Madame Paul de Molènes54
I
C’est un début dans le roman. Mais, pour l’auteur, ce n’est pas un début, dans la vie de l’observation et de la fantaisie. Il y a déjà longtemps que le nom, sign é en toutes lettres à la tête de ce livre, tout le monde le disait et le répétait ; car on n’a pas pour rien à Paris le talent original qui est lui-même une signature. Or, pour mon compte, je n’en connais actuellement aucun, ni chez les hommes ni chez les femmes, qui ait cette nuance charmante d’originalité.
Et ce n’est pas d’hier non plus qu’on l’apprécie. Qui ne se souvient de l’effet qu’il y a quelques années produisirent, dans la Vie Parisienne, — un journal hardi, trop hardi peut-être, non pour moi, mais pour les bégueules que j’adore ! — des articles… Non ! ce n’étaient pas des articles ; laissons ce terme d’un journalisme odieux ! Et ce n’étaient pas des études non plus ; ce serait trop pédant pour ce que c’était ! Je cherche un mot… mais quand une chose est nouvelle et surprenante, on ne le trouve pas… Mettons, en attendant qu’on le trouve, que ce fussent des comédies, des petites comédies de deux minutes, mais troussées et si vite et si bien que cela ne pouvait pas s’appeler « Un spectacle dans un fauteuil », — le fauteuil aurait été de trop. On n’aurait pas eü le temps de s’y asseoir. On n’avait que le temps de lire ; car celui-là on le prenait. On aurait lu sur la pointe des clochers ces choses légères, qui marchaient elles-mêmes — bien souvent — sur cette pointe. Et, en effet, le caractère de ces lilliputiennes comédies, c’était la faculté très inattendue, dans un journal très hardi et qui, comme un postillon de noce, n’avait pas peur de verser dans toutes les ornières, de se risquer avec une grâce incomparablement audacieuse et… heureuse sur les bords les plus glissants de cet abîme de l’indécence qui fait tourner la tête aux imaginations pudiques, et de se retenir… et de n’y tomber jamais… Est-ce assez rare, cela ?… Alfred de Musset, le poète, le patricien et le dandy, lui, y serait tombé, et même il y serait tombé en faisant le beau, comme le Gladiateur antique. Octave Feuillet, à la feuille de vigne vertueuse, n’aurait jamais osé s’y risquer. Une femme seule — mais spéciale, mais organisée tout exprès, — pouvait avoir cette étonnante souplesse qui permet d’aller aussi loin qu’on veut dans les choses… dangereusement vives, et, tout à coup, de s’arrêter net, cambrée sans effort et délicieuse d’équilibre, — comme une danseuse sur un vase étrusque, — à l’extrémité de ce toit !
Et la femme qui signait alors ces choses inouïes de tact et de ton, et de possession de soi, d’ans le danger voulu et couru, les signait tout simplement « Ange Bénigne », deux noms dont le second est celui de Bossuet, singuliers tous deux pour une femme qui ne se piquait alors d’écrire ni des choses précisément angéliques, ni des choses précisément épiscopales… Bien souvent même elle ne les signait pas. Et qu’avait-elle besoin de les signer ? On la reconnaissait à sa manière. Impossible de se tromper. Depuis Ha-milton, rien de pareil ne s’était vu dans les lettres françaises. Marcelin, le plus fin des fins, — même sans crayon, — sentait bien que le bijou le plus précieux de son écrin de la Vie Parisienne était cette plume qui donnait, sans inconvénient, de petites palpitations à ses abonnées vertueuses, et arrêtait à temps ces palpitations après avoir mis au front des liseuses une rougeur qui les embellissait… Embellir ses abonnées, quelle bonne fortune pour un directeur de journal !
Eh bien, la femme de ce talent rare, — plus rare que des talents plus grands, — et que je vous donne comme la plus suave boîte à rouge nuancé que les femmes puissent se mettre sur la joue, et qui ne s’y fonce jamais trop, c’est cette femme qui prend le parti de nous écrire un roman !
