(1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface du « Roi s’amuse » (1832) »
/ 2841
(1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface du « Roi s’amuse » (1832) »

Préface du « Roi s’amuse » (1832)

Le Roi s’amuse, in Œuvres complètes de Victor Hugo. Théâtre, tome II, Paris, Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1908, p. 245-255.

L’apparition de ce drame au théâtre a donné lieu à un acte ministériel inouï.

Le lendemain de la première représentation, l’auteur reçut de M. Jouslin de Lassalle, directeur de la scène au Théâtre-Français, le billet suivant, dont il conserve précieusement l’original :

« Il est dix heures et demie, et je reçois à l’instant l’ordre 10 de suspendre les représentations du Roi s’amuse. C’est M. Taylor qui me communique cet ordre de la part du ministre.

« Ce 23 novembre. »

Le premier mouvement de l’auteur fut de douter. L’acte était arbitraire au point d’être incroyable.

En effet, ce qu’on a appelé la Charte-Vérité dit : « Les Français ont le droit de publier… » Remarquez que le texte ne dit pas seulement le droit d’imprimer, mais largement et grandement le droit de publier. Or, le théâtre n’est qu’un moyen de publication comme la presse, comme la gravure, comme la lithographie. La liberté du théâtre est donc implicitement écrite dans la Charte, avec toutes les autres libertés de la pensée. La loi fondamentale ajoute : « La censure ne pourra jamais être rétablie. » Or, le texte ne dit pas la censure des journaux, la censure des livres, il dit la censure, la censure en général, toute censure, celle du théâtre comme celle des écrits. Le théâtre ne saurait donc désormais être légalement censuré.

Ailleurs la Charte dit : La confiscation est abolie. Or, la suppression d’une pièce de théâtre après la représentation n’est pas seulement un acte monstrueux de censure et d’arbitraire, c’est une véritable confiscation, c’est une propriété violemment dérobée au théâtre et à l’auteur.

Enfin, pour que tout soit net et clair, pour que les quatre ou cinq grands principes sociaux que la révolution française a coulés en bronze restent intacts sur leurs piédestaux de granit, pour qu’on ne puisse attaquer sournoisement le droit commun des Français avec ces quarante mille vieilles armes ébréchées que la rouille et la désuétude dévorent dans l’arsenal de nos lois, la charte, dans un dernier article, abolit expressément tout ce qui, dans les lois antérieures, serait contraire à son texte et à son esprit.

Ceci est formel. La suppression ministérielle d’une pièce de théâtre attente à la liberté par la censure, à la propriété par la confiscation. Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait.

L’auteur, ne pouvant croire à tant d’insolence et de folie, courut au théâtre. Là le fait lui fut confirmé de toute part. Le ministre avait, en effet, de son autorité privée, de son droit divin de ministre, intimé l’ordre en question. Le ministre n’avait pas de raison à donner. Le ministre lui avait pris sa pièce, lui avait pris son droit, lui avait pris sa chose. Il ne restait plus qu’a le mettre, lui poëte, à la Bastille.

Nous le répétons, dans le temps où nous vivons, lorsqu’un pareil acte vient vous barrer le passage et vous prendre brusquement au collet, la première impression est un profond étonnement. Mille questions se pressent dans votre esprit. ─ Ou est la loi ? Où est le droit ? Est-ce que cela peut se passer ainsi ? Est-ce qu’il y a eu, en effet, quelque chose qu’on a appelé la révolution de juillet ? Il est évident que nous ne sommes plus à Paris. Dans quel pachalik vivons — nous ?

La Comédie-Française, stupéfaite et consternée, voulut essayer encore quelques démarches auprès du ministre pour obtenir la révocation de cette étrange décision. Mais elle perdit sa peine. Le divan, je me trompe, le conseil des ministres s’était assemblé dans la journée. Le 23, ce n’était qu’un ordre du ministre, le 24, ce fut un ordre du ministère. Le 23, la pièce n’était que suspendue, le 24, elle fut définitivement défendue. Il fut même enjoint au théâtre de rayer de son affiche ces quatre mots redoutables : Le Roi s’amuse. Il lui fut enjoint, en outre, à ce mat heureux Théâtre-Français, de ne pas se plaindre et de ne souffler mot. Peut-être serait-il beau, loyal et noble de résister à un despotisme si asiatique. Mais les théâtres n’osent pas. La crainte du retrait de leurs privilèges les fait serfs et sujets, taillables et corvéables à merci, eunuques et muets.

