur racine dans l’espèce animale. Considérez donc l’espèce ici, c’est-à-dire la race ; car les sœurs de l’Ophélia et de la Virginia de Shakspeare, de la Claire et de la Marguerite de Gœthe, de la Belvidera d’Otway, de la Paméla de Richardson, font une race à part, molles et blondes, avec des yeux bleus, d’une blancheur de lis, rougissantes, d’une délicatesse craintive, d’une douceur sérieuse, faites pour se subordonner, se plier et s’attacher. Leurs poëtes le sentent bien, quand ils les amènent sur la scène ; ils mettent autour d’elles la poésie qui leur convient, le bruissement des ruisseaux, les chevelures pendantes des saules, les frêles et moites fleurs de leur pays, toutes semblables à elles100, « la primevère, pâle comme leur visage, la jacinthe des prés, azurée comme leurs veines, la fleur de l’églantier, aussi suave que leur haleine101. » Ils les font douces « comme le zéphyr qui de son souffle penche la tête des violettes », abattues sous le moindre reproche, déjà courbées à demi par une mélancolie tendre et rêveuse. Philaster dit en parlant d’Euphrasie qu’il prend pour un page, et qui s’est déguisée ainsi pour obtenir d’être à son service102 : « Je l’ai rencontré pour la première fois assis au bord d’une fontaine, — il y puisait un peu d’eau pour étancher sa soif, — et la lui rendait en larmes. — Une guirlande était auprès de lui faite par ses mains, — de maintes fleurs diverses, nourries sur la rive, — arrangées en ordre mystique, tellement que la rareté m’en charma. — Mais quand il tournait ses yeux tendres vers elles, il pleurait — comme s’il eût voulu les faire revivre. — Voyant sur son visage cette charmante innocence, — je demandai au cher pauvret toute son histoire. — Il me dit que ses parents, de bons parents étaient morts, — le laissant à la merci des champs, — qui lui donnaient des racines, des fontaines cristallines qui ne lui refusaient pas leurs eaux, — et du doux soleil qui lui accordait encore sa lumière. — Puis il prit la guirlande et me montra ce que chaque fleur, dans l’usage des gens de campagne, signifie, — et comment toutes, rangées de la sorte, exprimaient sa peine. — Je le pris, et j’ai gagné ainsi le plus fidèle, — le plus aimant, le plus gentil enfant qu’un maître ait jamais eu. » L’idylle naît d’elle-même parmi ces fleurs humaines ; le drame suspend son cours pour s’attarder devant la suavité angélique de leurs tendresses et de leurs pudeurs. Parfois même l’idylle naît complète et pure, et le théâtre tout entier est occupé par une sorte d’opéra sentimental et poétique. Il y en a deux ou trois dans Shakspeare ; il y en a chez le rude Jonson, chez Fletcher, le Berger affligé, le Berger fidèle 103. Titres ridicules aujourd’hui, parce qu’ils nous rappellent les fadeurs interminables de d’Urfé ou les gentillesses maniérées de Florian ; titres charmants, si l’on regarde la sincère et surabondante poésie qu’ils recouvrent. C’est dans le pays imaginaire que vit Amoret, la bergère fidèle, pays plein de dieux antiques, et pourtant anglais, pareil à ces paysages humides et verdoyants, où Rubens fait danser des nymphes104. « Les plaines penchées descendent, étendant leurs bras jusqu’à la mer, et les bois épais cachent des creux que n’a jamais baisés le soleil… Là est une source sacrée, où les fées agiles forment leurs rondes, à la pâle clarté de la lune ; elles y trempent les petits enfants dérobés, pour les affranchir des lois de notre chair fragile, et de notre grossière mortalité… Là est un air aussi frais et aussi suave que lorsque le zéphyr en se jouant vient caresser la face des eaux frémissantes. Là sont des fleurs choisies, toutes celles que donne le jeune printemps, des chèvrefeuilles, des narcisses, des chrysanthèmes. » — Le soir venu, « la brume monte, les gouttes de rosée viennent baiser chaque petite fleur et se suspendre à leur tête de velours, comme une corde de grains