II
Elle l’a appelé l’Orpheline 55, — et elle aurait pu l’appeler d’un autre nom, et même de plusieurs autres noms ; car toutes les femmes qui apparaissent et qui vivent dans son roman valent en intérêt celle qui est l’héroïne du livre indiquée par son titre. L’Orpheline de madame Paul de Molènes n’est pas assez en premier dans son livre. Elle lui a donné trop de rivales dans l’imagination du lecteur. C’est une richesse, mais c’est une richesse qui nuit à l’unité du roman, et qui éparpille et disperse l’intérêt que l’art aurait été de concentrer… La femme du monde experte qu’est madame de Molènes, cette observatrice qui a des observations de rechange toujours à son service, s’est trop souvenue des femmes qui ont passé devant elle, et elle en a mis trois autour de son orpheline, qui, sans être orphelines, ont plus de charme que celle qui l’est, et même, sur les trois, il en est une — Hélène — qui, selon moi, en a beaucoup plus ! L’orpheline, nommée Madelaine, dans le roman, est madame Raison et Caractère, mais Hélène, qui est madame sans raison et sans caractère, est, de cette gerbe de trois femmes, la plus vraie, la plus humaine, la plus femme, et celle qui plaît davantage : je dirai tout à l’heure pourquoi… C’est ainsi que pour un premier roman (un coup d’essai), nécessairement d’une certaine étendue, madame de Molènes nous en donne trois, mais trois dans cette manière raccourcie qui, jusque-là, avait été la sienne. Elle croise trois écheveaux dans son livre, et souvent elle les coupe quand, emmêlés, ils la fatiguent. Elle fait comme Alexandre. Couper, c’est sa façon de démêler !… Voilà le défaut de son livre, et il faut bien le lui dire, puisqu’elle se destine au roman. Et, d’ailleurs, pourquoi ne le dirait-on pas ? Quand on a affaire à un talent aussi prouvé que celui de madame Paul de Molènes, on n’a pas, vis-à-vis d’elle, l’embarras d’une critique forte, et on doit lui en faire honneur. D’autant que ce talent prouvé, habitué à ces choses courtes qui sont des chefs-d’œuvres et qui sont peut-être plus difficiles que des œuvres de longue haleine, sauve les défauts d’une composition encore malassurée par la grâce des détails, qui sauve toujours tout ; car nos livres ressemblent à nos âmes, et c’est la grâce surtout qui donne le Paradis De la grâce ! elle en a ici comme elle en avait là-bas, — à la Vie Parisienne ; mais puisque je suis en train de critiquer, sa grâce d’ici n’est que la moitié de sa grâce de là-bas. C’est la grâce attendrie et mélancolique qu’elle avait aussi à la Vie Parisienne, quand cela lui plaisait de l’avoir et qu’elle voulait toucher au plus profond et au plus délicat du cœur ; mais malheureusement ce n’est plus ici la grâce gaie, qui effleurait, sans se cabrer, les choses scabreuses, et donnait aux prudes de ces jolies terreurs dont elle les délivrait toujours ! Madame de Molènes, par un scrupule incompréhensible avec un esprit de tant d’aplomb dans la légèreté, n’a pas voulu introduire à travers les sentimentalités de son Orpheline ce genre de gaîté et de ton, la qualité première de son esprit et qui en sera la fortune. Elle a projeté de faire, avant tout, un roman sentimental. Elle connaît son temps, cette femme acérée. Son insensible temps est malade d’une sentimentalité affectée, quand elle n’est pas niaise. Elle a cru mieux, comme cela, pêcher au succès… Mais moi qui me soucie peu du succès, et qui ne vois dans une œuvre que la puissance qu’elle atteste et que le talent qu’on y a mis, j’aurais aimé à retrouver ici tout entier, dans des proportions plus larges et avec des touches plus profondes, l’esprit qui a écrit tant de pages adorables de hardiesse réussie et trouvé ce trio charmant de Mathilde, Anna et Satin de la Vie Parisienne ! Satin surtout ! ce rêve de Satin qui est une création, comme l’Hermaphrodite antique ; Satin, ce type doué d’un épicurisme et d’un platonisme qui ne savent pas plus où ils commencent et où ils finissent que ne le savent les teintes de l’arc-en-ciel ; Satin, le sigisbée incomparable, le sigisbée sans amour, mais non sans plaisanterie, et comme l’Italie, dans sa vie séculaire, n’en a jamais produit un. C’était réservé à la France. Ah ! n’être que sentimentale comme tant de gens peuvent l’être, quand on est intellectuellement de la race des Hamilton, des Grammont, des princes de Ligne, ce que personne ne peut être si Dieu ne s’en est pas mêlé !… Madame de Molènes a fait comme le Charles Moor des Brigands de Schiller, qui se lie un bras à un arbre pour combattre et mieux prouver sa force… Mais la force, chez les femmes, c’est la grâce, et pour avoir toute leur grâce il leur faut les deux bras… Que dis-je ? Il les leur faut pour tout !
