Préambule de l’année 1858.
À mes lecteurs
I
Une partie de la presse retentit, depuis quelques semaines, d’un concert de malveillance, et d’un redoublement d’invectives contre cette modeste publication, et surtout contre son auteur. Trois sortes de journaux, qui ne paraissaient pas destinés par leur nature à se faire écho l’un à l’autre, se signalent par plus d’acharnement contre ce qui porte mon nom :
Un journal d’exagération religieuse, qui donnerait la tentation d’être impie si l’on ne respectait pas la piété jusque dans les aberrations du zèle ;
Les revues et les journaux des partis de 1830, qui ne pardonnent pas leurs revers à ceux qui ont préservé la France et eux-mêmes des contrecoups de leur catastrophe ;
Enfin un journal de sarcasme spirituel, à qui tout est bon de ce qui fait rire, même ce qui ferait pleurer les anges dans le ciel : la dérision pour ce qui est à terre.
Ces journaux, nous éviterons de les nommer.
Nous ne nous plaignons pas de cette recrudescence de colères ; nous avons bu depuis dix ans le calice jusqu’à la lie et nous n’y trouvons plus rien d’amer ; mais nous nous demandons quelquefois à nous-même d’où vient un tel redoublement d’outrages personnels.
Est-ce que ce Cours familier de Littérature, ouvrage essentiellement neutre et étranger aux querelles du temps, ne laisse pas scrupuleusement en dehors toutes ces questions inviolables de conscience et toutes ces questions irritantes de partis qui ne sont propres qu’à distraire, hors de propos, la jeunesse de l’étude des belles œuvres de l’esprit humain ?
Est-ce que, pendant le peu de jours où la nécessité, et non l’ambition, nous donna un rôle politique, nous avons abusé des circonstances, de la popularité et de la force, par quelques-uns de ces sévices, contre les partis ou contre les personnes, qui laissent dans les cœurs de justes et implacables ressentiments ?
Est-ce que nous avons laissé (comme à Saint-Germain-l’Auxerrois ou à l’archevêché de Paris, en 1830) violer ou saccager le temple, vociférer contre le prêtre, attenter à la libre et inviolable opinion des âmes, la foi ? Est-ce que, sous le feu même de l’événement du 24 février, à côté du chef du sacerdoce de Paris, Mgr Affre, de vaillante mémoire, nous n’avons pas rouvert les églises sous l’égide des citoyens armés, et mis le Dieu et l’autel libres hors la loi des révolutions et des sacrilèges ?
Est-ce que nous n’avons pas fait respecter, au péril de notre popularité et de notre vie, à la porte des journaux menacés, le droit de nous injurier nous-même ?
Est-ce que nous avons montré une arme chargée dans nos mains ailleurs que sur le champ de bataille de Paris, pour défendre la société civile attaquée non pas par la liberté, mais par le meurtre ?
Est-ce que nous avons allumé une de ces guerres révolutionnaires qui flattent un moment les passions militaires d’un peuple, mais qui font crier le sang des nations contre leurs auteurs longtemps après que ce sang est tari ?
Est-ce que, la révolution finie, à l’avènement de l’Assemblée constituante à Paris, il a manqué un cheveu à une tête, une borne à un héritage, un grain de sable au champ du plus riche ou du plus pauvre des citoyens, une patrie à un innocent ?
Est-ce que nos paroles n’auraient pas été aussi respectueuses pour les personnes que nos actes pour la souveraineté du pays ? Est-ce qu’il nous serait échappé, des lèvres, non du cœur, la plus légère offense aux vaincus ? Est-ce que nous n’avons pas décrété d’enthousiasme qu’il n’y avait pas de vaincus, pas de vainqueurs ? qu’il n’y avait que la France appartenant du même droit à tous ses enfants ?
D’où viennent donc ces représailles sans griefs, sans justice et sans générosité ?
Hélas ! faut-il le dire à la honte de notre espèce ? Ce n’est pas parce que nous sommes coupable, c’est parce que nous sommes malheureux !… Ô renversement étrange du sens moral dans ces cœurs contre nature ! Soyez malheureux, on vous achève. Le vrai crime aux yeux de ces gens-là, c’est d’être sans crime : ils vous haïssent par dépit de n’avoir rien à vous pardonner.