L’auteur demeura et dut demeurer étranger à ces démarches du théâtre. Il ne dépend, lui poëte, d’aucun ministre. Ces prières et ces sollicitations que son intérêt mesquine ment consulté lui conseillait peut-être, son devoir de libre écrivain les lui défendait. Demander grâce au pouvoir, c’est le reconnaître. La liberté et la propriété ne sont pas choses d’antichambre. Un droit ne se traite pas comme une faveur. Pour une faveur, réclamez devant le ministre. Pour un droit, réclamez devant le pays.

C’est donc au pays qu’il s’adresse. Il a deux voies pour obtenir justice, l’opinion publique et les tribunaux. Il les choisit toutes deux.

Devant l’opinion publique, le procès est déjà jugé et gagné. Et ici l’auteur doit remercier hautement toutes les personnes graves et indépendantes de la littérature et des arts qui lui ont donné dans cette occasion tant de preuves de sympathie et de cordialité. Il comptait d’avance sur leur appui. Il sait que, lorsqu’il s’agit de lutter pour la liberté de l’intelligence et de la pensée, il n’ira pas seul au combat.

Et, disons-le ici en passant, le pouvoir, par un assez lâche calcul, s’était flatté d’avoir pour auxiliaires, dans cette occasion, jusque dans les rangs de l’opposition, les passions littéraires soulevées depuis si longtemps autour de l’auteur. Il avait cru les haines littéraires plus tenaces encore que les haines politiques, se fondant sur ce que les premières ont leurs racines dans les amours-propres, et les secondes seulement dans les intérêts. Le pouvoir s’est trompé. Son acte brutal a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. L’auteur a vu se rallier a lui, pour faire face a l’arbitraire et à l’injustice, ceux — là mêmes qui l’attaquaient le plus violemment la veille. Si par hasard quelques haines invétérées ont persisté, elles regrettent maintenant le secours momentané qu’elles ont apporté au pouvoir. Tout ce qu’il y a d’honorable et de loyal parmi les ennemis de l’auteur est venu lui tendre la main, quitte à recommencer le combat littéraire aussitôt que le combat politique sera fini. En France, quiconque est persécuté n’a plus d’ennemis que le persécuteur.

Si maintenant, après avoir établi que l’acte ministériel est odieux, inqualifiable, impossible en droit, nous voulons bien descendre pour un moment à le discuter comme fait matériel et à chercher de quels éléments ce fait semble devoir être composé, la première question qui se présente est celle — ci, et il n’est personne qui ne se la soit faite : ― Quel peut être le motif d’une pareille mesure ?

Il faut bien le dire, parce que cela est, et que, si l’avenir s’occupe un jour de nos petits hommes et de nos petites choses, cela ne sera pas le détail le moins curieux de ce curieux événement, il paraît que nos faiseurs de censure se prétendent scandalisés dans leur morale par le Roi s’amuse, cette pièce a révolté la pudeur des gendarmes, la brigade Léotaud y était et l’a trouvée obscène, le bureau des mœurs s’est voilé la face. M. Vidocq a rougi. Enfin le mot d’ordre que la censure a donné a la police, et que l’on balbutie depuis quelques jours autour de nous, le voici tout net : C’est que la pièce est immorale. ─ Holà ! mes maîtres ! silence sur ce point. Expliquons-nous pourtant, non pas avec la police à laquelle, moi, honnête homme, je défends de parler de ces matières, mais avec le petit nombre de personnes respectables et consciencieuses qui, sur des ouï — dire ou après avoir mal entrevu la représentation, se sont laissé entrainer à partager cette opinion, pour laquelle peut-être le nom seul du poëte inculpé aurait dû être une suffisante réfutation. Le drame est imprimé aujourd’hui. Si vous n’étiez pas à la représentation, lisez. Si vous y étiez, lisez encore. Souvenez-vous que cette représentation a été moins une représentation qu’une bataille, une espèce de bataille de Montlhéry (qu’on nous passe cette comparaison un peu ambitieuse) où les Parisiens et les Bourguignons ont prétendu chacun de leur côté avoir empoché la victoire, comme dit Mathieu.