Et voilà ce que j’avais à reprocher au roman de madame Paul de Molènes, mais, avec tout ce qu’il n’a pas et pourrait avoir, ce n’en est pas moins un livre qui va monter, d’emblée, au premier rang des productions contemporaines, tout en tranchant vivement sur elles, car il ne leur ressemble pas. Les dons d’esprit de l’auteur de l’Orpheline ne sont, en effet, ni de cette société ni de ce siècle, quoique madame de Molènes comprenne mieux que personne et ce siècle et cette société. Elle les comprend et elle s’en moque, — et c’est là ce qui lui donne tant de piquant et d’ironie quand elle les peint. Elle n’est pas dupe de ses modèles. Cette femme du monde, qui a glissé de son salon dans la Vie Parisienne par la pente douce d’un esprit élégant qui inclinait vers une littérature de son sexe et non pas du nôtre (heureusement pour elle !), n’est ni un Bas-bleu, ni une athée, ni une démocrate, ni tout ce qu’on est maintenant avec luxe. Madame de Molènes est, d’essence, une femme comme il faut, — un genre de femme qui existe bien encore quelque part, mais pas dans la littérature ! Et c’est même la femme comme il faut qui confisque l’artiste quelquefois en elle (comme, par exemple, dans ce roman de l’Orpheline). Mais lorsque les gouvernements sont très intelligents, je leur pardonne très bien leurs confiscations ! La femme comme il faut s’atteste ici de toutes les manières : par la pensée, le sentiment, la forme. C’est la femme comme il faut, ce n’est pas la femelle moderne et ornementée de littérature orgueilleuse qui a pu écrire cette noble phrase, qui est un aperçu : « Quand, par la mort ou un changement dans les rôles qui échoient à chacun ici-bas, la femme devient chef de famille, elle perd de ses qualités sans acquérir celles qui lui seraient indispensables. » Et plus loin : « L’influence de la femme chef de famille se sent encore et d’une façon funeste après plusieurs générations. Où il faut de l’équité, elle a mis de la passion. Dans les décisions les plus importantes, elle s’est laissée aller aux mille contradictions qui sont dans sa nature », Enfin, il n’y a que la fierté d’une femme comme il faut, ayant horreur des livres modernes et des grossièretés de l’adultère, pour que celle-ci — hardie comme une princesse douairière ! et sûre de soi — n’ait pas osé en décrire un… Elle en dit les commencements, mais elle ne l’achève pas. Répugnance d’instinct ! Et voilà du reste son roman, son roman véritable, qui n’est pas l’Orpheline, mais l’adultère interrompu, mais la brebis perdue qui d’elle-même, et avec une énergie et une volonté que n’ont pas d’ordinaire ces brebis de femmes, rentre courageusement au bercail !
