(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIII : Affinités mutuelles des êtres organisés »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIII : Affinités mutuelles des êtres organisés »

Chapitre XIII :
Affinités mutuelles des êtres organisés

I. Classification : Groupes subordonnés à d’autres groupes. — II. Système naturel. — III. Les règles et les difficultés de classification s’expliquent par la théorie de descendance modifiée. — IV. Classification des variétés. — V. La généalogie est toujours consultée en matière de classification. — VI. Caractères analogiques et caractères d’adaptation. — VII. Des affinités générales, complexes et divergentes. — VIII. Les extinctions d’espèces séparent et déterminent les groupes en les limitant. — IX. MORPHOLOGIE : Unité de type entre les membres de la même classe et entre les parties du même individu. — X. EMBRYOLOGIE : ses lois s’expliquent par ce fait que les variations survenues à une phase quelconque de la vie de l’individu sont héritées par sa postérité à un âge correspondant. — XI. ORGANES RUDIMENTAIRES : explication de leur origine. — XII. Résumé.

I. Classification. Groupes subordonnés à d’autres groupes. — Depuis la première aube de la vie tous les êtres organisés se sont constamment ressemblés les uns aux autres par une série continue d’affinités, de sorte qu’ils peuvent se classer en groupes subordonnés à d’autres groupes. Une telle classification n’est évidemment pas arbitraire, comme on pourrait le dire, par exemple, du groupement des étoiles en constellations. L’existence de ces groupes n’aurait qu’une signification très bornée, si l’un se trouvait être exclusivement adapté à vivre sur la terre et un autre dans les eaux, celui-ci à se nourrir de chair, celui-là de végétaux, et ainsi de suite. Mais il en est tout autrement dans la nature, car il est notoire qu’on observe très communément des habitudes différentes chez les membres du même sous-groupe. Dans le second chapitre et dans le quatrième, j’ai montré que, dans chaque contrée, ce sont les espèces communes et très répandues dans de nombreuses stations, c’est-à-dire les espèces dominantes appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui varient le plus. Selon moi, les variétés ou espèces naissantes, ainsi produites, sont plus tard converties en espèces nouvelles bien distinctes, qui, en vertu du principe d’hérédité, tendent à devenir à leur tour autant d’espèces dominantes. Conséquemment, les groupes aujourd’hui considérables, et qui, en général, comprennent beaucoup d’espèces dominantes, tendent à continuer encore à s’accroître en puissance et en nombre. J’ai, de plus, établi que les descendants variables de chaque espèce ont une tendance constante à diverger de caractère par suite de la concurrence qu’ils se font les uns aux autres pour s’emparer d’autant de stations différentes qu’il leur est possible dans l’économie naturelle. Cette conclusion s’appuie sur la grande diversité des formes organiques, qui, dans une aire très restreinte, entrent en concurrence mutuelle très vive, ainsi que sur certains phénomènes de naturalisation bien constatés. J’ai montré aussi comment il existe une tendance constante chez les formes qui sont en voie de s’accroître rapidement en nombre et de diverger en caractères, à supplanter et à exterminer les formes plus anciennes moins parfaites et moins divergentes. Je prie le lecteur de vouloir bien jeter de nouveau un coup d’œil sur la figure qui donne une idée approchée des effets résultant de l’action combinée de ces divers principes : il verra qu’ils ont pour conséquence inévitable que les descendants modifiés, qui procèdent d’un même progéniteur, se séparent en groupes subordonnés à d’autres groupes. Sur cette figure, chaque lettre de la ligne supérieure peut représenter un genre renfermant plusieurs espèces ; et tous les genres de cette ligne peuvent former une même classe, car tous sont descendus d’un même ancêtre, et conséquemment ont dû hériter quelque chose en commun. Mais les trois genres groupés sur la gauche doivent, en vertu du même principe, avoir hérité beaucoup en commun, et, par conséquent, ils forment une sous-famille, distincte de celle qui comprend les deux genres qui suivent vers la droite et qui ont divergé d’un commun parent depuis la cinquième période généalogique167. Ces cinq genres ont cependant aussi beaucoup de caractères communs, et forment une famille distincte de celle qui comprend les trois genres qui suivent encore plus loin vers la droite et qui ont divergé depuis une époque encore plus reculée. Et tous ces genres descendus de A forment un ordre distinct de tous les genres descendus de I. De sorte que nous avons ici beaucoup d’espèces descendues d’un seul progéniteur est groupées en genres ; ces genres sont eux-mêmes groupés en sous-familles, familles et ordres, c’est-à-dire en groupes subordonnés, tous compris dans une même classe. Ce fait, si important en histoire naturelle, du classement de tous les êtres organisés en groupes subordonnés à d’autres groupes, fait auquel on n’accorde pas toujours toute l’attention qu’il mérite, parce qu’il nous est trop familier, se trouve ainsi, selon moi, complétement expliqué. Je ne prétends pas affirmer ici qu’on ne saurait donner aucune autre raison de la classification des caractères des êtres organisés en groupes subordonnés à d’autres groupes. Nous savons, ainsi que M. Maw l’a fait remarquer, comme une objection à ma théorie, que les minéraux et même les substances élémentaires sont susceptibles d’une classification analogue, et, en ce cas, une telle classification est naturellement sans relation possible avec une succession généalogique. Mais, à l’égard des êtres organisés, les idées que je viens d’exposer rendent compte de cette classification, dont aucune autre explication n’a été donnée jusqu’ici168.

II. Système naturel. — Les naturalistes s’efforcent de disposer les espèces, genres et familles de chaque classe d’après ce qu’ils appellent le système naturel. Mais que signifie ce terme ? Quelques auteurs le considèrent purement comme un plan imaginaire pour grouper ensemble les choses vivantes qui sont les plus semblables, et pour diviser celles qui sont le plus dissemblables, ou comme un moyen artificiel pour énoncer aussi brièvement que possible certaines propositions générales. En ce cas, il aurait pour but de nous permettre de renfermer sous une seule proposition les caractères communs à tous les mammifères, par exemple, et, sous une autre, tous ceux qui, dans les mammifères, sont communs au genre Chien ; et enfin, en en ajoutant une seule proposition de plus, d’arriver à donner une description complète de chaque espèce de Chiens. L’ingénieuse utilité de ce système est indiscutable. Mais beaucoup de naturalistes entendent quelque chose de plus par ce mot de système naturel ; ils y voient une révélation du plan créateur. À moins qu’on ne nous explique bien si cette expression elle-même signifie l’ordre dans le temps ou dans l’espace, ou quelque autre chose encore, il me semble qu’elle n’ajoute absolument rien à notre science. Quelques propositions, que nous rencontrons souvent sous une forme plus ou moins claire, semblent vouloir dire que notre méthode de classification implique quelque chose de plus que de pures ressemblances. Tel est par exemple ce fameux aphorisme de Linné : « Les caractères ne donnent pas le genre ; mais le genre donne les caractères. » Je crois, en effet, que notre système naturel de groupement des êtres organisés suppose autre chose encore que des ressemblances fortuites ; et que la proximité généalogique, seule cause connue de ces ressemblances, est le lien que nous révèlent en partie nos classifications méthodiques, lien caché pour l’autre part sous les variations successives et les modifications plus ou moins profondes de l’organisation.

III. Les règles et les difficultés de classification s’expliquent par la théorie de descendance modifiée. — Examinons maintenant les règles généralement suivies en matière de classification, et les difficultés qu’on trouve à les appliquer, soit qu’on parte du point de vue qu’une classification doit représenter le plan inconnu de la création, soit qu’on ne considère notre méthode systématique que comme un plan imaginaire qui permet d’énoncer des propositions générales et de placer ensemble sous les mêmes rubriques les formes les plus semblables les unes aux autres. On aurait pu penser, et longtemps même on a cru, que les particularités d’organisation qui déterminent les habitudes de vie, et la station générale de chaque être dans l’économie de la nature, devaient être de haute importance en classification. Rien cependant n’est plus faux. Nul ne considère comme importantes les ressemblances extérieures d’une Souris et d’une Musaraigne, d’un Dugong et d’une Baleine, d’une Baleine et d’un poisson. Ces ressemblances, bien qu’en étroite connexion avec la vie entière de ces divers êtres, sont regardées simplement comme des caractères analogiques ou d’adaptation. Mais nous reviendrons plus loin sur ce sujet. On pourrait même poser en règle générale que, moins une particularité d’organisation est en connexion avec les habitudes spéciales des êtres vivants, plus elle devient de haute valeur en matière de classification. C’est ainsi que le professeur Owen dit, en parlant du Dugong : « Les organes de la génération étant les moins directement en relation avec les habitudes et la nourriture d’un animal, je les ai toujours considérés comme fournissant les plus claires indications sur ses affinités réelles. Dans les modifications de ces organes, nous sommes moins exposés à prendre un simple caractère d’adaptation pour un caractère essentiel. » De même, à l’égard des plantes, n’est-il pas remarquable que leurs organes végétatifs, dont leur vie entière dépend, ne fournissent que des caractères négligeables, excepté dans la première des divisions principales ; tandis que leurs organes de reproduction, et le fruit qu’ils produisent, sont d’une importance fondamentale ? Il ne faut donc pas, en classifiant, se fier à des ressemblances d’organisation, en connexion avec les conditions du monde extérieur, de quelque importance qu’elles soient au bien-être de l’individu ou de l’espèce. Peut-être est-ce en partie pour cela que presque tous les naturalistes regardent comme de la plus haute valeur les ressemblances des organes de haute importance vitale et physiologique. Nul doute que ces diverses règles sur l’importance, au point de vue de la classification, d’organes très essentiels à la vie, ne soient généralement vraies, mais non pas sans donner lieu à des exceptions. L’importance caractéristique de ces organes dépend de leur plus grande constance dans des groupes entiers d’espèces ; et cette constance résulte justement de ce que ces organes ont généralement été sujets à moins de modifications, par suite de l’adaptation de ces diverses espèces à leurs différentes conditions de vie. Il est un fait qui prouve que l’importance purement physiologique d’un organe ne détermine pas d’une manière absolue sa valeur en matière de classification, c’est que dans des groupes alliés, chez lesquels nous avons toutes raisons de supposer que le même organe doit avoir à peu près la même valeur physiologique, sa valeur au point de vue de la classification est très différente. Pas un naturaliste ne peut s’être occupé de quelque groupe spécial, sans avoir été frappé de cette anomalie ; et on la trouve consignée dans les écrits de presque tous les auteurs. Il suffit de citer la puissante autorité de Robert Brown qui, parlant de l’un des organes des Protéacées, dit que son importance générique est, « comme celle de tous les autres organes, très inégale, et en quelques cas elle semble s’effacer entièrement, comme il arrive, je crois, non pas seulement chez cette famille naturelle, mais chez presque toutes. » Dans un autre ouvrage, il dit encore que les divers genres des Connaracées « diffèrent les uns des autres en ce qu’ils ont un seul ou plusieurs ovaires, par la présence ou l’absence d’albumen, et par leur préfloraison imbriquée ou valvulaire ; chacun de ces caractères, pris isolément, est fréquemment d’une importance plus que générique, bien que tous ensemble ils soient à peine suffisants pour séparer les Cnestis des Connarus. » Parmi les insectes, les antennes, ainsi que l’a remarqué Westwood, ont une grande constance de structure chez toute une des principales divisions des Hyménoptères ; mais dans une autre division elles diffèrent extrêmement, et leurs différences sont d’une valeur tout à fait subordonnée en classification ; cependant nul n’oserait dire que chez ces deux groupes du même ordre les antennes soient d’une importance physiologique plus ou moins grande. On pourrait ainsi fournir d’innombrables exemples de l’importance variable, en matière de classification, d’organes parfaitement identiques, et par conséquent de même valeur physiologique chez le même groupe d’êtres vivants. De même, nul ne soutiendra que les organes rudimentaires ou atrophiés soient d’une haute importance vitale ou physiologique ; pourtant on sait qu’ils ont souvent une très haute valeur en classification. Nul ne contestera que la dent rudimentaire de la mâchoire supérieure des jeunes Ruminants, et certains os rudimentaires de leurs jambes, ne soient de la plus grande utilité, en ce qu’ils établissent une étroite affinité entre les Ruminants et les Pachydermes. Robert Brown a insisté fortement pour démontrer que la position des épillets rudimentaires est de la plus haute importance dans la classification des Graminées. On pourrait encore énumérer nombre de particularités caractéristiques d’une valeur physiologique presque nulle, et qui sont universellement regardées comme de la plus grande utilité dans la définition de groupes entiers. Ainsi, l’existence d’une libre communication entre les narines et la bouche est, selon Owen, le seul caractère qui distingue universellement les reptiles des poissons. Il en est de même de l’ouverture de l’angle