La pièce est immorale ? Croyez-vous ? Est-ce par le fond ? Voici le fond. Triboulet est difforme, Triboulet est malade, Triboulet est bouffon de cour, triple misère qui le rend méchant. Triboulet hait le roi parce qu’il est le roi, les seigneurs parce qu’ils sont les seigneurs, les hommes parce qu’ils n’ont pas tous une bosse sur le dos. Son seul passe-temps est d’entre-heurter sans relâche les seigneurs contre le roi, brisant le plus faible au plus fort. Il déprave le roi, il le corrompt, il l’abrutit ; il le pousse à la tyrannie, à l’ignorance, au vice ; il le lâche à travers toutes les familles des gentilshommes, lui montrant sans cesse du doigt la femme a séduire, la sœur à enlever, la fille a déshonorer. Le roi dans les mains de Triboulet n’est qu’un pantin tout-puissant qui brise toutes les existences au milieu desquelles le bouffon le fait jouer. Un jour, au milieu d’une fête, au moment même où Triboulet pousse le roi a enlever la femme de M. de Cossé, M. de Saint-Vallier pénètre jusqu’au roi et lui reproche hautement le déshonneur de Diane de Poitiers. Ce père auquel le roi a pris sa fille, Triboulet le raille et l’insulte. Le père lève le bras et maudit Triboulet. De ceci découle toute la pièce. Le sujet véritable du drame, c’est la malédiction de M. de Saint-Vallier. Écoutez. Vous êtes au second acte. Cette malédiction, sur qui est-elle tombée ? Sur Triboulet fou du roi ? Non. Sur Triboulet qui est homme, qui est père, qui a un cœur, qui a une fille. Triboulet a une fille, tout est là. Triboulet n’a que sa fille au monde, il la cache a tous les yeux, dans un quartier désert, dans une maison solitaire. Plus il fait circuler dans la ville la contagion de la débauche et du vice, plus il tient sa fille isolée et murée. Il élève son enfant dans l’innocence, dans la foi et dans la pudeur. Sa plus grande crainte est qu’elle ne tombe dans le mal, car il sait, lui méchant, tout ce qu’on y souffre. Eh bien ! la malédiction du vieillard atteindra Triboulet dans la seule chose qu’il aime au monde, dans sa fille. Ce même roi que Triboulet pousse au rapt, ravira sa fille à Triboulet. Le bouffon sera frappé par la providence exactement de la même manière que M. de Saint-Vallier. Et puis, une fois sa fille séduite et perdue, il tendre un piège au roi pour la venger, c’est sa fille qui y tombera. Ainsi Triboulet a deux élèves, le roi et sa fille, le roi qu’il dresse au vice, sa fille qu’il fait croître pour la vertu. L’un perdra l’autre. Il veut enlever pour le roi madame de Cossé, c’est sa fille qu’il enlève. Il veut assassiner le roi pour venger sa fille, c’est sa fille qu’il assassine. Le châtiment ne s’arrête pas à moitié chemin ; la malédiction du père de Diane s’accomplit sur le père de Blanche.

Sans doute ce n’est pas a nous de décider si c’est là une idée dramatique, mais à coup sûr c’est la une idée morale.

Au fond de l’un des autres ouvrages de l’auteur, il y a la fatalité. Au fond de celui-ci, il y a la providence.

Nous le redisons expressément, ce n’est pas avec la police que nous discutons ici, nous ne lui faisons pas tant d’honneur, c’est avec la partie du public à laquelle cette discussion peut sembler nécessaire. Poursuivons.

Si l’ouvrage est moral par l’invention, est-ce qu’il serait immoral par l’exécution ? La question ainsi posée nous paraît se détruire d’elle-même, mais voyons. Probablement rien d’immoral au premier et au second acte. Est-ce la situation du troisième qui vous choque ? Lisez ce troisième acte, et dites-nous, en toute probité, si l’impression qui en résulte n’est pas profondément chaste, vertueuse et honnête ?

