(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre III. La commedia dell’arte en France » pp. 31-58
/ 2841
(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre III. La commedia dell’arte en France » pp. 31-58

Chapitre III.
La commedia dell’arte en France

Nous avons expliqué comment et dans quelles circonstances les Italiens réussirent à représenter des pièces dont le dialogue était abandonné à l’inspiration de chaque acteur. « On ne peut disconvenir, disait Riccoboni, le Lélio de la troupe italienne du Régent au dix-huitième siècle, on ne peut disconvenir que ce système n’ait des grâces qui lui sont propres et dont la comédie écrite ne saurait se flatter. L’impromptu donne lieu à la variété du jeu, en sorte qu’en revoyant plusieurs fois le même canevas, on peut revoir chaque fois une pièce différente. L’acteur qui joue à l’impromptu, joue plus vivement et plus naturellement que celui qui joue un rôle appris. On sent mieux, et, par conséquent, on dit mieux ce que l’on produit que ce que l’on emprunte des autres par le secours de la mémoire… Le geste et l’inflexion de voix se marient toujours avec le propos au théâtre, tandis que, dans la comédie apprise, le mot que répète l’acteur est rarement celui qu’il trouverait s’il était livré à lui-même. »

L’effet produit par la commedia dell’arte était donc plus grand que celui produit par la comédie soutenue, et cela précisément à cause de la spontanéité de l’expression. Ajoutons ce qui est plus important à constater pour les rapprochements que nous aurons à faire, c’est que, dans de telles pièces, l’action est presque tout ; on compte peu sur les discours pour dessiner les caractères, pour traduire les mouvements de l’âme. On raconte que Cicéron proposait parfois des défis à Roscius à qui rendrait le mieux une même pensée et avec plus d’éloquence, l’un avec le seul geste et l’autre avec la parole. Cette lutte nous figure assez bien les différents procédés de la comédie régulière et de la comédie de l’art. Lorsque celle-ci vint s’installer en France, elle apporta par conséquent à notre théâtre les exemples dont il avait le plus grand besoin ; elle enseignait l’action à notre comédie qui penchait naturellement vers la conversation et la tirade, et qui finit toujours par tomber de ce côté-là. Mais comment fut-elle initiée aux beautés de la commedia dell’arte ? C’est ce que nous allons raconter avec quelques développements.

En l’an 1576, au moment où allaient s’ouvrir les États généraux de Blois, quatre ans après la Saint-Barthélemy, Henri III, qui appréhendait la réunion de cette grande assemblée, n’imagina rien de mieux, soit pour l’adoucir, soit pour la distraire, que de mander d’Italie la plus fameuse troupe d’acteurs de la commedia dell’arte qu’il y eût alors : les Gelosi (Jaloux de plaire), à la tête desquels venait de se mettre un homme distingué par sa naissance et par ses talents, Flaminio Scala, dit Flavio au théâtre.

Ce n’était pas la première fois que les Français allaient jouir de ce spectacle. Catherine de Médicis en avait introduit l’usage à la cour de France et inspiré le goût à ses enfants. « Dès sa jeunesse, dit Brantôme, elle aimait fort à voir jouer des comédies et même celles des Zanni et des Pantalon, et y riait tout son saoul comme une autre. » Une troupe, dirigée par un nommé Ganasse ou Ganassa, était venue à Paris en 1570 et avait donné un certain nombre de représentations publiques. Mais nous n’avions pas eu encore de troupe aussi complète ni aussi renommée que celle des Gelosi.

Elle avait alors pour principaux acteurs Oratio Nobili de Padoue faisant les amoureux, Adriano Valerini de Vérone jouant aussi les amoureux sous le nom d’Aurelio ; Lucio Burchiella faisait le personnage du docteur Gratiano ; Lidia de Bagnacavallo était la première amoureuse, et la jeune Prudenza de Vérone la seconde amoureuse. Le plus célèbre bouffon qui fit partie de cette troupe paraît avoir été Gabriello de Bologne, créateur du type de Franca-Trippa 5.

7. — Franca-Trippa.