de la mâchoire chez les Marsupiaux, de la manière dont les ailes sont pliées chez les insectes, de la seule couleur chez quelques Algues, de la seule pubescence sur certaines parties de la fleur chez les plantes herbacées, et de la nature du vêtement épidermique, tel que les poils ou les plumes, chez les vertébrés. Si l’Ornithorhynque avait été couvert de plumes au lieu de poils, ce caractère tout externe, et d’une valeur physiologique indifférente, aurait été considéré par les naturalistes comme aussi important dans la détermination des affinités de cette étrange créature avec les oiseaux et les reptiles, qu’une ressemblance dans la structure de tout autre organe interne. L’importance en classification des caractères de peu de valeur physiologique dépend principalement de leur corrélation avec d’autres caractères de plus ou moins grande importance. Il est évident qu’un certain ensemble constant de caractères divers est surtout de la plus haute valeur en histoire naturelle. Il s’ensuit, comme on l’a souvent remarqué, qu’une espèce peut s’éloigner de ses alliées sous plusieurs rapports, à la fois de grande importance physiologique et de valeur presque universelle, et cependant ne nous laisser aucun doute sur le rang qu’elle doit occuper. Il s’ensuit encore, ainsi qu’on l’a vu maintes fois, que tous les essais de classification fondés sur une seule classe d’organes, quelle qu’en soit l’importance, ont toujours échoué : car aucune partie de l’organisation n’est d’une importance universellement constante dans les différents groupes d’êtres vivants. L’importance d’un ensemble combiné de divers caractères, même lorsqu’aucun d’eux n’est important, peut seule expliquer, je pense, cet aphorisme de Linné, que les caractères ne donnent pas le genre, mais que le genre donne les caractères. Car cet axiome scientifique semble fondé sur une appréciation générale de beaucoup de ressemblances superficielles trop légères pour être définies. Certaines plantes de la famille des Malpighiacées portent des fleurs parfaites et des fleurs dégénérées. À l’égard de ces dernières, disait A. de Jussieu, « le plus grand nombre des caractères propres à l’espèce, au genre, à la famille, à la classe même, s’effacent, disparaissent peu à peu, et se moquent de toutes nos classifications. » Mais lorsque l’Aspicarpa ne produisit en France, pendant plusieurs années consécutives, que des fleurs dégénérées, s’éloignant ainsi étonnamment d’un grand nombre des caractères les plus importants du propre type de l’ordre, Richard n’en vit pas moins avec sagacité, ainsi que l’observe de Jussieu, que ce genre n’en devait pas moins rester parmi les Malpighiacées. Cet exemple me paraît donner une idée assez juste de l’esprit selon lequel nos classifications doivent quelquefois être conçues. Dans la pratique, et lorsque les naturalistes sont à l’œuvre, ils s’embarrassent peu de la valeur physiologique des caractères dont ils se servent pour définir un groupe, ou pour désigner la place que doit occuper quelque espèce particulière. S’ils observent un caractère à peu près uniforme, commun à un grand nombre d’espèces, et qui n’existe pas chez d’autres, ils s’en servent comme ayant une grande valeur ; s’il est commun à un moins grand nombre de formes, ils ne l’emploient que comme ayant une valeur subordonnée. Quelques naturalistes ont franchement confessé que cette règle était la seule bonne. Parmi eux, nul ne l’a plus clairement avoué que l’excellent botaniste Aug. Saint-Hilaire. Si certains caractères se retrouvent toujours en corrélation avec d’autres, bien qu’on ne puisse découvrir entre eux aucune connexion nécessaire, on les considère comme ayant une valeur toute spéciale. Comme dans la plupart des groupes d’animaux des organes très importants, tels que ceux qui servent à la circulation du sang et à son oxygénation, ou ceux qui ont pour fonction de reproduire la race, se montrent presque uniformes, on les considère comme de grand usage en classification ; mais en quelques groupes, au contraire, chacun de ces organes vitaux, quelle que soit son importance, se trouve offrir parfois des caractères d’une valeur très subordonnée. On conçoit aisément que les caractères dérivés de l’embryon doivent être de la même importance que ceux qu’on emprunte à l’adulte : naturellement nos classifications doivent comprendre tous les âges des individus de chaque espèce. Mais il est bien loin d’être aussi évident, au point de vue de la théorie communément adoptée, pourquoi la structure de l’embryon doit être d’une plus grande importance, sous ce même rapport, que celle de l’adulte, qui seul joue son rôle complet dans l’économie de la nature. Cependant deux grands naturalistes, Milne Edwards et Agassiz, ont fortement appuyé sur ce principe que les caractères embryologiques sont les plus importants de tous pour la classification des animaux ; et l’on a généralement admis cette opinion comme vraie. La même règle s’applique avec le même succès aux plantes phanérogames dont les deux divisions principales ont été fondées sur des caractères dérivés de l’embryon, c’est-à-dire sur le nombre et la position des cotylédons ou feuilles séminales, et sur le mode de développement de la plumule et de la radicule. Quand nous discuterons les faits de l’embryologie, nous verrons pourquoi de tels caractères ont une si grande valeur, au point de vue d’une classification impliquant l’idée de rapports généalogiques. Souvent nos classifications suivent tout simplement la chaîne des affinités. Rien n’est plus aisé que de déterminer un certain nombre de caractères communs à tous les oiseaux ; mais, à l’égard des crustacés, cette détermination s’est trouvée impossible jusqu’ici. Il y a des crustacés aux deux extrémités opposées de la série qui ont à peine un caractère commun ; et cependant les espèces les plus extrêmes des deux bouts de la chaîne étant évidemment alliées à celles qui leur sont voisines, celle-ci encore à d’autres, et ainsi de suite, toutes sont aisément reconnues comme appartenant, sans doute possible, à cette classe particulière des articulés et non aux autres. Souvent on a aussi fait intervenir la distribution géographique dans la classification des êtres organisés, surtout à l’égard de certains groupes considérables de formes proche-alliées, et parfois peut-être assez mal à propos. Temminck insiste sur l’utilité et même la nécessité de tenir compte de cet élément à l’égard de quelques groupes d’oiseaux, et plusieurs entomologistes et botanistes l’ont pris en considération. Quant à la valeur comparative des divers groupes d’espèces, tels que les ordres, sous-ordres, familles, sous-familles et genres, elle semble avoir été, au moins jusqu’à présent, presque complétement arbitraire. Plusieurs excellents botanistes, tels que M. Bentham, et tant d’autres, ont fortement insisté sur le peu de valeur absolue de ces divisions et sur leurs limites mal définies. On pourrait trouver parmi les plantes et les insectes des groupes de formes, qui n’ont été considérés d’abord par les naturalistes expérimentés que comme de simples genres, et que depuis on a élevés au rang de sous-familles ou même de familles. Ce n’est point cependant que des recherches subséquentes aient eu pour résultat de découvrir entre leurs divers représentants des différences importantes de structure d’abord négligées à tort, mais seulement que de nombreuses espèces alliées, présentant divers degrés de différences, ont été subséquemment découvertes. Toutes les difficultés, toutes les règles et tous les moyens de classification qui précèdent, s’expliquent, je crois, à moins que je ne me trompe étrangement, en admettant que le système naturel a pour fondement le principe de descendance modifiée ; et que les caractères considérés par les naturalistes comme prouvant des affinités réelles entre deux espèces ou plusieurs, sont ceux qu’elles ont hérités d’un commun parent. Toute classification vraie est donc essentiellement généalogique ; la communauté d’origine est le lien caché que les naturalistes ont inconsciemment cherché sous prétexte de découvrir quelque mystérieux plan de création, d’énoncer seulement des propositions générales, ou de rassembler des choses semblables et de séparer des choses différentes. Mais je dois m’expliquer plus complétement. Je crois que l’arrangement des groupes dans chaque classe, selon le rang de subordination qui leur est dû, par rapport à d’autres groupes, doit être exactement généalogique, afin d’être naturel ; mais j’admets aussi qu’entre les différentes branches ou groupes alliés au même degré de consanguinité avec leur commun progéniteur, la somme des dissemblances actuelles peut différer considérablement, selon le nombre et l’importance des modifications qu’ils ont subies. C’est ce qu’on exprime en rangeant la série entière des formes connues sous différents genres, familles, sections ou ordres. Le lecteur comprendra mieux ce que j’entends, s’il veut prendre la peine de consulter encore la figure du quatrième chapitre. Nous supposerons que les lettres depuis A jusqu’à L représentent des genres alliés, qui vécurent pendant l’époque silurienne, et qui descendent tous d’une espèce qui existait à une période antérieure inconnue. Certaines espèces appartenant à trois de ces genres (A, F et 1) ont transmis jusqu’aujourd’hui des descendants modifiés, représentés par les quinze genres (a14 à z14) de la ligne horizontale supérieure. Tous ces descendants modifiés d’une seule espèce sont représentés ici comme parents au même degré de consanguinité. On peut par métaphore les appeler cousins au même millionième degré. Cependant ils diffèrent considérablement et à divers degrés les uns des autres. Les formes descendues de A, maintenant divisées en deux ou trois familles, constituent un ordre distinct de celles qui descendent de I, divisées de même en deux familles. Les espèces actuelles, descendues de A, ne sauraient non plus être rangées dans le même genre que leur commun ancêtre, ni celles qui descendent de I avec ce genre primitif. Mais on peut supposer que le genre encore vivant, F14, ne s’est que légèrement modifié, et par conséquent il pourrait toujours être rangé avec le genre primitif F dont il est issu. C’est ainsi que quelques êtres organisés, encore vivants, sont arrivés jusqu’à nous depuis la période silurienne sans avoir subi de modifications d’une valeur générique. De sorte que la valeur des dissemblances qui existent aujourd’hui entre des êtres organisés, tous parents les uns des autres au même degré de consanguinité, a pu devenir très différente. Néanmoins leur arrangement généalogique reste rigoureusement exact, non seulement dans le temps actuel, mais à chaque période généalogique successive. Tous les descendants de A auront hérité quelque chose en commun de leur commun parent, et il en aura été de même de tous les descendants de I. Il en aura été de même encore de chacun des rameaux généalogiques subordonnés sortis de ces deux souches mères, à chacune des périodes géologiques successives qu’ils ont traversées. Si pourtant nous préférons supposer que quelques-uns des descendants de A et de I se sont si profondément modifiés, qu’ils ont plus ou moins complétement perdu les traces de leur parenté mutuelle, en ce cas leur place légitime dans une classification naturelle sera plus ou moins difficile à reconnaître, comme on le constate à l’égard de quelques-uns des organismes vivants. Tous les descendants du genre F, pendant toute la durée de leur lignée généalogique, sont censés ne s’être que peu modifiés, et ils forment encore un genre unique. Mais ce genre, bien que très isolé, occupera toujours la position intermédiaire qui lui est propre ; car originairement F était intermédiaire en caractères entre les genres primitifs A et I ; et les divers genres qui en sont descendus doivent avoir hérité jusqu’à certain point de ses traits caractéristiques. Cet arrangement naturel est indiqué, autant que possible, sur la figure, mais d’une manière beaucoup trop simplifiée. Si, au lieu d’une figure ramifiée, on eût disposé les noms des groupes en série linéaire, il eût été encore moins possible de les disposer selon le système naturel ; car il est de toute impossibilité de représenter par une série, et sur une surface plane, les affinités que l’on observe dans la nature parmi les êtres d’un même groupe. À mon point de vue, le système naturel est donc ramifié comme un arbre généalogique ; mais la valeur des modifications que les différents groupes ont subies doit s’exprimer par leur arrangement en ce qu’on nomme genres, sous-familles, familles, sections, ordres et classes. Il n’est pas inutile d’expliquer cette manière d’entendre la classification des êtres organisés, par un exemple tiré des diverses langues humaines. Si nous possédions l’arbre généalogique complet de l’humanité, un groupement généalogique des races humaines nous fournirait certainement aussi la meilleure classification des idiomes divers qui se parlent aujourd’hui dans le monde ; et si toutes les langues mortes, avec tous les dialectes intermédiaires et lentement changeants, devaient y trouver leur place, un tel groupement serait le seul possible. Cependant, il se pourrait que quelque langue très ancienne se fût peu altérée, et qu’elle n’eût donné naissance qu’à un petit nombre de langues modernes ; tandis que d’autres, par suite des migrations, de l’isolement ou des différents états de civilisation des races qui les ont parlées, se sont altérées considérablement et ont donné naissance à un grand nombre de langues ou de dialectes modernes. Les divers degrés de différence entre les langues de même souche seraient exprimés par des groupes subordonnés à d’autres groupes ; mais le seul arrangement convenable et possible devrait toujours être d’accord avec la filiation généalogique. À cette condition seulement, il serait rigoureusement naturel, parce qu’il relierait ensemble toutes les langues mortes et vivantes par leurs affinités les plus étroites, et donnerait ainsi la filiation et les origines de chacune d’elles.