« Il fallait vous servir contre nous de la force des révolutions quand vous l’aviez en main », nous disent aujourd’hui avec une amère ironie ces écrivains qui nous battent la joue de leur plume.
Eh bien ! non ; nous ne voudrions pas à ce prix de vos éloges ; nous aimons mieux être invectivé pour notre innocence que d’être loué pour la peur que nous aurions faite au plus timide de nos concitoyens. Vous nous apostrophez en ricanant du nom dérisoire de Sylla d’un jour ! Ah ! si nous avions fait comme Sylla, peut-être baiseriez-vous le pan de notre manteau quand nous passons dans les rues de Rome. Mais tous ces sarcasmes ne nous font ni changer de pensée, ni changer de cœur ; nous vivrions mille vies que nous les dévouerions encore à vous préserver autant qu’il serait en nous, non pas seulement d’une blessure au cœur, mais d’une piqûre à l’épiderme. Les égards font partie de la charité civique. Si vous l’oubliez quelquefois, c’est une raison pour nous de nous en souvenir.
Des dieux que nous servons connais la différence
II
Et de quoi nous accusent ces écrivains ? De ce qu’il y a de plus ignominieux dans le métier des lettres : de chercher, selon leurs viles expressions, « du bruit pour de l’argent ».
Du bruit ? Hélas ! qu’ils savent mal lire au fond des âmes ! Ce que nous trouvons de plus amer dans les disgrâces de la fortune, c’est précisément d’être contraint à laisser retentir le nom quand l’homme a disparu.
Le bonheur de la mort, c’est d’être enseveli.
L’argent ? Oh ! c’est différent ; plût à Dieu que nous en eussions recueilli juste assez pour pouvoir retirer, sans remords, cette partie de nous-même qu’on appelle notre nom de cette dure, quoique honorable servitude, qui nous expose tous les jours à ces fastidieux retentissements et à ces odieuses interprétations de la publicité ! Si ces ennemis parviennent (comme je ne le crains que trop) à briser dans ma main cette plume de l’homme de lettres, mille fois plus respectable quand elle cherche le salaire par honneur que quand elle cherche la gloire par vanité, ces ennemis apprendront trop tard (et avec regret, je n’en doute pas) que ce qu’ils appellent la mendicité du travail n’était que le devoir de la stricte probité. Mais la postérité seule appelle les choses par leur vrai nom ; les contemporains les appellent par le nom qui les déshonore. Tant mieux ! Ce n’est pas assez pour le travail d’être le travail, il faut encore qu’il soit un opprobre ; cela le rend plus méritoire aux yeux de cette Providence qui en a fait, pour ceux qui l’acceptent, non seulement une loi, mais une vertu.
Et que ne diraient-elles pas, ces langues à deux tranchants, si je me reposais dans un insoucieux loisir, tandis que ceux à qui je dois compte de mes journées et de mes veilles périraient par mon indifférence et par mon oisiveté ? Vous m’accuseriez, avec raison alors, du plus lâche et du plus coupable égoïsme ; car enfin daignez raisonner un moment avec vous-mêmes.
Qu’est-ce qu’un homme qui sait un métier quelconque, un métier de la main ou un métier de l’esprit ?
Cet homme est un capital.
Qu’est-ce qui fait valoir ce capital ?
C’est le travail.
Supposez que cet homme, au lieu de faire fructifier ce capital honorablement et fidèlement pour ceux auxquels il en doit le produit, stérilise, enfouisse, anéantisse ce capital en se croisant les bras par fausse dignité ou par insouciance d’autrui : que fait cet homme ?
Il fait banqueroute de lui-même à ceux auxquels il doit le produit de son activité et le pain de leur vie.
Que pensez-vous de cet homme ?
Qu’il est méprisable aux yeux de Dieu et aux yeux des autres hommes.
Eh bien ! que pensez-vous alors de vos insultes, vous qui me reprochez de travailler, c’est-à-dire vous qui m’outragez parce que je fais… quoi ? ce qu’il serait déshonorant à moi de ne pas faire !!!
Vos mépris seront donc un jour des éloges ; laissez-moi les prendre dès aujourd’hui de votre bouche pour ce qu’ils sont. Je vous rends grâces ; en cherchant à me déshonorer, vous avez, à votre insu, glorifié le travail.
