Atlas Dufour2,
publié par Armand Le Chevalier.
Nous n’avons jamais jusqu’ici admis une annonce intéressée dans les pages de ce Cours, qui n’est pas un journal commercial, mais une œuvre périodique, destinée à former des volumes de bibliothèque ; nous contrevenons aujourd’hui, pour la première fois, à cette habitude, et nous déclarons sincèrement à nos lecteurs que, bien loin de céder en cela à la complaisance envers l’auteur et le possesseur de ce magnifique atlas, fondement et illustration de toute grande bibliothèque, c’est nous-même qui avons prié M. Le Chevalier, dans l’intérêt de la science et des lettres, de permettre la mention de ce monument exceptionnel dans notre recueil.
Nous l’avons fait dans une double intention. — Premièrement, pour répandre par notre publicité de famille l’ouvrage géographique le plus nécessaire à toutes les études élémentaires ou transcendantes des savants ou des ignorants en cette matière. — Secondement, pour servir et pour honorer le nom ami de M. Le Chevalier, qui n’a cherché pendant toute sa vie d’autre illustration que l’estime, et d’autre récompense que l’utilité, l’utilité souvent ingrate, mais qui finit toujours par être appréciée à la mesure de ses services.
Les services que rend la géographie à la civilisation de l’esprit sont immenses. Sans géographie l’histoire n’existe pas, la politique est aveugle, la guerre ne sait ni attaquer ni défendre, la paix ignore sur quels fleuves, sur quelles mers, sur quelles montagnes il faut construire ses forteresses ou asseoir ses limites ; la navigation ne peut se servir de ses boussoles, le commerce s’égare sur les océans, inhabile à découvrir quelles sont les productions ou les consommations qu’il doit emprunter ou porter aux climats divers dont il ne connaît ni la route, ni les richesses, ni les besoins, ni les langues, ni les mœurs, ni les philosophies, ni les religions. Les littératures, au lieu de se contrôler et de se fondre par le contact et par la comparaison, restent dans l’isolement réciproque, qui perpétue les préjugés, les antipathies, l’ignorance mutuelle. L’humanité tout entière, qui tend à l’unité pour que chacune de ses découvertes profite à l’ensemble, manque de ce grand instrument de perfectionnement et de communication qui unifie et grandit l’homme, — on peut même dire qui grandit la terre elle-même, car, sans la passion géographique qui illumina Colomb de ses pressentiments, où serait l’Amérique ? Et sans les géographes, successeurs et émules de Colomb, où serait l’Australie, germe d’un cinquième monde ?
Mais c’est la politique surtout qui doit vivre, les yeux sur un tel atlas.
La politique est de plus en plus la passion de ce siècle ; elle doit être aujourd’hui, par nécessité, la science de tout le monde. Les événements, qui ne remuaient jadis que de petits territoires contigus à la France, remuent en ce moment le globe tout entier ; comment juger avec connaissance de cause ces événements, sans en connaître la scène et les acteurs ?
Nous avons une armée en Chine, nous avons une expédition en Cochinchine ; nous portons une escadre d’observation sur les côtes septentrionales des États-Unis d’Amérique, nous avons une colonie militaire en Afrique, nous avons une armée en Syrie, nous en avons une au cœur de l’Italie, à Rome ; nous avons une expédition française à Taïti, route égarée où ne passe aucune voile et qui ne mène à aucun but français sur l’immensité de ces mers futures ; nous avons un établissement armé dans un coin des Indes orientales, triste et impuissant mémento d’un empire qui n’est plus qu’un comptoir.
Eh bien ! qu’est-ce que la Chine ? où est-elle ? Qu’est-ce que cette prodigieuse population de quatre cents millions d’hommes, vivant en monarchie et en démocratie combinées sous le gouvernement de la capacité, tant de siècles avant qu’Alexandre essayât de fonder son empire de découvertes et d’aventure en Asie, tant de siècles avant que l’empire romain s’avançât jusqu’en Thrace ou en Perse ?
Quels sont nos droits, quels sont nos intérêts et notre politique dans la coopération sans titre et sans but que nous apportons à la destruction de cette antique, vénérable et civilisatrice unité humaine du plus vaste et du plus inoffensif empire que la terre ait jamais porté ? Pourquoi prêtons-nous une main complaisante, et peut-être meurtrière, à l’Angleterre, qui va chercher des consommateurs d’opium de plus dans ces régions, vendre la mort, en vendant des vices, et se préparer des sujets de plus dans l’extrême Orient ?
