CHAPITRE IX
I. II. La Dame aux Camélias. — III. Diane de Lys.
I. La Dame aux Camélias
La Dame aux Camélias, dont l’éclatant succès du drame de M. Alexandre Dumas fils a popularisé le romanesque surnom, s’appelait mademoiselle Marie Duplessis. C’était une courtisane, s’il faut le dire tout d’abord ; une de ces femmes de trouble et de vertige qui semblent nées, suivant la magnifique expression du duc de Saint-Simon, pour faire, de par le monde, « les plus grands désordres d’amour ». Beaucoup l’avaient connue parmi ceux qui assistaient à la première représentation de la pièce. Presque tous se rappelaient avoir vu Marie Duplessis à l’Opéra, aux Italiens, au Bois, aux Champs-Élysées, partout où elle promenait sa beauté, son ennui, sa fantaisie, sa fièvre, partout où elle allait étancher cette soif avide de regards brûlants et de murmures passionnés, la seule qui reste aux lèvres blasées qui ont trempé dans toutes les lies et dans tous les nectars du plaisir. Si bien que cette représentation se trouvait être une évocation véritable, et que, derrière l’actrice chargée de figurer son image, apparaissait le pâle et frêle fantôme de la jeune morte, revenue à la vie rêveuse du drame et de la nuit pour recommencer, comme pendant sa vie, à troubler et à inquiéter les cœurs.
Il était difficile, en effet, d’oublier, après l’avoir vu, ce visage ovale et blanc comme une perle parfaite, cette pâle fraîcheur, cette bouche enfantine et pieuse, ces sourcils fins et légers comme des touches d’ombres sur une transparence. De grands yeux noirs, sans innocence, protestaient seuls contre la pureté de cette physionomie virginale ; peut-être aussi la mobilité frémissante des narines, ouvertes à l’air, comme à l’aspiration d’un parfum. Ainsi nuancée d’énigmatiques contrastes, cette figure d’ange sensuel attirait le regard sur son mystère, et l’y perdait lentement dans une contemplation rêveuse.
On la voyait à presque toutes les premières représentations des théâtres. C’est là surtout qu’elle donnait à la foule l’audience, muette et dédaigneuse, de sa beauté. Elle avait le don rare d’entrer, de s’asseoir, de se parer dans le goût suprême. Elle n’était pas de celles qui peignent en rouge le vice sur leurs joues, et dont les yeux, indécents comme une nudité, sollicitent le scandale et marchandent le désir. Un étranger n’aurait jamais deviné une courtisane dans cette jeune femme au pur profil, aux silencieuses attitudes. Appuyée sur le rebord de sa loge, où languissait sa main frêle, elle ressemblait à ces romantiques beautés anglaises qui rêvent, dans les keepseakes, accoudées sur un vase, au murmure d’un lac, au souffle d’un feuillage, aux faibles palpitations de leur cœur.
Ce fut là sa distinction, son privilège, et ce qui lui fit une place à part parmi ses pareilles. Elle enveloppa sa honte, aux yeux du monde, d’un voile de retenue et de dignité. Elle respecta en elle la noblesse de la femme jusque dans la dégradation de la courtisane. Elle tomba avec grâce selon la tragique formule du cirque romain, et sa chute même fut une attitude.
Son règne dura quelques années, si l’on peut appeler un règne cet esclavage de bazar qui change de maître à chaque instant, cette captivité dans le plaisir où le dégoût veille au seuil de l’orgie, comme le nègre hideux à la porte du harem. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de Marie Duplessis c’est qu’elle mourut à la peine, c’est que son âme eut bien vite assez de la vie que menait son corps, et qu’elle le tua pour en finir.
Nous nous souvenons de l’avoir vue, quelques mois avant sa mort, à une fête. Ce fut peut-être sa dernière apparition dans le monde nocturne de bruit et de flambeaux où elle avait brûlé sa vie. Elle était déjà mortellement malade. L’idéale blancheur de son teint s’était fondue, comme une neige, au feu de la fièvre ; les morbides rougeurs de l’épuisement rongeaient par places sa joue amaigrie. Ses grands yeux noirs, éteints et cernés, se consumaient lentement sous leurs paupières. Elle ressemblait, dans sa grâce flétrie et voluptueuse encore, à une fleur foulée sous les pieds d’un bal ; et n’était-ce pas en effet, le bal cruel des vices et des voluptés parisiennes qui avait meurtri, sous sa danse effrénée, cette jeunesse ternie, ce cœur effeuillé, cette âme éteinte dans un corps usé ?
S’il faut tout dire, — et pourquoi farder d’un idéal menteur la tête de mort d’un souvenir ? — l’impression que nous laissa cette consomption fébrile fut plutôt une mélancolie des yeux qu’une tristesse du cœur. Il manquait au déclin de sa beauté mourante, — peut-être en aura-t-elle jailli plus tard, — cette lueur de l’âme qui colore la cime des vies purifiées de l’enthousiaste et suprême rougeur des crépuscules. Si vous avez jamais eu pitié de l’agonie d’une fleur ou de l’évaporation d’un parfum, si la matière, languissante et blessée sous une forme exquise, a parfois éveillé en vous une de ces vagues sympathies qui ferait croire à des affinités inconnues, vous comprendrez peut-être l’étrangeté de cette sensation confuse.
Elle avait fait, ce soir-là, une toilette effrénée d’éclat. Elle étalait, sur elle, tous les colliers et tous les diamants de son écrin, comme les impératrices romaines qui s’enveloppaient de pourpre pour mourir. Assise sur une causeuse, dans une attitude endormie, presque défaillante, elle fixait sur la foule des yeux opaques de noirceur et d’ennui.
Un motif de valse la réveilla brusquement de ce morne sommeil. C’était un de ces airs allemands, d’une allégresse éplorée, dont la mélodie vous arrive, comme le bruit d’une fête surnaturelle, éthérée, lointaine, par-delà les sphères, et qui vous lance dans le tourbillonnement enivré d’une étreinte.
Elle se leva à cette excitation sonore, et, fière comme une princesse qui invite, elle alla poser sa main sur le bras d’un jeune homme tout étourdi de cette bonne fortune. Elle dansa longtemps, avec passion, avec ivresse, avec une ardeur d’étourdissement et de vertige à faire frissonner ceux qui savaient le peu de souffle que renfermaient encore cette poitrine en sang, ce cœur déchiré.
A la pâleur de son visage, à l’oppression de son sein, au mélancolique délire de sa danse, vous auriez dit une de ces bacchantes mortes que l’imagination du Nord fait valser, au clair de lune, sur l’herbe livide de leurs tombes.
Marie Duplessis mourut, en effet, quelques mois après. Son agonie trouva, dit-on, des amis fidèles pour essuyer ses sueurs et bercer ses angoisses. Ainsi lui furent épargnées les glaciales horreurs de l’abandon et de la solitude. Ainsi furent écartés de son lit funèbre les créanciers qui allongeaient déjà, par-dessus sa tombe, la main des recors sur ses dépouilles. Au moment où elle expirait, un huissier verbalisait dans la chambre voisine.
Elle fut douce, mais faible envers la mort. Et comment s’étonner qu’elle ait reculé d’effroi devant ce terrible passage ? La vie qu’elle avait menée nie la souffrance, la maladie, le râle et le retour de la poussière à la poussière dont elle est sortie. La flamme ne croit pas à la cendre. Il n’y a pas de squelette sous la robe de bal.
Elle eut donc peur de mourir, et elle n’en est que plus touchante de s’être abandonnée ainsi, sans résistance, aux défaillances de sa double nature de femme et de pécheresse. Qui n’a pleuré à ces vers sublimes du Sardanapale. « — Écoute moi : le terme fatal s’avance. Si tu ne peux, sans froide horreur, t’élancer dans l’avenir, à travers les flammes de ce bûcher ! parle. Pour avoir cédé à ta nature, je ne t’en aimerai pas moins, peut-être davantage. » D’ailleurs, quand la chasteté tremble sur sa couche de lis, aux approches de la dernière heure, il ne sied pas à la courtisane d’entrer, le front haut et le cœur tranquille, dans l’éternité. Nous plaignons madame du Barry, tordant ses beaux bras nus sur la charrette du supplice, et criant à Samson, de sa voix d’enfant : « Monsieur le bourreau, ne me faites pas de mal ! » Qu’elle serait moins touchante si elle avait porté devant l’échafaud la sérénité souriante qu’il appartient seulement aux saintes et aux martyres de présenter à la mort.
