Chapitre XXI.
De Thémiste, orateur de Constantinople, et des panégyriques qu’il composa en l’honneur de six empereurs.
Presque tous les écrivains d’un pays et d’un siècle, poètes, orateurs, philosophes même, sont entraînés et formés par ce qui les entoure. La nature, dans chaque époque, imprime, pour ainsi dire, le même cachet à toutes les âmes. Les mêmes objets leur communiquent les mêmes idées, et souvent la même manière de les rendre. Tous se ressemblent. Des milliers d’hommes ne forment qu’un seul homme. Cependant, pour rompre cette ennuyeuse et vile uniformité, il paraît quelquefois, sur la terre, des êtres uniques et qui ne tiennent à rien. En bien, en mal, ils ont un caractère ; ils sont eux. Ils passent à travers leur siècle, sans rien emprunter de sa couleur. Jetés hors des routes communes, la postérité les distingue de loin, comme ces arbres solitaires qui s’élèvent avec vigueur dans un espace désert. L’homme qui étudie la nature et l’observe, cherche, dans le mouvement général, ce qui leur a donné un mouvement particulier, et ne le trouve pas. Tels, dans leur siècle et leur pays, ont été, parmi les historiens, Tacite ; parmi les moralistes, Montaigne ; parmi les philosophes, Bacon ; parmi les poètes, Corneille ; et, à la fin du règne de Louis XIV, ce Fontenelle, dont le genre d’esprit, qui n’était qu’à lui, a été si critiqué et si loué pendant quatre-vingts ans. Tel enfin parut, dans Constantinople, un orateur, que six empereurs honorèrent successivement ; qui, panégyriste, ne parla jamais que pour dire aux princes les vérités les plus nobles ; à qui l’admiration éleva des statues, sans que l’envie même osât murmurer ; et qui, malgré ses imperfections et ses défauts, eut un caractère fort supérieur à l’esprit général de son temps ; c’est le philosophe Thémiste. Son père, philosophe lui-même, l’envoya de bonne heure dans un petit pays situé auprès du Pont-Euxin. C’est là que, sous un maître habile, il étudia la philosophie et l’éloquence. Ainsi, c’est au pied du Caucase, et dans l’ancienne patrie de Médée, que se forma l’orateur qui devait un jour étonner la Grèce. On voit que les arts ont habité presque tous les climats. Tout change. Ce pays, qui fait partie de la Géorgie, et qui instruisait autrefois des philosophes, n’est plus célèbre aujourd’hui que par la beauté de ses femmes, qu’il envoie aux sérails de Constantinople et d’Ispahan. Thémiste, encore jeune, composa des commentaires sur les ouvrages du précepteur d’Alexandre. Il parut grand, même en travaillant sur les idées d’un autre. Sa réputation se répandit bientôt dans l’Asie, et de l’Asie à Rome. Il fut quelque temps dans cette ville, qu’il étonna. On voulut l’y fixer ; mais Rome n’était plus que la seconde ville du monde. Il retourna à Byzance. Les philosophes voyageaient pour venir l’entendre ; les princes étaient curieux de le voir ; et les oracles, dans les temples, lui rendaient les mêmes hommages qu’aux rois. Ils daignaient parler de lui.
Quand des talents sont parvenus à un certain degré de célébrité, on peut bien s’avilir en les persécutant ; mais il n’y a plus de mérite à les protéger. Le prince est, pour ainsi dire, forcé par son siècle ; la voix publique lui sert de loi ; d’ailleurs il s’honore lui-même, et alors il n’y a presque que de l’orgueil à être juste. Ainsi Constance, quoique féroce et sans génie, éleva Thémiste au rang de sénateur. La lettre qu’il écrivit au sénat, est le plus beau monument de ce règne. « Un bienfait, dit-il, accordé à l’homme vertueux, est un bienfait pour l’État. Instruit de la grande réputation du philosophe Thémiste, j’ai cru qu’il était digne de l’empereur et de vous de récompenser sa vertu, en l’admettant dans ce conseil auguste : et je n’ai pas voulu seulement honorer Thémiste, j’ai voulu aussi honorer le sénat, que j’ai cru digne de posséder un si grand homme. Vous lui communiquerez de votre dignité, et il répandra sur vous une partie de son éclat. »
Peu de temps après, Constance lui fit élever une statue de bronze. Julien le fit préfet de Constantinople. Valens voulut presque toujours l’avoir à sa cour, et se fit même accompagner par lui dans ses guerres contre les barbares. Gratien et Théodose le comblèrent de faveurs ; et ce dernier, prêt à partir pour l’Occident, lui confia son fils, en le priant de vouloir bien lui donner des leçons de sagesse et de grandeur. Tels étaient encore dans ces siècles, qui pourtant ne sont pas l’époque la plus brillante dans l’histoire de l’esprit humain, le respect et l’enthousiasme des princes pour les vrais philosophes. Il s’en faut beaucoup que notre Montesquieu, dont le nom est aujourd’hui si cher à l’Europe entière, et qui influe sur la législation, de Londres à Pétersbourg, ait reçu, de son vivant, la vingtième partie de ces honneurs.