 

Sur l’invitation du roi de France, ils franchirent les monts, charriant avec eux leurs costumes, leurs décors et leurs accessoires. On sait quelle était la situation de la France en ce moment-là, surtout dans le Midi où à peine un moment de trêve sépara la cinquième guerre civile de la sixième. La caravane comique tomba par malheur dans un parti, de huguenots. L’Estoile ne dit pas quel est celui des chefs tenant alors la campagne qui fit ces bizarres prisonniers. Ce fut probablement un des capitaines qui guerroyaient autour de Lyon, Montbrun, Pierregourde ou Saint-Romain. Les huguenots n’avaient pas sans doute l’étroit et sombre fanatisme des puritains de Cromwell. Cependant, ils n’étaient pas sans une exaltation très farouche depuis que la Saint-Barthélemy avait terriblement éclairci leurs rangs. Ils n’étaient guère sensibles au charme des arts ; ils devaient être surtout fort mal disposés pour les bouffons italiens qui s’en allaient divertir MM. les députés de la Ligue. On peut se figurer le docteur Gratiano ou Franca-Trippa essayant de dérider le front menaçant des soldats de Calvin, et douter qu’ils y réussirent. Nous ne savons non plus quel succès purent avoir les grâces des Lidia et des Prudenza au milieu d’une telle compagnie. Toujours est-il que la troupe dut subir une captivité très pénible aux mains des parpaillots.

Aussitôt qu’il apprit la fâcheuse aventure survenue à ses comédiens, le roi négocia pour obtenir leur délivrance, et il l’obtint moyennant une forte rançon. Les Gelosi furent libres alors de continuer leur voyage. Ils arrivèrent fort en retard. Les États avaient été convoqués pour le 15 novembre 1576 ; ils n’ouvrirent leurs séances que le 6 décembre. Les Gelosi arrivèrent au mois de février suivant. « En ce mois, dit l’Estoile, les comédiens italiens commencèrent à jouer leurs comédies dans la salle des États à Blois ; et leur permit le roi de prendre demi-teston de tous ceux qui les viendraient voir jouer. » Le demi-teston avait alors une valeur nominale de sept sous, mais il valait effectivement quinze sous, malgré les ordonnances, et c’était un prix élevé pour assister à un spectacle, puisqu’à Paris, le prix d’entrée à l’Hôtel de Bourgogne ne dépassait pas quatre ou cinq sous.

On ne dit pas l’accueil que reçurent les Gelosi de la part des députés des trois ordres. Quand on sait les préoccupations et les passions qui agitaient alors ces députés, on conçoit difficilement qu’ils trouvassent beaucoup d’attraits aux jeux des Pantalon et des Zanni. En tout cas, si Henri avait compté sur eux pour assouplir l’humeur peu traitable de ses sujets, il manqua totalement son but. Le Tiers-État refusa inflexiblement au roi qui l’avait régalé de ces divertissements imprévus le moindre subside ; il lui refusa même l’autorisation d’aliéner aucune partie du domaine royal, de sorte que le monarque s’écriait en versant des larmes de colère : « Ils ne me veulent secourir du leur, ni me permettre que je m’aide du mien ! » Les États furent congédiés le 1er mars. Les comiques italiens, dont la présence au milieu de si graves circonstances était un signe du temps, avaient à peine pu donner un échantillon de leur savoir-faire. Aussi Henri III, s’en retournant à Paris, emmena avec lui les Gelosi.

Henri leur permit par lettres patentes de s’installer à l’Hôtel de Bourbon. Cet hôtel touchait au Louvre ; il s’élevait sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la colonnade de Perrault, en face de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Démoli en grande partie après la défection du connétable en 1527, il restait de cet hôtel une vaste salle ou galerie, qu’on appela la salle du Petit-Bourbon. Cette salle fut affectée ordinairement aux représentations théâtrales, quoiqu’elle eût de temps en temps une destination plus sérieuse : ainsi elle servit aux États généraux tenus en 1614, les derniers de la France monarchique avant 1789. C’est là aussi que quatre-vingt-deux ans après les premiers Gelosi, Molière, de retour de ses excursions en province, devait inaugurer par Les Précieuses ridicules sa brillante carrière.