La fin de Marie Duplessis, on peut s’en souvenir, fut presque un événement dans cette ville insouciante et distraite qui enterre les morts, entre deux épigrammes, sous la cendre de ses cigares. Ordinairement, ces sortes de femmes disparaissent sans laisser sur leur mémoire l’ombre d’un regret, la trace d’une larme. Le caprice parisien jette ses maîtresses dans l’oubli, comme le sultan jetait autrefois ses odalisques au Bosphore. « Elle dansa deux jours et elle plut », dit, dans son style de marbre froid, l’épitaphe d’une danseuse antique, tracée de ce pouce romain qui ordonnait au gladiateur de mourir. La fosse commune de silence où vont s’engloutir toutes les créatures de luxe et de bruit n’est ni plus attendrie ni plus éloquente. Pourtant ce monde implacable, qui rejette si brutalement de sa pensée ceux qui ne peuvent plus distraire et amuser ses loisirs, fit à Marie Duplessis l’honneur d’un adieu et d’une compassion : il plaignit et regretta sa victime. Elle était la Vénus voilée du musée secret de ses nudités et de ses désordres. Il lui savait gré de sa décence dans le vice, de sa tenue dans le scandale, et du pas de déesse sur les nuées dont elle parcourait le sentier glissant de la perdition. Il faut dire aussi qu’elle mourut jeune et que la jeunesse la plus souillée, choisie par la mort, se couronne, à l’instant même, des fleurs et des bandelettes tragiques du sacrifice, et tombe sous le coup qui la frappe comme sous le fer d’une immolation sacrée.
Il y eut foule à la vente de son mobilier, foule curieuse, bruyante, empressée, avide de pénétrer dans cet appartement défendu, et de respirer les fébriles senteurs qu’exhalaient encore, par tous leurs pores, les étoffes matides, les linges voluptueux, les statuettes de chair, les porcelaines diaphanes, les pastels lascifs qui encombraient ses somptueux boudoirs. Luxe mou, rose, énervant, sculpture décolletée, céramique d’orgie, peinture érotique, tentation de saint Antoine de l’art libertin, où la Chine grimacière, la Saxe galante et le rococo Pompadour luttaient de minauderies et d’agaceries mignardes pour griser les sens et irriter le désir. Un artiste mourrait d’affadissement dans ces intérieurs attiédis où les rideaux languissent, où les sofas se pâment, où de petites glaces scintillent, comme des œillades furtives, dans de molles pénombres. La femme entretenue ne peut vivre qu’au milieu de leur chaos d’enjolivements et de prétintailles. Ce sont les coquillages de ces perles fausses ; elles y tiennent, elles y adhèrent, elles s’y cramponnent ; il en est qui ne se vendent que pour avoir le droit d’y rester ; il leur faut, pour respirer à l’aise, cette moite atmosphère de renfermé et de patchouli qui asphyxie les cerveaux qui pensent et les cœurs qui battent. Mensonges vivants, elles s’harmonisent à ces mensonges de la forme, du contour et de la matière. Les petites pagodes, les petits bergers, les petits marmousets du biscuit et de la terre cuite, voilà les idoles et les pénates de ces vierges folles. Entre la Vénus de Milo et une faunesse de Clodion, ne craignez pas que leur choix hésite. Elles donneraient l’Antiope de marbre et de lumière du Corrège pour une danseuse de Boucher barbouillée de rose et de vermillon. Tant il est vrai que le sentiment de l’art est inaccessible au mensonge, et que les poupées se sentent mal à l’aise devant les statues.
Cette vente fut une mêlée furieuse de prodigalités et de folies. Les grandes dames y disputèrent aux lorettes et aux comédiennes les dépouilles profanes d’une vie profanée. On vendit tout, ses meubles, ses rideaux, ses robes, ses peignes, ses bottines, jusqu’aux draps de son lit de mort. C’était à qui emporterait un lambeau de cette tunique incendiaire de Déjanire, comme dans l’espoir d’y retrouver un reste des ardeurs qui l’avaient imprégnée. Destinée misérable de cette Danaë de boudoir ! La pluie d’or brûlante de la convoitise tomba sur sa tombe comme sur son lit. Les créanciers de son luxe succédèrent aux créanciers de son corps. Elle avait vendu sa vie, on vendit sa mort.
Quelques années après parut la Dame aux Camélias, de M. Alexandre Dumas fils. Ce n’était pas un roman, c’était une histoire, l’histoire, intime et secrète, de cette Marie Duplessis dont le monde ne connaissait que la beauté et les scandales. Vous vous rappelez le succès de ce livre auquel on aura peut-être, plus tard, le courage de donner le nom qu’il mérite, celui de la Manon Lescaut du dix-neuvième siècle. Il y avait un drame dans son récit, il en est sorti sans effort, comme la vie sort de la vie. Le théâtre n’a fait que lui donner un corps, il avait une âme ; ce n’est pas le spectre d’un livrequi revient ; c’est une réalité qui ressuscite.
La Dame aux Camélias s’appelle Marguerite Gautier, dans la pièce. Elle ne s’y fait pas longtemps attendre : car ne demandez pas à ce drame de réalité et de franchise les petits moyens et les petites illusions des œuvres vulgaires. Marguerite rentre donc chez elle du théâtre, impatiente, surexcitée, nerveuse ; elle y trouve M. de Varville, un millionnaire blasé, ennuyeux, ennuyé, qui la poursuit de son amour tarifé et de ses propositions de comptoir. On a beau être courtisane, on n’aime pas être marchandée sottement, comme un cheval anglais ou un objet d’art. Aussi comme elle le reçoit ! comme elle le traite ! et quelle revanche d’affronts et de mépris elle prend sur ce bellâtre ahuri ! L’insolence est l’arme de luxe des courtisanes, aucune armure ne résiste à ce froid poignard. Les coups portés de bas en haut sont toujours mortels.
On doit souper, cette nuit, chez Marguerite. Les convives sont : M. Gaston, un camarade de plaisir et d’insouciance, mademoiselle Olympe et son amant Saint-Gaudens, lequel Saint-Gaudens est un type de vieux viveur rendu avec un feu, une couleur, une énergie gouailleuse… il restera. Enfin, le héros de cette triste histoire, un jeune homme de vingt-trois ans, M. Armand Duval, amené à Marguerite par mademoiselle Prudence en personne.
Mademoiselle Prudence ! Il faut s’arrêter encore devant cette figure tracée à l’eau-forte, d’une vérité qui mord et d’une franchise qui entaille. Elle vous représente, à elle seule, toute la race des malheureuses créatures chassées des splendeurs du vice par la perte de leur jeunesse et qui s’attachent, en rampant, à la fortune de leurs jeunes rivales.
A Paris, toutes les reines de la galanterie traînent après elles, dans leurs voitures, dans leurs loges, dans leurs fêtes, dans tous les endroits où il fait clair autour d’elles, une de ces ombres, flétries et obscures, qui repoussent en vigueur le frais éclat de leur beauté.
Ce sont les négresses de ces sultanes, les cendrillons de ces filles favorites de la mode et de l’engouement parisien. Elles s’habillent de leurs vieilles robes, elles se coiffent de leurs vieux chapeaux, elles s’entortillent de leurs vieux rubans, elles se panachent de leurs vieilles plumes, elles vivent des miettes de leurs médianoches. Elles prélèvent, sur tous les marchés de leurs corps et de leurs âmes, une dîme d’escroquerie et d’usure.