Nous n’avons presque rien aujourd’hui des ouvrages philosophiques de Thémiste ; mais il nous reste une grande partie de ses harangues, ou panégyriques de princes. Ils sont au nombre de vingt. Il a donné à ce genre d’ouvrages un ton plein de dignité et de force, et qu’il n’avait point du tout avant lui. Je vais tâcher de faire connaître ces discours, beaucoup moins connus qu’ils ne méritent de l’être. Je choisirai, dans tous, les idées éparses sur les philosophes et sur les princes ; car ce sont les deux objets dont il s’occupe sans cesse.
L’orateur cherche d’abord dans la divinité le modèle du prince. Il trouve que le principal caractère de Dieu est la bonté.
« Ce n’est que par intervalles et rarement, dit-il, que Dieu lance le tonnerre ; mais c’est tous les jours, et sur le monde entier, qu’il verse sa lumière. On ne peut donc lui ressembler sans être bienfaisant. Croit-on, dit-il à Valentinien et à Valens, croit-on que ce soit en montant à cheval avec grâce, et en maniant les armes avec adresse, qu’un prince puisse imiter cet être sublime ? Ce n’est pas même par le courage, par la patience, par la force ; ce n’est pas même par le mépris des voluptés ; aucunes de ces vertus de l’homme ne conviennent à Dieu : ces vertus tiennent à des faiblesses. Ce qui nous élève, avilirait ce grand être. Mais, ce qu’il y a de céleste et de divin, c’est d’avoir entre ses mains le bonheur des hommes, et de faire ce bonheur. Princes, s’il nous arrive de vous donner le nom de dieu, c’est pour vous faire souvenir de ce que vous devez être.
« Je ris, dit l’orateur, quand je pense à ce tyran, qui, voulant persuader qu’il était dieu, se faisait élever des statues et des temples ; et l’insensé ne pensait pas même à faire du bien aux hommes. Si le prince veut un culte, au lieu de se faire consacrer une statue d’or ou de bronze sur un autel, qu’il fasse lui-même de son âme et le temple et l’autel, et, pour ainsi dire, le simulacre saint de la divinité ; nous l’adorerons alors. Pour ressembler à Dieu, il ne suffit pas d’usurper ses honneurs, il faut l’imiter.
« Le prince qui aime les hommes, dit-il ailleurs, aura toutes les vertus ; il domptera surtout la colère, mal sans bornes dans un pouvoir qui n’en a pas.
« Les tyrans, les pestes et les tremblements de terre, sont faits pour détruire les hommes ; les princes pour les conserver.