« Le dimanche 19 mai, dit l’Estoile, les comédiens italiens commencèrent leurs comédies à l’Hôtel de Bourbon. Ils prenaient quatre sols de salaire par tête de tous les Français, et il y avait tel concours, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avaient pas tous ensemble autant quand ils prêchaient. »

Cet empressement du public se comprend aisément. Les acteurs français ne pouvaient lutter avec ces étrangers : « La comédie telle que ceux-ci la jouaient, dit Brantôme, était chose que l’on n’avait encore vue et rare en France, car, par avant, on ne parlait que des farceurs, des conards de Rouen, des joueurs de la Bazoche et autres sortes de badins. » Ce qui devait offrir surtout un vif attrait, c’était la présence d’actrices élégantes jouant les rôles féminins, tandis que les rôles de femmes étaient tenus chez nous par des hommes. Enfin la beauté des costumes, la perfection des décors et des feintes ou machines, la musique employée dans les intermèdes et parfois dans les pièces, tout cela faisait connaître à la France un art savant et raffiné qu’elle devait être encore longtemps à atteindre elle-même.

Aussi, les confrères de la Passion, qui continuaient à jouer leurs Farces, leurs Soties et leurs Moralités à l’Hôtel de Bourgogne, et qui jouissaient d’un privilège en vertu duquel il était fait défense à tous autres de représenter des jeux dramatiques dans la ville, faubourgs et banlieue de Paris, s’émurent de la redoutable concurrence que leur faisaient les nouveaux venus. Ils s’adressèrent au Parlement pour qu’il fit respecter leur privilège. La cour défendit aux Italiens de continuer leurs représentations. Les Gelosi présentèrent les lettres patentes qu’ils avaient obtenues du roi. La cour refusa de recevoir ces lettres et défendit aux Italiens de se prévaloir jamais de lettres pareilles sous peine de dix mille livres parisis d’amende, applicables à la boite des pauvres. Malgré ces arrêts redoublés, les Gelosi continuèrent pendant le mois de septembre à jouer leurs comédies, « par jussion expresse du roi, dit l’Estoile, la corruption de ce temps étant telle, que les farceurs, bouffons, p… et mignons avaient tout crédit auprès du roi ».

Ils s’en allèrent à l’automne et rentrèrent en Italie. L’impulsion était donnée. Quoique tout n’eût pas été agrément dans l’excursion des premiers Gelosi en France, les troupes de comédiens italiens prirent tour à tour le chemin de Paris. En 1584 et 1585, Paris reçut la visite des Comici confidenti, qui représentèrent notamment chez le duc de Joyeuse une pièce intitulée Angelica, œuvre d’un de leurs acteurs, Fabritio di Fornaris, jouant le capitan espagnol sous le nom de Cocodrillo. Les Gelosi reparurent, en 1588, à l’occasion des seconds États généraux de Blois, qui furent plus orageux encore que les premiers ; mais ils se hâtèrent de repasser les monts, chassés par les arrêts du Parlement ou plutôt épouvantés par le meurtre du duc de Guise et par les troubles qui s’ensuivirent. Il n’y a plus aucune place, en effet, pour les divertissements comiques pendant ces dernières années du règne de Henri III où s’engage la lutte suprême de la Ligue et de la royauté.

Il faut, pour que les fêtes renaissent, attendre que Henri IV ait terminé les guerres civiles, qu’il soit affermi sur son trône, et maître de sa capitale. Lorsque ce prince épousa, en 1600, la Florentine Marie de Médicis, il voulut lui procurer en France les distractions de son pays. Il appela ou il accueillit la plus excellente troupe d’artistes comiques que l’Italie possédât alors. C’était encore la troupe des Gelosi, toujours dirigée par Flaminio Scala, mais complètement renouvelée.

Flaminio Scala avait alors dans sa troupe quatre rôles de vieillards ou de pères nobles, comme nous dirions aujourd’hui : le Pantalon ou le Magnifico, tenu par un acteur nommé Giulio Pasquati ; Cassandro da Siena, joué on ne sait par qui ; Zanobio, le vieux bourgeois de Piombino, représenté par Girolamo Salembeni de Florence ; enfin le docteur, il dottore Gratiano Forbisone, dont Lodovico de Bologne portait la robe.

Le capitan était Francesco Andreini, de Pistoie, sous le nom d’il capitano Spavento della Valle inferna (le capitaine l’Épouvante de la Vallée infernale). C’était l’usage de choisir pour ces sortes de rôles les noms les plus retentissants. Nous avons déjà rencontré celui de Cocodrillo ; nous pourrions citer encore les noms de Matamoros, Fracassa, Rodomonte, Spezza-Monti (Tranche-Montagne), il capitano Bellorofonte Martellione, il capitano Rinoceronte, il Basilisco, il signer Scarabombardon, il signer Escobombardon della Papirotonda. C’était à qui inventerait le plus bizarre assemblage de syllabes sonores. Parfois ces noms semblent indiquer aussi une nuance du caractère : parmi les nombreux capitans que Callot a dessinés dans ses Balli di Sfessania, il faut distinguer le capitaine Cerimonia, qui fait songer à l’Alcidas du Mariage forcé 6.