Le rôle de ces parasites du vice à table est, à la fois, celui des soubrettes du vieux répertoire et des duègnes de la comédie espagnole. On les envoie à l’amant qui se fiche, au créancier qui menace, à l’usurier qui refuse. A elles les pots-de-vin de ces bacchanales dont leurs maîtresses gaspillent la vendange. Tant que celles-ci sont jeunes, brillantes, adulées, celles-là rampent à leurs pieds superbes, avec la câlinerie perfide d’un serpent familier ; mais que la vogue, la maladie ou la ruine renversent ces fortunes éphémères, et vous les verrez s’enfuir, les mains pleines. Telle est cette Prudence, telles sont ces femmes que le jeune et implacable poète de la Dame aux Camélias vient d’incarner dans un type qu’on n’oubliera plus.
Cependant la bande joyeuse se met à table. Prudence présente Armand à Marguerite comme amoureux fou de sa beauté à peine entrevue, et la dame, qui l’a trouvé charmant tout d’abord, le remercie par un regard du bon goût de ses yeux, sinon de son coeur. On soupe donc, et avec quelle étincelante ivresse, avec quelle furia francese d’esprit et de verve ! Depuis le fameux souper du Lion empaillé, de M. Léon Gozlan, nous n’avions pas assisté à pareille fête. Il faut entendre les saillies en feu, les ironies électriques, les moqueries phosphorescentes qui se jouent sur l’écume du flot parisien, en, l’éclairant de mille lueurs mobiles. Il fascine d’abord, il finit par épouvanter le diabolique brio des damnés de cet enfer en flammes de punch. Qu’il faut souffrir pour s’amuser ainsi ! et quelles chaînes de torture et de servitude traînent à leurs pieds dansants ces saturnales du plaisir !
Après le souper, le bal, un bal improvisé dont le piano sera l’orchestre. Mais, au premier pas. Marguerite pâlit et chancelle, une toux convulsive déchire sa poitrine ; elle se renverse sur un canapé, la main sur son cœur. Ses convives la laissent à sa douleur et vont danser dans la chambre voisine. Seul Armand reste avec elle. Il la plaint, il la console, il voudrait l’arracher à ce climat de feu qui la tue, il lui dit qu’il l’aime depuis longtemps, que sa vie lui appartient et qu’elle ne peut en disposer comme d’une chose à elle ; la scène est poignante de vérité douloureuse. Marguerite ne fait pas de phrase ; elle ne se pose pas en martyre, elle se donne pour ce qu’elle est : une femme vendue, nerveuse, malade, qui a besoin▶ de cent mille francs par an pour vivre et qui les prend où elle les trouve. Une triste maîtresse pour un jeune homme ! Que vous dirais-je ? Aux brûlantes paroles d’Armand, ce cœur engourdi se réchauffe. Elle l’aimera donc, mais à une condition : c’est qu’il la laissera libre de sa vie, et qu’elle n’aura jamais de comptes à lui rendre. D’ailleurs, la jalousie, c’est trop beau pour elle. Est-ce qu’on est jaloux d’une courtisane ? Armand, fou de bonheur, promet tout, et ferme les yeux pour se jeter dans le gouffre fascinant et vague, qu’il ne veut pas même mesurer.
Au second acte, ce jeu de l’amour et du caprice est devenu une passion sérieuse, profonde, irrévocable. Marguerite veut fuir la ville qui l’a perdue et se réfugier, avec Armand, à la campagne, dans un ermitage de solitude et d’intimité. Mais, hélas ! suprême misère ! ce n’est pas assez qu’elle oublie son passé, il faut qu’elle le liquide ; il faut qu’elle paye les dettes du déshonneur, et c’est au déshonneur seul qu’elle peut demander l’argent qui lui manque : cercle vicieux du vice, sans issue et sans évasion.
Là se placent deux ou trois scènes d’une hardiesse inouïe, mais d’un tact non moins surprenant peut-être. Le feu de l’esprit a la vertu du feu terrestre : il purifie tout ce qu’il touche, il épure la fange ardente que traversent, en courant, sans s’y salir, ces vérités nues, toutes frissonnantes de leur nudité. Marguerite a eu autrefois pour amant un jeune comte qui est resté « un ancien ami à elle », comme dit la Bettine d’Alfred de Musset. C’est à lui qu’elle fait payer les frais de sa conversion. Il s’agit maintenant de faire accepter à Armand cette combinaison scabreuse. D’abord le jeune homme s’indigne et recule. Le nom de Des Grieux traverse sa pensée et couvre ses joues de loyales rougeurs ; mais Marguerite supplie et tente, d’une voix si câline, si tendre, si mourante, qu’il succombe. On a beau faire, l’amour d’une courtisane éclabousse toujours celui qui s’y plonge. La sirène semble lavée dans des eaux lustrales ; elle y attire l’imprudent trompé par leur transparence. D’abord tout n’est, autour de lui, que parfums, fraîcheurs, limpidités, délices ; mais que son pied touche le fond, et il en fera jaillir la vase impure qui y croupissait.
Nous retrouvons Armand et Marguerite à la campagne ; ils y cachent, dans la solitude, l’un, l’ivresse de sa passion, l’autre, la convalescence de son cœur guéri et de son corps délivré. Mais, hélas ! sa rançon n’est pas encore payée tout entière. Elle vendra ses meubles pour la compléter. De son côté, Armand, qui soupçonne le sacrifice, vend l’héritage de sa mère, pour en doter sa maîtresse. Il fait mal, n’est-ce pas, ce brocantage de l’amour ? Mais qu’il est vrai et terrible, dans sa crudité ! La femme vénale traîne, après elle, un boulet d’or rivé à sa marche ; on ne trafique pas impunément de son cœur. Une fois vendu, il entre, pour n’en plus sortir, dans la circulation des choses monnayées ! il a ses hypothèques, ses privilèges, ses saisies, ses faillites simples et frauduleuses, et, s’il ne se bronze pas à ce contact aride, il faut de toute nécessité qu’il se brise et qu’il meure.
Mais voici le drame qui monte et qui s’élève. Armand est à Paris. Marguerite, assise au coin du feu, compte les heures, en attendant son retour. La porte s’ouvre ; un vieillard entre, le visage sévère, le front indigné : c’est M. Duval, c’est le père d’Armand, qui vient redemander son fils à la courtisane. La province ne comprend rien aux subtilités des fantaisies parisiennes. Le bruit a couru, dans sa petite ville, que son fils vivait avec une femme perdue, et, dès lors, le scandale est dans sa maison. La famille dans laquelle sa fille allait entrer ne veut plus de son nom mésallié. Le caprice d’une courtisane a détruit toutes les joies de son foyer, tous les espoirs de sa vieillesse.
La lutte s’engage sérieuse, éloquente, irrésistible d’émotion et de sincérité. Marguerite défend vaillamment son amour ; mais, après avoir menacé, le vieillard implore ; il la supplie, les mains jointes, de sauver l’avenir de son fils, compromis par une passion sans lendemain et sans asile. Il exalte, dans cette âme rouverte aux inspirations généreuses, le sombre enthousiasme de la renonciation et du sacrifice. Sa cause est gagnée. Marguerite se soumet, elle obéira. Le mépris seul peut la séparer d’Armand. Elle se dévoue à cet impur martyre. La pécheresse retournera à l’infamie, la repentie redeviendra courtisane, son cœur se suicide dans sa poitrine, sa dernière larme est tombée. Dès ce soir, elle sera la maîtresse de M. de Varville.
Cependant Armand rentre, impatient, de son absence d’une heure. La maison est vide, le jardin désert ; une lettre équivoque, trouvée sur une table, lui apprend qu’il est trahi, en phrases mystérieuses et comme balbutiées à voix basse ; et le malheureux tombe dans les bras de son père, accouru aux cris de son désespoir.