III
Oui ! c’est là le roman, supérieur aux deux autres et surgissant tout à coup d’entre ces deux autres, dans ce livre de l’Orpheline, et celui-là est véritablement exquis !… Au lieu d’être simplement exquis, il aurait pu être profond et superbe, s’il eût été seul dans ce livre, et si l’auteur, qui a des ongles assez beaux et assez bien taillés pour être des griffes, avait appuyé davantage, de ces ongles-là, sur son sujet. Hélène, qui intéresse au moins par ses défauts, — parce qu’elle est une femme très bien observée de ce temps anémique et épuisé, qui n’a plus de passion réelle, qui voudrait en avoir ou s’en donner et qui ne peut, et qui n’a pas même la rage de son impuissance, — Hélène est, en somme, un type qu’on ne peut admirer que parce qu’il est ici admirablement exprimé ; mais, tel qu’il est cependant, il nous prend plus fort, à cause de sa réalité, que le type de l’Orpheline, de cette impeccable Madelaine, qu’on pourrait appeler la mécanique du devoir continu, remontée par son père pour sonner le dévouement et les services à rendre à toute heure de jour et de nuit. Et, de fait, cette fille du dévouement et du désintéressement sans effort est d’un pédantisme de vertu si raide qu’on est tenté de se demander comment madame de Molènes, cette gracieuse qui doit se moquer de tous les pédantismes, ne s’est pas moquée de celui-là avec la finesse habituelle de son ironie. Hélène elle-même, malgré sa réalité, Hélène, avec son mariage vaniteux de fille qui veut être mariée seulement pour être mariée, et sa mesquine jalousie de sœur, finirait peut-être aussi par nous détacher d’elle si son roman, comme celui de tant de jeunes filles, s’arrêtait platement au mariage. Mais derrière le mariage il y a l’adultère, — l’adultère, cette idée commune à tous les romans de ce temps qui n’a cherché qu’à le poétiser ! Et c’est de cette idée retournée de l’adultère que madame de Molènes a su tirer un effet de l’intérêt le plus inattendu et de la plus spirituelle moralité.
Cet esprit charmant, qui reste charmant jusqu’au bout, est ici sorti de toutes les routes vulgaires. Il s’est bien gardé, lui, de poétiser l’adultère ! Il n’en a fait ni une poésie, ni une passion fatale, ni une douleur, ni un remords, ni un repentir, ni un dégoût après l’ivresse, ce qui serait une poésie encore. Madame de Molènes en a fait mieux et moins que cela, tout en demeurant dans la donnée de son esprit. Elle en a fait la faute rêvée, voulue, mais, je l’ai dit, inachevée, par un cœur coupable qui se rejette dans son innocence. Elle en a fait la coupe versée, remplie jusqu’aux bords, approchée des lèvres, respirée, savourée, et, toute pleine, jetée par la fenêtre ! C’est le contraire de la vieille sagesse des nations : le vin est tiré, il faut le boire. Le vin est tiré et on ne le boit pas ! Je ne sache rien de plus original que ce développement en retour d’une passion qui s’élancait comme un navire chauffé à toute vapeur ; je ne sache rien de plus direct et de plus frappant que cette leçon donnée ainsi, par cette moraliste délicate et subtile qui n’a pas l’air de la donner, que cet adultère puni par lui-même, mais avant d’être consommé. Originalité qui ravit les haïsseurs des idées communes, mais qui, à la réflexion, n’étonne pas dans l’auteur de l’Orpheline, — dans l’audacieuse de la Vie Parisienne, dont le procédé ordinaire est d’aller toujours aussi loin que possible dans la difficulté et le danger et de s’en tirer toujours, d’effleurer la crête de ces choses qui, en forçant d’un rien — de l’épaisseur d’un cheveu ! — la situation ou le mot, seraient de l’indécence, et qui les rase, comme le martin-pêcheur rase l’eau, sans y entrer jamais, sans y mouiller le plus petit bout de son aile… Son Hélène, dans un tout autre ordre de faits, agit absolument comme elle. Il est impossible d’être plus perdue sans l’être tout-à-fait ! L’auteur a entassé les difficultés pour les vaincre. Le détail de cela est prodigieux.
