(1858) Cours familier de littérature. V « Préambule de l’année 1858. À mes lecteurs » pp. 5-29
/ 2841
(1858) Cours familier de littérature. V « Préambule de l’année 1858. À mes lecteurs » pp. 5-29

Préambule de l’année 1858.
À mes lecteurs

I

Une partie de la presse retentit, depuis quelques semaines, d’un concert de malveillance, et d’un redoublement d’invectives contre cette modeste publication, et surtout contre son auteur. Trois sortes de journaux, qui ne paraissaient pas destinés par leur nature à se faire écho l’un à l’autre, se signalent par plus d’acharnement contre ce qui porte mon nom :

Un journal d’exagération religieuse, qui donnerait la tentation d’être impie si l’on ne respectait pas la piété jusque dans les aberrations du zèle ;

Les revues et les journaux des partis de 1830, qui ne pardonnent pas leurs revers à ceux qui ont préservé la France et eux-mêmes des contrecoups de leur catastrophe ;

Enfin un journal de sarcasme spirituel, à qui tout est bon de ce qui fait rire, même ce qui ferait pleurer les anges dans le ciel : la dérision pour ce qui est à terre.

Ces journaux, nous éviterons de les nommer.

Nous ne nous plaignons pas de cette recrudescence de colères ; nous avons bu depuis dix ans le calice jusqu’à la lie et nous n’y trouvons plus rien d’amer ; mais nous nous demandons quelquefois à nous-même d’où vient un tel redoublement d’outrages personnels.

Est-ce que ce Cours familier de Littérature, ouvrage essentiellement neutre et étranger aux querelles du temps, ne laisse pas scrupuleusement en dehors toutes ces questions inviolables de conscience et toutes ces questions irritantes de partis qui ne sont propres qu’à distraire, hors de propos, la jeunesse de l’étude des belles œuvres de l’esprit humain ?

Est-ce que, pendant le peu de jours où la nécessité, et non l’ambition, nous donna un rôle politique, nous avons abusé des circonstances, de la popularité et de la force, par quelques-uns de ces sévices, contre les partis ou contre les personnes, qui laissent dans les cœurs de justes et implacables ressentiments ?

Est-ce que nous avons laissé (comme à Saint-Germain-l’Auxerrois ou à l’archevêché de Paris, en 1830) violer ou saccager le temple, vociférer contre le prêtre, attenter à la libre et inviolable opinion des âmes, la foi ? Est-ce que, sous le feu même de l’événement du 24 février, à côté du chef du sacerdoce de Paris, Mgr Affre, de vaillante mémoire, nous n’avons pas rouvert les églises sous l’égide des citoyens armés, et mis le Dieu et l’autel libres hors la loi des révolutions et des sacrilèges ?

Est-ce que nous n’avons pas fait respecter, au péril de notre popularité et de notre vie, à la porte des journaux menacés, le droit de nous injurier nous-même ?

Est-ce que nous avons montré une arme chargée dans nos mains ailleurs que sur le champ de bataille de Paris, pour défendre la société civile attaquée non pas par la liberté, mais par le meurtre ?

Est-ce que nous avons allumé une de ces guerres révolutionnaires qui flattent un moment les passions militaires d’un peuple, mais qui font crier le sang des nations contre leurs auteurs longtemps après que ce sang est tari ?

Est-ce que, la révolution finie, à l’avènement de l’Assemblée constituante à Paris, il a manqué un cheveu à une tête, une borne à un héritage, un grain de sable au champ du plus riche ou du plus pauvre des citoyens, une patrie à un innocent ?

Est-ce que nos paroles n’auraient pas été aussi respectueuses pour les personnes que nos actes pour la souveraineté du pays ? Est-ce qu’il nous serait échappé, des lèvres, non du cœur, la plus légère offense aux vaincus ? Est-ce que nous n’avons pas décrété d’enthousiasme qu’il n’y avait pas de vaincus, pas de vainqueurs ? qu’il n’y avait que la France appartenant du même droit à tous ses enfants ?

D’où viennent donc ces représailles sans griefs, sans justice et sans générosité ?