L’acte suivant nous rejette brusquement dans le bourbier parfumé de la bohème. Quelques mois se sont passés. Mademoiselle Olympe donne une fête, dans sa petite maison au treizième arrondissement tout entier. Ici recommence le bal masqué de saillies et d’épigrammes que M. Alexandre Dumas conduit, avec la verve et l’aplomb d’un chef d’orchestre inspiré. L’esprit y fait rage, un esprit qui semble avoir hérité de l’habit magnifique et fou du duc de Buckingham, qui pleuvait des perles. Marguerite arrive, pâle comme une morte, au bras de M. de Varville, et, juste ciel ! elle se trouve face à face avec Armand qui la foudroie d’un regard. Le jeune homme s’assoit à une table de jeu où l’or ruisselle ; il gagne, il gagne, il gagne encore. Les banknotes s’entassent et débordent sous sa main fiévreuse. Quand la somme est splendide, il appelle la foule d’une de ces voix qui sonnent le scandale. On fait cercle autour de lui. Il marche vers le divan où Marguerite se renverse, palpitante d’effroi, les yeux éteints, le sang aux lèvres. Il jette à ses pieds la poignée de billets de banque qu’il vient d’arracher au hasard, et s’accuse, devant tous, de les lui rendre si tard. Cette femme lui avait fait crédit de trois mois d’amour ; il les lui doit encore, comme si les dettes de ce jeu-là ne se payaient pas aussi dans les vingt-quatre heures. Mais enfin son compte est réglé ; la voilà payée ; ils sont quittes. L’effet de cette scène cruelle est indicible. Il y a là un moment d’éclat et de fracas qui déchaîne un orage d’émotions dans la salle. Nous ne croyons pas que, depuis longtemps, le drame ait poussé une plus large et plus pathétique clameur.
Le dénouement, c’est la mort de Marguerite. Qu’il était difficile de toucher, sans le froisser, à ce fin linceul ! Elle a fait pleurer, cette agonie exquise, délicate, presque mignonne, doucement flottante entre l’amour et la prière, entre la terre et le ciel, l’agonie d’une jolie païenne qui a peur d’avoir froid dans son tombeau. Et pourtant un glas d’argent y tinte encore, en sons poignants d’amertume.
Il reste cinq cents francs à la pauvre fille : tout juste de quoi payer son cercueil et la croix de bois noir de sa fosse. Mademoiselle Prudence se glisse dans cette chambre déjà funèbre, et elle emprunte deux cents francs à la mourante, au milieu de câlineries ignobles et d’hypocrites caresses. Autant de pris sur le fossoyeur. Oh ! l’affreux spectacle que celui de cette chatte sournoise faisant le gros dos sur ce lit mortuaire ! La passion de la réalité ne peut guère aller plus loin que cette scène navrante. C’est épouvantable ; il n’y a rien après cela.
Armand, qui a appris enfin le sinistre dévouement de Marguerite, arrive à temps pour recueillir son pardon dans son dernier soupir, et la toile tombe, comme un suaire, sur
cette mort consolée.
Tel est ce drame ardent, vivace, passionné, qui inaugure un nom, qui popularise un théâtre, qui promet un maître à l’art dramatique. Son caractère est une sincérité presque effrayante, et je ne sais quel irrésistible ◀besoin d’étreindre la vie jusqu’au sang, et de lui faire rendre tous ses cris et toutes ses larmes. Ce qui le distingue encore, c’est l’harmonie de l’esprit et de la passion fondus ensemble, dans un mouvant mélange. Il a l’étincelle et il a la flamme, il brille et il brûle, il éblouit et il réchauffe. Le jeune poète pleure comme il raille, avec la spontanéité, la fougue, la séduisante mobilité de la jeunesse. Son lagrime d’amor non e acqua. Aucune contrainte, aucune prétention, aucune emphase. Son drame ne discute pas, il se contente de vivre et de palpiter. Il ne réhabilite pas la courtisane, il en a pitié ; il se souvient du miséricordieux proverbe de l’Inde : « Une femme, eût-elle péché cent fois, ne la frappez pas, même avec une fleur. » Et quelle entente innée de la scène ! quelle rapidité volante de dialogue ! quelle culture de l’Arbre de la science du bien et du mal ! quelle connaissance prématurée de la passion humaine, quel éperdument de verve et de jeunesse ! M. Alexandre Dumas a conquis, en un soir, ses titres de majorité littéraire. Il a pris d’assaut le succès. Son nom est arboré, sa réputation est prise.
Un conseil après la louange. Que le jeune poète ne reste pas dans ce lazaret des mœurs délétères où il vient de faire une si intrépide visite. Qu’il rentre bien vite dans le grand jour, dans la lumière, dans la salubrité de la vie. On passe dans la bohème, on n’y demeure pas ; on y dresse une tente d’un jour ou d’une heure, on n’y bâtit pas sa maison.
II. La Dame aux Camélias 1
La Dame aux Camélias surgit sur la scène, triomphante et irrésistible, comme la Vénus parisienne sortant de l’écume des vices et des passions de la ville. Il faut le dire, le temps a agi sur elle. Marguerite Gautier a gardé, sans doute, le charme irritant qui fit son prestige : mais ces quinze ans ont marqué sur elle ; on ne la voit plus à travers les premières larmes d’attendrissement qu’elle a fait répandre : ce voile magique est tombé. Revue à distance, elle semble moins touchante, moins sincère peut-être : la lorette de métier reparaît dans la courtisane amoureuse. L’amour n’est point, pour elle, ce baptême régénérateur qui lave à fond la pécheresse et en fait un être nouveau ; ce n’est qu’un ondoiement provisoire qui ne la débarbouille qu’à moitié. Marguerite, dans sa vie nouvelle, garde les instincts et suit les pratiques de son ancienne industrie. La Vénus vénale l’a marquée à son coin, frappée à son type. Courtisane avant, pendant et après, les sacrifices mêmes qu’elle fait à son amant sont impurs. Elle se vend pour acheter trois mois de villégiature avec lui ; elle se revend pour tuer son amour par le mépris, lorsqu’elle le croit funeste à son avenir. Quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle veuille, elle reste une femme en circulation.
Allez au fond de la scène du second acte, où Marguerite demande au comte de Giray les quinze mille francs qui feront les frais de sa conversion. Qu’est-ce autre chose qu’un marché d’alcôve voilé sous d’élégantes réticences ? L’intervention jalouse de l’amant de cœur, au bénéfice duquel elle allait se conclure, rompt brusquement cette affaire en train. Mais son mauvais cas n’est pas niable : Marguerite l’avoue elle-même à Armand, dans l’explication qu’elle a avec lui. — « Je rêvais — lui dit-elle — un homme assez supérieur pour ne me demander compte de rien, pour vouloir bien être l’amant de mes impressions… Tu ne l’as pas voulu ; ton cœur est un grand seigneur qui ne veut rien accepter… N’en parlons plus ! » — N’en parlons plus, soit ; mais, pour débuter dans sa vie nouvelle, Marguerite Gautier n’en allait pas moins retourner au passé qu’elle avait vomi ; elle allait faire, pour se promener à la campagne, avec son amant, ce que la Marion Delorme de Victor Hugo ne subit que pour arracher le sien à la hache… — « Je folâtrais un jour avec la facile Hermione — dit une épigramme de l’Anthologie ; — elle avait, comme Vénus, une ceinture brodée en fleurs avec des caractères d’or. On y lisait en toutes lettres : « Aime-moi, et ne t’afflige pas si quelque autre me possède. »
Ce qui choquerait plus encore si l’émotion, à ce moment palpitant du drame, vous permettait de juger, c’est le moyen qu’emploie Marguerite pour tenir la promesse qu’elle a faite à M. Duval d’éloigner d’elle, à jamais, son fils. Ce moyen c’est une rentrée éclatante dans la haute prostitution ; c’est une rechute bruyante dans le vice ; c’est une dernière vente de son corps, affichée par les diamants dont elle est couverte, au plus offrant des entreteneurs ! Le drame a beau dire une telle récidive met en garde contre la passion dont elle fait parade. L’amour vrai, s’il était entré dans son cœur, lui aurait inspiré d’autres dévouements, aussi sûrs et moins équivoques : la fuite, l’expatriation, l’isolement dans une mansarde, le déguisement de sa vie vouée au travail et à la retraite… Tout, plutôt que ce faux martyre drapé de dentelles, et qui court au supplice dans un huit-ressorts.
