(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Poésies complètes de Théodore de Banville » pp. 69-85
/ 2841
(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Poésies complètes de Théodore de Banville » pp. 69-85

Poésies complètes de Théodore de Banville11

Après les générations de l’Empire qui avaient servi, administré, combattu, il en vint d’autres qui étudièrent, qui discutèrent, qui rêvèrent. Les forces disponibles de la société, refaites à peine des excès et des prodiges de l’action, se portèrent à la tête ; on se jeta dans les travaux et les luttes de l’esprit. Après les premières années de tâtonnement et de légère incertitude, on vit se dessiner, en tous sens, des tentatives nouvelles, — en histoire, en philosophie, en critique, en art. La poésie eut de bonne heure sa place dans ce concours universel : elle sut se rajeunir et par le sentiment et par la forme. Elle aussi, à son tour, elle put produire ses merveilles.

Les uns donnaient à l’âme humaine, à ses aspirations les plus hautes, à ses regrets, à ses vagues désirs, à ses tristesses et à ses ennuis d’ici-bas, à ces autres ennuis plus beaux qui se traduisent en soif de l’infini, des expressions harmonieuses et suaves qui semblaient la transporter dans un meilleur monde, et qui, pareilles à la musique même, ouvraient les sphères supérieures. D’autres fouillaient les antiques souvenirs, les ruines, les arceaux et les créneaux, et du haut de la colline, assis sur les débris du château gothique, ils voyaient la ville moderne s’étendre à leurs pieds comme une image encore propre à ces vieux temps,

Comme le fer d’un preux dans la plaine oublié !

Ils évoquaient les génies et les sylphes, les fantômes et les gnomes ; ils refaisaient présent le Moyen Âge, — notre Moyen Âge mythologique et fabuleux. Ils cherchaient jusque dans l’Orient des couleurs et des prétextes à leurs splendides pinceaux. Ils chantaient la gloire même et les triomphes de cette récente et gigantesque époque la plus guerrière qui ait été. Et en chantant, ils rendaient au vers la trempe de l’acier, et à la strophe le poli, le plein et la jointure habile de l’armure.

D’autres, à la suite de ce Grec retrouvé qui se nomme André Chénier, eussent voulu recréer et former, à leur usage, dans un coin de notre société industrieuse, une petite colonie de l’ancienne Grèce ; ils aimaient les fêtes, la molle orgie couronnée de roses, les festins avec chants, les pleurs de Camille, et la réconciliation facile ; chaque matin une élégie, chaque soir une poursuite et une tendresse. Mais au milieu de ces oublis trop naturels à la jeunesse de tous les temps, ils avaient une pensée, un culte, l’amour de l’art, la curiosité passionnée d’une expression vive, d’un tour neuf, d’une image choisie, d’une rime brillante ; ils voulaient à chacun de leurs cadres un clou d’or : enfants si vous le voulez, mais enfants des muses, et qui ne sacrifièrent jamais à la grâce vulgaire.

C’est tout cela, c’est bien d’autres choses encore (car je ne puis tout énumérer) que l’on a appelé de ce nom général de Romantisme en notre poésie. Ce mot a été souvent mal appliqué ; il a été surtout employé dans des sens assez différents. Dans l’acception la plus générale et qui n’est pas inexacte, la qualification de romantique s’étend à tous ceux qui, parmi nous, ont essayé, soit par la doctrine, soit dans la pratique, de renouveler l’art et de l’affranchir de certaines règles convenues. Mme de Staël et son école, tous ces esprits distingués qui concoururent à introduire en France de justes notions des théâtres étrangers ; qui, les premiers, nous expliquèrent ou nous traduisirent Shakespeare, Goethe, Schiller, ce sont relativement des romantiques ; en ce sens M. de Barante, M. de Sainte-Aulaire même, M. de Rémusat en seraient, et je ne crois pas que ces fins esprits eussent jamais désavoué le titre entendu de la sorte.

C’est par une sorte d’abus, mais qui avait sa raison, que l’on a compris encore sous le nom de romantiques les poètes, comme André Chénier, qui sont amateurs de la beauté grecque et qui, par là même, sembleraient plutôt classiques ; mais les soi-disant classiques modernes étant alors, la plupart, fort peu instruits des vraies sources et se tenant à des imitations de seconde ou de troisième main, ç’a été se séparer d’eux d’une manière tranchée que de revenir aux sources mêmes, au sentiment des premiers maîtres, et d’y retremper son style ou son goût. C’est ainsi que M. Ingres se sépare de l’école de David. Ainsi André Chénier se sépare de Delille, Paul-Louis Courier de Dussault ou de M. Jay.