« J’ai perdu un jour, disait Titus, car je n’ai fait aujourd’hui de bien à personne. Que dites-vous, prince, s’écrie l’orateur ? non, le jour où vous avez dit une parole qui doit être la leçon éternelle des rois, ne peut être un jour perdu. Jamais vous n’avez été plus grand, ni plus utile à la terre. »
De ce sentiment d’humanité naît, dans le prince, le devoir d’adoucir la sévérité de la loi. « Car le juge rigide condamne souvent celui que la loi absoudrait, si elle pouvait prononcer : le juge alors est esclave. Il décide d’après les mots et la lettre, exerçant, pour ainsi dire, une injustice juste. Il n’en est pas de même du prince : il est la loi qui parle et qui respire, et non pas cette loi muette et sourde représentée par des caractères immobiles. Aussi, dit-il à Théodose, nous étions accoutumés à voir l’or retourner du trésor public à ceux à qui on l’avait injustement enlevé, mais nous venons de voir plus ; nous avons vu des hommes menés par la loi aux portes de la mort, ramenés à la vie par le prince ; car de tous nos empereurs, tu es celui qui respecte le plus la loi ; mais tu sais que par respect pour la loi même, il faut quelquefois s’en écarter. »
Et dans le même discours, faisant allusion à la fable célèbre des deux tonneaux d’Homère : « Sous ton empire, nous connaissons le tonneau du bien, d’où s’épanchent la félicité, la richesse et la vie. Il est près du trône, et ta main y puise sans cesse : mais nous ne voyons point celui des gémissements, des larmes et du sang : il n’y en a point d’où se verse la terreur ; ou si ce tonneau fatal existe, il est fermé de toutes parts. L’espérance est sortie et vole sur l’empire, les maux sont enchaînés. »
On sait qu’au commencement du règne de Valens, Procope se révolta et prit la pourpre. Il se prétendait de la famille des Constantins ; mais ce droit n’était rien sans la victoire ; il fut vaincu. Valens, qui d’abord avait été lâche, fut ensuite cruel ; c’est l’ordinaire. Il fit couler le sang des ennemis, avec cette fureur que les caractères atroces nomment justice : l’orateur, en le louant d’une humanité qu’il n’avait pas, tâche au moins de lui inspirer les sentiments qu’il devait avoir. Dans un discours tout entier, il lui parle de clémence. « Avant Socrate, on disait : faisons du bien à qui nous aime, et du mal à qui hait. Socrate a changé ce précepte, et a dit : faisons du bien à nos amis, et ne faisons point de mal à nos ennemis. Il rapporte l’exemple de tous les grands hommes qui ont pardonné, ou à des assassins, ou à des ingrats. »
Il vante ce pouvoir magique qu’ont les princes, de changer les âmes par leurs bienfaits. « Il ne tient qu’à eux, dit-il, de déraciner la haine et d’apprivoiser la fureur. »
Dans un autre discours adressé au même prince, après la cinquième année de son règne, on trouve un long morceau sur les finances ; il respire cette philosophie pleine d’humanité, qui devrait être celle de tous les rois. « On ne peut être humain, dit l’orateur, sans être libéral ; mais la libéralité du prince ne consiste pas à donner aux uns, sans accabler les autres. Celui qui est si magnifique n’est pas loin d’être injuste ; il prive des milliers de pauvres du nécessaire, pour enrichir des riches, c’est-à-dire pour verser quelques gouttes inutiles dans des fleuves. Le prince donne d’autant plus, qu’il exige moins. »
Et s’adressant à son empereur : « Avant toi, dit-il, les charges publiques augmentaient tous les ans, chaque année ajoutait au poids de l’année qui avait précédé. C’est toi, prince, qui as arrêté cette maladie de l’État. Sais-tu pourquoi tu as mis cet ordre dans les finances de l’empire ? c’est que tu avais gouverné ta maison avant de gouverner le monde. Tu n’as pas besoin d’apprendre d’un autre ce qu’il en coûte de sueurs et de peines au laboureur ; tu connais la hardiesse de l’exacteur, l’adresse du commis, l’avarice du soldat. Instruit de ces détails, tu es monté sur le trône ; c’est pourquoi, comme si ce vaste empire n’était qu’une famille, tu vois d’un coup d’œil quels sont tes revenus, quelles sont tes dépenses, ce qui manque, ce qui reste ; les opérations qui sont faciles, celles qui ne le sont pas. Seul de tous les princes, tu n’as pas mis ceux qui manient les deniers de l’État au-dessus de ceux qui le défendent. Celui qui préside aux finances ne marche pas avec plus de pompe que celui qui commande les armées. Chargé de l’emploi d’Aristide, ils sont forcés d’avoir sa justice. Ton œil perçant sait découvrir et rendre inutiles les profondeurs de cet art funeste et caché… Non, désormais je ne craindrai pas les ennemis domestiques plus que les barbares même. Je ne verrai plus la moisson enlevée de dessus les sillons, avant même qu’elle entre chez le laboureur. D’impitoyables créanciers ne veilleront plus sur les travaux du vendangeur, et l’habitant des champs ne passera plus un hiver triste et désolé auprès de ses greniers déserts. C’est alors que je jouirai de la proie enlevée sur les barbares, quand le ravisseur domestique ne viendra plus faire sa proie de mon bien. Prince, continue l’orateur, ma voix, dans ce moment, représente la voix du monde entier. Tu nous as remis une partie des tributs, et pour dédommagement nous te rendons un tribut de reconnaissance et de tendresse ; c’est le plus digne du prince. Au lieu des moissons et des fruits de la terre qu’on nous arrachait, reçois des fruits qui ne se flétriront pas ; ce sont ceux de la gloire : c’est elle qui sans cesse renouvelle l’empire d’Auguste, qui empêche Trajan de vieillir, qui tous les jours ressuscite Marc-Aurèle. Crois-tu, malgré leurs victoires, que leurs noms fussent aussi célèbres, si, terribles aux barbares, ils n’eussent été bienfaisants envers leurs sujets ? etc. »