La géographie seule vous répondra et rectifiera d’un coup d’œil sur l’atlas, aussi bien que d’un retour de conscience, la puérile manie d’aller brûler et dévaster un palais impérial merveilleux, musée du monde antérieur à Pékin !
Que penseriez-vous d’un peuple civilisé qui jetterait ses manuscrits aux flammes, et ses médailles à la fournaise, pour prouver sa civilisation ?
Qu’est-ce que la Cochinchine ? qu’est-ce que le Japon, et quelle vaine manie d’expédition, sans possessions et sans intérêt, vous pousse à aller bouleverser à coup de boulets français ces fourmilières pacifiques et industrieuses, à la voix de quelques propagandistes agitateurs du monde, qui veulent imposer des mœurs européennes à des peuples qui vivent de dogmes asiatiques ?
Qu’est-ce que la Syrie, où des rixes endémiques entre des fragments de populations aussi concassées que les cailloux d’une mosaïque, ne peuvent vous appeler à leur aide sans que leurs voisins à leur tour n’appellent aussi à leurs secours d’autres nations protectrices de l’Occident, pour que la domination donnée aux uns ne devienne pas à l’instant la servitude des autres, pour que les victimes d’aujourd’hui deviennent les massacreurs de demain ?
Ouvrez l’atlas, comptez ces deux cent cinquante mille Maronites, peuple innocent, religieux, cultivateur, guerrier ; groupés autour de leurs moines laboureurs, sous la protection ottomane, dans leurs milliers de couvents, de villages, de cavernes, autour de leurs cénobites, le croissant y a toujours respecté la croix, malgré les calomnies insignes et intéressées de quelques agitateurs européens, qui prêchent la guerre à ces chrétiens de la paix.
Comptez quarante mille Druses, véritables Helvétiens du Liban, peuple fier, industrieux, sédentaire, vivant immémorialement en fraternité avec les Maronites dans le même village, et en parfaite harmonie, malgré leur culte différent, toutes les fois que des médiations étrangères ne leur mettent pas les armes à la main pour défendre leur part de nationalité dans les mêmes montagnes.
Comptez les Grecs de la côte, les juifs de Samarie, ceux de Jérusalem, les Mutualis, amis ou ennemis de tous leurs voisins ; les Ansériés, tribu nomade, se glissant entre les groupes plus enracinés dans ces rochers, les Bédouins du désert, insaisissables par leur éternelle mobilité, les Arméniens, ces Génevois de l’Orient, tisseurs de tapis, brodeurs de soie, changeurs d’espèces monnayées, banque vivante de tout l’Orient, peuple qui s’enrichit d’industrie honnête, parce que l’industrie est travail, et que le travail règle et conserve les mœurs ; peuple plus épris d’ordre que de liberté, qui ne trouble jamais l’État par ses turbulences, comme les Grecs de Stamboul, qui n’intrigue point avec l’Europe et qui ne demande à l’empire ottoman que la liberté de son christianisme et la sécurité de son commerce.
Comptez enfin les Arabes de Damas, reste du peuple des kalifes, race active, chevaleresque, fanatique, séditieuse d’habitude, torride de sang, toujours prête à prendre la torche, le poignard ou le fusil, et dont la capitale est en frémissement continuel contre les garnisons turques, qui ne la contiennent qu’en lui sacrifiant tous les dix ans la tête de leur pacha.
Voilà la Syrie ; à moins de la dépeupler, d’y détruire une race par l’autre et d’y
appliquer le mot de Tacite :
solitudinem
faciunt
, que voulez-vous faire ? Une intervention française à perpétuité
n’y appellerait-elle pas une intervention anglaise, un champ d’intrigue et de bataille à
perpétuité ; et cela pour quoi ? Pour quelques centaines de villages qui feront battre
pour leurs questions de couvents et de bazars des centaines de mille hommes européens
s’entrégorgeant sur leur flotte et sur leur champ de bataille ? Ne vaut-il pas mieux cent
fois imposer la responsabilité de l’ordre dans le Liban aux Ottomans, qui
depuis mille ans l’ont laissé chrétien, et le rendre libre et prospère en prêtant force au
Grand Seigneur, libéral, quelquefois faible, jamais sciemment oppresseur ?