Quelle cruelle inconséquence de dire à un homme : « Tu dois, et si tu ne payes pas ce que tu dois, tu es déshonoré » ; et de lui dire dans la même phrase : « Si tu continues à travailler pour payer ce que tu dois, nous te déshonorons encore. »
Voilà cependant votre logique ; ce n’est ni celle de Dieu, ni celle des hommes, ni celle de l’honneur, ni celle de l’économie politique ! Mais c’est la logique de la malignité humaine, qui veut enfermer un ennemi dans un cercle vicieux et l’étouffer entre deux sophismes.
Vous pouvez m’étouffer, oui, mais vous ne me déshonorerez pas ; je travaillerai jusqu’à mon dernier soupir, et si je succombe ce ne sera pas ma faute : ce sera celle de mes ennemis.
III
Au reste, ce n’est pas la première fois qu’une coalition d’inimitiés littéraires ou politiques ressasse ces griefs, et qu’elle me reproche tantôt mon opulence, tantôt ma médiocrité ; j’y suis accoutumé, je pourrais dire, j’y suis bronzé. Lorsque, après la révolution de 1830, que j’avais vue avec douleur, je voulus entrer dans les assemblées publiques pour y défendre à la tribune, selon mes forces, non cette révolution, mais la liberté, un poète fameux alors, tombé depuis, relevé aujourd’hui par sa noble résipiscence, écrivit contre moi une satire sous le titre de Némésis. Il m’y reprochait aussi mes prétendus trésors ; il y refusait, lui poète, à un poète son droit de citoyen ! Je lui répondis en vers avec indignation, mais sans injures. Nous sommes devenus bienveillants l’un pour l’autre depuis. Peut-être vivrai-je assez pour que les écrivains qui m’insultent aujourd’hui en prose regrettent un jour leur injuste inimitié. Je ne la leur rendrai jamais ; en fait de haine je veux mourir insolvable.
IV
Cependant, qu’ils me permettent une seule observation sur la différence des temps et des procédés entre la Némésis et leur diatribe. Quand l’auteur de la Némésis, Barthélemy, me décochait ses iambes mordants pour arrêter ma marche au début de ma carrière civique, j’étais jeune, riche, heureux, entouré de ces illusions du matin de la vie que trompe si souvent le soir, armé de mes vers pour le combat poétique, armé de ma parole aux tribunes pour le combat politique ; il était peut-être injuste, mais il était loyal et courageux de m’attaquer dans ma force.
Aujourd’hui, je ne succombe pas, mais je chancelle sous le poids de beaucoup de choses plus lourdes que les années : je suis pauvre des besoins d’autrui ; sous ma fausse apparence de bien-être je ne suis pas heureux ; je n’éblouis personne de tous mes prestiges éteints ou éclipsés ; je dispute des proches, des amis, des clients, un berceau, un sépulcre, à l’encan des revendeurs de tombes ; je suis désarmé, je veux l’être ; il n’y a ni mérite, ni force, ni gloire à m’outrager ; il y en aurait à m’aider dans mon travail si l’on avait un autre cœur !
Que ces hommes irréfléchis comparent les circonstances dans lesquelles Barthélemy me raillait de mes prospérités et les circonstances dans lesquelles ils m’invectivent de mes disgrâces, et qu’ils prononcent ! Je ne dirai pas le mot ; mais qu’ils l’entendent dans le fond de leur conscience et qu’ils rougissent ! Je ne veux pas d’autre vengeance qu’un regret !
P. S. Nous croyons devoir donner ici à nos lecteurs la bagatelle poétique ci-jointe ; nous l’écrivîmes dans une heure de loisir dérobée à l’étude pendant ces dernières matinées d’automne. Nous l’adressâmes à un homme de cœur et de talent ; cet homme fut aussitôt associé, pour ce crime d’amitié, aux injures qu’on nous réservait. C’était une goutte de parfum que nous voulions jeter sur sa route ; cette goutte d’huile a servi à attiser encore le feu des rancunes. Que le lecteur juge de ce grand crime commis en badinant ; il y a des gens auxquels il n’est permis ni de pleurer ni de sourire !