Est-ce le quatrième acte ? Mais depuis quand n’est-il plus permis à un roi de courtiser sur la scène une servante d’auberge ? Cela n’est même nouveau ni dans l’histoire ni au théâtre. Il y a mieux, l’histoire nous permettait de vous montrer François Ier ivre dans les bouges de la rue du Pelican. Mener un roi dans un mauvais lieu, cela ne serait pas même nouveau non plus. Le théâtre grec, qui est le théâtre classique, l’a fait, Shakespeare, qui est le théâtre romantique, l’a fait ; eh bien ! l’auteur de ce drame ne l’a pas fait. Il sait tout ce qu’on a écrit de la maison de Saltabadil. Mais pourquoi lui faire dire ce qu’il n’a pas dit ? pourquoi lui faire franchir de force une limite qui est tout en pareil cas et qu’il n’a pas franchie ? Cette bohémienne Maguelonne, tant calomniée, n’est, assurément, pas plus effrontée que toutes les Lisettes et toutes les Martons du vieux théâtre. La cabane de Saltabadil est une hôtellerie, une taverne, le cabaret de la Pomme de Pin, une auberge suspecte, un coupe-gorge, soit, mais non un lupanar. C’est un lieu sinistre, terrible, horrible, effroyable, si vous voulez, ce n’est pas un lieu obscène.

Restent donc les détails du style. Lisez11. L’auteur accepte pour juges de la sévérité austère de son style les personnes mêmes qui s’effarouchent de la nourrice de Juliette et du père d’Ophélia, de Beaumarchais et de Regnard, de l’École des Femmes et d’Amphitryon, de Dandin et de Sganarelle, et de la grande scène du Tartuffe, du Tartuffe accusé aussi d’immoralité dans son temps ! Seulement, là où il fallait être franc, il a cru devoir l’être, à ses risques et périls, mais toujours avec gravité et mesure. Il veut l’art chaste, et non l’art prude.

La voilà pourtant cette pièce contre laquelle le ministère cherche à soulever tant de préventions ! Cette immoralité, cette obscénité, la voilà mise à nu. Quelle pitié ! Le pouvoir avait ses raisons cachées, et nous les indiquerons tout à l’heure, pour ameuter contre le Roi s’amuse le plus de préjugés possible. Il aurait bien voulu que le public en vînt à étouffer cette pièce sans l’entendre pour un tort imaginaire, comme Othello étouffe Desdémona. Honest Iago !

Mais comme il se trouve qu’Othello n’a pas étouffé Desdémona, c’est Iago qui se démasque qui s’en charge. Le lendemain de la représentation, la pièce est défendue par ordre.

Certes, si nous daignions descendre encore un instant à accepter pour une minute cette fiction ridicule, que dans cette occasion c’est le soin de la morale publique qui émeut nos maîtres, et que, scandalisés de l’état de licence où certains théâtres sont tombés depuis deux ans, ils ont voulu a la fin, poussés à bout, faire, à travers toutes les lois et tous les droits, un exemple sur un ouvrage et sur un écrivain, certes, le choix de l’ouvrage serait singulier, il faut en convenir, mais le choix de l’écrivain ne le serait pas moins. Et en effet, quel est l’homme auquel ce pouvoir myope s’attaque si étrangement ? C’est un écrivain ainsi placé que, si son talent peut être contesté de tous, son caractère ne l’est de personne. C’est un honnête homme avéré, prouvé et constaté, chose rare et vénérable en ce temps-ci. C’est un poëte que cette même licence des théâtres révolterait et indignerait tout le premier, qui, il y a dix-huit mois, sur le bruit que l’inquisition des théâtres allait être illégalement rétablie, est allé de sa personne, en compagnie de plusieurs autres auteurs dramatiques, avertir le ministre qu’il eût à se garder d’une pareille mesure, et qui, là, a réclamé hautement une loi répressive des excès du théâtre, tout en protestant contre la censure avec des paroles sévères que le ministre, à coup sûr, n’a pas oubliées. C’est un artiste dévoué à l’art, qui n’a jamais cherché le succès par de pauvres moyens, qui s’est habitué toute sa vie a regarder le public fixement et en face. C’est un homme sincère et modéré, qui a déjà livré plus d’un combat pour toute liberté et contre tout arbitraire, qui, en 1829, dans la dernière année de la restauration, a repoussé tout ce que le gouvernement d’alors lui offrait pour le dédommager de l’interdit lancé sur Marion de Lorme, et qui, un an plus tard, en 1830, la révolution de juillet étant faite, a refusé, malgré tous les conseils de son intérêt matériel, de laisser représenter cette même Marion de Lorme, tant qu’elle pourrait être une occasion d’attaque et d’insulte contre le roi tombé qui l’avait proscrite ; conduite bien simple sans doute, que tout homme d’honneur eut tenue à sa place, mais qui aurait peut-être dû le rendre inviolable désormais à toute censure, et à propos de laquelle il écrivait ceci en août 1831 : « Les succès de scandale cherché et d’allusions politiques ne lui sourient guère, il l’avoue. Ces succès valent peu et durent peu. Et puis, c’est précisément quand il n’y a plus de censure qu’il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnêtement, consciencieusement, sévèrement. C’est ainsi qu’ils placeront haut la dignité de l’art. Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure12. »

Jugez maintenant. Vous avez d’un côté l’homme et son œuvre ; de l’autre le ministère et ses actes.