Nous n’en sommes plus ici à l’adultère qui se cache. Il y a enlèvement, non de vive force, mais de volonté, de complicité, d’arrangement calculé. Il y a, en Suisse, le voyage obligé, le voyage classique, le Rubicon de l’adultère qu’on passe sur tous les lacs de ce pays. Hélène le passe très bien, enchantée, heureuse, enivrée de le passer. Mais, en le passant, voilà qu’elle cause dans la barque avec cet amant qui le lui fait passer ; et elle ne passe plus ! Elle rebrousse chemin et revient à l’autre rive… C’est une merveille que ces conversations qui font revirer de bord cette jeune âme, et cependant l’amant est digne de la séduction qu’il pratique ; car il est beau, spirituel, fort en femmes, expérimenté et épris, sincèrement amoureux, — toutes les puissances ! Il faut lire et relire les conversations de cet homme épris de plus en plus, au point de renoncer à ce qu’il aime, avec cette pauvre femme qui, en l’écoutant, se désenchante plus elle l’écoute ! C’est délicieux et au fond poignant ; c’est du pathétique et du génie là où il n’y en a presque jamais : c’est du pathétique et du génie dans la finesse…
IV
Il faut lire… Mais à cela près des connaisseurs, qui font pour moi le seul succès dont on puisse avoir la fatuité, la supériorité d’un talent comme celui de madame de Molènes sera-t-elle sentie ? Cette supériorité est si fine, si aristocratique, si féminine surtout, pour un temps si épais, si égalitaire, si gros homme ! Elle été sentie pourtant à la Vie Parisienne ; mais elle l’a été précisément pour ce qui manque à l’Orpheline, — la gaîté du trait et son risque heureux. Et qu’importe ! du reste, puisque celle qui l’a eue en a toujours la puissance. Elle la reprendra bien un jour. Elle nous donnera bien un jour quelque roman avec ses facultés complètes… Il faut qu’elle ne soit ni l’Orpheline ni la veuve d’aucune. Qu’elle les garde toutes et s’en serve ! C’est le conseil que la Critique doit donner à madame Paul de Molènes, dans l’intérêt de sa gloire future.
En fait de gloire, elle a déjà le Satin. Qu’elle mette par-dessus le diamant !
V
Eh bien, si ! cela peut s’appeler : « Un spectacle dans un fauteuil ». Et un fauteuil qui n’est pas un fauteuil d’orchestre ! Ceci n’est point un mal. Avec leur dureté et leur étroitesse avare, les fauteuils d’orchestre, dans lesquels on a les genoux sciés par ceux qui passent, sont des instruments de torture, et il n’y a de pire, j’imagine, que le pal ! Tandis que ce fauteuil-ci est un instrument de plaisir, comme Tertullien, le grave Tertullien, dit des femmes… C’est le fauteuil doux, moelleux, reposant, commode, le fauteuil du chez soi, dans lequel Alfred de Musset établit un jour sa fantaisie éprise et tout à la fois déprise du théâtre ; car les poètes ont souvent de ces contradictions ! C’est ce fauteuil-là qui est retrouvé, et c’est une femme d’esprit qui s’est blottie dans le fauteuil inventé contre le théâtre où Alfred de Musset s’est montré si charmant. Il n’y avait qu’une femme qui, après lui, pût y mettre d’autres grâces et d’autres élégances. Il n’y a que des femmes qui puissent remplacer des poètes. La monnaie des poètes, c’est les femmes d’esprit !