IV. Classification des variétés. — Un regard jeté sur la classification des variétés qu’on croit ou qu’on sait descendues d’une espèce quelconque confirmera encore cette manière de voir. Les variétés sont groupées sous les espèces, et se divisent elles-mêmes en sous-variétés. À l’égard de nos productions domestiques, plusieurs autres subdivisions sont indispensables, ainsi que nous l’avons vu pour les Pigeons. La cause de ce groupement hiérarchique est la même parmi les variétés que parmi les espèces ; elle dépend toujours de la connexion généalogique plus ou moins étroite avec divers degrés de modification. La classification des variétés suit enfin à peu près les mêmes règles que celles des espèces. Plusieurs auteurs ont insisté sur la nécessité de classer les variétés d’après un système naturel, et non pas d’après un système artificiel. Ainsi, on sait qu’il faut se garder de classer ensemble deux variétés de l’Ananas, simplement parce que leurs fruits, bien que fournissant un caractère important, sont à peu près identiques. Nul ne place ensemble le Navet suédois et le Navet commun, quoique leurs tiges épaisses et succulentes soient si semblables. L’organe qui se montre le plus constant est celui qu’on choisit de préférence dans la classification des variétés. C’est pourquoi, d’après le grand agronome Marshall, les cornes sont d’une haute valeur pour classer les races bovines, parce qu’elles sont moins variables que la forme ou la couleur du corps, etc., tandis que chez les Moutons les cornes n’ont pas la même utilité, parce qu’elles sont moins constantes. Dans le classement des variétés, je suis convaincu que, si nous possédions leur arbre généalogique, l’ordre qu’il nous indiquerait serait universellement préféré, ainsi que quelques auteurs se sont efforcés de le faire admettre : car nous pouvons demeurer certains, quelle qu’ait été, du reste, l’importance des modifications subies, que le principe d’hérédité rassemblerait les formes alliées par les plus nombreux points de ressemblance. Chez les Pigeons culbutants, quelques variétés diffèrent des autres par leur long bec, ce qui, dans la race, est un caractère de haute importance : cependant, toutes sont reliées les unes aux autres par l’habitude commune de faire la culbute : et, quoique la race à courte face ait presque ou même complétement perdu cette habitude, néanmoins, sans raisonnement, sans réflexion à ce sujet, on continue de la placer dans le même groupe, à cause de sa consanguinité connue et de ses ressemblances à d’autres égards avec les autres races. Si l’on pouvait prouver que les Hottentots sont descendus des Nègres, je suppose qu’on les placerait dans le groupe Nègre, quelles que soient les différences de couleur, ou autres plus importantes, qui les distinguent.

V. La généalogie est toujours consultée en matière de classification. — À l’égard des espèces à l’état de nature tout naturaliste fait toujours intervenir plus ou moins l’élément généalogique dans ses classifications ; car, dans le dernier degré de ses groupements subordonnés, c’est-à-dire dans l’espèce, il comprend toujours les deux sexes. On sait cependant combien les deux sexes diffèrent parfois l’un de l’autre, et par les caractères les plus importants : chez certains Cirripèdes adultes, c’est à peine si les mâles et les hermaphrodites possèdent un seul attribut en commun, et, cependant, personne ne songerait à les séparer. Les naturalistes comprennent dans une même espèce les diverses phases de la larve d’un même individu, quelque différentes qu’elles soient l’une de l’autre et de l’état adulte ; ils y comprennent également les générations, dites alternantes, de Steenstrup, bien que seulement en un sens purement technique, et pour la commodité de la théorie, elles puissent être considérées comme les états successifs d’un même individu. Ils y comprennent les monstres ; ils y comprennent les variétés, non seulement parce qu’elles ont d’étroites ressemblances avec la forme mère, mais aussi parce qu’elles en sont issues. Celui d’entre eux qui pense que le Coucou descend de la Primevère, ou réciproquement, les range, en conséquence, l’un et l’autre comme une même espèce, et en donne une seule définition. Aussitôt que l’on sut que trois formes d’Orchidées (Monachantus, Myanthus et Catasetum), qui d’abord avaient été considérées comme trois genres distincts, étaient quelquefois produites sur la même tige, elles furent immédiatement regardées comme une seule espèce. De même que la généalogie a constamment et universellement servi à classer sous une même espèce les individus d’origine identique, malgré les différences considérables que présentent souvent, soit les mâles et les femelles, soit les larves et les adultes, comme elle a toujours servi à classer des variétés qui avaient subi quelques modifications, et parfois même des modifications profondes ; ce même élément généalogique ne peut-il avoir également dirigé à leur insu les naturalistes dans le classement des espèces dans les genres, et des genres dans des groupes plus élevés, bien qu’en pareil cas les modifications aient été beaucoup plus importantes, et qu’elles aient requis un temps beaucoup plus long pour s’effectuer ? Je crois fortement que tel est le guide qu’on a inconsciemment suivi ; et je ne saurais m’expliquer autrement la raison des diverses règles que nos meilleurs systématistes ont suivies. Nous n’avons aucun registre généalogique, nous ne pouvons établir la communauté d’origine qu’à l’aide des ressemblances de toutes sortes que nous constatons : c’est pourquoi nous préférons nous fier à ceux d’entre les caractères organiques qui, autant que nous en pouvons juger, semblent devoir s’être le moins modifiés sous l’influence directe des conditions de vie auxquelles chaque espèce s’est récemment trouvée exposée. À ce point de vue, les organes rudimentaires sont d’une aussi grande utilité que d’autres organes parfaitement développés, et, quelquefois même, ils fournissent des signes plus sûrs des véritables affinités qui relient entre eux les différents êtres. Peu nous importe qu’une particularité quelconque soit de peu de conséquence physiologique ; que ce soit seulement l’ouverture de l’angle de la mâchoire, la manière dont l’aile d’un insecte est pliée, les plumes ou les poils du vêtement épidermique ; pourvu que cette particularité soit caractéristique et constante chez un grand nombre d’espèces distinctes, et surtout parmi celles qui ont des habitudes de vie très différentes, elle prend, par cela même, une haute valeur ; car, en pareil cas, on ne peut expliquer sa présence chez tant de formes diverses, ayant des habitudes si opposées, que par l’influence héréditaire d’un commun parent. Cependant, une erreur est toujours possible à cet égard, lorsqu’il s’agit d’un seul point commun de ressemblance dans toute l’organisation ; mais, lorsque plusieurs de ces particularités caractéristiques, de si peu de conséquence qu’elles soient au point de vue physiologique, se présentent constamment ensemble dans des groupes entiers et nombreux d’organismes adaptés à des habitudes différentes, on peut être à peu près certain, d’après la théorie de descendance modifiée, que ces caractères fixes sont l’héritage d’un commun ancêtre ; et nous savons de quelle valeur sont de semblables agrégations corrélatives de particularités caractéristiques en matière de classification. Il devient ainsi aisé d’expliquer pourquoi une seule espèce, dans tout un groupe, peut quelquefois s’éloigner de ses alliées, par ses caractères les plus importants, et peut cependant continuer d’être classée avec eux en toute sécurité. Une pareille classification est toujours possible, et le cas s’en présente souvent, tant qu’un nombre suffisant de caractères, si peu importants qu’ils soient, trahit le lien caché de l’unité généalogique. Que deux formes n’aient pas un seul caractère commun, cependant, si ces formes extrêmes sont reliées les unes aux autres par une chaîne de groupes intermédiaires, nous pouvons à coup sûr en inférer leur communauté d’origine, et les placer toutes dans une même classe. Lorsqu’il se trouve que des organes d’une haute importance physiologique, tels que ceux qui sont spécialement utiles à la conservation de l’individu sous les conditions d’existence les plus diverses, soient généralement les plus constants, nous y attachons une grande valeur ; mais si, dans un autre groupe ou section de groupe, ces mêmes organes diffèrent beaucoup, par cela même ils diminuent de valeur en matière de classification. Nous verrons clairement, un peu plus loin, pourquoi les caractères embryologiques sont d’une si haute importance à ce même point de vue. Si la distribution géographique peut aussi parfois rendre quelques services dans le classement des genres très nombreux en espèces et très répandus, c’est parce que toutes les espèces du même genre, qui habitent une région distincte et depuis longtemps isolée, selon toute probabilité sont descendues des mêmes parents.

VI. Caractères analogiques et d’adaptation. — En partant des mêmes principes, on comprend aisément quelle importante distinction il faut faire entre des affinités réelles et des ressemblances purement analogiques ou d’adaptation. Lamarck est le premier qui ait attiré l’attention sur ce sujet. Il a été suivi en cela par Macleay et par quelques autres. Ainsi les ressemblances dans la forme du corps, et dans la disposition des membres antérieurs en nageoires qu’on observe entre le Dugong, qui est un Pachyderme, et la Baleine, ou entre ces deux mammifères et les poissons, sont purement analogiques. Parmi les insectes on trouve d’innombrables exemples de pareils faits ; ainsi Linné, trompé par des apparences extérieures, avait classé un insecte Homoptère avec un Papillon. Nous voyons quelque chose de semblable, même parmi nos variétés domestiques, dans la tige épaissie du Navet suédois et du Navet commun. La ressemblance du Lévrier et du Cheval de course est à peine plus étrange que les analogies établies par quelques auteurs entre des animaux très distincts. En partant de ce principe que les particularités caractéristiques de l’organisation n’ont d’importance réelle, en matière de classification, qu’autant qu’elles révèlent les affinités généalogiques, on peut aisément comprendre pourquoi de simples caractères analogiques ou d’adaptation, bien que très importants pour le bien-être des individus, sont presque sans valeur pour les systématistes. Car des animaux appartenant à deux lignées d’ancêtres très distinctes peuvent parfaitement s’adapter à des conditions semblables, et assumer ainsi des ressemblances extérieures ; mais de telles ressemblances, au lieu de révéler leurs véritables rapports de consanguinité, tendraient plutôt à les dissimuler. Ainsi s’explique encore ce principe, paradoxal en apparence, que les mêmes caractères sont analogiques, quand on compare une classe ou un ordre avec un autre ordre ou une autre classe, mais qu’ils révèlent les affinités véritables qui existent entre les membres de la même classe ou du même ordre. Ainsi la forme du corps et les membres en nageoires sont des caractères purement analogiques dans la comparaison d’une Baleine et d’un poisson, parce qu’ils résultent dans les deux classes d’une même adaptation qui leur permet également la natation ; mais la forme du corps et les membres en forme de nageoires prouvent de véritables affinités entre les divers membres de la famille des Baleines ; car ces différents Cétacés se ressemblent par tant de caractères de petite ou de grande importance, qu’on ne saurait douter qu’ils n’aient hérité leur forme générale et la structure de leurs membres d’un commun ancêtre. Il en est de même des poissons. Quelques cas de ressemblance analogique ou d’adaptation sont particulièrement remarquables. Je n’en citerai qu’un, dont il est beaucoup moins aisé de rendre compte que de la ressemblance purement extérieure des mammifères aquatiques avec les poissons, ou des Opossums, organisés pour le vol, avec les Écureuils dits volants. M. Bates a montré récemment que parmi les nombreux Papillons qui habitent la grande vallée de l’Amazone, les espèces d’un genre, et même les variétés de ces mêmes espèces, revêtent souvent la parure d’espèces appartenant à des genres complétement distincts, ou même à des sous-familles. Le déguisement est si parfait, qu’à moins d’un examen soigneux on ne peut les distinguer. Il ajoute ce fait remarquable : c’est que presque invariablement les espèces copistes ne comptent que peu d’individus, tandis que les espèces copiées sont des espèces communes, qui évidemment ont eu le succès pour elles dans la bataille de la vie. Il pense que les espèces copistes ont acquis lentement et par sélection naturelle leur parure actuelle, qui a pour effet de les faire passer pour des représentants des espèces communes victorieuses, et qu’elles échappent ainsi à quelque danger auquel autrement elles seraient restées exposées169. Comme les membres de classes distinctes se sont souvent adaptés, par suite de modifications légères et successives à vivre sous des circonstances presque semblables, et à habiter, par exemple, la terre, l’air ou l’eau, il n’est peut-être pas impossible d’expliquer comment il se fait qu’on ait observé quelquefois une sorte de parallélisme numérique entre les sous-groupes de classes distinctes. Un naturaliste, frappé d’un parallélisme semblable dans une classe quelconque, en élevant ou abaissant arbitrairement la valeur des groupes d’autres classes, valeur que l’expérience a toujours prouvé être jusqu’ici complétement arbitraire, pourrait aisément donner à ce parallélisme une grande extension ; et c’est ainsi que, fort probablement, les classifications ternaire, quaternaire, quinternaire et septénaire ont été trouvées. Comme les descendants modifiés d’espèces dominantes, appartenant aux plus grands genres, tendent à hériter des avantages qui ont rendu leurs souches dominantes, et les groupes auxquels ils appartiennent nombreux, ils sont presque assurés de se répandre rapidement au loin, et de s’emparer de stations de plus en plus vastes dans l’économie de la nature. Les groupes les plus nombreux et les plus dominants de chaque classe tendent ainsi à s’accroître de plus en plus en nombre, et, conséquemment, à supplanter beaucoup de groupes plus petits et plus faibles. On peut ainsi expliquer ce grand fait que tous les organismes, vivants ou éteints, sont renfermés dans un petit nombre de grands ordres, dans un nombre encore moindre de classes, et enfin dans un seul grand système général. Une preuve du petit nombre des groupes supérieurs, c’est que la découverte de l’Australie n’a pas ajouté un seul insecte appartenant à un nouvel ordre, et que, d’après les renseignements que je tiens de M. Hooker, elle n’a enrichi le règne végétal que de deux ou trois familles peu nombreuses.