M. de Chateaubriand, qui aimait peu ses enfants les romantiques plus jeunes, était lui-même (malgré son apprêt de rhétorique renchérie) un grand romantique, et en ce sens qu’il avait remonté à l’inspiration directe de la beauté grecque, et aussi en cet autre sens qu’il avait ouvert, par René, une veine toute neuve de rêve et d’émotion poétique.

C’était un romantique encore, et de la droite lignée de Walter Scott, un romantique d’innovation et peut-être de témérité (nonobstant la précision et la correction scrupuleuse de sa ligne), qu’Augustin Thierry avec ses résurrections saxonnes et mérovingiennes. Il n’en aurait peut-être pas voulu convenir ; mais le classique Daunou le tenait pour tel et le savait bien.

C’était un romantique aussi que ce Fauriel qui considérait volontiers tous les siècles de Louis XIV comme non avenus, et qui, bien loin de tous les Versailles, s’en allait chercher, dans les sentiers les plus agrestes et les plus abandonnés, des fleurs de poésie toute simple, toute populaire, mais d’une vierge et forte senteur. La poésie parée, civilisée, celle des époques brillantes, ne lui paraissait, comme à Mérimée, qu’une poésie de secondes ou de troisièmes noces : il la laissait à de moins curieux et à de moins jaloux que lui.

Cependant l’expression de romantique, surtout à mesure que s’est prononcé le triomphe des idées et des œuvres modernes, et que ce qui avait paru romantique la veille (c’est-à-dire un peu extraordinaire) ne le paraissait déjà plus, s’est particulièrement concentrée sur une notable portion de la légion poétique la plus riche en couleur, la plus pittoresque, la plus militante aussi, et qui, après avoir conquis bien des points qu’on ne lui dispute plus, a continué d’en réclamer d’autres qui ont été contestés ; je veux parler de l’importante division de l’école romantique qui se rattachait à l’étendard de Victor Hugo. Ayant eu l’honneur d’en faire partie à un certain moment et en des temps difficiles, je sais ce qui en est, et j’ai souvent réfléchi et à ce qui s’est fait et à ce qui aurait pu se faire.

En laissant de côté toute la tentative dramatique immense, mais laborieuse et inachevée, en s’en tenant à la rénovation lyrique, il est difficile de ne pas convenir que celle-ci a fini par avoir gain de cause et par réussir. Il paraît généralement accordé aujourd’hui que l’école moderne a étendu ou renouvelé la poésie dans les divers modes et genres de l’inspiration libre et personnelle ; et, quelque belle part qu’on fasse en cela au génie instinctif de M. de Lamartine, il en reste une très grande aux maîtres plus réfléchis, qui ont donné l’exemple multiplié des formes, des rythmes, des images, de la couleur et du relief, et qui ont su transmettre à d’autres quelque chose de cette science.

Et comment oublier, à ce propos, celui qui, dans le groupe dont il s’agit, s’est détaché à son tour en maître et qui est aujourd’hui ce que j’appelle un chef de branche, Théophile Gautier, arrivé à la perfection de son faire, excellant à montrer tout ce dont il parle, tant sa plume est fidèle et ressemble à un pinceau ? « On m’appelle souvent un fantaisiste, me disait-il un jour, et pourtant, toute ma vie, je n’ai fait que m’appliquer à bien voir, à bien regarder la nature, à la dessiner, à la rendre, à la peindre, si je pouvais, telle que je l’ai vue. »

Qu’il y ait eu des excès dans le rendu des choses réelles, je le sais et je l’ai dit quelquefois. Tandis que, dans un autre ordre parallèle, de nobles poètes, qui procèdent plutôt de M. Alfred de Vigny et à qui il a, le premier, donné d’en haut le signal, cherchaient, un peu systématiquement eux-mêmes, à relever l’esprit pur, les tendances spiritualistes, à traduire les symboles naturels, à satisfaire les vagues élancements de l’être humain vers un idéal rêvé, de l’autre côté on s’est trop tenu sans doute à ce qui se voit, à ce qui se touche, à ce qui brille, palpite et végète sous le soleil. M. Victor de Laprade dans ses poèmes, d’autres à son exemple dans leur ligne également élevée, tels que M. Lacaussade, ont paru plus d’une fois protester contre un excès qui n’est pas le leur. Mais, d’un peu loin, je vois en tous ces poètes bien moins des adversaires que des rivaux et des émules, que des frères qui croient se combattre et qui seraient plus propres à se compléter. Ils ont un grand point de ralliement d’ailleurs, le culte de l’art compris selon l’inspiration moderne rajeunie en ce siècle.