8. — Le capitaine Cerimonta.

 

On connaît assez bien, grâce à nos matamores français, le genre de plaisanteries propres à ce rôle du capitan. Francesco Andreini, par exemple se faisait annoncer par son valet de la manière suivante : « Tu diras que je suis le capitaine Spavente de la vallée infernale, surnommé l’endiablé prince de l’ordre de la chevalerie ; Trismégiste, très grand bravache, très grand frappeur, très grand tueur ; dompteur et dominateur de l’univers, fils du tremblement de terre et de la foudre, parent de la mort et ami très étroit du grand diable d’enfer. »

Dans La Prigione d’Amore (la Prison d’Amour), de Sforza Oddi nell’academia degli Insensati detto il Forsennato (membre de l’académie des Insensés, surnommé le Furieux), comédie récitée à Pise par les étudiants, pendant le carnaval de 1590, le rôle du capitan est très développé, et se termine par le récit suivant, qui pourra servir de spécimen. Le capitaine Bellorofonte Scarabombardon se voit supplanté auprès de celle qu’il devait épouser, sur quoi on lui dit :

Galant seigneur capitaine, à votre courtoisie on doit en retour une autre femme plus vaillante et plus guerrière qu’Erminia, dont l’humeur pacifique ne pouvait convenir à votre humeur.

LE CAPITAINE.

Une femme ? à Dieu ne plaise ! Croyez-vous que, si j’en voulais une, il me manquerait une impératrice pour le moins ? Ne savez-vous pas l’aventure de la grande infante de Paphlagonie, fille du roi de l’Ingitanie inférieure, où le Nil, tombant de ses cataractes, assourdit les habitants à cent milles à la ronde ?

JACOPINO.

Racontez-nous, seigneur capitaine, cette aventure…

LE CAPITAINE.

Cet empereur de la sourde Éthiopie avait une fille noire et sourde, comme toutes les habitantes du pays, mais plus belle cent fois que la plus blanche Allemande. Elle s’éprit de moi à cause de ma renommée. Nous nous aimâmes à la muette, tellement qu’elle allait me donner un fils. L’empereur et l’impératrice, pensant me contraindre à l’épouser, entrèrent un jour dans notre chambre, où déjà je causais avec le petit Bellorofontin, bien qu’il fût encore dans les entrailles maternelles, et lui me répondait, Dieu sait avec quelle majesté !

GRILLO.

Ô le mensonge !

LE CAPITAINE.

L’empereur et l’impératrice étaient accompagnés de leur trésorier portant deux sacs contenant chacun environ trente mille sequins pour la dot. Ils ferment la porte et me cherchent. Quand je m’aperçois de leur intention, la colère gronde en moi ; ma chair, mes nerfs, mes os se tendent ; mon sang tourbillonne dans les veines ; mon visage s’obscurcit comme le ciel en temps d’orage ; mon poil, mes cils se dressent comme des piques ; mes yeux roulent dans leurs gonds sous les arcades sourcilières ; mon nez se méduse ; ma bouche se cerbérise ; mon cou se lestrigonne ; ma main se panthérise ; toute la machine enfin se gonfle, écume, fait un bruit terrible, retentissant de caverne en caverne…

LE PÉDANT.

Oh ! infortuné royaume ! il est perdu !

LE CAPITAINE.

Mais la pauvre jeune fille, voyant ma fureur et mon rire de Satan déchaîné, eut une telle peur, que le Scarabombardin sortit…

LE PÉDANT.

Fecit abortum ?

LE CAPITAINE.

Quel abortum ?

SPAZZA.

Elle accoucha d’un parc d’artillerie ?

LE CAPITAINE.

Je vous dis qu’elle mit au monde un petit roi sur un trône, avec le sceptre et la couronne, et si beau qu’il ne s’en pouvait voir de plus beau !

SPAZZA.

Et ni le sceptre, ni le trône, ni rien ne s’était mis en travers ?

LE CAPITAINE.

Rien.

LE PÉDANT.

Fuit monstrum in natura, s’il en est ainsi. Et du roi, de la reine et du trésorier qu’advint-il ?

LE CAPITAINE.