Hélas ! faut-il le dire à la honte de notre espèce ? Ce n’est pas parce que nous sommes coupable, c’est parce que nous sommes malheureux !… Ô renversement étrange du sens moral dans ces cœurs contre nature ! Soyez malheureux, on vous achève. Le vrai crime aux yeux de ces gens-là, c’est d’être sans crime : ils vous haïssent par dépit de n’avoir rien à vous pardonner.

« Il fallait vous servir contre nous de la force des révolutions quand vous l’aviez en main », nous disent aujourd’hui avec une amère ironie ces écrivains qui nous battent la joue de leur plume.

Eh bien ! non ; nous ne voudrions pas à ce prix de vos éloges ; nous aimons mieux être invectivé pour notre innocence que d’être loué pour la peur que nous aurions faite au plus timide de nos concitoyens. Vous nous apostrophez en ricanant du nom dérisoire de Sylla d’un jour ! Ah ! si nous avions fait comme Sylla, peut-être baiseriez-vous le pan de notre manteau quand nous passons dans les rues de Rome. Mais tous ces sarcasmes ne nous font ni changer de pensée, ni changer de cœur ; nous vivrions mille vies que nous les dévouerions encore à vous préserver autant qu’il serait en nous, non pas seulement d’une blessure au cœur, mais d’une piqûre à l’épiderme. Les égards font partie de la charité civique. Si vous l’oubliez quelquefois, c’est une raison pour nous de nous en souvenir.

Des dieux que nous servons connais la différence

II

Et de quoi nous accusent ces écrivains ? De ce qu’il y a de plus ignominieux dans le métier des lettres : de chercher, selon leurs viles expressions, « du bruit pour de l’argent ».

Du bruit ? Hélas ! qu’ils savent mal lire au fond des âmes ! Ce que nous trouvons de plus amer dans les disgrâces de la fortune, c’est précisément d’être contraint à laisser retentir le nom quand l’homme a disparu.

Le bonheur de la mort, c’est d’être enseveli.

L’argent ? Oh ! c’est différent ; plût à Dieu que nous en eussions recueilli juste assez pour pouvoir retirer, sans remords, cette partie de nous-même qu’on appelle notre nom de cette dure, quoique honorable servitude, qui nous expose tous les jours à ces fastidieux retentissements et à ces odieuses interprétations de la publicité ! Si ces ennemis parviennent (comme je ne le crains que trop) à briser dans ma main cette plume de l’homme de lettres, mille fois plus respectable quand elle cherche le salaire par honneur que quand elle cherche la gloire par vanité, ces ennemis apprendront trop tard (et avec regret, je n’en doute pas) que ce qu’ils appellent la mendicité du travail n’était que le devoir de la stricte probité. Mais la postérité seule appelle les choses par leur vrai nom ; les contemporains les appellent par le nom qui les déshonore. Tant mieux ! Ce n’est pas assez pour le travail d’être le travail, il faut encore qu’il soit un opprobre ; cela le rend plus méritoire aux yeux de cette Providence qui en a fait, pour ceux qui l’acceptent, non seulement une loi, mais une vertu.

Et que ne diraient-elles pas, ces langues à deux tranchants, si je me reposais dans un insoucieux loisir, tandis que ceux à qui je dois compte de mes journées et de mes veilles périraient par mon indifférence et par mon oisiveté ? Vous m’accuseriez, avec raison alors, du plus lâche et du plus coupable égoïsme ; car enfin daignez raisonner un moment avec vous-mêmes.

Qu’est-ce qu’un homme qui sait un métier quelconque, un métier de la main ou un métier de l’esprit ?

Cet homme est un capital.

Qu’est-ce qui fait valoir ce capital ?

C’est le travail.

Supposez que cet homme, au lieu de faire fructifier ce capital honorablement et fidèlement pour ceux auxquels il en doit le produit, stérilise, enfouisse, anéantisse ce capital en se croisant les bras par fausse dignité ou par insouciance d’autrui : que fait cet homme ?

Il fait banqueroute de lui-même à ceux auxquels il doit le produit de son activité et le pain de leur vie.

Que pensez-vous de cet homme ?

Qu’il est méprisable aux yeux de Dieu et aux yeux des autres hommes.

Eh bien ! que pensez-vous alors de vos insultes, vous qui me reprochez de travailler, c’est-à-dire vous qui m’outragez parce que je fais… quoi ? ce qu’il serait déshonorant à moi de ne pas faire !!!