L’orateur veut étendre ce sentiment d’humanité dans le prince, des sujets de l’État, aux ennemis mêmes de l’État. « Celui, dit-il à Valens, qui dans la guerre poursuit avec acharnement, et veut détruire, ne se montre que le roi d’une nation ; celui qui, après avoir vaincu, pardonne, se montre le père et le souverain de tous les hommes. Cyrus n’aimait que les Perses, Auguste les Romains, Alexandre les Grecs ; aucun n’aimait les hommes, aucun n’était vraiment roi. Pour l’être, il faut, comme Dieu, n’exclure ni aucun peuple, ni aucun homme de sa province. »
Valens irrité refusait la paix aux barbares ; c’est le philosophe qui fléchit l’empereur : l’éloquence donna la paix au monde. « Je fis voir au prince, dit l’orateur, que c’est en sauvant, et non en égorgeant les hommes, que l’on ressemble aux dieux. Quand on a remporté la victoire sur des lions, des léopards et des tigres, on compte tous ceux dont on a fait couler le sang dans les forêts : quand on a vaincu des hommes, il faut compter tous ceux qu’on a sauvés ; encore n’extermine-t-on pas entièrement les bêtes féroces, on en laisse subsister la race dans les déserts ; et une nation d’hommes, (qu’on les appelle barbares, ils n’en sont pas moins des hommes) une nation tout entière, soumise et tremblante à ses pieds ; il eût donc fallu l’exterminer et la détruire ? non. J’admire et j’appelle grand celui qui la conserve. Le destructeur de Carthage fut nommé l’Africain. Un autre s’appela Macédonien, parce qu’il avait fait de la Macédoine un vaste désert ; mais toi, prince, je veux que tu tires ton nom de la nation que tu as sauvée ; ainsi nous nommons les dieux, des pays qu’ils protègent. »
Outre l’humanité et la clémence qui sont les premiers devoirs, l’orateur parcourt toutes les autres qualités du prince. Il dit à Constance : « L’athlète des jeux olympiques, jaloux de vaincre, et veillant sur lui-même, s’interdit tous les plaisirs qui pourraient l’énerver ; et le prince qui est, pour ainsi dire, l’athlète de l’univers, ira-t-il se livrer à de lâches voluptés ? »
Il félicite Valens de ce qu’il veut s’instruire. « Puisque tu as ce désir, lui dit-il, si les hommes ne sont heureux, ce sera la faute de ceux qui n’useront pas de ton âme pour tout ce qui est honnête et grand. »
Il exhorte cet empereur à ne négliger aucun des soins du gouvernement.
« Il y a eu, lui dit-il, des princes qui prenaient grand soin de leur chevelure, mais qui ne comptaient pour rien des villes entières tombées en ruine. Ils s’occupaient de leur parure, et ils négligeaient l’univers ; peut-être même avaient-ils grand soin de choisir leurs chevaux, mais point du tout les hommes qu’ils destinaient aux places ; et tandis qu’aux jeux, du cirque ils n’auraient pu souffrir de voir des cochers conduire un char, ils abandonnaient à des hommes sans choix les rênes de l’empire et la conduite des nations. On brise une statue, on efface un tableau qui ne ressemble point à son modèle : le prince serait-il donc moins attentif à ceux dont le devoir est de le représenter auprès des peuples ? »
« L’influence de la vertu du prince, dit-il à Théodose, ne se borne point à la terre. Marc-Aurèle, voyant son armée prête à périr par la soif, leva ses mains au ciel : Ô Dieu, dit-il, je lève vers toi, qui donnes la vie, cette main qui ne l’a jamais ôtée à personne. Dieu l’entendit, et sauva son armée. »
Nous avons déjà vu que Valens était cruel ; et comme tous les hommes il porta son caractère dans la religion. Trompé par les Ariens, il persécuta les Catholiques avec fureur. On dit qu’un jour ayant reçu une députation de quatre-vingts prêtres qui venaient pour le fléchir, il les fit embarquer tous ensemble, et ordonna qu’on mît le feu au vaisseau, quand ils seraient en pleine mer. Un homme éloquent adoucit les fureurs de ce tigre. Thémiste osa parler de douceur à un fanatique, et d’humanité à un barbare ; et ce qui est plus étonnant, il réussit. La persécution cessa ; et cet empereur assassin, ce barbare incendiaire, ce chrétien persécuteur d’autres chrétiens, publia un édit, par lequel il défendait qu’on employât désormais ni autorité, ni menaces pour faire changer personne de religion. Nous n’avons plus le discours de Thémiste, mais il nous reste celui où il félicite l’empereur de son changement ; c’est l’ouvrage à la fois de l’éloquence et de la raison.