Écoutez donc. La reine se fit un rempart de son petit-fils ainsi survenu. Je pris de la main gauche le trésorier et m’en servis comme d’un bouclier ; et, tirant Durandal du fourreau, je la dirigeai vers le roi qui s’avançait pour me frapper ; d’un coup, je fendis le pavé, j’ouvris la terre jusqu’aux abîmes où Neptune fut frappé de stupeur. Pluton trembla et le roi s’engloutit. Je retirai ma lame, l’essuyai et la rentrai au fourreau, puis m’en allai en laissant là Scarabombardin et l’empire.

GRILLO.

Avec le trésorier et les sequins. Oh ! le superbe butin !

LE CAPITAINE.

Quel butin ? Quand je fus sorti du palais, arrivé sur la place, je te pris mon trésorier par un pied et le lançai en l’air jusqu’à la voûte du ciel. Avant qu’il retombe, ses sequins auront le temps d’être démonétisés.

LE PÉDANT.

En quel âge du monde se passa ceci ?

LE CAPITAINE.

Il y a cinq ans environ, pas davantage.

Un des traits les plus plaisants de ce rôle qui nous reviennent à la mémoire est celui de ce capitan à qui l’on reprochait d’avoir laissé enlever sa maîtresse par les corsaires barbaresques, et qui répondait : « Debout sur la proue de mon vaisseau, j’étais dans une telle fureur que le souffle impétueux qui sortait de ma bouche frappant les voiles du navire ennemi lui imprima une impulsion si rapide qu’il fut impossible de l’atteindre7. » C’était là le ton ordinaire de ce personnage qui fut si longtemps applaudi sur tous les théâtres de l’Europe, et dont nous ne comprendrions bien le succès que si le règne des traîneurs de sabre recommençait parmi nous.

Francesco Andreini, outre l’emploi du capitan qu’il tenait avec une grande supériorité, créa le type du Dottore siciliano et celui du magicien Falcirone. C’était un artiste universel, au dire du savant comédien Bartoli qui a fait son éloge. Il jouait de tous les instruments de musique. Il parlait cinq langues outre l’italien : le français, l’espagnol, l’esclavon, le grec et même le turc. Quelle qu’ait été sa véritable connaissance de ce dernier idiome, il fut du moins l’un des premiers à faire usage du jargon qui devait plus tard en imposer si bien à M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme. Le capitaine Spavente, envoyant son valet Trappola à l’ambassadeur du grand-sophi, avait soin de faire les recommandations suivantes : « Tu diras ainsi : Salamalecchi benum sultanum, et lui te répondra : Alecchi mesalem safa ghieldy. » Francesco Andreini, artiste lettré, et écrivain assez distingué, était membre de la société des Spensierati (Sans-soucis) de Florence.

L’ornement et la gloire de cette troupe, la perle des Gelosi, c’était la femme de cet acteur, Isabella Andreini. Née à Padoue en 1562, Isabelle brillait sur le théâtre depuis 1578, se faisait admirer par sa beauté, par ses rares talents, et, ajoutent tous les témoignages contemporains, par sa vertu. Non seulement elle remplissait avec une grâce infinie, avec une grande richesse d’imagination, les rôles de première amoureuse dans la commedia dell’arte ; mais elle était poète. Elle composa des sonnets, des madrigaux, des chansons (Canzoniere, Milan, 1601). On a d’elle une pastorale, Mirtilla, imprimée à Vérone en 1588 : des recueils de lettres et des fragments en prose furent publiés après sa mort. Elle faisait partie de l’Académie des Intenti de Pavie, dans laquelle elle figurait sous le nom de l’Accesa (l’Amoureuse), nom emprunté sans doute à ses rôles de théâtre.

Isabelle peut être citée comme un exemple de la considération et des honneurs qui s’attachaient fréquemment en Italie à la profession du comédien. Elle fut presque couronnée à Rome : son portrait fut placé entre ceux de Pétrarque et du Tasse, dans une fête que lui donna un de ses plus fervents admirateurs, le cardinal Aldobrandini. On lui appliquait galamment les vers de l’Arioste qui, au vingt-neuvième chant du Roland furieux, fait dire au Souverain Créateur8 : « Je veux qu’à l’avenir toutes celles qui porteront le beau nom d’Isabelle soient aimables, belles, parées par les Grâces, et vertueuses ; je veux qu’elles méritent d’être célébrées sur le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon, et que ces monts sacrés retentissent sans cesse de l’illustre nom d’Isabelle » ; on prétendait que cette prophétie du poète n’avait jamais été mieux accomplie qu’en Isabelle Andreini. En France elle allait exciter l’enthousiasme de la cour et de la ville, et jouir de la faveur particulière de Marie de Médicis et de Henri IV.