J’ai vu moi-même ce Liban, admirablement gouverné sous la suzeraineté du Sultan par l’émir Beschir, malheureusement sacrifié en 1840 à notre inintelligent engouement pour Méhémet-Ali d’Égypte, le démolisseur de l’empire dont il avait reçu lui-même un empire. La solution que propose aujourd’hui le gouvernement français à l’Europe est évidemment, à mon avis, la meilleure : l’unité des Maronites et des Druzes sous la vice-royauté héréditaire de la famille de l’émir Beschir, famille à la fois maronite, arabe, druse, chrétienne, musulmane, hébraïque, éclectique, résumant en elle toutes les religions qui se disputent la montagne, et prenant ses soldats dans chaque tribu pour imposer à toutes l’ordre, l’égalité et la paix.
Qu’est-ce que cette Italie, enfin, que vous avez héroïquement purgée de ses envahisseurs étrangers, par deux victoires, mais que vous laissez conquérir aujourd’hui par des envahisseurs d’un autre sang qui l’incorporent à une monarchie ambitieuse et précaire, au lieu de l’affranchir dans la liberté, et de la fortifier par une confédération, république de puissances, où chaque nationalité garde son nom et prête sa main à la ligue universelle des races diverses et des droits égaux ?
Ouvrez l’atlas, voyez cette magnifique péninsule, s’avançant avec ses archipels entre deux mers, avec ses ports, ses commerces, ses navires, ses capitales maritimes, Gênes, Venise, la Spezia, Ancône, Naples, Messine, Palerme, Syracuse ; sa magnifique frontière tyrolienne, alpestre, apennine, navale, indispensable par son indépendance à votre sécurité. Voyez tout ce Péloponnèse italien livré par votre imprévoyance à son petit roi, votre favori du jour, maître absolu demain d’un empire presque égal au vôtre, incapable de protéger cette péninsule, ces îles, ces ports, ces mers contre les Germains ou contre les Anglais, mais assez puissant pour subir l’alliance obligée de vos ennemis naturels. Est-ce que l’atlas ne vous dit pas, par toute la configuration du globe, que si l’Italie monarchisée, au lieu de dépendre d’elle-même, dépend des caprices d’un roi cisalpin, et que si ce roi la possède, au lieu de la couvrir, la France diminue de trente millions d’hommes son poids sur la terre et sur la mer, et que l’Angleterre gagne tout ce que la France perd au midi et à l’orient ?
Enfin regardez sur l’atlas l’Autriche, autrefois dominatrice, aujourd’hui réduite à des proportions peut-être trop exiguës dans le midi de l’Allemagne, éventrée par la Prusse, disloquée par la Hongrie, agitée par la Galicie, inquiétée par la Bohême, tiraillée par vingt nationalités éteintes qui veulent vivre seules sans avoir la force de vivre, appuyée sur son armée seule dont les contingents peuvent être à chaque crise rappelés par leurs provinces natales, et réfugiée sur le Tyrol, son dernier boulevard, réduite par son rôle à être empire de montagne, à être demain ce qu’était hier le faible monarque de Piémont.
Regardez plus haut, voyez dans cette Allemagne méridionale ce grand vide laissé par l’Autriche sur la carte politique du monde occidental : qu’est-ce qui le remplira, si vous avez l’imprévoyance de décomposer l’Autriche, votre boulevard ? Et quelle alliance aurez-vous à opposer au lacet de la Prusse, complice toujours prête de l’Angleterre, et avant-garde de la Russie coalisée contre vous ?
Sera-ce cette petite Macédoine moderne, qu’on appelle le Piémont, auquel vous livrez si aveuglément aujourd’hui l’Italie ; le Piémont, puissance radicalement disproportionnée à son ambition ; monarchie de complaisance, à qui vous faites un rôle plus grand que sa taille dans le drame géographique de l’Europe ; puissance trop faible pour constituer l’Italie et pour la défendre, si vous consentez à lui annexer monarchiquement toute cette péninsule ; puissance trop forte, si vous la laissez former contre vous un bloc de trente millions d’habitants sur votre frontière du midi et de l’est ; excroissance ou chimérique ou périlleuse qui change complétement la situation défensive de la France en changeant la géographie des puissances contiguës ?