VI
Et non seulement celle-ci s’est blottie dans l’ingénieux fauteuil inventé par Alfred de Musset pour se passer du théâtre, mais elle l’a élargi pour mieux s’y mettre et pour s’y étendre. C’est vraiment ici que nous avons un spectacle dans un fauteuil ! Qui sait ? Peut-être que le fauteuil d’Alfred de Musset n’était pour lui qu’un fauteuil d’attente qui précédait le théâtre ? Il n’est pas bien sûr, quand Alfred de Musset écrivait son Spectacle dans un fauteuil, qu’il ne guignât pas du coin de l’œil le théâtre, qu’il traitait alors comme on traite les femmes qu’on prend parfois avec du dédain. Si vous relisez avec attention les pièces qui composent le délicieux Spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset, vous verrez qu’il n’y a rien dans ces pièces, si nonchalamment insouciantes des règles de théâtre, qui puisse empêcher de les y jouer, et aussi les y a-t-on jouées, et avec quel triomphe ! Et peut-être dès les premiers instants Alfred de Musset en voyait-il déjà les représentations dans l’avenir ? L’œil d’un poète, c’est l’œil d’un voyant. Mais en ce nouveau Spectacle dans un fauteuil, rien de cette transposition du fauteuil au théâtre n’est possible. Le spectacle reste dans le fauteuil et n’en peut pas bouger. Pour cela, la femme à qui nous le devons a mêlé aux dialogues piquants de sa comédie des analyses de romancier, et elle a écrit un livre composite, qui n’est ni comédie ni roman, mais qui est une chose adorable faite avec les deux.
VII
Cela s’appelle Monsieur Adam et Madame Ève 56, et c’est la longue, l’éternelle, l’amusante et la triste comédie du mariage qui est le fond de la comédie humaine où tous les faiseurs de pièces puisent depuis qu’il y a des faiseurs de pièces dans le monde, et qui doit cependant rester inépuisable ! Au lieu des cinq actes qui sont le terme des plus longues comédies, celle-ci en a seize, qui sont des chapitres… Malgré l’ancienneté des noms qui forment son titre, monsieur Adam et madame Ève ne sont pas les personnages historiques de ces noms vieux comme l’univers. L’auteur les a laissés très respectueusement dans la Bible, mais il s’est permis de prendre leurs noms pour mieux dire que c’est l’homme et la femme de tous les mariages qui vont lui passer par les mains ! Et ils y passent (vous allez savoir comment), par ces mains qui n’appuient pas, mais qui touchent à tout avec une prestesse, une adresse, une justesse, une sûreté, et qui ont été créées de toute éternité, je crois, pour écrire la comédie de mœurs, et surtout quand les mœurs sont légères.
C’est, en effet, pour cette espèce de comédie qu’est faite la femme de ces mains-là, et ce n’est pas non plus d’aujourd’hui qu’elle y débute. Elle qui écrit habituellement des scènes de mœurs d’un accent très vif, a voulu cette fois velouter son accent et montrer à l’ironique railleur qui l’a nommée, et qu’elle appelle son parrain dans sa dédicace, qu’elle pouvait, ma foi ! être Ange et Bénigne quand cela lui plaisait. Les plus prudes parmi ses lectrices, qui se cachent peut-être de l’aimer, peuvent garder aujourd’hui leur petite boîte de rouge toujours prête dans leur poche… Il n’y a plus ici à s’en servir. Il n’y a plus ici de ces risque-tout qui finissent par être, sous une plume qui s’arrête toujours à temps, des victoires ! La comédie du mariage jouée en ces seize chapitres, qu’on voudrait cinquante, est une comédie à la Marivaux, autant qu’on peut être Marivaux avec les mœurs plates et les sentiments grossiers de cet ennuyeux xixe siècle. Il est vrai que Marivaux est un second Watteau, au xviiie , et que, s’il n’est pas faux, il est idéal comme Watteau, et tellement idéal que la société de son temps, enchantée, ne se reconnaissait plus dans ses tableaux. Tel l’auteur de Monsieur Adam et Madame Ève. Nous reconnaîtrons-nous dans les siens ? Son monsieur Adam et sa madame Ève sont bien du xixe siècle, mais du xixe siècle dans ce qui lui reste encore d’élevé, d’élégant, de poétique et d’amoureux… Ce n’est pas bien gros, cela… mais enfin ce que cela est a suffi pour faire faire à Ange Bénigne un livre d’une saveur exquise dans sa gaîté mélancolique et son comique nuancé et fin. Nulle femme qu’elle, en France, n’était capable d’écrire si joliment cette comédie du mariage qu’elle nous a montrée dans toutes ses phases, depuis la lune de miel jusqu’à la séparation, mais amiable, tissu tout aussi brodé que fragile, et qu’elle nous a déroulé avec tout le luxe de ses accrocs.