À présent que la prétendue immoralité de ce drame est réduite a néant, à présent que tout l’échafaudage des mauvaises et honteuses raisons est la, gisant sous nos pieds, il serait temps de signaler le véritable motif de la mesure, le motif d’antichambre, le motif de cour, le motif secret, le motif qu’on ne dit pas, le motif qu’on n’ose s’avouer à soi-même, le motif qu’on avait si bien caché sous un prétexte. Ce motif a déjà transpire dans le public, et le public a deviné juste. Nous n’en dirons pas davantage. Il est peut-être utile à notre cause que ce soit nous qui offrions à nos adversaires l’exemple de la courtoisie et de la modération. Il est bon que la leçon de dignité et de sagesse soit donnée par le particulier au gouvernement, par celui qui est persécuté à celui qui persécute. D’ailleurs nous ne sommes pas de ceux qui pensent guérir leur blessure en empoisonnant la plaie d’autrui. Il n’est que trop vrai qu’il y a au troisième acte de cette pièce un vers ou la sagacité maladroite de quelques familiers du palais a découvert une allusion (je vous demande un peu, moi, une allusion !) à laquelle ni le public ni l’auteur n’avaient songe jusque-là, mais qui, une fois dénoncée de cette façon, devient la plus cruelle et la plus sanglante des injures. Il n’est que trop vrai que ce vers a suffi pour que l’affiche déconcertée du Théâtre-Français reçut l’ordre de ne plus offrir une seule fois a la curiosité du public la petite phrase séditieuse : le Roi s’amuse. Ce vers, qui est un fer rouge, nous ne le citerons pas ici ; nous ne le signalerons même ailleurs qu’à la dernière extrémité, et si l’on est assez imprudent pour y acculer notre défense. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales historiques. Nous épargnerons autant que possible à une personne haut placée les conséquences de cette étourderie de courtisans. On peut faire, même à un roi, une guerre généreuse. Nous entendons la faire ainsi. Seulement que les puissants montrent sur l’inconvénient d’avoir pour ami l’ours qui ne sait écraser qu’avec le pavé de la censure les allusions imperceptibles qui viennent se poser sur leur visage.

Nous ne savons même pas si nous n’aurons pas dans la lutte quelque indulgence pour le ministère lui-même. Tout ceci, à vrai dire, nous inspire une grande pitié. Le gouvernement de juillet est tout nouveau-né, il n’a que trente — trois mois, il est encore au berceau, il a de petites fureurs d’enfant. Mérite-t-il en effet qu’on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? Quand il sera grand, nous verrons.

Cependant, à n’envisager la question pour un instant que sous le point de vue privé, la confiscation censoriale dont il s’agit cause encore plus de dommage peut-être à l’auteur de ce drame qu’à tout autre. En effet, depuis quatorze ans qu’il écrit, il n’est pas un de ses ouvrages qui n’ait eu l’honneur malheureux d’être choisi pour champ de bataille à son apparition, et qui n’ait disparu d’abord pendant un temps plus ou moins long sous la poussière, la fumée et le bruit. Aussi, quand il donne une pièce au théâtre, ce qui lui importe avant tout, ne pouvant espérer un auditoire calme ès la première soirée, c’est la série des représentations. S’il arrive que le premier jour sa voix soit couverte par le tumulte, que sa pensée ne soit pas comprise, les jours suivants peuvent corriger le premier jour. Hernani a été joué dans un orage, mais Hernani a eu cinquante — trois représentations. Marion de Lorme a été jouée dans un orage, mais Marion de Lorme a eu soixante et une représentations. Le Roi s’amuse a été joué dans un orage. Grâce à une violence ministérielle, le Roi s’amuse n’aura eu qu’une représentation. Assurément le tort fait à l’auteur est grand. Qui lui rendra intacte et au point où elle en était cette troisième expérience si importante pour lui ? Qui lui dira de quoi eut été suivie cette première représentation ? Qui lui rendra le public du lendemain, ce public ordinairement impartial, ce public sans amis et sans ennemis, ce public qui enseigne le poëte et que le poëte enseigne ?