La géographie vous le dit : ce qu’il faut à l’Italie, c’est l’indépendance et une confédération de ses divers États, régis librement chacun chez eux par des nationalités distinctes, et régis extérieurement par une diète souveraine. La confédération, c’est l’affranchissement de l’Italie sans danger et avec honneur pour la France ; la monarchie du Piémont, c’est pour l’Italie changer de maître, et c’est pour la France changer de voisins et de frontières ; c’est-à-dire qu’une Italie nouvelle, devenue monarchique, est mise à la disposition de l’Angleterre ; une France nouvelle commence. L’ancienne France suffisait à elle-même et au monde ; l’histoire change avec la géographie.
Il ne manque plus à nos périls qu’une république helvétique changée en monarchie militaire des cantons suisses, et une confédération germanique changée en unité monarchique allemande sous le joug de la Prusse contre nous. Unifiez l’Italie sous des baïonnettes piémontaises, soulevez la Hongrie et la Bohême, agitez la Styrie et la Croatie, livrez la Saxe à la Prusse, faites de la Bavière et du Wurtemberg des vassalités forcées de Berlin, et vous aurez achevé, vous, Français, engoués par des mots qui sonnent le tocsin de vos périls futurs, la circonvallation de la France par ses ennemis ! Une carte de l’Europe vous éclairerait plus sur ce que vous faites que toutes les fanfares piémontaises de vos publicistes illusionnés par leur imprudente générosité.
Avec du cœur on fait de nobles imprudences ; avec des mots on soulève des peuples, c’est vrai ; mais avec des mots on ne refait pas des frontières ! Ouvrez cet atlas et réfléchissez ; il est temps encore de réfléchir.
En parcourant d’un œil attentif toutes ces belles cartes réunies par un lien historique, dans cet atlas si admirablement groupé pour mettre l’univers en relief sous vos mains comme dans une exposition plastique du monde à toutes ses grandes époques, où tout ce qui est essentiellement mobile dans la configuration des empires parut un moment définitif, on sait tout de l’homme et tout de la terre politique ; on marche à travers les lieux et les temps avec un interprète qui sait lui-même toutes les langues et tous les chemins. Des écailles tombent de vos yeux à chaque nouvelle mappemonde dessinée par le compas des grands géographes. Géographie sacrée des Hébreux, géographie maritime des Phéniciens, géographie d’Alexandre qui efface les limites sous les pas de ses Grecs et de ses phalanges, de ses Ptolémée ; géographie des Romains, qui font l’Europe et qui refont une Afrique et une Asie Mineure avec Strabon ; géographie de Charlemagne, qui refait la moitié du globe chrétien avec les décombres du paganisme ; géographie de l’Angleterre, qui fait une monarchie navale et commerciale avec les pavillons de ses vaisseaux ; géographie de Napoléon, qui promène ses bataillons de Memphis à Madrid et à Moscou, conquérant tout sans rien retenir, et qui, de cette géographie napoléonienne de la conquête sans but, ne conserve pas même une île (Sainte-Hélène) pour mourir chez lui, après tant d’empires parcourus, en ne laissant partout que des traces de sang français versé pour la gloire ; géographie actuelle, qui se limite par l’équilibre des droits et des intérêts, qui élève contre l’ambition d’un seul la résistance pacifique de tous, et qui ne se dérange un moment par une ou deux batailles que pour se rétablir bien vite par la réaction naturelle de la liberté et de la paix.
Tout cela passe successivement sous vos yeux comme un panorama parlant du globe, qui vous dit la biographie complète du globe, des temps, des races, des idées, des religions, des empires, par où l’humanité a passé, passe et passera avant de tarir, en faisant ce petit bruit que les historiens profanes appellent gloire, civilisation, puissance, et que les philosophes appellent néant ! Car la géographie, surtout, enseigne la sagesse, cette saine appréciation des choses mortelles ; et, quand on voit dans l’Atlas géographique et historique ces grands déserts qui furent des empires, ces vides immenses qui ne pouvaient jadis contenir leur population, et qui débordaient en colonies inépuisables pour aller peupler des continents nouveaux ; quand on voit la place de ces fourmilières de peuples marquée seulement par un nom à déchiffrer sur un monolithe couché dans le sable, on se demande si c’était, pour ces torrents d’hommes engloutis, la peine de naître, de vivre, de combattre et de mourir sur la terre, et on se répond avec tristesse : Non, l’humanité n’est que l’ombre d’un nuage qui passe sur ce petit globe, encore trop grand et trop permanent pour elle, entre deux soleils, et, quand elle a été, c’est comme si elle n’avait pas été ! Vaut-il la peine d’écrire son histoire ? Vaut-il la peine de dessiner sa trace ? Vaut-il la peine de conserver les dix ou douze grands noms en qui elle se résume pendant deux ou trois mille ans, et qu’elle perd même en poursuivant sa route dans le brouillard de la distance ?