C’est ce sentiment qui vit dans leurs cœurs, et que moi-même (si je puis me nommer) j’ai embrassé à mon heure et nourri dans le mien, que je voudrais maintenir, expliquer et confesser encore une fois devant ceux qui ne paraissent point l’admettre et le comprendre.

Un de nos amis et confrères à l’Académie, un de nos bons et très bons écrivains en prose, M. de Sacy, venant prendre séance à la place de M. Jay, a dit dans son discours de réception (juin 1855) une parole qui m’est toujours restée sur le cœur, et que je lui demande la permission de relever, parce qu’elle n’est pas exacte, parce qu’elle n’est pas juste :

Les classiques, disait-il, n’ont pas eu de champion plus décidé que M. Jay, dans cette fameuse dispute si oubliée aujourd’hui, après avoir fait tant de bruit il y a vingt ans. Non que M. Jay s’échauffât contre les romantiques, et que son repos en souffrît : ces haines vigoureuses n’entraient pas dans son caractère, il souriait et ne s’indignait pas. Peut-être n’a-t-il rien publié de plus spirituel et de plus agréable dans ce genre qu’un opuscule intitulé la Conversion d’un romantique. Je ne vois à reprendre dans cet ouvrage qu’une seule chose : le romantique y est converti par le classique. Pure vanterie ! Personne n’a converti les romantiques ; en gens d’esprit et de talent, ils se sont convertis tout seuls. Du moins M. Jay donna-t-il dans cette dispute un exemple parfait d’urbanité littéraire. Quel avantage d’avoir toujours la paisible possession de soi-même !

Je ne veux pas m’attacher à ce qui est relatif à M. Jay, homme de sens et fort estimable, mais qui n’avait certes fait preuve, dans l’écrit dont il s’agit, ni d’intelligence de la question, ni d’esprit, ni d’agrément, et qui n’y avait surtout pas mis le plus petit grain d’urbanité ; ce sont là des éloges sur lesquels on doit être coulant et qui sont presque imposés dans un discours de réception. Ils sont juste le contre-pied de la vérité ; mais on est disposé à tout entendre ce jour-là. Ce qui seulement m’a choqué en entendant ces paroles, c’est que je trouvais que notre nouveau et digne confrère faisait bien lestement les honneurs, je ne dis pas de M. de Lamartine (il est convenu qu’on l’excepte à volonté et qu’on le met en dehors et au-dessus du romantisme), mais de M. de Vigny, de M. Hugo, de M. de Musset. Et quant à moi, qui étais plus intéressé peut-être qu’un autre dans le livre de M. Jay, intitulé Conversion de Jacques Delorme, je trouvai aussi qu’on m’avait peu consulté en me louant aussi absolument d’une conversion qui n’était pas si entière qu’on la supposait.

De ce qu’on s’arrête, à un certain moment, dans les conséquences que de plus avancés ou de plus aventureux que nous prétendent tirer d’un principe, il ne s’ensuit pas qu’on renonce à ce principe et qu’on le répudie. Ce n’est pas à des hommes politiques qui, tous les jours, appliquent cette manière de voir aux principes de 89, qu’il est besoin de démontrer cette vérité : de ce qu’on ne va pas aussi loin que tout le monde, et de ce que même, à un moment, on recule un peu, il ne s’ensuit pas qu’on se convertisse ni qu’on renonce à tout.