Vos mépris seront donc un jour des éloges ; laissez-moi les prendre dès aujourd’hui de votre bouche pour ce qu’ils sont. Je vous rends grâces ; en cherchant à me déshonorer, vous avez, à votre insu, glorifié le travail.

Quelle cruelle inconséquence de dire à un homme : « Tu dois, et si tu ne payes pas ce que tu dois, tu es déshonoré » ; et de lui dire dans la même phrase : « Si tu continues à travailler pour payer ce que tu dois, nous te déshonorons encore. »

Voilà cependant votre logique ; ce n’est ni celle de Dieu, ni celle des hommes, ni celle de l’honneur, ni celle de l’économie politique ! Mais c’est la logique de la malignité humaine, qui veut enfermer un ennemi dans un cercle vicieux et l’étouffer entre deux sophismes.

Vous pouvez m’étouffer, oui, mais vous ne me déshonorerez pas ; je travaillerai jusqu’à mon dernier soupir, et si je succombe ce ne sera pas ma faute : ce sera celle de mes ennemis.

III

Au reste, ce n’est pas la première fois qu’une coalition d’inimitiés littéraires ou politiques ressasse ces griefs, et qu’elle me reproche tantôt mon opulence, tantôt ma médiocrité ; j’y suis accoutumé, je pourrais dire, j’y suis bronzé. Lorsque, après la révolution de 1830, que j’avais vue avec douleur, je voulus entrer dans les assemblées publiques pour y défendre à la tribune, selon mes forces, non cette révolution, mais la liberté, un poète fameux alors, tombé depuis, relevé aujourd’hui par sa noble résipiscence, écrivit contre moi une satire sous le titre de Némésis. Il m’y reprochait aussi mes prétendus trésors ; il y refusait, lui poète, à un poète son droit de citoyen ! Je lui répondis en vers avec indignation, mais sans injures. Nous sommes devenus bienveillants l’un pour l’autre depuis. Peut-être vivrai-je assez pour que les écrivains qui m’insultent aujourd’hui en prose regrettent un jour leur injuste inimitié. Je ne la leur rendrai jamais ; en fait de haine je veux mourir insolvable.

IV

Cependant, qu’ils me permettent une seule observation sur la différence des temps et des procédés entre la Némésis et leur diatribe. Quand l’auteur de la Némésis, Barthélemy, me décochait ses iambes mordants pour arrêter ma marche au début de ma carrière civique, j’étais jeune, riche, heureux, entouré de ces illusions du matin de la vie que trompe si souvent le soir, armé de mes vers pour le combat poétique, armé de ma parole aux tribunes pour le combat politique ; il était peut-être injuste, mais il était loyal et courageux de m’attaquer dans ma force.

Aujourd’hui, je ne succombe pas, mais je chancelle sous le poids de beaucoup de choses plus lourdes que les années : je suis pauvre des besoins d’autrui ; sous ma fausse apparence de bien-être je ne suis pas heureux ; je n’éblouis personne de tous mes prestiges éteints ou éclipsés ; je dispute des proches, des amis, des clients, un berceau, un sépulcre, à l’encan des revendeurs de tombes ; je suis désarmé, je veux l’être ; il n’y a ni mérite, ni force, ni gloire à m’outrager ; il y en aurait à m’aider dans mon travail si l’on avait un autre cœur !

Que ces hommes irréfléchis comparent les circonstances dans lesquelles Barthélemy me raillait de mes prospérités et les circonstances dans lesquelles ils m’invectivent de mes disgrâces, et qu’ils prononcent ! Je ne dirai pas le mot ; mais qu’ils l’entendent dans le fond de leur conscience et qu’ils rougissent ! Je ne veux pas d’autre vengeance qu’un regret !

P. S. Nous croyons devoir donner ici à nos lecteurs la bagatelle poétique ci-jointe ; nous l’écrivîmes dans une heure de loisir dérobée à l’étude pendant ces dernières matinées d’automne. Nous l’adressâmes à un homme de cœur et de talent ; cet homme fut aussitôt associé, pour ce crime d’amitié, aux injures qu’on nous réservait. C’était une goutte de parfum que nous voulions jeter sur sa route ; cette goutte d’huile a servi à attiser encore le feu des rancunes. Que le lecteur juge de ce grand crime commis en badinant ; il y a des gens auxquels il n’est permis ni de pleurer ni de sourire !