Encore une fois, non, elle n’en vaut pas la peine, si on considère seulement l’humanité au point de vue de son passage rapide sur ce globe. Deux points suffiraient sur ce globe géographique, comme pour marquer sa naissance dans l’inconnu, et sa disparition dans l’oubli.
Considérée comme existence visible, comme occupant sous le nom d’empire, de république, de race, de tribu, de nation, telle ou telle place dans l’espace et dans le temps, elle ne vaut pas plus que cela : car tout ce qu’elle remue n’est que poussière, tout ce qu’elle crée n’est que néant, tout ce qu’elle laisse après elle n’est qu’éblouissement, puis nuit profonde.
Mais si l’on considère de l’humanité son âme, son intelligence, sa moralité, sa destinée évidemment supérieure à cette vie et à cette mort entre lesquelles elle s’agite, sa connaissance de Dieu, l’hommage qu’elle rend à ce maître suprême de ses destinées individuelles ou collectives, la transition entre le fini et l’infini dont elle paraît être le nœud par sa double nature de corps et de pensée, sa conscience, faculté involontaire, révélation, non de la vérité, mais de la justice, son instinct évidemment religieux, son inquiétude sacrée qui lui fait chercher son Dieu, avant tout créature sacerdotale, chargée spécialement par l’Auteur des êtres de lui rapporter en holocauste les prémices de ce globe, la dîme de l’intelligence, la gerbe de l’autel, l’encens des choses créées, la foi, l’amour, l’hymne des créations muettes, la parole qui révèle, le cri qui implore, l’obéissance qui anéantit le néant devant l’Être unique, le chant intérieur qui célèbre l’enthousiasme, qui soulève comme une aile divine l’humanité alourdie par le poids de la matière, et qui la précipite dans le foyer de sa spiritualité pour y déposer son principe de mort et pour y revêtir d’échelons en échelons sa vraie vie, son immortalité dans son union à son principe immortel ! voilà ce qui grandit démesurément à la proportion des choses infinies cette petite fourmilière inaperçue sur ce petit globe à peine aperçu lui-même dans cette poussière de mondes lumineux que l’astronomie nous dévoile à travers la nuit ! Voilà la géographie de l’âme, qui donne seule de l’importance à cette géographie terrestre, et qui fait suivre d’un œil curieux les routes, les stations, les progrès, les bornes, les catastrophes des empires, conduisant par des voies visibles l’humanité au but invisible, mais ascendant, non de sa grandeur ici-bas, mais de sa grandeur ailleurs, c’est-à-dire de sa moralité !
L’homme est petit par ce qu’il fait, il n’est grand que par ce qu’il pense ; ne mesurez pas le globe par son diamètre, mesurez-le par la masse de pensées qui en est sortie. Cette pensée est plus vaste que la circonférence de toutes ces sphères flottantes qu’aucun de vos chiffres ne peut calculer.
Vous voyez que la géographie, bien comprise, est aussi un cours d’intelligence et de théologie. Les mondes ne sont-ils pas les caractères de l’imprimerie divine avec lesquels l’Infini écrit ses leçons à l’intelligence de ses créatures, le catéchisme de l’infini ?
Si j’étais père de famille, au lieu d’être un solitaire de l’existence entre deux générations tranchées par la mort, du passé et de l’avenir de ce globe, qui n’a plus pour moi que le tendre et triste intérêt du tombeau ; ou si j’étais un instituteur de la jeunesse, chargé de lui enseigner le plus rapidement et le plus éloquemment possible ce que tout homme doit savoir du globe et de la race à laquelle il appartient, pour être vraiment intelligent de lui-même, je suspendrais un globe terrestre au plancher de ma modeste école, et j’expliquerais, avec ce miraculeux démonstrateur de l’astronomie, le second Herschel, la place et le mouvement de notre globule au milieu des espaces et des mouvements de cette armée des astres, qui exécutent, chacun à son rang et à son heure, la divine stratégie des mondes.