Mais les principes littéraires sont chose légère, dira-t-on, et ils n’ont pas le sérieux que comportent seules les matières d’intérêt politique et social. Ici je vous arrête ! ici est l’erreur et la méconnaissance du fait moral que je tiens à revendiquer. Il y a eu, durant cette période de 1819-1830, dans beaucoup de jeunes âmes (et M. de Sacy ne l’a-t-il pas lui-même observé de bien près dans le généreux auteur des Glanes 12, cette sœur des chantres et des poètes ?), un sentiment sincère, profond, passionné, qui, pour s’appliquer aux seules choses de l’art, n’en avait que plus de désintéressement et de hauteur, et n’en était que plus sacré. Il y a eu la flamme de l’art. Ceux qui en ont été touchés une fois, peuvent la sentir à regret s’affaiblir et pâlir, diminuer avec les années en même temps que la vigueur qui leur permet d’en saisir et d’en fixer les reflets dans leurs œuvres, mais ils ne la perdent jamais. « Il y a, disait Anacréon, un petit signe au cœur, auquel se reconnaissent les amants. » Il y a de même un signe et un coin auquel restent marqués et comme gravés les esprits qui, dans leur jeunesse, ont cru avec enthousiasme et ferveur à une certaine chose tant soit peu digne d’être crue. C’est le signe peut-être du sectaire, comme disait en ce temps-là M. Auger à l’Académie d’alors. Va pour sectaire ! « Je suis donc un sectaire », disait Stendhal. Quoi qu’il en soit, ce signe persiste ; il peut se dissimuler par instants et se recouvrir, il ne s’efface pas. Viennent les crises, viennent les occasions, un conflit, l’apparition imprévue de quelque œuvre qui vous mette en demeure de choisir, de dire oui ou non sans hésiter (et il s’en est produit une en ces derniers temps)13, une œuvre qui fasse office de pierre de touche, et vous verrez, chez ceux même qui s’étaient fait des concessions et qui avaient presque l’air d’être tombés d’accord dans les intervalles, le vieil homme aussitôt se ranimer. Les différences de religion se prononcent. Les blancs sont blancs, et les bleus sont bleus. Voilà que vous vous retranchez dans le beau convenu et dans le noble, fût-il ennuyeux, et moi je me déclare pour la vérité à tous risques, fût-elle même la réalité. — Ou en d’autres jours, vous abondez dans votre prose, et je me replonge dans la poésie.

Et pour ce qui est de l’inspiration, et du programme poétique lyrique de ces années primitives, à nous en tenir à celui-là, il y avait bien lieu en effet de s’éprendre et de s’enflammer. Rendre à la poésie française de la vérité, du naturel, de la familiarité même, et en même temps lui redonner de la consistance de style et de l’éclat ; lui rapprendre à dire bien des choses qu’elle avait oubliées depuis plus d’un siècle, lui en apprendre d’autres qu’on ne lui avait pas dites encore ; lui faire exprimer les troubles de l’âme et les nuances des moindres pensées ; lui faire réfléchir la nature extérieure non seulement par des couleurs et des images, mais quelquefois par un simple et heureux concours de syllabes ; la montrer, dans les fantaisies légères, découpée à plaisir et revêtue des plus sveltes délicatesses ; lui imprimer, dans les vastes sujets, le mouvement et la marche des groupes et des ensembles, faire voguer des trains et des appareils de strophes comme des flottes, ou les enlever dans l’espace comme si elles avaient des ailes ; faire songer dans une ode, et sans trop de désavantage, à la grande musique contemporaine ou à la gothique architecture, — n’était-ce rien ? c’est pourtant ce qu’on voulait et ce qu’on osait ; et si l’on n’a pas réalisé tout cela, on a du moins le droit de mettre le résultat à côté du vœu, et l’on peut, sans trop rougir, confronter le total de l’œuvre avec les premières espérances.

Il faut vraiment qu’en notre pays de France nous aimions bien les guerres civiles : nous avons toujours à la bouche Racine et Corneille pour les opposer à nos contemporains et les écraser sous ces noms. Mais étendons notre vue et songeons un peu à ce qu’a été la poésie lyrique moderne, en Angleterre, de Kirke White à Keats et à Tennyson en passant par Byron et les lakistes, — en Allemagne, de Burger à Uhlandet à Ruckert en passant par Goethe, — et demandons-nous quelle figure nous ferions, nous et notre littérature, dans cette comparaison avec tant de richesses étrangères modernes, si nous n’avions pas eu notre poésie, cette même école poétique tant raillée. Vous vous en moquez à votre aise en famille, et pour la commodité de votre discours, le jour où vous entrez à l’Académie ; mais devant l’Europe, supposez-la absente, quelle lacune !

Il n’est pas jusqu’à ces moindres genres dont on se croyait obligé de sourire autrefois, qui ne méritassent désormais une place dans une exposition universelle des produits de la poésie ; car ils ont eu de nos jours leur renaissance, et retrouvé leurs adorateurs. Le sonnet, non pas le sonnet fade, efféminé, énervé et à pointe des spirituels et minces Fontenelles, mais le sonnet primitif, perlé, cristallin, de Pétrarque, de Shakespeare, de Milton, et de notre vieux Du Bellay, a été remis en honneur. Il m’est arrivé d’écrire une grande folie :

J’irais à Rome à pied pour un sonnet de lui,

c’est-à-dire pour qu’il me fût accordé de trouver en moi un de ces beaux sonnets à la Pétrarque, de ces sonnets après la mort de Laure, diamants d’une si belle eau, à la fois sensibles et purs, qu’on redit avec un enchantement perpétuel et avec une larme. Mais pourquoi appelé-je cela une folie ? Je le dirais encore, et, si l’on pouvait faire à pareille condition un tel vœu de pèlerinage, ce sont les jambes qui me manqueraient aujourd’hui plus encore que la volonté et le désir.