Cette critique, à un point de vue, se retournerait en éloge. C’est une courtisane, dans la plus réelle acception du mot, que M. Alexandre Dumas a mise en scène, dans sa pièce. Il l’a prise telle que l’observation la lui a fournie, sensuelle et maladive, nerveuse et subtile, capable d’un élan du cœur et d’un caprice désintéressé, mais viciée, au fond, d’une tare incurable, et corrompue à ce point qu’elle déprave jusqu’au sacrifice. Le seul reproche qu’on puisse faire à l’auteur est d’avoir réhabilité trop pleinement un type dont il connaissait si bien le vice organique. Aux brebis tondues Dieu mesure le vent ; mesurons les larmes aux brebis galeuses.
Armand Duval, lui aussi, revu après quelques années d’absence, perd un peu de la sympathie qu’il nous avait inspirée. Sa maîtresse comparait, tout à l’heure, son cœur à un grand seigneur : il faut avouer que ce grand seigneur n’est pas fier. Lorsqu’il apprend l’appel de fonds que Marguerite vient de faire pour défrayer son idylle, Armand recule d’abord et s’indigne. Puis il s’acoquine — c’est le mot — à la combinaison scabreuse que lui propose sa maîtresse, et il finit par l’accepter en fermant les yeux. Manon Lescaut, elle aussi, ne trouvait rien de si joli que d’installer Des Grieux dans la petite maison payée par M. de T… — « Vous aurez son couvert à souper, — me répétait-elle, — « vous coucherez dans ses draps ; et demain, de grand matin, vous enlèverez sa maîtresse et son argent. »
Au fait, aux dépens de qui Armand Duval vit-il depuis trois mois, dans ce chalet de Ville-d’Avray ? Cette question de budget, où l’honneur d’un homme est en jeu, n’est point suffisamment résolue par son abandon d’une rente provenant de la fortune de sa mère : la donation arrive trop tard et n’aboutit pas. On voudrait que ce garçon payât de sa bourse comme de sa personne, et qu’à sa folie de cœur se mêlât du moins une folie d’argent. Armand n’est pas un jeune homme pauvre, après tout : le fils d’un receveur général a du crédit sur la place. Et pour qui donc sont faits Gobseck et Shylock et leurs jeux d’oie et leurs damiers complétant des prêts en espèces, si ce n’est pour les amoureux de sa sorte ? Huit ou dix mille francs l’acquittaient net et réglaient son compte. Il fallait qu’il les trouvât, à tout prix, dût-il les prendre entre les mâchoires du crocodile empaillé qui bâille dans les tanières de l’usure.
Ces objections et ces réserves, on ne songeait pas à les faire, lorsque la Dame aux Camélias fit ses débuts au théâtre. Le drame dégageait une flamme de jeunesse, une fièvre de passion, une chaleur de vie qui étourdissaient la tête, en troublant le cœur. Et puis c’était pour la première fois que la courtisane moderne nous était montrée sur la scène, avec ses raffinements et ses élégances, son accent parisien et son air de race. Paris reconnut ses maîtresses dans cette fille exquise, et il en devint amoureux. Aujourd’hui, l’ivresse a passé ; nous sommes charmés encore, mais nous sommes un peu dégrisés. Le théâtre a, d’ailleurs, terriblement abusé, depuis ces quinze ans des femmes dont Marguerite Gautier représentait le type accompli. Il a exploité leurs splendeurs et leurs décadences, leurs rhumes de poitrine et leurs remords de conscience, leur impénitence et leur repentir ; il les a promenées du Jardin Mabille au couvent, de l’hôpital à l’hôtel ; il les a fait rire et pleurer, chanter et râler, marivauder et tousser jusqu’à extinction. Que de panégyriques et que de diatribes ! que d’élégies et que de satires ! Quelle balançoire perpétuelle de l’apothéose à l’égout ! La Dame aux Camélias a engendré Marco, qui a engendré Olympe, qui a engendré Turlurette et Mimi Bamboche… Dynastie malsaine dont la décroissance rappelle cette série de têtes au crayon, dans laquelle l’inclinaison d’une ligne verticale transforme insensiblement le profil de Vénus en museau de grenouille. M. Alexandre Dumas, lui-même, avec la sévérité d’un talent mûri par l’étude, a retourné le revers de l’effigie trop flatteuse qu’il avait frappée de la courtisane. Qu’est-ce que la baronne d’Ange du Demi-Monde, l’Albertine du Père prodigue, sinon la Dame aux Camélias démasquée de son auréole, dépouillée de son idéal, montrée, non plus dans l’exaltation éphémère d’un sentiment vrai qui la transfigure, mais dans sa corruption normale et dans l’exercice régulier de sa profession ?
Ceci dit, la pièce reste, en bien des endroits, une œuvre jeune et vivante, étincelante d’esprit et de larmes, détachée de toute convention, imprégnée, jusqu’à la moelle, des mœurs et de la vie de son temps. Ce que j’en admire, ce sont moins encore ses scènes de passion que ses tableaux du monde interlope, d’une touche si juste et d’un ton si fin : l’impertinence de la courtisane éconduisant ses amoureux importuns, ses gaietés nerveuses, ses ironies tristes, les mépris qu’elle a d’elle-même et des autres, et ce souper d’où les réparties jaillissent, capiteuses et vives, comme la mousse des vins.
Le dernier acte a le don des larmes, et les larmes qu’il fait répandre ont une douceur singulière. Certes, les détails poignants ne manquent pas à cette fin de la courtisane : le souffle froid de la misère passant à traders les rideaux de son lit funèbre, le papier timbré de l’huissier glissé dans son cercueil entr’ouvert, la vieille lorette pareille au fossoyeur qui vole les bagues aux doigts d’un cadavre, venant escroquer ses derniers louis à cette moribonde. Et pourtant la Mort apparaît, dans ce boudoir délabré, moins pathétique qu’élégiaque et plus touchante que terrible. La Dame aux Camélias meurt avec grâce, comme elle a vécu. Nous citions l’Anthologie tout à l’heure : on se rappelle, devant cette élégante agonie, les gracieuses épitaphes de courtisanes grecques qu’elle nous a transmises, et qui semblent tracées par le doigt même de l’Amour : — « Je renferme Laïs, la belle citoyenne de Corinthe, qui vécut dans l’or et la pourpre, plus recherchée et plus délicate que Vénus elle-même. Elle fut la Cypris terrestre, dont les fiers prétendants étaient plus nombreux que ceux de la jeune Tyndaride, et moissonnaient ses grâces et ses caresses achetées. Son tombeau même exhale une odeur de safran ; ses os sont encore imprégnés d’essence et de parfums ; de ses cheveux s’échappe un air embaumé. A sa mort, Vénus a déchiré ses belles joues et l’Amour a poussé des cris plaintifs. Si sa couche n’eût pas été accessible à l’or de tous les Grecs, la Grèce se serait battue pour elle comme pour Hélène. » — « Sur combien de jeunes cœurs tu as régné ! — dit à Laïs une autre épigramme funéraire, — et voici que tu bois les eaux du Léthé ; que ton beau corps gît pressé par la terre. » — « Inexorable Pluton ! — s’écrie l’épitaphe de Patrophilé, — pourquoi nous as-tu ravi cette délicieuse courtisane ? Est-ce que Cypris aurait aussi blessé ton cœur ? » — Penchons-nous encore, comme font les bergers d’Arcadie, dans le tableau du Poussin, pour lire la fine inscription gravée par Philodème sur l’urne légère d’une danseuse : — « Ici gît le corps délicat de Tryphée, petite colombe, la fleur des lascives hétaïres, dont les ébats et les causeries étaient pleins d’enjouement ; qui, plus qu’aucune autre, aima les orgies que célèbrent les femmes ; qui, trois fois de suite, vidait, d’un trait, la coupe de vin pur. Elle repose ici, sous des peupliers, insensible à l’amour et ne jouissant plus des douces fatigues de la veillée. Terre sacrée, fais pousser, au pied de la stèle de la jolie bacchante, non des épines et des ronces, mais de tendres violettes ! » Comme cette veuve de l’Orient, qu’un voyageur nous montre couchée sur la tombe de son époux et creusant le moule de son beau sein dans la poussière du sépulcre, la Muse grecque, visitant ces tombeaux profanes, n’y laissait que des vestiges de grâce et de volupté.