Lamartine.

Lettre à Alphonse Karr, jardinier

Esprit de bonne humeur et gaîté sans malice,
Qui même en le grondant badine avec le vice,
Et qui, levant la main sans frapper jusqu’aux pleurs,
Ne fustige les sots qu’avec un fouet de fleurs !
Nice t’a donc prêté le bord de ses corniches
Pour te faire au soleil le nid d’algue où tu niches ;
C’est donc là que se mêle au bruit des flots dormants
Le bruit rêveur et gai de tes gazouillements !

Oh ! que ne puis-je, hélas ! de plus près les entendre ?
Oh ! que la liberté lente se fait attendre !
Quand pourrai-je, à ce monde ayant payé rançon,
Suspendre comme toi ma veste à ton buisson,
Et, déchaussant mes pieds saignants de dards sans nombre,
Te dire, en t’embrassant : « Ami, vite un peu d’ombre !
Nous avons trop hâlé notre front et nos mains
Aux soleils, au roulis des océans humains ;
Échappés tous les deux d’un naufrage semblable,
Faisons-nous sur la plage un oreiller de sable,
Et qu’insensiblement, flot à flot, pli sur pli,
La marée en montant nous submerge d’oubli ! »

Il faut à tout beau soir son Jardin des Olives !

N’est-il pas, sur le bord du champ que tu cultives,
Parmi les citronniers, les cyprès et les buis,
Un maigre champ portant sa maison et son puits ?
Le figuier, tronc qui vit et qui meurt avec l’homme,
N’y fait-il pas briller sa figue en pleurs de gomme ?
N’y pend-il pas aux murs ses rameaux tortueux,
Comme pour subsister ou crouler avec eux ?
Vingt ou trente oliviers, à l’ombre diaphane,
N’y sont-ils pas penchés par la corde de l’âne ?
Sur l’écorce en lambeaux de leurs troncs écaillés
N’y voit-on pas courir les lézards éveillés ?
N’entend-on pas, au creux du sillon qui la brûle,
La cigale aux cent voix chanter la canicule ?
Dans le ravin plus vert, sous l’ombre du coteau,
N’y voit-on pas filtrer goutte à goutte un peu d’eau,
Où, pourvu que le Ciel avare un jour y pleuve,
Altéré par ses chants, ton rossignol s’abreuve ?
N’y voit-on pas du seuil luire entre les rochers
La plaine aux bleus sillons que fendent les nochers,
Où la vague à la vague, en jetant son écume,
Passe dans la lumière et se perd dans la brume ?
N’en respire-t-on pas, jusque sur la hauteur,
Comme d’un foin fauché l’enivrante senteur ?
Le choc de ses flots lourds, quand l’autan les soulève,
N’y fait-il pas voguer, rouler, trembler en rêve ?
Le terrible infini qu’on voit à l’horizon
N’y refoule-t-il pas le cœur à la maison ?
N’y bénit-on pas Dieu de cet arpent de terre
Où l’on repose en paix sous l’arbre sédentaire,
Où l’on s’éveille au moins comme on s’est endormi,
Sur cette fourmilière où l’homme est la fourmi ?

Enfin, autour du seuil de la hutte cachée,
Ne voit-on pas toujours la terre frais bêchée
Verdoyer du duvet des semis printaniers
Dont les cœurs de laitue enfleront les paniers ?
La bêche au fil tranchant que le gazon essuie,
L’arrosoir au long cou qui simule la pluie,
L’échelle qui se dresse aux espaliers des toits,
La serpette qui tond, comme un troupeau, le bois,
Le long râteau qui peigne et qui grossit en gerbes,
Quand la faux a passé, les verts cheveux des herbes ;
Outils selon la plante et selon la saison,
N’y sont-ils pas pendus aux clous sur la cloison ?

S’il est près de ta mer une telle colline,
Ami ! pour mon hiver retiens la plus voisine.