Je tapisserais ensuite les murailles blanches de ma pauvre école avec les cartes de l’atlas Le Chevalier ; je mènerais par la main mes petits astronomes et mes petits géographes d’abord devant le globe, puis devant ces cartes où ce globe se décompose en surfaces planes sur lesquelles sont gravées, époque par époque, les superficies terrestres qui furent, ou qui sont, ou qui seront des empires humains. À chacune de ces superficies géographiques j’appliquerais la partie de l’histoire qui lui donne sa signification, son caractère, sa corrélation avec les peuples voisins, avec les temps, avec les idées, les religions, la politique de telle ou telle date du globe.
Quand nous aurions achevé ensemble ce tour du globe, cette chronologie des choses humaines, dans ma chambre de vingt pieds carrés, parcourue lentement en une année de stations devant ces cartes, et que les volumes de l’histoire lue sur place joncheraient à nos pieds le plancher de notre école, semblable à un navire qui aurait fait la circumnavigation du globe et du temps, j’appellerais un à un mes petits géographes, compagnons de notre navigation sur place ; je leur demanderais d’être à leur tour les pilotes de notre longue et universelle expédition sur tant de mers, de côtes, de fleuves, de montagnes, de terres inconnues ; de nous dire où nous en sommes de cet itinéraire géographique entrepris ensemble et accompli en une année d’études aussi variées qu’intéressantes. Quel est ce continent ? Quel est ce climat ? Quels sont les animaux, les fruits, les céréales, les commerces ? Quelle était la langue, quelle est la religion, les lois, les mœurs, la politique, les dynasties ou les républiques ? Par qui fondées, par qui déclinantes, par qui remplacées ? Quelle renommée ont-elles laissée sur leurs ruines ? Quels sont les deux ou trois grands hommes qui ont signalé leur existence dans ces régions, par ces hautes vertus ou par ces exécrables crimes qui font vénérer à jamais ou détester les prodiges de bien ou les monstruosités de mal qui honorent ou déshonorent notre espèce ? Comment ces nations taries se sont-elles perdues comme des fleuves absorbés dans des nations nouvelles ? Quelle place occupent-elles aujourd’hui dans la mémoire des hommes ? Par qui ont-elles été remplacées ?
En un mot, la main d’un enfant, grâce à cet atlas mnémonique du monde, nous décrirait le cours du temps, et sa voix nous raconterait jusqu’à nos jours les destinées universelles de la terre ; vous auriez cherché à faire un simple géographe, et vous auriez fait un historien, un moraliste, un philosophe, un politique, un théologien universel, un homme enfin embrassant d’un coup d’œil toutes les faces de l’humanité.
Notre cours de géographie serait devenu naturellement et nécessairement un cours d’humanité tout entière. Sur ces océans de continents, d’empires, de royaumes, de provinces, d’îles, de mers, de fleuves, de montagnes, de plaines, votre boussole serait le compas qui a dessiné cet atlas, et le doigt d’un enfant, vous en enseignant les lignes, vous enseignerait l’univers !
Quel père de famille ne voudra se procurer ce merveilleux instrument de science que l’atlas de MM. Dufour et Le Chevalier a créé, pour abréger le globe et pour l’éclairer sur toutes ses faces, afin que les lieux racontent les choses, que les choses rappellent les hommes, que les hommes retracent leur histoire, que les cosmos soient contenus dans quinze ou vingt pages in-folio, et que ces quinze ou vingt pages, muettes jusqu’ici, mais rendues tout-à-coup plus éloquentes qu’une bibliothèque, soient devenues la photographie parlante du monde où nous passons sans le connaître, mais qui nous dira lui-même, pendant que nous passons, ce qu’il fut, ce qu’il est, ce qu’il sera ?
Les anciens gravaient les distances pour les voyageurs sur les bornes milliaires qui bordaient les voies romaines, du Capitole aux extrémités de l’empire ; combien le voyage eût été plus instructif et plus intéressant, si chaque borne milliaire, en vous disant la distance, vous eût raconté en même temps tout ce qui s’était passé avant vous sur chacun de ces espaces circonscrit entre ces deux pierres, et s’il avait reproduit ainsi tous les faits et tous les acteurs, en même temps qu’il reproduisait le lieu de la scène de tous ces grands drames de l’humanité !
C’est ce que fait l’Atlas que M. Le Chevalier édite aujourd’hui pour ceux qui estiment la science comme le premier devoir de ceux qui veulent profiter de la vie.
Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs l’acquisition de cet instrument de lumière, qui double le jour en le répercutant.