de corail. » Ce sont là les plantes et les aspects de la campagne anglaise toujours fraîche, tantôt enveloppée d’une pâle brume diaphane, tantôt luisante sous le soleil qui l’essuie, toute regorgeante d’herbes, d’herbes si emplies de séve si délicates qu’au milieu de leur plus éclatant lustre et de leur plus florissante vie, on sent que le lendemain va les faner. Là, pendant une nuit d’été, selon l’usage du temps105, les jeunes hommes et les jeunes filles vont cueillir des fleurs et échanger des promesses ; Amoret avec Périgot, « Amoret, plus belle que la chaste aube rougissante, ou que cette belle étoile qui guide le marin errant à travers l’abîme », pudique comme une vierge et tendre comme une épouse. « Je te crois, dit-elle à Périgot ; cher ami, il me serait dur de te tenir pour infidèle, plus dur qu’à toi de me tenir pour impure. » Si fortes que soient les épreuves, ce cœur donné ne se retirera jamais. Périgot trompé, poussé au désespoir, persuadé qu’elle est une débauchée, la frappe de son épée et la jette à terre, sanglante. Les calomniateurs vont la jeter dans la profonde fontaine ; mais le dieu, prenant une des perles de sa chevelure liquide, la laisse tomber sur la blessure ; la chaste chair se referme au contact de l’eau divine, et la jeune fille, revenue à elle, va retrouver celui qu’elle aime encore106 : « Parle, si tu es là, c’est ton Amoret, ta bien-aimée — qui prononce ton cher nom. C’est ton amie, — ton Amoret. Viens ici, pour mettre fin — à tous ces déchirements ; regarde-moi, mon ami bien-aimé, — j’ai oublié les souffrances, les chères peines — que j’ai souffertes pour l’amour de toi ; je veux bien — être encore ton amour. Pourquoi as-tu déchiré — ces cheveux bouclés où j’ai souvent attaché — des roses fraîches et des rubans, et où j’ai versé — des eaux distillées pour te parer et t’embellir, pour t’embaumer de senteurs plus douces que des bouquets un jour de noces ? — Pourquoi croises-tu tes bras et courbes-tu ta tête — sur ta poitrine, laissant tomber coup sur coup de tes deux yeux, — de tes deux yeux, mon ciel, — une pluie de larmes plus précieuses, plus pures que les perles — suspendues autour du front pâle de la lune ? Quitte ces désespoirs. Me voici, — la même que j’ai toujours été, aussi tendre et toute à toi comme auparavant. — Je suis capable de vous pardonner avant que vous le demandiez. — En vérité, j’en suis capable, car c’est fait. » Quelqu’un peut-il résister à ce sourire si doux et si triste ? — Toujours trompé, il la blesse encore ; elle tombe mourante, mais sans colère. — « Voici la fin. Adieu, et vis. Ne trompe pas celle qui t’aimera la première après moi. » — Enfin, une nymphe la guérit, et Périgot, désabusé, vient se mettre à genoux devant elle. Elle lui tend les bras ; il a eu beau faire, elle n’a pas changé. « Je suis ton amour — encore et pour toujours ton amour. — Frappe encore une fois sur ma poitrine nue, et je me montrerai — encore aussi constante. Oh ! que seulement tu veuilles m’aimer encore ! — et comme j’oublierai vite toutes mes peines107 ! » Voilà les touchantes et poétiques figures que ces poëtes mettent dans leurs drames ou à côté de leurs drames, parmi les meurtres, les assassinats, le cliquetis des épées, et les hurlements des tueries, aux prises avec des furieux qui les adorent ou les supplicient, conduites comme eux jusqu’à l’extrémité de leur nature, emportées par leurs tendresses comme ils le sont par leurs violences ; c’est ici le déploiement complet, comme l’opposition parfaite de l’instinct féminin porté jusqu’à l’effusion abandonnée, et de l’âpreté virile portée jusqu’à la roideur meurtrière. Ainsi composé et ainsi muni, ce théâtre a pu mettre au jour le plus intime fonds de l’homme, et mettre en jeu les plus puissantes émotions humaines, amener sur la scène Hamlet et Lear, Ophélie et Cordélia, la mort de Desdémone, et les meurtres de Macbeth.