On distinguait encore, dans la troupe de Scala, le fameux bouffon Burattino, qui donna son nom à toutes les marionnettes italiennes, qu’on appelle encore des burattini. Burattino faisait les rôles de valet grognon et maladroit, mais plus souvent de courrier, hôtelier, jardinier. Quand on ajoute un nom à ce nom de Burattino, c’est celui peu honnête de Canaglia. Mari de Francischina ou père d’Olivette, il est généralement malchanceux, trompé et dupé, quoiqu’il ait grande envie de tromper et de duper les autres. Il est de tous les lazzi ; il occupe souvent la scène, et les charges qu’il y fait n’ont d’ordinaire aucun rapport avec l’intrigue. Il instruit, par exemple, sa fille Olivette dans l’art du jardinage : « Comment, à ton âge, grande comme te voilà, et ma foi ! bonne à marier, tu ne sais pas encore donner un coup de pioche ou planter un chou ? » Et là-dessus de lui faire un cours d’horticulture comique, en lui nommant tous les outils du métier et en lui indiquant la manière de s’en servir. On peut imaginer les équivoques.

Les deux zanni de la troupe étaient Pedrolino et Arlecchino. L’acteur qui jouait le second zanni, sous le nom d’Arlequin, se nommait Simone, de Bologne. Nous ne savons l’acteur qui tenait le rôle de Pedrolino (Pierrot) ; ce rôle est, dans les canevas des Gelosi, fort pareil à ce qu’il est resté sur la scène française, pétulant, grimacier, malin, gourmand et poltron. Avec tout cela, il ne laisse pas d’être fidèle et actif. Il est souvent le meneur du jeu, c’est lui qui conduit toutes choses, déconcerte les plans des vieillards, sauve et unit les amants malheureux. Arlecchino, de même, ressemble beaucoup au type populaire que l’on connaît, au moins pour la balourdise éveillée et malicieuse de son caractère. Il a déjà perdu de sa naïveté primitive9. Complice de Pierrot, il l’aide la plupart du temps à débrouiller les intrigues ; il est parfois dupe de son camarade qui lui fait faire les missions délicates, celles qui peuvent attirer des coups de bâton. C’est le Raton de ce Bertrand. Ils sont fréquemment en rivalité auprès de la servante Franceschina, qui généralement préfère Pedrolino à Arlequin.

9. — Arlequin au seizième siècle.

 

Les rôles de servante (fantesca) ou, comme on dit plus tard en France, de soubrette, étaient joués par la signora Silvia Roncagli, de Bergame, terriblement éveillée, si nous en jugeons par les canevas des Gelosi. Son nom de guerre était Franceschina. La même actrice faisait les personnages travestis sous le nom de Lesbino. Elle avait un remarquable talent. Elle était doublée par Ricciolina (Maria Antonazzoni) et par Olivetta, dont le nom réel n’est pas connu. Une actrice, nommée Antonella Bajardi, jouait des rôles de caractère sous le nom de Vittoria. Les vieilles étaient jouées sous celui de Pasquella ou de Pasqualina.

Ce n’est pas tout ; il faudrait ajouter encore plusieurs noms : Claudione Francese (le Français Claudion), Cavicchio, le paysan, Mezzettino, troisième zanni, et d’autres encore, pour que la liste fût complète, car les pièces que jouaient les Gelosi exigeaient un nombreux personnel. Une troupe pareille aurait eu probablement quelque peine à faire ses frais, si elle n’avait été à la solde du roi. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, à qui les Confrères de la Passion avaient cédé leur privilège, n’étaient plus en mesure de faire une sérieuse opposition aux étrangers protégés par la faveur royale ; ils s’arrangèrent avec eux. Donnant le premier exemple d’un accommodement qui par la suite devint presque habituel, les Français et les Italiens jouèrent alternativement sur le théâtre de la rue Mauconseil. Les Français, qui étaient alors des acteurs de profession et qui avaient renouvelé leur répertoire, étaient plus en état de lutter avec les Italiens et aussi de profiter de leurs leçons.