VII. Des affinités générales, complexes et divergentes. — Dans le chapitre sur la succession géologique, j’ai essayé de montrer comment, en vertu du principe que chaque groupe doit généralement avoir beaucoup divergé en caractères pendant le procédé lent et continu de ses modifications successives, il se fait que les plus anciennes formes de la vie présentent souvent des caractères jusqu’à certain point intermédiaires entre des groupes existants. Un petit nombre d’anciennes souches mères, intermédiaires en caractères entre les formes actuelles, ayant de temps à autre transmis, jusqu’à l’époque actuelle, quelques rares descendants peu modifiés, nous fourniront ce qu’on appelle des groupes aberrants ou osculateurs. Et plus une forme est aberrante, plus le nombre des formes perdues qui, d’après ma théorie, doivent la relier à d’autres groupes, doit être considérable. Nous avons en effet des preuves que les formes aberrantes sont celles qui ont subi de nombreuses extinctions ; car elles sont généralement représentées par un très petit nombre d’espèces ; et ces espèces sont le plus souvent très distinctes les unes des autres, ce qui implique encore de nombreuses extinctions entre elles. Les genres Ornithorynque et Lépidosirène, par exemple, n’en auraient pas été moins aberrants, si chacun d’eux avait été représenté par une douzaine d’espèces au lieu d’une seule170 ; mais un examen plus approfondi de la question m’a fait conclure qu’il est assez rare qu’une telle richesse de formes spécifiques soit l’apanage des genres aberrants. Or, on ne peut rendre compte de ce fait que, si l’on considère les formes aberrantes comme autant de groupes en décadence, vaincus par des concurrents plus heureux, et qu’un petit nombre de membres, protégés par un concours de circonstances exceptionnellement favorables, représentent seuls aujourd’hui. M. Waterhouse a remarqué que, lorsqu’un animal, appartenant à un groupe, présente quelque affinité avec un groupe très distinct, cette affinité, dans la plupart des cas, est générale et non pas spéciale. Ainsi, d’après M. Waterhouse, de tous les Rongeurs, la Viscache est le genre plus proche-allié des Marsupiaux, mais les points de ressemblances par lesquels elle se rapproche de cet ordre la relient avec tous les Marsupiaux en général, et nullement avec telle espèce particulière plutôt qu’avec toute autre. Et comme on admet que les affinités de la Viscache avec les Marsupiaux ne sont pas seulement le résultat d’adaptations récentes, mais sont au contraire bien réelles, d’après ma théorie, elles seraient dues à un héritage commun. Il faut donc supposer ou que tous les Rongeurs, y compris la Viscache, descendent de quelque espèce très ancienne de l’ordre des Marsupiaux, qui aurait présenté des caractères jusqu’à certain point intermédiaires entre les espèces et les genres actuels, ou que les Rongeurs et les Marsupiaux procèdent les uns et les autres d’un progéniteur commun, et que les deux groupes ont subi depuis de profondes modifications, selon deux directions très divergentes. Dans l’une comme dans l’autre supposition, nous pouvons supposer que la Viscache a gardé plus de ressemblances héréditaires avec son ancien progéniteur que ne l’ont fait d’autres Rongeurs ; et, par conséquent, elle ne doit avoir de rapports particuliers avec aucun des Marsupiaux vivants, mais indirectement avec tout ou presque tous les représentants de cet ordre, parce qu’elle a retenu partiellement les caractères de leur commun progéniteur ou d’un très ancien membre du groupe. D’un autre côté, ainsi que M. Waterhouse l’a remarqué, de tous les Marsupiaux c’est le Phascolomys qui ressemble de plus près, non pas à quelque espèce particulière de Rongeurs, mais en général à tous les membres de cet ordre. En ce cas, cependant, on peut fortement soupçonner que la ressemblance est purement analogique, le Phascolomys ayant pu s’adapter à des habitudes semblables à celles des Rongeurs. Aug. Pyrame de Candolle a fait des observations très analogues sur la nature générale des affinités de plusieurs familles de plantes distinctes. En partant du principe que les espèces, descendues d’un commun parent, se multiplient en divergeant graduellement de caractères, tout en conservant par héritage quelque caractère commun, on peut rendre compte des affinités étrangement complexes et divergentes qui relient ensemble tous les membres d’une même famille ou même d’un groupe encore plus élevé. Car le commun ancêtre d’une famille entière d’espèces, maintenant rompue en groupes et sous-groupes distincts, doit leur avoir transmis, à toutes, quelques-uns de ses caractères, modifiés, il est vrai, à divers degrés et de diverses manières ; et ces diverses espèces doivent en conséquence être alliées les uns aux autres par des lignes d’affinités tortueuses et d’inégales longueurs, se relevant à chacune de leurs extrémités pour aboutir aux espèces vivantes à travers la série de leurs nombreux prédécesseurs, ainsi qu’on peut le voir sur la figure à laquelle j’ai déjà si souvent renvoyé le lecteur. Comme il est très difficile d’établir la consanguinité entre les diverses branches de quelques familles nobles très anciennes, même à l’aide de leur arbre généalogique, et qu’il est presque impossible d’y réussir sans un pareil secours, on peut concevoir la difficulté invincible que les naturalistes ont dû rencontrer quand ils ont voulu représenter, sans l’aide de figures, les affinités diverses qu’ils aperçoivent entre les nombreux membres éteints ou vivants d’une même grande classe naturelle.

VIII. Les extinctions d’espèces séparent et déterminent les groupes en les limitant. — Ainsi que nous l’avons vu dans le quatrième chapitre, les extinctions d’espèces ont joué un rôle important dans le monde organique, en élargissant toujours de plus en plus les intervalles, ou plutôt les lacunes, qui séparent, en les déterminant, les divers groupes de chaque classe. Nous pouvons ainsi nous expliquer pourquoi certaines classes sont si distinctes des autres. Telle est, par exemple, la classe des oiseaux par rapport à tous les autres vertébrés. Car il suffit d’admettre qu’un grand nombre de formes anciennes qui rattachaient les premiers progéniteurs de la classe des oiseaux aux premiers progéniteurs des autres vertébrés, se soient complétement éteintes. Les formes qui reliaient originairement les poissons aux Batraciens paraissent avoir subi un moins grand nombre d’extinctions. D’autres classes, telles que celles des crustacés, en ont encore moins souffert ; car les formes les plus diverses et les plus éloignées en apparence y sont encore rattachées les unes aux autres par une longue chaîne d’affinités, dont quelques mailles manquent seulement d’endroit en endroit. Mais si les extinctions d’espèces ont séparé les groupes, elles ne les ont nullement formés ; car si toutes les formes qui ont vécu un jour sur la terre réapparaissent soudain, bien qu’il fût impossible de trouver des définitions rigoureuses, au moyen desquelles chaque groupe pût être exactement déterminé et distingué de tous les autres, parce qu’ils se confondraient tous les uns dans les autres par des gradations aussi serrées que celles que l’on observe chez les variétés vivantes, néanmoins une classification ou du moins un arrangement naturel serait possible. C’est ce dont nous trouverons la preuve à l’inspection de la figure. Les lettres depuis A jusqu’à L peuvent représenter onze genres de l’époque silurienne, dont quelques-uns ont produit des groupes nombreux de descendants modifiés. On peut supposer que chaque forme intermédiaire entre ces onze genres et leur ancêtre primitif, ainsi que toutes les formes intermédiaires entre chacune des ramifications de leur postérité, sont encore vivantes, et que les gradations de chaque série sont aussi serrées que nos variétés actuelles les plus voisines. En pareil cas, il serait complétement impossible de trouver des définitions pour distinguer exactement les divers groupes de leurs parents immédiats, ou ceux-ci de leurs ancêtres plus anciens et inconnus. Néanmoins l’arrangement naturel que représente la figure n’en serait pas moins juste ; et, en vertu du principe d’hérédité, toutes les formes descendues de A ou de I auraient quelques attributs communs. Dans un arbre, nous pouvons distinguer telle ou telle branche, bien qu’au point même de bifurcation elles se réunissent et se confondent. Ainsi que je l’ai dit, nous ne pouvons définir chaque groupe d’une manière absolue, mais nous pouvons choisir des types ou formes qui réunissent la plupart des caractères de chacun de ces groupes, quelle qu’en soit du reste l’étendue, afin de donner aussi une idée générale de la valeur des différences qui les distinguent. C’est ce que nous serions contraints de faire, si jamais nous réussissions à rassembler toutes les formes de toutes les classes qui ont vécu dans toute la durée des temps et dans toute l’étendue de l’espace. Assurément nous ne réussirons jamais à faire une collection aussi complète ; néanmoins en certaines classes, nous en approchons peu à peu ; et Milne Edwards a dernièrement insisté dans un savant mémoire sur la grande importance des formes typiques, soit que nous puissions, ou non, définir et séparer les groupes auxquels ces types appartiennent. Finalement, nous avons vu que la sélection naturelle, qui résulte de la concurrence vitale, et qui implique presque nécessairement les extinctions d’espèces et la divergence des caractères chez les nombreux descendants d’une espèce mère dominante, explique les grands traits généraux qu’on découvre dans les affinités de tous les êtres organisés, c’est-à-dire leur classement en groupes subordonnés à d’autres groupes. C’est en raison des rapports généalogiques que nous classons les individus des deux sexes et de tous les âges dans une même espèce, bien qu’ils aient parfois peu de caractères communs. Nous employons de même l’élément généalogique dans la classification des variétés, quelque différentes qu’elles soient de leurs parents ; et j’ai la croyance que ce même élément généalogique est le lien de connexion caché que les naturalistes ont cherché sous le nom de Système naturel. En partant de cette idée que le système naturel, autant qu’il a été possible de le reconstruire, est généalogique en son arrangement, et que les termes de genres, de famille, d’ordre, etc., n’expriment que les divers degrés de différence entre les descendants d’un commun ancêtre, nous pouvons nous rendre compte des règles que nous sommes obligés de suivre dans nos classifications. Nous pouvons comprendre pourquoi nous évaluons certaines ressemblances plus que d’autres ; pourquoi nous pouvons nous fier aux organes rudimentaires et inutiles ou à d’autres particularités de peu d’importance physiologique ; et pourquoi, en comparant un groupe avec un autre groupe distinct, nous rejetons en. masse tous les caractères analogiques ou de pure adaptation qui peuvent se présenter, bien que ces mêmes caractères nous soient utiles dans les limites du même groupe. Nous voyons clairement pourquoi toutes les formes éteintes et vivantes peuvent être disposées en un seul grand système ; et comment les divers membres de chaque classe sont rattachés les uns aux autres par des séries linéaires et ramifiées d’affinités complexes qui divergent en rayonnant d’un point ou centre commun. Fort probablement nous ne parviendrons jamais à démêler l’inextricable réseau d’affinités qui unit entre eux les membres de chaque classe ; mais, du moment que nous connaissons le but vers lequel il faut tendre, et que nous ne nous égarons plus à la recherche de quelque plan de création inconnu, nous pouvons espérer de faire des progrès lents, mais certains.