On dit que d’écrivain tu t’es fait jardinier ;
Que ton âne au marché porte un double panier ;
Qu’en un carré de fleurs ta vie a jeté l’ancre
Et que tu vis de thym au lieu de vivre d’encre ?
On dit que d’Albion la vierge au front vermeil,
Qui vient comme à Baïa fleurir à ton soleil,
Achetant tes primeurs de la rosée écloses,
Trouve plus de velours et d’haleine à tes roses ?
Je le crois ; dans le miel plante et goût ne sont qu’un :
L’esprit du jardinier parfume le parfum !

Est-on déshonoré du métier qu’on exerce ?
Abdolonyme roi fit ce riant commerce.
Tout homme avec fierté peut vendre sa sueur !
Je vends ma grappe en fruit comme tu vends ta fleur,
Heureux quand son nectar, sous mon pied qui la foule,
Dans mes tonneaux nombreux en ruisseaux d’ambre coule,
Produisant à son maître, ivre de sa cherté,
Beaucoup d’or pour payer beaucoup de liberté !
Le sort nous a réduits à compter nos salaires,
Toi des jours, moi des nuits, tous les deux mercenaires ;
Mais le pain bien gagné craque mieux sous la dent :
Gloire à qui mange libre un sel indépendant !

La Fortune, semblable à la servante agile
Qui tire l’eau du puits pour sa cruche d’argile,
Élevant le seau double au chanvre suspendu,
Le laisse retomber quand il est répandu ;
Ainsi, pour donner l’âme à des foules avides,
Elle nous monta pleins et nous descendit vides.
Ne nous en plaignons pas ; elle est esclave, et fait
Le ménage divin de son maître parfait ;
Bénissons-la plutôt, retombés dans la vase,
De n’avoir pas brisé tout entier l’humble vase,
D’avoir bu dans l’écuelle et de nous avoir pris
Tantôt pour le pouvoir, tantôt pour le mépris.
L’un et l’autre sont bons, pourvu qu’on y respecte
Le rôle de l’étoile ou celui de l’insecte :
L’homme n’a de valeur qu’à son jour, à son lieu,
Brin de fil enchâssé dans la toile de Dieu !…

Te souviens-tu du temps où tes Guêpes caustiques,
Abeilles bien plutôt des collines attiques,
De l’Hymète embaumé venaient chaque saison
Pétrir d’un suc d’esprit le miel de la raison ?
Ce miel, assaisonné du bon sens de la Grèce,
Ne cherchait le piquant qu’à travers la justesse.
Aristophane ou Sterne en eût été jaloux ;
On y sentait leur sel, mais le tien est plus doux.
Ces insectes, volant en essaim d’étincelles,
Cachaient leur aiguillon sous l’éclair de leurs ailes ;
À leur bourdonnement on souriait plutôt ;
La grâce comme une huile y guérissait le mot !

C’était aussi le temps où ces jouets de l’âme,
Tes romans, s’effeuillaient sur des genoux de femme,
Et laissaient à leurs sens, ivres du titre seul,
L’indélébile odeur de la fleur du Tilleul !

Enfin te souviens-tu de ces jours où l’orage
À la hauteur du flux fit monter ton courage,
Prompt à tout, prêt à tout, à la mort, à l’exil,
Quand il fallait conduire un peuple avec un fil,
Et que tu traversais la grande Olympiade,
Aristippe masqué du front d’Alcibiade ?
As-tu donc oublié comme au fort du péril
Ton cœur en éclatant répondait au fusil ?
Ah ! je m’en souviens, moi ! Je crois te voir encore,
À l’heure où sur Paris montait la rouge aurore,
Quand ma lampe jetait sa dernière lueur,
Et qu’un bain de ma veille étanchait la sueur ;
Tu t’asseyais tranquille au bord de ma baignoire,
Le front pâle et pourtant illuminé d’histoire ;
Tu me parlais de Rome un Tacite à la main,
Des victoires d’hier, des dangers de demain,
Des citoyens tremblants, de l’aube prête à naître,
Des excès, des dégoûts et de la soif d’un maître,
Du défilé terrible à passer sans clarté,
Pont sur le feu qui mène au ciel de Liberté !
Tu regardais la peur en face, en homme libre,
Et ta haute raison rendait plus d’équilibre
À mon esprit frappé de tes grands à-propos
Que le bain n’en rendait à mes membres dispos !
J’appris à t’estimer, non au vain poids d’un livre,
Mais au poids d’un grand cœur qui sait mourir ou vivre.
Ils sont passés ces jours dont tu dois être fier ;
C’était un autre siècle, et pourtant c’est hier !
Les regretterais-tu ? Pour bêcher plus à l’aise,
Il fait bien moins de vent au pied de la falaise ;
Heureux qui du gros temps, où sombra son bateau,
A sauvé comme toi sa bêche et son râteau !
Quand l’homme se resserre à sa juste mesure,
Un coin d’ombre pour lui, c’est toute la nature ;
L’orateur du Forum, le poète badin,
Horace et Cicéron, qu’aimaient-ils ? Un jardin :
L’un son Tibur trempé des grottes de Neptune,
L’autre son Tusculum plein d’échos de tribune.
Un jardin qu’en cent pas l’homme peut parcourir,
Va ! c’est assez pour vivre et même pour mourir !