Ainsi cet homme vertueux parlait aux princes, sous prétexte de les louer. Il avait donc raison de dire à Constance : « Pour la première fois, ô empereur ! tu vas entendre un orateur libre et vrai, même en te louant, un orateur qui ne dira pas un mot dont son front ait à rougir ; et plus bas : « Je vous atteste tous, ô vous qui marchez dans la même carrière que moi ! si vous vous apercevez que je vous trompe, si le moindre mensonge se mêle à mes paroles, élevez tous votre voix contre un lâche orateur ; repoussez-moi du sanctuaire de la sagesse, et ne permettez plus à celui qui l’outrage, d’oser en donner des leçons ; mais si toutes les fois que je louerai, je dis la vérité, ne regardez pas comme une vile flatterie ce qui est un juste éloge. L’éloge est un tribut qu’on paie à la vertu. »
Dans un de ses derniers discours à Théodose, il s’interrompt tout à coup : « Tu vois, prince, lui dit-il, que je ne suis pas venu ici pour te flatter : conviendrait-il à un philosophe en cheveux blancs, qui a familièrement vécu avec tant d’empereurs, aujourd’hui que le plus humain de tous est sur le trône, de mendier sa faveur par des bassesses ? quand la liberté est la moins dangereuse, irais-je choisir ce temps-là pour me déshonorer par des mensonges ? »
On sent bien qu’il devait parler des connaissances et des lettres avec dignité ; il fait voir qu’elles ont été chères à tous les princes qui ont été grands ; il cite Aristote comblé de bienfaits par Philippe, Xénocrate par Alexandre, Aréus par Auguste, Dion par Trajan, Sextus par Marc-Aurèle :
« Tu imites ces grands hommes, dit-il à un empereur, la philosophie et les lettres marchent partout avec toi ; elles te suivent dans les camps ; par toi elles sont respectées, non seulement du Grec et du Romain, mais du Barbare même ; le Scythe épouvanté qui est venu implorer ta clémence, a vu la philosophie près de toi, balançant le sort des peuples, et décidant des trêves de la paix que tu accordes aux nations. Voyez les statues de bronze élevées dans ces murs à la sagesse, les privilèges qui lui sont accordés dans les villes, les honneurs prodigués à ceux qui en sont dignes. La sagesse est la seule qui répande encore plus d’éclat sur ceux qui l’honorent que sur ceux qui sont honorés ; car admirer la vertu dans les autres, c’est déjà une preuve de vertu. »
« Ô mes amis ! dit-il ailleurs, pardonnez-moi, si le désir que l’empereur témoigne de m’entendre, m’inspire peut-être un noble orgueil ; il se lasse d’entendre le langage de la vérité, et il permettra plutôt au guerrier de cesser de combattre, qu’au philosophe de se taire. »
Dans un discours à Théodose, il rappelle le jour ou cet empereur, prêt à partir pour l’Occident, lui confia son fils en présence du sénat et du peuple. Dans ce moment, l’orateur se peint vieux, accablé d’infirmités et de faiblesse, courbé sous le poids des ans, mais ranimant ses forces languissantes, pour former ce prince destiné à commander un jour au monde : « Viens mon fils, dit-il, viens sur les genoux d’un faible vieillard, recevoir les leçons que la sagesse destine aux princes ; ce sont celles que reçut Antonin, Numa, Marc-Aurèle et Titus. À ma voix se joindront, pour te former, celle de Platon et celle du précepteur d’Alexandre ; à l’école des sages, deviens le bienfaiteur du monde. »