Le moment de transition politique ou nous sommes est curieux. C’est un de ces instants de fatigue générale où tous les actes despotiques sont possibles dans la société même la plus infiltrée d’idées d’émancipation et de liberté. La France a marché vite en juillet 1830 ; elle a fait trois bonnes journées ; elle a fait trois grandes étapes dans le champ de la civilisation et du progrès. Maintenant beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire halte. On veut retenir les esprits généreux qui ne se lassent pas et qui vont toujours. On veut attendre les tardifs qui sont restés en arrière et leur donner le temps de rejoindre. De là une crainte singulière de tout ce qui marche, de tout ce qui remue, de tout ce qui parle, de tout ce qui pense. Situation bizarre, facile à comprendre, difficile a définir. Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes les idées. C’est la ligue des intérêts froissés du mouvement des théories. C’est le commerce qui s’effarouche des systèmes ; c’est le marchand qui veut vendre ; c’est la rue qui effraie le comptoir ; c’est la boutique armée qui se défend.

À notre avis, le gouvernement abuse de cette disposition au repos et de cette crainte des révolutions nouvelles. Il en est venu à tyranniser petitement. Il a tort pour lui et pour nous. S’il croit qu’il y a maintenant indifférence dans les esprits pour les idées de liberté, il se trompe, il n’y a que lassitude. Il lui sera demandé sévèrement compte un jour de tous les actes illégaux que nous voyons s’accumuler depuis quelque temps. Que de chemin il nous a fait faire ! Il y a deux ans on pouvait craindre pour l’ordre, on en est maintenant à trembler pour la liberté. Des questions de libre pensée, d’intelligence et d’art sont tranchées impérialement par les visirs du roi des barricades. Il est profondément triste de voir comment se termine la révolution de juillet, mulier formosa superne.

Sans doute, si l’on ne considère que le peu d’importance de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question, la mesure ministérielle qui les frappe n’est pas grand’chose. Ce n’est qu’un méchant petit coup d’état littéraire, qui n’a d’autre mérite que de ne pas trop dépareiller la collection d’actes arbitraires a laquelle il fait suite. Mais si l’on s’élève plus haut, on verra qu’il ne s’agit pas seulement dans cette affaire d’un drame et d’un poëte, mais, nous l’avons dit en commençant, que la liberté et la propriété sont toutes deux, sont tout entières engagées dans la question. Ce sont la de hauts et sérieux intérêts ; et, quoique l’auteur soit obligé d’entamer cette importante affaire par un simple procès commercial au Théâtre-Français, ne pouvant attaquer directement le ministère, barricadé derrière les fins de non-recevoir du conseil d’état, il espère que sa cause sera aux yeux de tous une grande cause, le jour où il se présentera à la barre du tribunal consulaire, avec la liberté à sa droite et la propriété à sa gauche. Il parlera lui-même, au besoin, pour l’indépendance de son art. Il plaidera son droit fermement, avec gravité et simplicité, sans haine des personnes et sans crainte aussi. Il compte sur le concours de tous, sur l’appui franc et cordial de la presse, sur la justice de l’opinion, sur l’équité des tribunaux. Il réussira, il n’en doute pas. L’état de siège sera levé dans la cité littéraire comme dans la cité politique.

Quand cela sera fait, quand il aura rapporté chez lui, intacte, inviolable et sacrée, sa liberté de poëte et de citoyen, il se remettra paisiblement à l’œuvre de sa vie dont on l’arrache violemment et qu’il eut voulu ne jamais quitter un instant. Il a sa besogne à faire, il le sait, et rien ne l’en distraira. Pour le moment un rôle politique lui vient ; il ne l’a pas cherché, il l’accepte. Vraiment, le pouvoir qui s’attaque à nous n’aura pas gagné grand’chose à ce que nous, hommes d’art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l’avenir, pour aller nous mêler, indignes, offensés et sévères, à cet auditoire irrévérent et railleur qui, depuis quinze ans, regarde passer, avec des huées et des sifflets, quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand’peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de loi des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon au Luxembourg !