IX. Morphologie. Unité de type entre les membres de la même classe et entre les parties du même individu. — Nous avons vu que les représentants de la même classe, indépendamment de leurs habitudes de vie, se ressemblent par le plan général de leur organisation. Cette ressemblance s’exprime souvent par le terme d’Unité de type. C’est-à-dire que chez les différentes espèces de cette même classe les divers organes sont considérés comme homologues. La connaissance de ces rapports mutuels entre des formes en apparence différentes constitue la Morphologie. C’est la branche la plus intéressante de l’histoire naturelle, et l’on pourrait dire que c’en est l’âme. N’est-ce pas une chose des plus remarquables que la main de l’homme faite pour saisir et toucher, et la griffe de la Taupe destinée à fouir la terre, de même que la jambe du Cheval, la nageoire du Marsouin et l’aile de la Chauve-Souris, soient toutes construites sur le même plan primitif, c’est-à-dire qu’elles renferment des os semblables, placés dans la même position relative ? Geoffroy Saint-Hilaire a fortement insisté sur la haute importance des relations de connexité entre les organes homologues. Leurs différents éléments anatomiques peuvent varier et changer presque à l’infini de proportion et de forme, et cependant ils demeurent disposés dans le même ordre relatif. Ainsi jamais on ne verra une transposition des os du bras et de l’avant-bras, ou de ceux de la jambe et de la cuisse ; de sorte qu’on peut donner les mêmes noms aux os homologues d’animaux très différents. On retrouve encore la même loi dans la structure de la bouche des insectes. Que peut-il y avoir de plus différent en apparence que la longue trompe roulée en spirale du Papillon-Sphinx, celle des Abeilles ou des Hémiptères si singulièrement reployée, et les grandes mâchoires d’un Coléoptère ? Cependant tous ces organes si divers et destinés à de si différents usages sont formés au moyen d’un nombre infini de modifications d’une lèvre supérieure, de mandibules et de deux paires de mâchoires. Des lois analogues gouvernent la structure de la bouche et des membres des crustacés. Il en est encore de même dans les fleurs des végétaux. Il n’est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette identité de plan chez tous les membres de la même classe, par un but quelconque d’utilité ou par la doctrine des causes finales. Owen, dans son intéressant ouvrage sur la Nature des Membres, a expressément reconnu l’impossibilité d’y parvenir. Au point de vue ordinaire de la création indépendante de chaque espèce, nous ne pouvons que constater ce fait, en ajoutant qu’il a plu au Créateur de construire ainsi chaque animal et chaque plante. Au contraire, l’explication se présente d’elle-même dans la théorie de la sélection naturelle de modifications légères et successives, chaque modification nouvelle étant utile en quelques manières à la forme modifiée, et affectant souvent d’autres parties de l’organisation par corrélation de croissance. Dans des changements de cette nature, il ne saurait y avoir qu’une tendance bien faible à modifier le plan originel et aucune à en transposer les parties. Les os d’un membre peuvent se raccourcir et s’élargir en quelque proportion que ce soit ; ils peuvent s’envelopper graduellement d’une épaisse membrane, de manière à servir de nageoires ; ou bien les os d’un pied palmé peuvent s’allonger plus ou moins, et la membrane qui les réunit peut s’accroître en dimension de manière à le transformer en aile ; et cependant, malgré de si grandes modifications, il n’y aura aucune tendance à altérer la charpente même des os et les rapports mutuels de position de leurs diverses parties. Si nous supposons que l’animal progéniteur de tous les mammifères, et ce qu’on pourrait appeler leur archétype, ait eu les membres construits d’après le plan général actuel, quel qu’ait été alors l’usage auquel ils servissent, nous pouvons concevoir du premier coup la signification toute naturelle de la structure homologue des membres chez tous les représentants de la classe. De même, à l’égard de la bouche des insectes, nous n’avons qu’à supposer que leur commun progéniteur avait une lèvre supérieure, des mandibules et deux paires de mâchoires, chacun de ces organes étant probablement d’une forme très simple ; la sélection naturelle suffit ensuite à rendre compte de la diversité infinie de structure et de fonctions qu’on observe dans la bouche des représentants de cette classe. Néanmoins, on peut concevoir que le plan général d’un organe ait pu s’altérer au point de se perdre complétement par l’atrophie de plus en plus marquée et finalement par la résorption complète de certaines parties, ou par la soudure, la réduplication ou la multiplication des autres, variations que nous savons être toutes dans les limites du possible. Dans les nageoires de certains Sauriens marins gigantesques et dans la bouche de quelques crustacés suceurs, le plan général semble ainsi jusqu’à certain point avoir été altéré. Il est encore une autre branche des études morphologiques, non moins intéressante, c’est l’examen comparé, non plus des mêmes parties chez les différents représentants de la même classe, mais des différentes parties ou organes chez le même individu. La majeure partie des physiologistes pensent que les os du crâne sont homologues avec les parties élémentaires d’un certain nombre de vertèbres, c’est-à-dire qu’ils présentent le même nombre de ces parties dans la même position relative. Les membres antérieurs et postérieurs de tous les représentants de la classe des vertébrés de même que les membres plus nombreux des articulés sont évidemment homologues. Nous constatons la même loi en comparant les mâchoires et les pattes des crustacés d’une complication si merveilleuse. Chacun sait que dans une fleur on rend compte de la position relative des sépales, pétales, étamines et pistils, aussi bien que de leur structure intérieure, en admettant que tous ces organes ne sont en réalité qu’autant de feuilles métamorphosées et disposées en spirales serrées. Les monstruosités végétales nous fournissent souvent des preuves directes de la transformation possible d’un organe en l’autre ; et nous pouvons chaque jour constater dans les embryons de crustacés et chez beaucoup d’autres animaux, de même que parmi les fleurs, que des organes, qui, à l’âge adulte, deviendront très différents, sont parfaitement uniformes pendant les premières phases de leur croissance. Comment expliquer ces faits d’après la théorie de création ? Pourquoi le cerveau est-il enfermé dans une boîte composée d’un si grand nombre de pièces osseuses d’une forme si extraordinaire ? Ainsi que l’a remarqué Owen, l’avantage qui résulte de la dislocation des diverses pièces du crâne dans l’acte de la parturition des mammifères, n’explique en aucune façon la même construction dans le crâne des oiseaux. Pourquoi des os similaires ont-ils été créés pour faire partie de l’aile et de la jambe de la Chauve-souris, puisqu’ils sont destinés à des usages totalement différents ? Pourquoi un crustacé, pourvu d’une bouche extrêmement compliquée, a-t-il constamment, et comme une conséquence nécessaire, un moins grand nombre de pattes, ou réciproquement ? Pourquoi ceux qui ont beaucoup de pattes ont-ils des bouches plus simples ? Pourquoi, dans chaque fleur, les sépales, pétales, étamines et pistils sont-ils construits sur le même modèle, quoique adaptés à des fonctions si différentes ? La théorie de sélection naturelle nous permet de répondre à toutes ces questions. Chez les vertébrés, nous voyons une série de vertèbres internes, qui soutiennent certains processus ou appendices. Chez les articulés nous voyons le corps divisé en une série de segments d’où partent également des prolongements extérieurs. Et chez les plantes phanérogames, nous voyons une série de feuilles insérées sur des tours de spires successifs. Une répétition indéfinie de la même partie ou du même organe est, d’après les observations d’Owen, le caractère commun de toutes les formes inférieures ou peu modifiées. Il nous est donc permis de supposer que le progéniteur inconnu des vertébrés possédait un grand nombre de vertèbres, le progéniteur inconnu des articulés un grand nombre de segments, et le progéniteur inconnu des plantes phanérogames, un grand nombre de tours de spirales supportant chacun un certain nombre de feuilles. Nous avons déjà vu que des parties très multiples sont éminemment sujettes à varier en nombre et en structure ; conséquemment, il est probable que la sélection naturelle, pendant le cours longtemps continué de ces modifications, se sera emparée d’un certain nombre des éléments similaires primitifs, plusieurs fois répétés, et les aura adaptés aux plus différentes fonctions. Et comme la somme entière de ces modifications se sera effectuée à pas lents et successifs, il n’est point étonnant que nous découvrions entre ces divers organes certaines ressemblances fondamentales qui se sont conservées en vertu du principe d’hérédité. Dans la grande classe des mollusques, bien que l’on puisse trouver des homologies entre les organes d’une espèce et ces mêmes organes chez d’autres espèces distinctes ; par contre, on ne peut constater qu’un petit nombre d’homologies sériales : c’est-à-dire que rarement nous pouvons assurer qu’une partie quelconque de l’animal est homologue avec une autre chez le même individu. Ce fait n’a rien de surprenant, et ne fait pas exception à la loi ; car chez les mollusques, même parmi les représentants les moins élevés de la classe, nous sommes loin de trouver une réduplication ou une multiplication indéfinie des mêmes organes, telle que celle qu’on observe dans les autres grandes classes du règne animal et du règne végétal. Les naturalistes parlent souvent du crâne comme étant formé de vertèbres métamorphosées ; de même les mâchoires des crabes proviennent, d’après eux, de la métamorphose d’un nombre égal de pattes, et les étamines et les pistils des fleurs, de la métamorphose d’un même nombre de feuilles. Mais, ainsi que l’a remarqué le professeur Huxley, il serait probablement plus correct de parler du crâne et des vertèbres, des mâchoires et des pattes, etc., comme provenant, non pas de la métamorphose de l’un de ces organes en l’autre, mais comme formés, les uns et les autres, de quelque élément commun primordial. Il est vrai que les naturalistes n’emploient un tel langage qu’en un sens figuré. Ils sont bien loin de vouloir dire que, dans le cours prolongé des générations, des organes primordiaux, de quelque sorte que ce soit, vertèbres en un cas et pattes dans l’autre, se soient peu à peu modifiés de manière à devenir crâne ou mâchoires. Cependant il y a tant d’apparence que de semblables modifications se sont opérées, que les naturalistes peuvent difficilement éviter d’employer des termes qui en expriment l’idée. À mon point de vue, de pareils termes peuvent s’employer littéralement ; et si, par exemple, durant le cours prolongé des générations, les mâchoires d’un crabe ont été réellement formées d’une paire de vraies pattes, ou de quelque autre appendice plus simple, le fait étonnant que l’organe actuel présente de nombreuses ressemblances de structure avec l’organe dont il s’est formé, se trouve tout naturellement expliqué par la force du principe d’hérédité.