Je ne suis donc et ne serai jamais qu’un demi-converti, et c’est pour cela qu’en recevant et en relisant le volume de poésies dans lequel M. Théodore de Banville a réuni tous ses précédents recueils (moins un), je me suis dit avec plaisir : Voilà un poète, un des premiers élèves des maîtres, un de ceux qui, venus tard et des derniers par l’âge, ont eu l’enthousiasme des commencements, qui ont gardé le scrupule de la forme, qui savent, pour l’avoir appris à forte école, le métier des vers, qui les font de main d’ouvrier, c’est-à-dire de bonne main, qui y donnent de la trempe, du ressort, qui savent composer, ciseler, peindre. Je ne prétends garantir ni adopter toutes les applications qu’il a faites de son talent ; mais il est un procédé, un art général, non seulement une main-d’œuvre, mais un feu sincère qui se fait reconnaître dans tout l’ensemble et qui m’inspire de l’estime. Ce poète, à travers tous les caprices de son imagination et de sa muse, ne s’est jamais relâché sur de certains points ; il a gardé, au milieu de ses autres licences, la précision du bien faire, et, comme il dit, l’amour du vert laurier.

Il procède de Hugo et d’André Chénier. Comme ce dernier il a sa Camille ; il la chante et a des tons de Properce dans l’ardeur de ses peintures. Il affectionne l’art grec, la sculpture, et nous en rend dans ses rythmes des copies et parfois presque des moulages. C’est d’une grande habileté, avec quelque excès. Je passe sur ce qui me paraît ou trop cherché, ou trop mélangé, pour ne m’arrêter qu’à ce qui est bien. En poésie on peut lancer et perdre bien des flèches : il suffit pour l’honneur de l’artiste que quelques-unes donnent en plein dans le but et fassent résonner tout l’arbre prophétique, le chêne de Dodone, en s’y enfonçant. M. de Banville a eu quelques-uns de ces coups heureux où se reconnaît un archer vainqueur. J’ai parlé d’art grec : est-il rien qui le rappelle et le représente plus heureusement que ce conseil donné à un sculpteur de se choisir des sujets calmes et gracieusement sévères, comme des hors-d’œuvre à son ciseau, dans les intervalles de la verve et de l’ivresse :

Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l’extase,
Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase :
Cherche longtemps sa forme, et n’y retrace pas
D’amours mystérieux ni de divins combats.
Pas d’Alcide vainqueur du monstre de Némée,
Ni de Cypris naissant sur la mer embaumée ;
Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions,
Ni de riant Bacchus attelant les lions
Avec un frein tressé de pampres et de vignes ;
Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes ;
De naïades aux fronts couronnés de roseaux,
Ou de blanche Phœbé surprise au sein des eaux.
Qu’autour du vase pur, trop beau pour la bacchante,
La verveine se mêle à des feuilles d’acanthe ;
Et plus bas, lentement, que des vierges d’Argos
S’avancent d’un pas sûr en deux chœurs inégaux,
Les bras pendants le long de leurs tuniques droites,
Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites

Le bas-relief est parfait ; on croit voir un beau vase antique. — Je ne trouve à redire qu’à ce mot d’extase un peu excessif, et que la rime a imposé au lieu d’enthousiasme.

Je pourrais indiquer encore plus d’une de ces pièces, achevées dans leur brièveté, les quelques vers adressés à Charles Baudelaire, des odelettes (comme les intitule l’auteur) qui sont de vrais bijoux d’exécution, à Théophile Gautier, aux frères de Goncourt, etc. Les stances adressées À la jeunesse de l’avenir :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore…