III. Diane de Lys
Je n’ai pas de temps à perdre au seuil de Diane de Lys. Ce drame est de ceux que l’on raconte tout au long et sans rien omettre. Et, d’ailleurs, il m’arrêtera presque à chaque pas, presque a chaque scène. Entrons donc, de plain-pied, dans cette maison de l’adultère, — comme parle la Bible, — qui vomit la flamme par tous ses abords.
Au premier acte, nous sommes dans l’atelier de M. Paul Aubry, un jeune peintre de talent, en train de gagner son nom et sa fortune. Devant lui pose mademoiselle Aurore, une Fornarine au petit pied. Tout est calme, insouciance, étude et amour facile dans l’atelier laborieux, et rien n’annonce le drame qui s’avance. Et pourtant un corbeau jette des cris de mauvais augure aux oreilles de ces deux jeunesses. Ce corbeau, c’est le sculpteur Taupin, un vieux rapin misanthrope qui raconte son histoire en culottant sa pipe, une triste histoire, celle des liaisons vulgaires et des amours pêchées en eau trouble.
Lui aussi, Taupin, il a eu autrefois du talent et de la jeunesse, mais le malheur a voulu qu’il s’amourachât d’une donzelle rencontrée par hasard, un jour de beau temps ; c’était une grisette, peu jolie, à vrai dire, mais ayant la beauté du diable, de la fraîcheur, des dents blanches, la gaieté d’un serin, et un petit bonnet qui flottait au vent ! Bref, le pauvre Taupin s’est acoquiné à cet amour de passage, et la grisette est, depuis dix ans, sa maîtresse. Elle l’a englué dans la toile d’araignée de l’habitude ; elle l’a confiné dans les malpropretés et les médiocrités du petit ménage, elle l’a isolé de ses maîtres, de ses amis, du monde vivant, de l’air extérieur. Elle l’a pris par la paresse, par l’insouciance, par l’habitude, par les détails de la vie courante, par tous les boutons d’habit et de chemise qu’un artiste peut casser sur lui en un jour. Et maintenant, le voilà, lui, sculpteur, fils de Goujon et de Michel-Ange, l’amant patenté d’une petite bourgeoise, faite pour débiter des aiguilles ou peser du fil dans une boutique de la rue Mercière ; le voilà, lui, l’homme des musées et des temples, enfermé, à double tour, dans la cuisine économe du concubinage au miroton ! C’en est fait, Taupin est vaincu ; elle le tient, elle le domine, elle le gouverne, elle a posé sur sa tête la bottine qu’elle-même a piquée.
Adieu le long espoir et les vastes pensées !
Il faut vivre au jour le jour, renoncer à l’art pour faire du métier, et gâcher de petites poupées de plâtre pour les marchands de joujoux, tandis que l’on rêvait des colosses de marbre pour les princes et les demi-dieux de la terre. Et d’ailleurs son talent est mort dans cet aria cattiva qu’émane, autour d’elle, la vulgarité prosaïque ; il n’a plus rien dans la tête, plus rien dans le ventre, il tourne au fruit sec, à l’envieux, au maniaque, à l’hypocondre. Artiste en demi-solde, grognard sans chevrons de l’armée de l’art, il ne lui reste plus qu’à fumer sa pipe au pied de la colonne Trajane, en ruminant ses vieux rêves. Le sort en est jeté, il a raté sa vie.
J’insiste sur cette figure peinte, par elle-même, dans un cruel monologue, parce qu’elle est d’une vérité poignante, d’une souffrance amère, et que, quoiqu’elle ne fasse que passer dans le drame, elle ne reste pas moins une de ses plus vives impressions. Si vous saviez dans quel silence on écoute cette plainte déchirante ! Chaque trait frappe, chaque mot porte coup. Vous diriez le chant d’un cygne plumé par une oie… le râle d’un grand artiste asphyxié par la fumée d’un pot-au-feu.
Le jeune Paul n’en est pas encore là. Dieu merci ! et il console de son mieux son vieux camarade. Cependant, arrive un de ses amis de collège, M. Maximilien de Ternon, jeune premier de la diplomatie galante, dandy fat et bon enfant, gentleman jusqu’au bout des ongles, un papillon en cravate blanche. Il vient demander au peintre de lui prêter son atelier pour une heure. Il a un rendez-vous, le soir même, avec une femme du monde, une grande dame, et, ne sachant où loger son tête-à-tête, il a pensé à son ami Paul. Il s’agit de renouer un premier amour de jeunesse interrompu par un mariage. Ces services-là ne se refusent pas entre jeunes gens qui savent vivre. Bref, l’artiste congédie Taupin envoie coucher mademoiselle Aurore, remonte dans sa chambre, et, bientôt, on entend le murmure d’une robe, le craquement d’un pied furtif ; la porte de l’atelier désert s’entrouvre, et la comtesse Diane de Lys, suivie de son amie Marceline, fait son entrée.
C’est un don du jeune poète de la Dame aux Camélias de savoir, tout d’abord, dessiner d’un trait et à la sanguine, pour ainsi dire, les dames galantes du dix-neuvième siècle. Vous souvenez-vous de l’entrée de la courtisane dans son premier drame, et quel haut parfum de mauvais lieu elle exhalait en apparaissant ? De même, à peine Diane de Lys s’est-elle montrée, que vous la devinez tout entière. A cette parole moqueuse, à ce regard fébrile, à ces allures détachées et vives, à cette désinvolture de façons et de fantaisies, à la tournure cambrée, souple, hautaine et lascive de toute sa personne, vous avez reconnu la grande dame ennuyée qui cherche aventure et visite le moulin par-dessus lequel elle va jeter sa couronne de comtesse, à fleurons d’argent. Regardez bien : l’adultère repose endormi entre ses deux sourcils vibrants et mobiles ; il s’en élancera furieux, éperdu, armé de flèches et d’éclairs, au premier appel. Ce n’est pas à M. Maximilien qu’elle a donné rendez-vous dans ce pied-à-terre ; non, c’est à l’Inconnu, et, à peine arrivée, la voilà qui le cherche, et qui brûle, et qui tâte les murs…
Il faut la voir se glisser, insinuante et libre, dans cette chambre de jeune homme, tout imprégnée du parfum des libres amours, pareille à une couleuvre qui circule parmi les œufs et les nids d’un colombier vide. Elle fouille, elle furette, elle plonge, elle ouvre les tiroirs, elle lit les lettres, elle chiffonne, d’une main frémissante, les bonnets et les fichus de grisette traînant çà et là. Insolente et naïve comme une grande dame qu’elle est, elle traite déjà la chambre hospitalière en pays conquis. M. Maximilien n’a qu’à venir maintenant, il sera bien reçu et, en effet, il est impossible de décourager, du premier mot et à tout jamais, un amoureux dont l’heure est passée, avec une plus altière et plus décisive insolence. Heureusement que ce Maximilien est chose légère, et que, d’ailleurs, il n’y tient pas autrement. Il accepte donc, faute de mieux, l’amitié que la comtesse lui offre de sa main gantée, et la dame s’en va non sans avoir surpris le nom de son hôte invisible, au bas d’un tableau commencé. Puis, avant de partir, elle jette sa bague dans la chambre. La sultane jette son mouchoir au Bosphore, la dogaresse jette son anneau dans la mer. Quel est l’amant inconnu auquel elle vient ainsi de fiancer sa vie ! Elle l’ignore mais, quel qu’il soit, elle est bien près de l’aimer. Que dis-je ! elle l’aime déjà, de toute la folie de sa tête, de toute l’oisiveté de son cœur.