X. Embryologie. — Ses lois s’expliquent par ce fait que les variations survenues à une phase quelconque de la vie de l’individu sont héritées par sa postérité à un âge correspondant. J’ai déjà fait observer incidemment que certains organes qui, chez l’individu adulte, doivent être un jour très différents et servir à diverses fonctions, sont au contraire parfaitement identiques chez l’embryon. De même, les embryons d’animaux d’espèces distinctes, mais de même classe, sont souvent presque semblables. On en peut appeler au témoignage irrécusable de Von Baer. D’après ses propres paroles : « Les embryons de mammifères, d’oiseaux, de Lézards, de Serpents, et probablement même ceux des Tortues, sont durant leurs premières phases de croissance d’une ressemblance parfaite, soit dans leur ensemble, soit par le mode de développement de leurs parties. C’est au point que souvent il est impossible de les distinguer les uns des autres autrement que par leur grandeur. Je possède, ajoute-t-il, deux jeunes embryons préparés dans l’alcool dont j’ai omis d’indiquer les noms, et il me serait complétement impossible aujourd’hui de dire à quelle classe ils appartiennent. Ce peuvent être des Lézards, ou de petits oiseaux, ou de très jeunes mammifères, tant il y a une complète identité dans le mode de formation de la tête et du tronc de ces différents animaux. Les extrémités, il est vrai, manquent encore ; mais eussent-elles été dans la première phase de leur développement qu’elles ne nous auraient encore rien appris ; car les pieds des Lézards et des mammifères, les ailes et les pieds des oiseaux, et même les mains et les pieds de l’homme, tout provient de la même forme fondamentale. » Les larves vermiformes des Papillons, des Mouches, des Coléoptères, etc., se ressemblent beaucoup plus que les insectes adultes ; et cependant il faut dire que ces larves sont des embryons actifs, qui ont été adaptés à certaines manières de vivre. On retrouve encore des traces de la loi de ressemblance embryonnaire, parfois jusqu’à une phase avancée de la vie de l’animal : ainsi des oiseaux du même genre, ou de genres proche-alliés, ont souvent leur premier et même leur second plumage semblables, ainsi que nous le voyons dans les plumes tachetées du groupe des Merles. Dans la tribu des Chats, la plupart des espèces sont rayées ou tachetées par lignes ; et la fourrure des Lionceaux ou des jeunes Pumas est très distinctement rayée ou tachetée. De temps à autre, bien que rarement, on constate quelque chose de semblable chez les plantes. Ainsi les feuilles séminales de l’Ajonc (Ulex) et celles des Acacias à phyllodes sont pinnées ou divisées comme les feuilles ordinaires des Légumineuses. Les ressemblances de structure que les embryons d’animaux très différents, mais de la même classe, peuvent avoir entre eux, n’ont souvent aucune relation directe avec leurs conditions d’existence. Nous ne pouvons supposer, par exemple, que chez l’embryon de tous les vertébrés, la disposition en arc des crosses artérielles le long des fentes branchiales ait un rapport quelconque avec les conditions de vie toujours identiques du jeune être ; puisque la même particularité s’observe à la fois chez le jeune mammifère, pendant qu’il est nourri dans la matrice, chez le jeune oiseau encore enfermé dans l’œuf et couvé dans un nid, et chez la larve de la Grenouille au fond des eaux. Nous n’avons pas plus de motifs pour croire à une semblable corrélation, que nous n’en avons pour supposer que les os similaires de la main de l’homme, de l’aile d’une Chauve-souris, et de la nageoire d’un Marsouin soient en rapport avec des conditions de vie identiques. Aucun naturaliste ne suppose que la fourrure tigrée du Lionceau, ou les plumes tachetées des jeunes Merles, soient de quelque usage à ces animaux, ou qu’ils aient quelque rapport avec leurs conditions de vie particulières. Le cas est tout différent lorsque l’une quelconque des phases de la vie embryonnaire d’un animal est active, et surtout lorsque la larve doit pourvoir elle-même à sa nourriture. Cette période d’activité peut du reste venir plus tôt ou plus tard ; mais à quelque moment qu’elle arrive, l’adaptation de la larve à ses conditions de vie est aussi parfaite et aussi admirable que chez l’animal adulte. Par suite de ces adaptations spéciales, la ressemblance des larves ou embryons actifs, appartenant à des espèces alliées, est quelquefois fortement altérée ; et l’on pourrait citer des cas où les larves, soit de deux espèces, soit de deux groupes d’espèces de même classe, diffèrent autant et même plus les unes des autres que ne le font leurs parents adultes. Le plus souvent, néanmoins, les larves, quoique actives, subissent encore plus ou moins la loi des ressemblances embryonnaires. Les Cirripèdes en offrent un frappant exemple : l’illustre Cuvier lui-même ne s’est pas aperçu qu’une Balane était en réalité un crustacé, bien qu’un seul coup d’œil jeté sur la larve ne puisse laisser aucun doute à ce sujet. De même, les deux principales divisions des Cirripèdes, les pédonculés et les sessiles, qui diffèrent considérablement par leurs apparences extérieures, ont des larves qui, dans presque toutes les phases de leur vie embryonnaire, se distinguent très difficilement les unes des autres. L’organisation de l’embryon s’élève en général dans le cours de son développement. J’emploie cette expression, quoique je sache bien qu’il est presque impossible de définir clairement ce qu’on entend par infériorité ou supériorité d’organisation. Cependant nul ne contestera probablement que le Papillon soit plus parfait que la chenille. En quelques cas pourtant, l’animal adulte est, en général, considéré comme moins élevé dans l’échelle organique que sa larve : tels sont, par exemple, certains crustacés parasites. J’en référerai encore ici aux Cirripèdes dont les larves, à leur première phase de développement, ont trois paires de pattes, un seul œil très simple et une bouche en forme de trompe avec laquelle elles mangent beaucoup, car elles s’accroissent considérablement en taille sous cette forme. Dans leur seconde phase qui répond à l’état de chrysalide chez le Papillon, elles ont six paires de pattes natatoires, admirablement construites, une magnifique paire d’yeux composés et des antennes extrêmement compliquées ; mais elles ont une bouche imparfaite hermétiquement close et ne peuvent manger. Leur fonction, en cet état, est d’employer leurs sens, si remarquablement développés, et leur puissance de natation rapide à chercher et à atteindre un lieu convenable où elles se fixeront pour y subir leur dernière métamorphose. Dès lors, elles demeurent attachées à leur rocher pour le reste de leur vie ; leurs pattes sont transformées en organes préhensiles ; elles retrouvent de nouveau une bouche d’une structure normale ; mais elles n’ont point d’antennes, et leurs deux yeux sont de nouveau remplacés par un seul petit œil très simple pareil à un point. En cet état adulte et définitif les Cirripèdes peuvent également, selon les points de vue, être considérés comme plus ou moins élevés en organisation qu’ils ne l’étaient à l’état de larves. Mais en quelques genres la larve, en acquérant des organes sexuels, devient, soit un hermaphrodite, ayant la structure ordinaire des autres représentants de la classe, soit ce que j’ai nommé un mâle complémentaire. Or, en ce dernier cas, la métamorphose est assurément rétrogressive ; car le mâle n’est qu’un simple sac, qui vit très peu de temps, et qui est privé de bouche, d’estomac et de tous les autres organes importants, excepté ceux de la reproduction. Nous sommes si accoutumés à voir des différences de structure entre l’embryon et l’adulte, en même temps que de grandes ressemblances entre les embryons d’animaux très différents dans la même classe, que nous pouvons aisément nous laisser entraîner à considérer ces rapports comme une conséquence nécessaire des lois de la croissance. Il n’est pourtant aucune raison valable pour que toutes les parties de l’aile des Chauves-souris ou de la nageoire des Tortues ne se retrouvent pas esquissées avec leurs proportions naturelles, aussitôt que les organes de l’embryon commencent à être visibles. Il y a des groupes entiers d’animaux et certains représentants d’autres groupes, chez lesquels l’embryon, à aucune époque de sa vie, ne diffère considérablement de l’adulte. Owen a remarqué que chez les Céphalopodes « il n’y a aucune métamorphose, et les caractères de la classe se manifestent longtemps avant que les organes de l’embryon soient complets. » De même, selon lui, chez les Araignées, « on ne trouve rien qui vaille le nom de métamorphose. » Que les larves des insectes soient adaptées aux habitudes les plus diverses et les plus actives, ou qu’elles soient dans une complète inactivité, nourries par leurs parents ou placées au milieu de la provision d’aliments qui doit leur suffire, il est à remarquer que presque toutes passent par une phase de développement vermiforme. Mais en quelques cas, tels que celui des Aphis, les beaux dessins du professeur Huxley sur les développements de cet insecte ne nous montrent aucune trace d’une telle phase. Comment donc expliquer ces divers faits de l’embryologie ? Comment expliquer la différence si générale, mais non pas universelle, qu’on observe entre la structure de l’embryon et celle de l’adulte ? Comment expliquer que des parties qui, dans le même individu, doivent devenir plus tard entièrement dissemblables, et servir à des fonctions très diverses, pendant les premières phases de leur croissance, soient parfaitement identiques ? Comment expliquer que les, embryons des différentes espèces de la même classe se ressemblent généralement, mais non pas universellement ? Pourquoi la structure de l’embyron n’a-t-elle aucun rapport à ses conditions d’existence, sauf dans le cas où il doit traverser une période de vie active, pendant laquelle il devra pourvoir lui-même à sa conservation et à sa nourriture ? Comment se fait-il enfin que parfois l’embryon paraisse avoir une organisation plus élevée que l’animal adulte qu’il doit finalement produire ? Tous ces fait trouvent, je crois, leur explication dans la théorie de descendance modifiée. Peut-être par suite de ce fait que les monstruosités affectent souvent l’embryon pendant ses premières phases de croissance, on suppose communément que les variations légères doivent nécessairement apparaître de même dès les premiers développements de l’individu. Mais cette loi n’est pas suffisamment prouvée ; et l’on peut dire même que la balance des preuves penche d’un tout autre côté ; car il est notoire que les éleveurs de Bœufs, de Chevaux, et les amateurs d’autres animaux de luxe, ne peuvent dire positivement quels seront les mérites ou la forme définitive d’un animal qu’un certain temps après sa naissance. Nous le voyons du reste clairement dans nos propres enfants : nul ne peut savoir s’ils seront grands ou petits, et quels seront précisément leurs traits. La question est donc ici de savoir non pas à quelle période ont agi les causes de variations, mais à quelle période leurs effets se manifesteront pleinement. Les causes peuvent avoir agi, comme je crois qu’elles agissent généralement, même avant la formation de l’embryon, et la variation peut provenir de ce que les éléments sexuels, mâle et femelle, ont été affectés par les conditions auxquelles l’un ou l’autre parent, ou même ses ancêtres ont été exposés. Néanmoins, l’effet d’une cause qui agit ainsi dans le jeune âge et parfois à une époque antérieure à la formation de l’embryon, peut ne se produire que tard dans la vie : c’est de cette manière qu’une maladie héréditaire, qui apparaît seulement dans la vieillesse, est communiquée à l’enfant par l’élément reproducteur d’un de ses parents. C’est encore ainsi que les cornes des Bœufs de race croisée sont affectées par la forme des cornes des deux souches mères. Aussi longtemps que l’embryon demeure dans la matrice ou dans l’œuf, aussi longtemps qu’il est nourri et protégé par ses parents, il est complétement indifférent au bien-être du jeune animal d’acquérir la plupart de ses caractères un peu plus tôt ou un peu plus tard. Il est indifférent, par exemple, à un oiseau qui, à l’âge adulte, ne peut se nourrir qu’à l’aide d’un long bec, d’avoir le bec encore plus ou moins court, tant qu’il n’a pas à pourvoir lui-même à sa subsistance. Je conclus de là qu’il est très possible que chacune des nombreuses modifications successives, au moyen desquelles chaque espèce a acquis sa structure actuelle, peut ne s’être pas manifestée dès les premiers âges de la vie des individus ; et nos animaux domestiques nous fournissent quelques preuves directes que cette supposition est fondée. Mais en d’autres cas il est aussi très possible que chaque modification successive, ou la plupart d’entre elles, aient apparu de très bonne heure. J’ai déjà fait observer, dans le premier chapitre, qu’il est fort probable que toute variation tend à se manifester dans la postérité de parents variables, au même âge où elle s’est produite chez ces derniers. Certaines variations, par leur nature même, ne peuvent s’hériter qu’à un âge correspondant : telles sont les particularités d’organisation de la chenille, du cocon ou de l’insecte parfait du Ver à soie, ou encore les cornes des Bœufs près de l’âge adulte. Mais il paraît en être de même de ces variations qui, autant que nous en pouvons juger, pourraient se manifester plus tôt ou plus tard dans la vie, et qui, néanmoins, tendent à réapparaître à un âge correspondant chez les parents et chez leurs descendants. Je suis loin pourtant de vouloir affirmer qu’il en soit toujours ainsi ; et je pourrais citer des cas nombreux de variations, le mot étant pris en un sens très large, qui sont survenues plus tôt chez l’enfant que chez le parent qui les lui avait léguées. Une fois ces deux principes admis comme suffisamment prouvés, ils suffiront, je crois, à expliquer tous les faits principaux de l’embryologie dont j’ai parlé précédemment. Mais considérons d’abord quelques cas analogues chez nos variétés domestiques. Quelques auteurs, qui ont écrit sur les Chiens, soutiennent que le Lévrier et le Bouledogue, bien que si différents en apparence, sont en réalité des variétés proche-alliées, qui descendent probablement de la même souche sauvage. J’étais donc curieux de voir quelles différences on pouvait observer dans leurs petits. Des éleveurs me disaient qu’ils différaient juste autant que leurs parents ; et, en effet, il semblait qu’il en fût ainsi à en juger par le seul coup d’œil. Mais, par des mesures prises sur des Chiens adultes et sur des petits de six jours, je constatai que ces derniers étaient loin d’avoir acquis toutes leurs différences proportionnelles. On m’avait dit aussi que les poulains des Chevaux de trait et des Chevaux de course étaient aussi différents que les individus de pleine taille : ce qui me surprenait énormément, admettant comme probable que les différences entre ces deux races sont entièrement le résultat d’une sélection longtemps continuée