VIII
Rien de délicieux comme ce livre ! Rien de plus observé, de plus vrai, de plus minutieusement vrai, de plus détaillé et de plus plein de détails charmants !
Toutes les femmes qui ne sont pas des Bas-bleus voudront lire ce livre d’une femme qui n’est pas une bleue, et se plonger dans cette mousse qui a pourtant sa goutte amère, puisque, il faut bien le dire ! cette comédie du mariage, qui a inspiré tant de choses et de rires cruels aux grands comiques et aux grands moralistes de tous les âges, est, au fond, l’histoire du désenchantement de deux cœurs unis. À son tour, la femme que voici l’a reprise à sa manière, et sa comédie est du même sexe qu’elle. Ce n’est plus là une comédie d’homme. Depuis la première page jusqu’à la dernière de son livre, cette moraliste aimable, qui voit tout et qui sourit de tout, — car elle ne va pas jusqu’au rire, cette délicate, — cette fine femme, assez fine pour être profonde si elle voulait enfoncer l’aiguille de son observation un peu plus, n’a pas oublié du mariage un seul de ces faits qui paraissent n’être rien et qui sont tout, puisque, immanquablement, dans un temps donné, ils tuent l’amour. Anxiétés, jalousies, fatigue, désillusion, ennui, ridicules, tout est ici, mais sous un voile de poésie jeté sur tout par une imagination ravissante, et c’est bien le mot, car elle nous ravit aux cruautés de cette comédie du mariage comme nous autres hommes la comprenons et l’écririons.
Et ce n’est pas assez encore d’appeler le livre de Monsieur Adam et Madame Ève simplement la comédie du mariage. Il faut être plus précis avec un livre de pareilles nuances ! C’est la comédie de l’intimité dans le mariage qu’il faut dire ; c’est la comédie (la plus raffinée des comédies) du tête-à-tête conjugal. Un homme, d’un talent de verve et d’originalité, en Angleterre, a eu la même idée que celle de Monsieur Adam et Madame Ève. Douglas Jerrold a publié un livre d’un titre expressif. Il l’a appelé hardiment : Sous les Rideaux. Seulement, sous les rideaux de Douglas Jerrold tout est plaisant souvent, oui ! mais vulgaire, tandis que sous les rideaux du livre français, tout est aristocratiquement spirituel et d’une distinction qui ne se dément jamais.
Assurément, il y a autant de distance entre le livre de madame Ange Bénigne et le livre de Jerrold qu’entre une pièce d’Alfred de Musset ou de Marivaux et une pièce du Palais-Royal. Madame Ange Bénigne, dont le nom véritable sera dit un jour (nous l’espérons bien) en plein théâtre et en plein succès, aura-t-elle à la scène la valeur de talent qu’elle a dans ce livre que nous avons le droit d’appeler aussi : Un spectacle dans un fauteuil ? Je le crois, mais je ne m’en soucie !
J’ai son livre, et son livre me suffit pour la juger. Qu’elle entre plus ou moins bien dans les combinaisons plus ou moins usées du théâtre, elle n’en a pas moins pour moi l’observation, l’imagination et le style avec lesquels, quand l’art du théâtre subsistait encore, on faisait la comédie autrefois !