L’amour va vite, après avoir pris un pareil élan. Au second acte, nous retrouvons Diane affichant, dans son salon le tableau de Paul, qu’elle vient de faire acheter, à grand bruit. Cependant, arrive son mari qui part pour la chasse et vient prendre congé d’elle. M. le comte de Lys est un galant homme qui n’a d’autre tort envers sa femme que de l’avoir épousée par convenance et non par amour. Aussi garde-t-il devant elle, la froide et respectueuse tenue d’un courtisan disgracié. Cette conversation d’adieu a fait frissonner la salle. Rien de plus simple cependant : les phrases vagues et banales que deux indifférents échangent avant un départ ; mais elles distillent un froid sinistre qui transit le cœur et puis ce mari fait peur : sa politesse est rigide, sa parole stricte et coupante ; on sent la glace de l’acier sous le velours serré et piquant de sa courtoisie.
Le mari parti, survient Maximilien, qui rapporte sa bague à la comtesse, et lui présente étourdiment à sa manière, M. Paul Aubry, lequel ne se doute pas de sa bonne fortune ; puis il s’esquive et laisse, en tête à tête, ces deux amants qui se voient pour la première fois.
La scène est hardie, brûlante, incisive ; cela commence par un duel d’attaques et de réparties. La coquetterie agressive et presque impérieuse de la comtesse est déconcertée par la réserve du jeune artiste. Il ne comprend rien, d’abord, à ses questions, à ses coquetteries, à ses intimités conquérantes ; mais la vue de la bague, qui brille au doigt de Diane, est pour lui une révélation. La femme qui fouille dans son cœur est celle qui fouillait, l’autre jour, dans son armoire. Et le voilà qui fait le fier tout d’abord, et qui repousse, avec de sévères paroles, cette fantaisie passionnée ; si bien que la grande dame s’humilie, qu’elle se confesse, qu’elle raconte, tout du long, sa vie à ce jeune homme de vingt-six ans, à peine entrevu, qu’elle lui demande d’être son ami, son conseil, son frère, L’artiste se laisse aller à ces enchantements de sirène, à ce point que, lorsqu’il sort, à deux heures du matin, de cette étrange visite, il est amoureux fou de la comtesse et résolu de la suivre partout où elle voudra bien le mener.
J’allais oublier un très piquant épisode, celui d’un petit duc qui, au fort de cette conversation nocturne, vient sonner à la porte de madame de Lys. Il s’agit de bien prouver à l’artiste que ce n’est pas un amant qui rentre, mais un importun qui se trompe. Alors la grande daine se redresse, et, devant l’artiste caché dans la chambre voisine, elle éconduit le malencontreux visiteur ; et de quel air ! de quelle hauteur ! avec quelle impertinence de déesse mettant un dévot
attardé à la porte de son temple !
Tout cet acte, si scabreux et si difficile, est mené avec l’adresse la plus souple et la plus brillante. Cependant il est, çà et là, des choses qui me blessent dans ce vif ensemble : c’est le rôle de moraliste que s’arroge le jeune peintre vis-à-vis de la femme qu’il va entraîner, tout à l’heure, dans tous les casse-cou de l’amour coupable ; c’est l’attitude vertueuse et presque contrite que prend cette femme devant l’homme auquel elle a jeté son mouchoir ; c’est, en un mot, le faux air d’entrevue de pénitente et de directeur qui déguise mal le caractère de ce profane tête-à-tête. A quoi bon draper le flagrant délit et tartufier l’adultère ? Cette femme se perd, elle veut se perdre, elle a prémédité et résolu sa faute ; l’amant, après l’hésitation d’un instant, se jette, tête baissée, dans ses bras ravisseurs : que signifient, dès lors, ces contritions et ces remontrances, ces airs de prêcheur et ces simagrées de repentir ? et pourquoi prêter la tournure élégiaque d’une Madeleine à
Vénus tout entière à sa proie attachée ?
Aussi bien, dans l’acte suivant, toute trace est effacée de ces scrupules et de ces accommodements de la veille. La comtesse est la maîtresse de M. Paul Aubry, et, pour que Paris ne l’ignore, elle envoie son équipage armorié stationner à la porte de sa maison. Ce n’est pas elle qui dirait, comme la Fiamette de Boccace, que les plaisirs secrets valent mieux que des trésors cachés sous terre ; tout au contraire, elle arbore son amour, elle l’étale, elle le proclame, et marche en guerrière à son déshonneur. Nous la retrouvons, dans le salon de son hôtel, au milieu d’un monde qui déjà s’indigne et murmure, hardie, volontaire, insouciante comme une tzarine en bonne fortune. Les insinuations et les médisances chuchotent autour d’elle, et, pour le dire en passant, je ne crois pas qu’on ait jamais plus spirituellement reproduit, sur la scène, le son aigu et furtif des commérages d’un salon hostile : allusions voilées, ironies en sourdine, charités traîtresses, piqûres clandestines, moqueries hypocrites et suavement cruelles, gouttes de miel empoisonné secrétées avec une fausseté de vipère ; le bourdonnement, la prestesse, le vol oblique et l’esprit, à triple dard, d’un joli guêpier féminin. Vous croiriez voir la Laïs antique, tuée, à coups d’aiguilles, par les femmes d’Athènes. Mais Diane a, pour se défendre, les flèches, sinon la chasteté de sa patronne païenne, et nous assistons à l’un de ces élégants carnages de boudoirs ou l’esprit mâche ses balles, empoisonne ses flèches et tue, avec des mots acérés et tordus, comme des poignards javanais. Et puis, quand tout ce monde est sorti et qu’elle se retrouve seule avec l’amant, pour la gloire duquel elle vient d’endurer ce martyre, alors ce sont des ardeurs, des humilités, des tendresses ! quelque chose comme la Courtisane amoureuse offrant sa poitrine à fouler aux pieds de son bien-aîmé.
Cependant on entend une voiture rouler dans la cour. C’est le comte qui revient. A peine l’artiste a-t-il le temps de fuir par une porte secrète, que le mari apparaît, grave, sérieux, glacé, poli, comme toujours. Il sait tout : une belle-sœur, acariâtre et jalouse, lui a tout appris ; mais il est gentilhomme et ne veut pas de scandale. Seulement il faut partir cette nuit même, dans une heure, et, si la comtesse résiste, il y a là, dans l’antichambre, des hommes de police pour l’y contraindre. La scène est terrible, je vous jure. Othello se glissant, à minuit, dans la chambre de Desdémone, avec sa lampe, son stylet et ses yeux de braise, ardents de colère, dans sa face de bronze, n’est pas plus effrayant que ce mari officiel qui rentre sous son toit profané, armé du Code.
Ils partent donc, et nous les retrouvons, à l’acte suivant, dans une auberge de Lyon, et le mari profite de cette étape pour parler raison à la femme perdue qu’il traîne après lui. Il lui dit donc toute sorte de choses énergiques et sensées, à savoir que les amours illégitimes se brisent, tôt ou tard, contre les lois sociales rangées en bataille pour leur barrer le passage ; que le mari est, à vrai dire, le seul piment de l’adultère, et qu’une fois qu’il a repoussé de la main la femme qui l’outrage, celle-ci n’est plus qu’une maîtresse insipide que la satiété de l’amant rejette bientôt, à son tour. Il ne s’est pas fait aimer de sa femme, c’est vrai, peut-être est-ce sa faute à lui ; mais qu’elle se rappelle ses froideurs, ses antipathies, ses disgrâces, et peut-être comprendra-t-elle qu’il ait fait preuve de discrétion en lui épargnant son amour ; cependant, il en est temps encore, et peut-être, en se connaissant mieux, finiront-ils par s’entendre. Tout cela est dit dans le plus noble et le plus indulgent langage, avec des respects, des égards et des tempéraments infinis. Certes, on ne saurait être de meilleure compagnie que ce mari offensé, et il faut que l’auteur ait fait bien séduisante sa belle pécheresse pour qu’on ne s’indigne pas de la voir muette et endurcie dans son péché, sourde à ces sages paroles ; mais non, elle leur oppose le front têtu et fermé de l’impénitence finale. Décidément c’est une âme perdue, le naufrage est accompli ; la femme du monde n’est plus, l’aventurière commence, et elle ira loin.