à l’état domestique. Mais, d’après des mesures soigneusement prises sur deux juments appartenant l’une à la race des Chevaux de course, et l’autre à une pesante race de Chevaux de trait, et sur leurs deux poulains, âgés l’un et l’autre de trois jours, j’ai reconnu que ces derniers étaient bien loin de présenter les mêmes différences proportionnelles. Comme il me semblait suffisamment prouvé que les diverses races de Pigeons domestiques descendent d’une seule espèce sauvage, j’ai comparé de jeunes Pigeons de diverses races, douze heures après leur éclosion. J’ai mesuré avec soin les proportions de leur bec et de son ouverture, la longueur des narines et des paupières, la grandeur des pieds et la longueur des pattes ; et j’ai comparé toutes ces mesures chez des individus de souche sauvage, chez des Grosses-Gorges, des Paons, des Romains, des Barbes, des Dragons, des Messagers et des Culbutants. Quelques-uns de ces oiseaux, à l’état adulte, présentent des différences si considérables dans la longueur et la forme de leur bec, qu’ils seraient, sans aucun doute, rangés dans des genres distincts, s’ils s’étaient produits à l’état de nature. Mais lorsque les oisillons de ces différentes races furent placés les uns à côté des autres sur le même rang, bien que la plupart d’entre eux pussent aisément se distinguer les uns des autres, néanmoins leurs différences proportionnelles, en chacun de leurs caractères les plus tranchés, étaient beaucoup moins considérables et moins frappantes que chez les sujets adultes. Quelques différences très caractéristiques, telles que la largeur du bec, étaient à peine apparentes chez les petits. Mais je constatai une exception remarquable à cette règle, c’est que les petits du Culbutant à courte face différaient presque autant des petits du Pigeon Biset et de ceux des autres races que les adultes eux-mêmes. Les deux principes déjà mentionnés me paraissent expliquer ces faits à l’égard de la dernière phase embryonnaire chez nos variétés domestiques. Les amateurs choisissent leurs Chevaux, leurs Chiens, leurs Pigeons reproducteurs, lorsqu’ils ont déjà presque atteint l’âge adulte : peu leur importe qu’ils aient acquis les qualités ou la forme qu’ils désirent reproduire, à un âge plus ou moins avancé de leur vie, pourvu que l’individu de pleine taille les possède. Les exemples précédents, surtout à l’égard du Pigeon, semblent montrer que les différences caractéristiques qui donnent de la valeur à chaque race, et qui ont été accumulées par la sélection de l’homme, n’ont généralement pas apparu d’abord à une des premières phases de la vie chez les ancêtres, et qu’elles ont été héritées par les descendants à un âge correspondant et également avancé. Mais l’exemple du Culbutant à courte face prouve que cette. règle n’est pas universelle, car, ou les différences caractéristiques doivent avoir apparu à une période plus hâtive que de coutume, ou bien ces différences, au lieu de s’être transmises à l’âge correspondant se sont transmises un peu plus tôt171. Appliquons maintenant aux espèces à l’état de nature ces divers faits, ainsi que les deux principes qui les expliquent, et dont l’un est sinon prouvé vrai, du moins, assez probable. Prenons un genre d’oiseaux ; qui, d’après ma théorie, descend d’une seule espèce mère, et dont les diverses espèces actuelles se sont modifiées par sélection naturelle, d’après leurs habitudes différentes. Il résultera de ce que toutes les variations légères qu’ils ont successivement subies se sont manifestées, en général, à un âge assez avancé, et ne se sont transmises à leur postérité en voie de modification qu’à un âge correspondant, que les jeunes individus des nouvelles espèces de notre genre supposé tendront d’une façon manifeste à se ressembler les uns aux autres beaucoup plus que les adultes, ainsi que nous l’avons observé chez les Pigeons. On peut étendre cette manière de voir à des familles ou même à des classes entières. Les membres antérieurs, par exemple, qui servaient de pieds aux espèces mères, peuvent, par le cours prolongé des modifications, s’adapter chez un descendant à servir de mains, chez un autre de nageoires, et chez un autre d’ailes ; et, d’après nos deux principes, c’est-à-dire que chaque modification successive se manifeste en général à un certain âge, et s’hérite à l’âge correspondant, les membres antérieurs de l’embryon des divers descendants modifiés d’une même souche mère se ressembleront toujours étroitement, car ils n’auront pas été atteints par les modifications survenues plus tard. Mais, dans chacune de nos nouvelles espèces, les membres antérieurs de l’embryon différeront considérablement des membres antérieurs de l’animal adulte, les membres de ce dernier ayant subi de profondes modifications à un âge déjà avancé, et s’étant ainsi transformés en mains, en nageoires ou en ailes. Quelle que soit l’influence qu’un long usage d’un côté, et le défaut d’exercice de l’autre, puissent avoir, pour modifier un organe, cette influence affectera surtout l’animal adulte, qui a acquis toute l’activité de ses facultés, et qui doit pourvoir à ses besoins. Or, les modifications ainsi produites s’hériteront également à l’âge adulte ; tandis que l’embryon restera sans modification, ou ne sera modifié qu’en moindre degré, par les effets de l’usage ou du défaut d’exercice. En certains cas, les variations successives peuvent provenir de causes que nous ignorons complétement, et dont les effets se manifestent dès le premier âge ; ou bien, chaque variation peut se transmettre par hérédité et reparaître chez les descendants modifiés un peu plus tôt que chez les parents. En l’un ou l’autre cas, le jeune individu ou l’embryon devra ressembler parfaitement à l’adulte qui le produit : c’est ce que nous avons vu chez le Culbutant à courte face. Nous avons vu que telle est la loi de développement chez des groupes entiers d’animaux, tels que les Céphalopodes et les Araignées. Il en est de même encore chez quelques membres de la grande classe des insectes, tels que les Aphis. Pourquoi, chez ces diverses espèces, les jeunes individus ne subissent-ils aucune métamorphose, mais, au contraire, ressemblent étroitement à leurs parents dès les premières phases de leur vie ? N’est-ce point une conséquence nécessaire, d’abord de ce que, durant le cours des modifications successives que l’espèce a subies pendant un grand nombre de générations, les jeunes individus, même pendant les premières phases de leur développement, ont dû pourvoir eux-mêmes à leurs besoins comme les adultes, et, secondement, de ce qu’ils doivent suivre exactement les mêmes habitudes de vie que leurs parents ? Car, en pareil cas, il serait indispensable à l’existence de ces espèces que les descendants se modifient dès le jeune âge, de la même manière que les ancêtres, par rapport à leurs habitudes semblables. Cependant, ce fait que l’embryon ne subit aucune métamorphose demande peut-être quelques explications de plus. Si, d’autre côté, il est avantageux aux petits de contracter des habitudes différentes de celles de leurs parents, et, conséquemment, d’être construits d’une manière un peu différente, il suit, du principe d’hérédité des variations à l’âge correspondant, que les petits ou les larves peuvent devenir, par sélection naturelle, aussi différents des adultes qu’on peut l’imaginer. De telles différences peuvent aussi se montrer en corrélation avec les phases successives du développement de ces jeunes êtres ; de sorte qu’une larve, durant la première phase de sa vie, peut différer considérablement de ce qu’elle devient pendant sa seconde phase, ainsi que nous l’avons vu chez les Cirripèdes. L’adulte peut s’adapter à certaines stations ou à certaines habitudes qui lui rendent inutiles ses organes de locomotion ou ses sens, et, en ce cas, la dernière métamorphose serait considérée comme rétrogressive. Comme tous les êtres organisés, éteints ou vivants, qui ont existé sur la terre, doivent pouvoir se classer ensemble dans un même système, et comme tous ont été reliés les uns aux autres par des gradations insensibles, le meilleur arrangement, et même le seul possible, si nos collections étaient plus complètes, serait purement généalogique ; la descendance commune étant, selon moi, le seul lien de connexion caché que les naturalistes ont cherché sous le nom de système naturel. À ce point de vue, nous pouvons comprendre pourquoi, de l’avis de la plupart des naturalistes, la structure de l’embryon est de plus haute importance en classification même que celle de l’adulte. Car l’embryon, c’est l’animal dans un état moins modifié, et, par cela même, il nous révèle la structure de ses anciens progéniteurs. Lorsque deux groupes d’animaux, quelles que soient actuellement les différences de leur organisation ou de leurs habitudes, passent néanmoins par une phase embryonnaire semblable ou seulement analogue, nous pouvons tenir pour certain qu’ils descendent tous les deux de parents identiques ou très semblables, et que, par conséquent, ils sont parents à ce même degré. L’identité de la structure embryonnaire révèle donc la communauté d’origine. Elle révèle cette communauté d’origine, en dépit des altérations et des modifications que la structure de l’adulte a subies, et qui l’ont rendu méconnaissable. Ainsi que nous l’avons vu, on ne peut reconnaître, au premier abord, certains Cirripèdes comme faisant partie de la grande classe des crustacés que par la structure de leurs larves. Comme l’état embryonnaire de chaque espèce et groupe d’espèces nous révèle, en partie du moins, la structure d’anciens progéniteurs moins modifiés, nous pouvons voir clairement pourquoi quelques formes organiques anciennes et éteintes ressemblent aux embryons de leurs descendants, nos espèces actuelles. M. Agassiz pense que c’est une loi générale de la nature ; mais j’avoue que j’espère seulement la voir un jour prouvée vraie dans son universalité. Car une telle loi ne peut être prouvée que dans le cas où l’ancien état de l’adulte, qu’on suppose représenté par l’embryon actuel, n’a pas été oblitéré, soit par les variations successives qui, dans le cours longtemps continué des modifications, ont pu survenir à l’une des premières phases de croissance, soit par la transmission héréditaire de ces variations se manifestant de plus en plus tôt chez les diverses générations de la race modifiée. Il faut aussi se rappeler que la loi supposée de la ressemblance des anciennes formes de la vie avec les diverses phases embryonnaires des formes actuelles pourrait être vraie, mais cependant n’être pas encore de longtemps susceptible d’une démonstration complète, parce que nos documents géologiques ne remontent pas assez loin dans le passé. Les principaux faits de l’embryologie, qui ne le cèdent en importance à aucun autre ordre de phénomènes en histoire naturelle, me semblent donc s’expliquer aisément d’après ce principe que des modifications légères, chez les nombreux descendants d’un ancien progéniteur, n’apparaissent pas dès les premières phases de la vie de chacun d’eux, bien que parfois leurs causes aient agi dès la première ; et que ces mêmes modifications sont généralement transmises à un âge correspondant aux descendants des individus accidentellement ou déjà héréditairement modifiés. L’embryologie prend ainsi un plus grand intérêt encore, de ce qu’on peut considérer chaque embryon comme un portrait plus ou moins effacé de la commune forme mère de chaque grande classe d’animaux.

XI. Organes rudimentaires, atrophiés ou avortés, et explication de leur origine. — Les organes rudimentaires, quelque étrange que semble leur présence dans un état qui les rend complétement inutiles, sont cependant très communs dans la nature. Ainsi, on observe des mamelles rudimentaires chez presque tous les mâles de mammifères. Je présume qu’on peut, avec certitude, considérer « l’aile bâtarde » de certains oiseaux comme un doigt à l’état rudimentaire ; chez un grand nombre de serpents un des lobes des poumons est rudimentaire ; chez d’autres il existe des rudiments du bassin et des membres postérieurs. Quelques exemples d’organes rudimentaires sont extrêmement curieux : ainsi, on peut citer les dents observées chez les fœtus des Baleines qui, à l’âge adulte, n’en ont plus172 ; et celles dont on constate également la présence chez les jeunes Veaux avant leur naissance, mais qui ne percent jamais les gencives. On a même assuré, d’après des témoignages de valeur, que l’on pouvait découvrir des rudiments de dents chez les embryons de certains oiseaux. Rien ne semble plus simple que les ailes soient formées pour le vol, et cependant beaucoup d’insectes ont leurs ailes tellement atrophiées qu’elles sont incapables d’agir, et il n’est pas rare qu’elles soient enfermées sous des élytres fermement soudées l’une à l’autre. Il est souvent impossible de se méprendre sur la signification des organes rudimentaires : ainsi on connaît des Coléoptères du même genre, et mieux encore de la même espèce, qui se ressemblent parfaitement sous tous les rapports, et cependant les uns ont des ailes très développées, et les autres seulement des rudiments de membranes ; or, on ne saurait douter ici que les rudiments ne représentent des ailes. Les organes rudimentaires gardent quelquefois leurs facultés actives, et ne manquent que d’un développement suffisant. C’est ainsi qu’on a cité des cas assez fréquents de mammifères mâles dont les mamelles se sont pleinement développées à l’âge adulte, et ont sécrété du lait. De même, chez le genre Bos la mamelle unique présente quatre mamelons développés et deux rudimentaires ; mais chez nos Vaches domestiques quelquefois ces deux derniers mêmes se développent et donnent du lait. Dans des plantes de la même espèce, les pétales restent quelquefois à l’état de rudiments, et d’autres fois elles prennent leur développement complet. Chez les plantes à sexes séparés, les fleurs mâles contiennent souvent un rudiment de pistil, et Kœlreuter a trouvé qu’en croisant ces fleurs mâles avec une espèce hermaphrodite, le rudiment du pistil prenait un grand accroissement chez la postérité hybride, ce qui montre que le pistil parfait et le pistil rudimentaire sont exactement de la même nature. Un organe servant à deux fonctions différentes peut devenir rudimentaire et s’atrophier seulement pour l’une d’elles, parfois même pour la plus importante, et cependant demeurer capable de remplir l’autre. Ainsi, dans les plantes, le pistil a pour but de permettre aux tubes polliniques d’atteindre les ovules, placés à sa base et protégés par l’ovaire. Le pistil consiste en un stigmate supporté par le style ; mais, en quelques composées, les fleurs mâles, qui naturellement ne sauraient être fécondées, ont un pistil à l’état rudimentaire ou incomplet, car il n’est point surmonté d’un stigmate. Cependant le style reste bien développé et garni de poils, comme dans les autres Heurs parfaites, et sa fonction consiste à frotter les anthères qui l’environnent pour en faire jaillir le pollen. Un organe peut encore s’atrophier et devenir incapable de sa