sont d’un beau souffle, avec quelques longueurs et des traits un peu forcés dans le détail ; mais la tendresse y éclate noblement en fierté, et l’élégie embouche le clairon de la victoire. M. de Banville, dans cette pièce et ailleurs, n’hésite pas à nommer et à saluer, au rang de ses maîtres divins, un poète qui ne nous saurait être indifférent, le vieux Ronsard. « En ce temps-là, je ronsardisais », écrivait l’aimable Gérard de Nerval au début d’une de ses préfaces. M. de Banville n’a jamais cessé de ronsardiser, et il s’en vante. Cette admiration fidèle pour les bonnes et hautes parties du chef de chœur de la Pléiade lui a porté bonheur. Je ne sais rien d’aussi touchant dans son recueil, de mieux senti, que les stances de souvenir qu’il a adressées à une fontaine de son pays du Bourbonnais, la Font-Georges : elles me rappellent des stances de Ronsard à la Fontaine Bellerie et surtout celles qui ont pour titre : De l’élection de mon sépulcre. C’est le même rythme dont on a dit : « Ce petit vers masculin de quatre syllabes, qui tombe à la fin de chaque stance, produit à la longue une impression mélancolique ; c’est comme un son de cloche funèbre. » Chez M. de Banville, l’impression de cette mélancolie ne va pas jusqu’au funèbre, et elle s’arrête à la douceur regrettée des pures et premières amours ; elle n’est, en quelque sorte, que le son de la cloche du village natal, et elle va rejoindre dans ma pensée l’écho de la romance de M. de Chateaubriand. Voici cette jolie pièce tout entière :

À la Font-Georges

Ô champs pleins de silence.
Où mon heureuse enfance
Avait des jours encor
    Tout filés d’or !
Ô ma vieille Font-Georges,
Vers qui les rouges-gorges
Et le doux rossignol
    Prenaient leur vol !
Maison blanche, où la vigne
Tordait en longue ligne
Son feuillage qui boit
    Les pleurs du toit !
Ô source claire et froide,
Qu’ombrageait le tronc roide
D’un noyer vigoureux
    À moitié creux !
Sources ! fraîches fontaines
Qui, douces à mes peines,
Frémissiez autrefois
    Rien qu’à ma voix !
Bassin où les laveuses
Tendaient, silencieuses,
Sur un rameau tremblant
    Le linge blanc !
Ô sorbier centenaire,
Dont trois coups de tonnerre
N’avaient pas abattu
    Le front chenu !
Tonnelles et coudrettes,
Verdoyantes retraites
De peupliers mouvants
À tous les vents !
Ô vignes purpurines,
Dont le long des collines,
Les ceps accumulés
    Ployaient gonflés ;
Où, l’automne venue,
La Vendange mi nue
À l’entour du pressoir
    Dansait le soir !
Ô buisson d’églantines,
Jetant dans les ravines,
Comme un chêne le gland.
    Leur fruit sanglant !
Murmurante oseraie,
Où le ramier s’effraie ;
Saule au feuillage bleu ;
    Lointains en feu !
Rameaux lourds de cerises !
Moissonneuses, surprises
À mi-jambe dans l’eau
    Du clair ruisseau !
Antres, chemins, fontaines,
Âcres parfums et plaines,
Ombrages et rochers,
    Souvent cherchés !
Ruisseaux ! forêts ! silence !
Ô mes amours d’enfance !
Mon âme, sans témoins.
    Vous aime moins
Que ce jardin morose
Sans verdure et sans rose
Et ces sombres massifs
    D’antiques ifs,
Et ce chemin de sable
Où j’eus l’heur ineffable.
Pour la première fois,
    D’ouïr sa voix ;
Où rêveuse, l’amie
Doucement obéie,
S’appuyant à mon bras,
    Parlait tout bas ;
Pensive et recueillie,
Et d’une fleur cueillie
Brisant le cœur discret,
    D’un doigt distrait,
À l’heure où, sous leurs voiles,
Les tremblantes étoiles
Brodent le ciel changeant
De fleurs d’argent.

L’indécision et le vague même de cette fin contribuent au charme ; la rêverie du lecteur achève le reste. — Une fois, contre son ordinaire, le poète a faibli sur la rime (abattu, chenu), et je lui sais gré d’avoir préféré l’expression plus naturelle à une autre qui eût été amenée de plus loin et de force.

Et c’est ainsi qu’au déclin d’une école et quand dès longtemps on a pu la croire finissante, quand de ce côté la prairie des muses semble tout entière fauchée et moissonnée, des talents inégaux, mais distingués et vaillants, trouvent encore moyen d’en tirer des regains heureux et de produire quelques pièces presque parfaites qui iraient s’ajouter à tant d’autres dans la corbeille, si un jour on s’avisait de la dresser, — dans la couronne, si l’on s’avisait de la tresser —, d’une anthologie française de ce siècle.