Je finirai cet extrait, déjà peut-être trop long, en citant encore un morceau où Thémiste implore la grâce, d’un philosophe, dont le crime était d’avoir été le favori de Julien ; il ne le nomme pas, mais c’était probablement Maxime. En effet, Maxime avait eu trop de pouvoir, pour qu’on ne l’accusât point d’en avoir abusé. Valens, qui ne manqua jamais une occasion d’être cruel, sous prétexte d’être juste, l’avait fait traîner dans les prisons, où il souffrit tous les tourments que notre justice barbare ne compte pour rien, parce que ces tourments ne sont point la mort. Dans le même temps Procope se révolta ; bientôt maître de Constantinople et de presque tout l’Orient, il offrit au philosophe dans les fers, sa liberté, ses biens et des honneurs, s’il voulait se déclarer pour lui : le philosophe refusa ; Thémiste ne manque pas de faire valoir à l’empereur ces refus généreux ; il le compare à Socrate : « Condamné, dépouillé de ses biens, accablé sous les chaînes, on ne l’a pas même entendu se plaindre ; que dis-je ! il a dédaigné, dans cet état, les bienfaits de l’usurpateur qui voulait le protéger. La colère de son prince lui a paru préférable à l’humanité d’un rebelle ; et pouvant être heureux et libre en devenant coupable, il a mieux aimé rester vertueux et attendre la mort. Prince, s’écrie l’orateur, puisqu’il a rejeté la clémence du tyran, il a droit à la tienne. »
Il l’invite à conserver les semences et les restes épars des connaissances et des lettres : « Ce sont elles qui font la gloire d’un siècle et d’un empire ; c’est donc à elles qu’il faut confier le souvenir immortel de ton nom. »
Alors il lui fait observer que tant qu’il y aura des hommes sur la terre, il y en aura qui cultiveront la philosophie et les arts ; ce sont eux qui font la renommée : ils se transmettent de siècle en siècle les noms de leurs bienfaiteurs, et ces bienfaiteurs sont immortels comme leur reconnaissance.
En effet, on peut dire, d’après l’orateur grec, que la philosophie et les lettres ne meurent pas. Cette espèce d’activité, qui porte les hommes à connaître et à s’instruire, subsistera toujours malgré les fureurs politiques, malgré l’ignorance intéressée et puissante ; c’est un mouvement imprimé par la nature et que rien ne peut arrêter. Toujours l’histoire jugera les peuples et les princes ; toujours la vérité éloquente et sage parlera aux hommes de leurs devoirs, et affermira les âmes nobles, en faisant rougir celles qui ne le sont pas. Les malheurs des guerres, les grandes révolutions peuvent retarder les progrès des lettres, sans les anéantir ; ce ne sont que des secousses qui les transportent ailleurs, comme ces germes de plantes que les orages enlèvent, et qu’ils vont disperser sur les champs éloignés où elles se reproduisent. Constantinople a passé sous la domination des Turcs, et Thémiste, qui écrivait il y a quatorze cents ans, sur les bords de la mer Noire, est ignoré de cette partie du monde qui fut sa patrie ; mais il trouve des admirateurs dans les villes qui, de son temps, n’étaient que des bourgades à demi-barbares. Ainsi, les hommes célèbres de ce siècle le seront dans les siècles suivants ; on parlera d’eux comme nous parlons de ceux qui les ont précédés ; leur gloire même n’étant plus exposée à l’envie en deviendra plus pure ; car il vient un temps où les ennemis et les rivaux ne sont plus. Alors toutes les cabales, toutes ces petites haines, tous ces enthousiasmes d’un jour, toutes ces décisions si graves de gens importants, ou qui croient l’être, ces luttes des sociétés qui se combattent, ces chocs des petites réputations contre les grandes, ces fureurs, tantôt si atroces et tantôt si puériles, appuyées quelquefois par le crédit qui se cache, et toujours par la malignité orgueilleuse, qui ne manque jamais d’applaudir à l’audace qui humilie le talent, tout cela disparaît. La postérité ne voit que les ouvrages ; la poussière que la foule des mouvements contraires a élevée, s’abaisse et tombe, et la pyramide reste.