fonction particulière, mais en s’adaptant à quelque autre usage : telle est la vessie natatoire de certains poissons qui semble être devenue presque rudimentaire, quant à sa fonction primitive, consistant à aider l’animal à se soutenir entre deux eaux, mais qui s’est transformée en un organe respiratoire, c’est-à-dire en un poumon naissant. Les exemples semblables sont assez nombreux. Néanmoins tout organe, si peu développé qu’il soit, ne saurait être considéré comme rudimentaire dès qu’il est d’une utilité quelconque. On peut en ce cas l’appeler un organe naissant ; et la sélection naturelle pourra plus tard lui donner son développement complet. Les véritables organes rudimentaires sont complétement inutiles ; et telles sont les dents qui ne percent jamais les gencives. Comme il est certain qu’à un état de moindre développement ils seraient plus complétement inutiles encore, dans l’état actuel des choses, ils ne peuvent être le résultat de la sélection naturelle, qui n’agit jamais que par la conservation de modifications utiles. Ils doivent conséquemment dériver d’un état antérieur de leur possesseur actuel, chez lequel ils se sont conservés par hérédité, ainsi que nous allons le voir tout à l’heure. Il est difficile de déterminer quels sont les organes qui naissent. Si nous regardons l’avenir, il nous est naturellement impossible de dire de quelle manière une partie quelconque de l’organisme se développera, et si elle est aujourd’hui naissante. Si nous regardons le passé, les êtres pourvus d’un organe à l’état naissant auront généralement été supplantés et exterminés par leurs successeurs, pourvus de ce même organe à un état plus parfait et plus développé. L’aile du Manchot lui est fort utile, car elle lui sert de nageoire. Elle pourrait donc représenter l’état naissant des ailes des oiseaux. Non que je croie cependant que tel soit le cas ; c’est plus probablement un organe diminué et atrophié qui s’est modifié par une fonction nouvelle ; mais l’aile de l’Aptérix lui est parfaitement inutile et peut être considérée comme vraiment rudimentaire. On pourrait peut-être regarder les glandes mammaires de l’Ornithorynque comme à l’état naissant en comparaison de la mamelle de nos Vaches ; et les freins ovigères de certains Cirripèdes, qui ne sont que peu développés, et qui ont cessé de servir à retenir les œufs, sont de véritables branchies naissantes. Les organes rudimentaires, chez les individus de la même espèce, sont très sujets à varier dans leur degré de développement ou sous d’autres rapports. De plus, chez des espèces proche-alliées qui possèdent toutes un même rudiment d’organe, ce rudiment présente quelquefois des degrés très divers de développement ou d’atrophie. On en voit un exemple frappant dans les ailes rudimentaires des femelles chez certains groupes de Papillons. Les organes rudimentaires avortent quelquefois complétement ; et cet avortement est toujours impliqué lorsque, chez un animal ou une plante, nous ne découvrons aucune trace d’un organe, que, d’après les lois de l’analogie, nous devons nous attendre à y trouver, et lors même qu’ils ne se présentent que de temps à autre chez des individus monstrueux de l’espèce. Ainsi, dans le Muflier ou Antirrhinum, on ne trouve pas toujours le rudiment d’une cinquième étamine, mais on le rencontre quelquefois. Dans la détermination des parties homologues chez les différents membres d’une même classe, rien n’est plus fréquent ni plus utile que la découverte et l’emploi de rudiments d’organes. C’est ce qui apparaît avec toute évidence dans les dessins publiés par Owen des os de la jambe du Cheval, du Bœuf et du Rhinocéros. C’est un fait de haute importance que les organes rudimentaires, tels que les dents de la mâchoire supérieure des Baleines et des Ruminants, s’aperçoivent souvent chez l’embryon, et disparaissent totalement ensuite. C’est aussi, je crois, une règle universelle, qu’un organe rudimentaire soit proportionnellement plus gros, relativement aux organes voisins, chez l’embryon que chez l’adulte ; de sorte que dans le jeune âge cet organe est en réalité moins rudimentaire, et parfois même ne l’est nullement. C’est pourquoi aussi l’on dit souvent d’un organe rudimentaire chez un adulte qu’il a gardé son état embryonnaire. Je viens de retracer les faits principaux concernant les organes rudimentaires. Lorsqu’on y réfléchit, on se sent frappé d’étonnement ; car cette même raison, qui rend en nous un éclatant témoignage aux adaptations si parfaites de la plupart des organes à leurs fonctions, témoigne avec une égale force de l’inutilité et de l’imperfection des organes atrophiés ou rudimentaires. On lit généralement dans les ouvrages d’histoire naturelle que les organes rudimentaires ont été créés « en vue de la symétrie » ou « afin de compléter le plan de la nature », mais au lieu d’une explication, je ne vois ici qu’une répétition du fait. Serait-il suffisant de dire que, les planètes parcourant des orbites elliptiques autour du soleil, les satellites suivent aussi des routes semblables par amour pour la symétrie ou pour compléter le plan de la nature ? Un physiologiste éminent a voulu rendre compte de la présence des organes rudimentaires, en supposant qu’ils servent à excréter la matière en excès dans l’organisation, qui sans cela pourrait nuire au système ; mais peut-on admettre que les papilles presque microscopiques qui représentent souvent le pistil dans les fleurs mâles, et qui ne sont formées que de tissu cellulaire, aient un pareil résultat ? Pouvons-nous croire que la formation de dents rudimentaires qui seront ensuite résorbées, c’est-à-dire, en fin de compte, l’excrétion inutile d’une certaine quantité de phosphate de chaux, cette substance organique si précieuse, puisse être réellement de quelque service au Veau embryonnaire en voie de croître rapidement ? Lorsque les doigts d’un homme ont été amputés, des ongles imparfaits se forment quelquefois sur les moignons : il me serait aussi aisé de croire que ces vestiges d’ongles apparaissent, non pas en vertu de lois de croissance inconnues, mais afin d’excréter la matière cornée qui les forme, que d’admettre que les ongles rudimentaires des nageoires du Lamantin ont été formés pour une telle fin. D’après ma théorie de descendance modifiée, l’origine des organes rudimentaires est très simple. Nous avons des exemples nombreux d’organes rudimentaires dans nos productions domestiques : ce sont chez des races sans queues et sans oreilles des vestiges de ces organes ; c’est la réapparition de petites cornes pendantes, chez des races sans cornes, et surtout, selon Youatt, chez les jeunes animaux : c’est l’état général de toutes les fleurs dans le Chou-Fleur. Nous voyons souvent chez les monstres les rudiments de divers organes ou membres. Mais je ne sais réellement si aucun de ces exemples peut jeter quelque lumière sur l’origine des organes rudimentaires à l’état de nature, sinon qu’ils prouvent que ces rudiments peuvent se produire : car je doute que des espèces à l’état de nature subissent jamais de brusques changements. C’est le défaut d’exercice qui me semble devoir être la cause principale de ces phénomènes d’atrophie, en agissant sur la suite des générations, de manière à réduire graduellement certains organes, jusqu’à ce qu’ils deviennent complétement rudimentaires. Tel aurait été le cas à l’égard des yeux des animaux qui vivent dans les cavernes obscures, et des ailes des oiseaux qui habitent les îles océaniques, et qui, n’étant que rarement forcés de prendre leur vol, ont finalement perdu la faculté de voler. Un organe utile sous de certaines conditions, peut devenir nuisible sous des conditions différentes, comme on l’a vu pour les ailes des Coléoptères qui vivent sur de petites îles exposées au vent ; et en pareil cas la sélection naturelle doit tendre lentement à résorber l’organe, jusqu’à ce qu’il cesse d’être nuisible en devenant rudimentaire. Tout changement de fonction qui peut s’effectuer par des degrés insensibles est du ressort de la sélection naturelle ; de sorte qu’un organe, devenu inutile ou nuisible à certains égards, par suite d’un changement dans les habitudes de vie, peut se modifier de manière à servir à quelque autre usage ; ou bien un organe peut ne garder qu’une seule de ses fonctions primitives et s’y adapter exclusivement. Un organe devenu inutile peut être très variable, car ces variations ne sauraient être empêchées par la sélection naturelle. À quelque période de la vie qu’un organe tende à se résorber par le défaut d’exercice ou la sélection, cette époque étant le plus généralement celle où l’individu, ayant atteint sa maturité, doit faire usage de toutes ses facultés, le principe d’hérédité à l’âge correspondant reproduira la réduction de ce même organe chez ses descendants et au même âge ; conséquemment il ne pourra que rarement l’affecter et le réduire chez l’embryon. Ainsi nous pouvons comprendre pourquoi les organes rudimentaires sont relativement plus grands chez l’embryon que chez l’adulte. Mais si chaque nouveau degré d’atrophie s’héritait, non à l’âge correspondant, mais de plus en plus tôt et enfin dès l’une des premières phases de la vie, comme nous avons des raisons pour le croire possible, l’organe rudimentaire tendrait à se perdre complétement, et finirait par un avortement complet. Le principe d’économie que nous avons exposé dans un chapitre précédent, et en vertu duquel tous les matériaux qui forment un organe inutile à son possesseur sont épargnés autant que possible, doit aussi probablement jouer son rôle, et tendre de plus en plus à causer l’entière oblitération de l’organe rudimentaire. Comme la présence d’organes rudimentaires provient de la tendance de chaque organe déjà ancien à se transmettre héréditairement, on peut comprendre, toute classification vraiment naturelle étant généalogique, comment il se fait que les systématistes aient reconnu que les organes rudimentaires sont d’une utilité aussi grande et même parfois plus grande que des organes de haute importance physiologique. Les organes rudimentaires pourraient se comparer aux lettres d’un mot, conservées dans l’écriture, mais perdues dans la prononciation et qui servent de guide dans la recherche de son étymologie. Nous pouvons donc conclure que, d’après la théorie de descendance modifiée, l’existence d’organes rudimentaires, imparfaits et inutiles, ou complétement avortés, loin de présenter des difficultés insolubles, comme ils le font certainement d’après la théorie ordinaire de création, aurait pu être prévue à priori, ou tout au moins elle s’explique aisément par les lois de l’hérédité.

XII. Résumé. — J’ai essayé de montrer dans ce chapitre que le classement de tous les organismes qui ont vécu dans toute la suite des temps en groupes subordonnés à d’autres groupes ; le lien de parenté qui rattache les uns aux autres tous les êtres vivants et éteints en un seul grand système par des lignes d’affinités complexes, tortueuses et divergentes ; les règles suivies par les naturalistes dans leurs classifications et les difficultés qu’ils rencontrent ; la valeur relative qu’ils accordent aux caractères les plus constants et les plus généraux, qu’ils soient du reste d’une importance vitale plus ou moins grande, ou même sans aucune utilité, comme les organes rudimentaires ; la grande différence de valeur entre les caractères analogiques ou d’adaptation et les affinités véritables : toutes ces règles, et encore d’autres semblables, sont la conséquence de la parenté commune des formes que les naturalistes considèrent comme alliées, et de leurs modifications par sélection naturelle, qui résultent des extinctions d’espèces et de la divergence des caractères. Pour bien peser la valeur de ce principe de classification, il faut se souvenir que des considérations purement généalogiques ont toujours et partout fait ranger ensemble dans la même espèce les deux sexes, les divers âges et même les variétés reconnues, quelles que fussent leurs différences de structure et d’organisation. Si l’on étend l’usage de cet élément généalogique, seule cause connue des ressemblances que l’on constate entre les divers êtres organisés, on comprendra aisément que le système naturel qu’on essaye de reconstruire n’est que l’arbre généalogique des formes vivantes ; et que les degrés divers des différences acquises s’expriment par les termes de variétés, espèces, genres, familles, ordres et classes. En partant de ce même principe de descendance modifiée, les grands faits de la Morphologie deviennent intelligibles, soit que nous considérions le même plan déployé dans les organes homologues des différentes espèces d’une même classe, quelles que soient du reste leurs fonctions, soit que nous les considérions dans les organes homologues d’un même individu, animal ou végétal. D’après ce principe que des variations légères et successives ne surviennent pas nécessairement ou même généralement pendant les premières phases de la vie, et qu’elles sont héritées à un âge correspondant par les descendants de l’individu modifié, on peut expliquer les principaux faits de l’embryologie : c’est-à-dire la ressemblance des parties homologues dans l’embryon, lors même qu’à l’état adulte, ces mêmes parties doivent différer considérablement dans leur structure et dans leurs fonctions ; de même que la ressemblance de l’embryon et de ses parties homologues, chez les différentes espèces d’une classe, bien que les individus adultes et leurs organes homologues soient très différents les uns des autres, et adaptés à des habitudes toutes différentes. Les larves sont des embryons actifs qui ont pu se modifier spécialement par rapport à leurs habitudes de vie, en vertu du principe que toute modification tend à reparaître à l’âge correspondant chez la postérité de l’individu modifié. D’après ce même principe, si l’on se souvient que, lorsque des organes s’atrophient, soit par défaut d’exercice, soit par sélection naturelle, ce ne peut être en général qu’à une période de la vie où l’être organisé doit pourvoir à ses besoins ; et si l’on songe d’autre part quelle est la force du principe d’hérédité, l’existence d’organes rudimentaires, de même que leur avortement complet, résultant de leur lente résorption, ne nous offre plus aucune difficulté particulière, et leur présence aurait même pu être prévue. Enfin l’importance des caractères embryologiques et des organes rudimentaires en matière de classification est aisée à concevoir, en partant de ce point de vue qu’une classification n’est naturelle qu’autant qu’elle est généalogique. Finalement, les diverses classes de faits que j’ai considérées dans ce chapitre me semblent établir si clairement que les innombrables espèces, genres et familles d’êtres organisés, qui peuplent le monde, sont tous descendus, chacun dans sa propre classe ou groupe, de parents communs, et se sont tous modifiés dans la suite des générations, que sans hésitation nous devrions encore adopter cette théorie, lors même qu’elle ne serait pas appuyée sur d’autres faits ou sur d’autres arguments