J’ai toujours envié la mort de ce grand homme,
Esprit athénien dans un consul de Rome,
Doué de tous les dons parfaits, quoique divers,
Fulminant dans sa prose et rêveur dans ses vers,
Cicéron en un mot, âme encyclopédique,
Digne de gouverner la saine république,
Si Rome, riche en maître et pauvre en citoyen,
Avait pu supporter l’œil d’un homme de bien !
Peut-être sous César trop souple au diadème,
Mais par pitié pour Rome et non pas pour lui-même !
Quand sous le fer trompé César fut abattu,
Antoine eut peur en lui d’un reste de vertu ;
Fulvie aux triumvirs mendia cette tête ;
Octave marchanda ; Lépide, un jour de fête,
Ne pouvait refuser ce bouquet au festin ;
La courtisane obtint ce plaisir clandestin ;
La meute des soldats, qu’un délateur assiste,
Sortit de Rome en arme et courut sur la piste.

Cicéron, cependant, par ce divin effroi
Qui glace la vertu lorsque le vice est roi,
De Rome, avant l’arrêt, l’âme déjà bannie,
Parcourait en proscrit sa chère Campanie,
Tantôt quittant la plage et se fiant aux flots,
Tantôt montrant du geste une île aux matelots ;
Enfin, las de trembler de retraite en retraite,
Il se fit débarquer dans ses bains de Gaëte,
Délicieux jardins bordés de mers d’azur
Où le soleil reluit sur le cap blanc d’Anxur,
Où les flots, s’engouffrant dans ces grottes factices,
Lavaient la mosaïque, et, par les interstices,
Laissant entrer le jour flottant dans le bassin,
Des rayons sur les murs faisaient trembler l’essaim.
Mais des soldats rôdeurs les pas sourds retentirent ;
Par leurs gazouillements ses oiseaux l’avertirent :
Quelques reflets de hache avaient dû les frapper ;
Remontant en litière, il tenta d’échapper.
Il descendait déjà le sentier du rivage
Où sa galère à sec s’amarrait à la plage,
Quand on lui demanda sa tête ! — La voilà !
Il tendit son cou maigre au glaive ; elle roula.
Le jardin qu’il aimait but le sang de son maître…

De son bouquet sanglant ardente à se repaître,
Fulvie, en recevant la tête dans son sein,
Passa sa bague au doigt du tribun assassin ;
Puis, dans l’organe mort pour punir la harangue,
De son épingle d’or elle perça la langue,
Et sur les Rostres sourds fit clouer les deux mains
Qui répandaient le geste et le verbe aux Romains !

Ainsi mourut, au site où se plaisait sa vie,
La gloire des Romains, l’ennemi de Fulvie !
Son beau cap, ses jardins, sa mer, ses bois, ses cieux,
Lui prêtèrent la place et l’heure des adieux ;
Ses oiseaux familiers, voletant dans la nue,
Lui chantèrent au ciel sa libre bienvenue !
Le sort garde-t-il mieux à ses grands favoris ?
Qui ne voudrait trembler et mourir à ce prix,
Léguant comme ce sage, au sortir de la vie,
Son âme à l’univers et sa tête à Fulvie ?

Il n’est plus de Fulvie et plus de Cicéron ;
Notre Fulvie, à nous, c’est quelque amer Fréron
Dont la haine terrestre au feu du ciel s’allume
Et qui nous percera la langue avec sa plume !
Lamartine.