Aussi bien Paul Aubry, qui l’a suivie à perdre haleine sur les grands chemins, arrive tout exprès pour attiser son délire. A sa vue, la voix lui manque, les mains lui tremblent, ses yeux jettent la flamme ; elle va pousser, l’un après l’autre, tous les verrous de ces portes banales, et les transports recommencent, et les promesses, et les serments, et toutes les divagations enivrés des joies illicites qui prennent leur bien où elles le trouvent et le dévorent n’importe où. Si la morale de la pièce est quelque part, elle est, à coup sur, dans le spectacle de cet amour haletant, fou, forcené, qui fait curée d’un moment de bonheur, dans une chambre d’auberge ouverte à tous ceux qui passent, et qui se jette aux bras de l’amant, à deux pas du mari soupçonneux et courroucé.
Il la surprend, cette fois, en pleine crise d’amour coupable, et son flegme impassible ne se dément pas. Paul offre un duel, pour en finir, et de remettre au sort des armes la possession de cette femme si cruellement tiraillée. Mais le comte n’accepte pas cette chance inégale ; seulement, et de sa voix la plus nette et la plus concise, il avertit M. Aubry que, s’il le retrouve jamais avec sa femme, il le tuera sans merci, et, comme on sent qu’il le fera ainsi qu’il le dit, le public frissonne et s’attend à tout.
Le dénouement, vous le devinez. L’artiste, après six mois de poursuites stériles, est rentré dans son atelier, morne, épuisé, blessé au cœur ; il a écrit, pas de réponse, et, de cette grande passion si désespérément poursuivie, il ne lui reste que du temps perdu, des nerfs malades, une vie déroutée, une fatigue immense. Tout d’un coup, la porte s’ouvre et la comtesse envahit la chambre, avec la fougue d’une lionne échappée rentrant dans son antre. Elle explique tout, elle excuse tout, elle justifie tout ; aux reproches succèdent les tendresses, et aux accusations les délires. Puis voilà qu’on entend un bruit sinistre, celui d’une clef qui crochette une serrure, et cette clef tinte, comme un glas, dans le silence étouffant qui remplit la chambre ; la serrure grince, éclate et se brise ; la porte s’ouvre. Paul se jette sur deux épées pendues au mur et court en avant ; un coup de feu part et il retombe mort sur la scène, le cœur transpercé. A peine a-t-on le temps d’entrevoir le mari, immobile et debout dans l’embrasure de la porte, et baissant d’un geste tranquille son pistolet qui fume encore.
On peut discuter et contester en tous sens ce coup d’État tragique de l’honneur offensé. Est-ce une exécution ou un assassinat ; le guet-apens d’un meurtre ou le talion d’une offense ? On l’accepte pourtant comme un châtiment naturel, au bout de ces cinq actes voués à toutes les joies et à tous les excès de l’adultère.
Tel qu’il est, ce drame a le diable au corps et a ensorcelé tout Paris. Je ne veux pas scruter trop à fond sa morale, ni le questionner de trop près pour savoir son mot. Cependant, ce qu’il prouve à sa manière, c’est qu’il est impossible aux amours illégitimes de vivre et de durer dans le monde habitable.
La femme la plus décriée peut marcher la tête haute, tant que son bélier conjugal marche patiemment à ses côtés ; mais que le mari se redresse, et la société tout entière vient à son secours, avec ses mépris, ses excommunications, ses rigueurs, ses refus de pain et de sel, de tolérance et de pitié, et elle chasse les deux amants dans le désert de la vie errante, et elle les envoie, suspects et précaires, manger en cachette, d’auberge en auberge, le fruit défendu qu’ils ont maraudé. La loi est dure, mais c’est la loi, et il est juste, en fin de compte, que ceux qui se révoltent contre la société soient traités en ennemis par elle.
Ce qu’il faut dire aussi, à la louange du drame de M. Dumas, c’est que, s’il montre pour l’amant quelque partialité et quelque faveur, il observe, du moins, envers le mari, la neutralité la plus rigoureuse. C’est une figure toute neuve, au théâtre, que celle de ce comte de Lys, vrai Taciturne du mariage, ni sympathique ni odieux, ni attrayant ni blâmable, abstrait comme le droit, patient comme la force, inexorable comme la justice et tuant, comme elle, dans un cas prévu, à heure fixe, la montre en main, sans émotion et sans colère. A vrai dire, il n’assassine pas l’amant de sa femme, il le fusille légalement, militairement, parce que l’adultère est la guerre, et qu’a cette guerre-là il est presque toujours ridicule de faire des prisonniers.
Quant à cette Diane de Lys, sœur de la Dame aux Camélias, quoi qu’on en dise, je ne veux pas la faire meilleure qu’elle ne m’apparaît. C’est de la chair à courtisane : elle exhale l’adultère par tous les pores ; elle incarne, dans une forme élégante, précieuse et adorablement féminine, toutes les passions et toutes les curiosités mauvaises de la déchéance. C’est un de ces anges tombés de l’aristocratie, qui s’ennuient dans leur ciel blasonné d’or et d’azur, gardé par les chastes licornes de l’art héraldique, et qui veulent, à tout prix, en descendre, pour se mêler aux saturnales du monde inférieur. Ces anges-là mettent à se perdre je ne suis quelle ardeur d’étourdissement et de vertige, inconnue aux femmes vulgaires. L’instinct de la race persiste jusque dans les excès de leur vie nouvelle : il y a du courage dans leur parti pris, et de l’élan dans leur chute ; elles vont au scandale comme elles iraient au feu, avec une verve et une bravoure d’Amazones.
La Diane de M. Dumas est un composé exquis de ces délicatesses et de ces corruptions mélangées. L’auteur a voulu rendre aimable sa pécheresse, et il y a réussi ; elle a des finesses, des naïvetés, des audaces, des façons d’hermine, pour traverser la fange sans trop s’y salir, qui lui ont gagné tous les cœurs. Elle aura, comme la Dame aux Camélias, ses amoureux, ses chevaliers, ses enthousiastes ; elle est de celles, comme dit Saint-Simon, qui sont nées « pour faire, de par le monde, les plus grands désordres d’amour ».
Je n’ai rien à dire de l’amant ; il fait son métier de jeune homme et se laisse adorer en s’y prêtant de son mieux. Mais n’oublions pas une douce figure, modestement reléguée sur le second plan : celle de Marceline, l’amie de la comtesse, une amie dévouée qui raccompagne et la relève, avec des pudeurs d’ange gardien, dans le sentier glissant de sa perdition. Ce doit être un portrait que cette tête charmante, pleine de compassion ingénue et de sainte bonté. Quant à Taupin… il se coulera dans la mémoire, comme dans du plâtre, ce masque amer et gouailleur de sculpteur manqué.
Et puis la vie circule dans tout cela, une vie mondaine et moderne, rapide et fébrile, aiguisée par le tact social et par une merveilleuse faculté d’ajuster et de tirer l’épigramme. Un esprit gai, ardent, subtil, joyeux et périlleux, comme le feu, répand sur ces cinq actes sa verve d’enfer : chatteries de mots, ruses d’expression, piqûres mortelles, dissimulées sous les ailes des saillies volantes, manières de tout dire, de sous-entendre plus encore et de chatouiller les plaies vives en déchirant leurs bandeaux. Que de passages scabreux, risqués, demi-nus, ont défilé sains et saufs, protégés par le feu de cette mousqueterie scintillante !
Comme on attendait l’auteur à cette seconde épreuve ! que d’inimitiés aux aguets, que de jalousies en éveil ! Il a vaincu, il a triomphé, il a imposé son triomphe. Courage donc ! et c’est de grand cœur, pour notre part, que nous applaudissons ce victorieux, qui s’empare en maître, par deux invasions éclatantes, de ce terrain glissant du théâtre,
Où l’on voit trébucher ceux qui, dans la carrière,Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,Des pieds de leurs coursiers ne doutèrent jamais.