(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Arsène Houssaye » pp. 271-286
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Arsène Houssaye » pp. 271-286

Arsène Houssaye

La Messaline blonde.

I

Ce livre au titre hardi, même téméraire, même inquiétant pour les gens d’une moralité susceptible, n’est pas un roman isolé ayant sa valeur propre et intégrale, — une valeur absolue. Il n’est qu’une gemme de ce collier des Grandes Dames qu’Arsène Houssaye nous sertit depuis quelques années. La Messaline blonde appartient au cycle des femmes du second Empire dont Houssaye s’est fait l’historien, et plus exactement l’historiographe. Les Grandes Dames de Paris, que j’ai une fois signalées en passant, sont une œuvre balzacienne de conception. Avant Balzac, en France, — car en Europe Walter Scott a précédé Balzac, — on ne connaissait que le roman individuel. On faisait son roman sur un homme ou une femme, et c’était tout. On fouillait une passion. On mettait en relief un ou deux personnages. On exploitait une situation, comme au théâtre ; mais en la creusant davantage. Après avoir fait rêver René, chanter Corinne, immolé Delphine à l’opinion, il n’y avait plus rien. Le tour était fait. Mais enfin Balzac vint, comme Malherbe, et la spirale devint infinie.

D’individuel, le roman fut social. Où il n’y avait que l’homme, on mit toute une société. De l’analyse on s’éleva jusqu’à la synthèse. Non pas qu’avant Balzac, il est vrai, les mœurs de l’époque à laquelle appartenaient les personnages d’un roman ne s’aperçussent bien à travers ces personnages. Par exemple, la fin du xviiie  siècle, qui mourait pourri sous ses élégances, était très visible dans cet effroyable chef-d’œuvre de Laclos : Les Liaisons dangereuses, mais elle ne l’était qu’à travers l’individualité de Valmont, de la présidente de Tourvel et de madame de Merteuil. Les mœurs putrides de ce temps n’y étaient étreintes que dans quelques âmes. Mais Balzac élargit ce cadre étroit. Il donna de l’espace et de la profondeur à l’horizon. Il changea les conditions du roman comme Napoléon avait changé les conditions de la guerre, et, chose saisissante d’analogie ! il procéda par masses, comme, sur les champs de bataille, Napoléon avait procédé… Ce sont véritablement des masses napoléoniennes que ces armées de personnages qui se tassent dans La Comédie humaine, où, sans la mort à jamais lamentable de l’homme qui les faisait vivre et se mouvoir, tiendrait tout entier le xixe  siècle ! On a dit qu’Homère est épique parce qu’il a pu mettre dans son poème toute la civilisation de son temps. Eh bien, Balzac est tout aussi épique qu’Homère ! car il a mis dans sa Comédie humaine toute la civilisation du sien.

Or, quand on est un de ces génies assez puissants pour changer une poétique qui régnait jusque-là, que ce soit celle du roman ou de la guerre, il se passe des générations d’hommes qui appliquent cette poétique nouvelle et en vivent, spirituellement, jusqu’au jour clairsemé, et qui se fait longtemps attendre, où arrive encore un homme de génie, avec une autre poétique, qui bouleverse tout et renouvelle tout à son tour. Le système de l’ordre mince et de l’ordre profond du grand Frédéric fut emporté par le système de masses écrasantes et concentrées sur un point donné de Napoléon, et l’ordre mince du roman, par Balzac. Si Balzac n’avait pas existé, Arsène Houssaye, que voici en cause, n’aurait pas probablement abordé le roman collectif de ses Grandes Dames. Il serait resté dans la tradition. Il se serait contenté d’être un conteur, comme Diderot ou comme tout autre conteur de ce xviiie  siècle qu’il aime tant. Mais voilà un roman multiple sur toute une espèce de femmes, et qui, malgré ses détails et son ampleur, vise pourtant à l’unité. Arsène Houssaye se rattache par là à Balzac, le Père à tous dans les romans futurs du xixe  siècle. Il peut avoir son originalité propre et ses mérites particuliers dans le détail, l’expression des passions et le tour d’observation de son œuvre ; il peut être comme observateur et comme écrivain très différent de la manière de Balzac ; mais, de conception, il est timbré de cet homme qui a mis son cachet — sa griffe de lion — sur tous les esprits de notre temps. Qu’on se débatte là-dessous tant qu’on voudra, on n’en portera pas moins la marque ! Je ne dirai point qu’Arsène Houssaye s’est taillé un vêtement dans le manteau de roi de Balzac. Non ! il a un vêtement bien à lui ! Il ne demande d’étoffe à personne ! Mais son étoffe, à lui, il l’a coupée évidemment sur le manteau de Balzac.

A-t-il réussi dans l’imitation de cette coupe grandiose ? Ce n’est pas ce que je veux examiner ici. Les Grandes Dames de Paris sont une œuvre d’un ensemble trop vaste pour les strictes proportions d’un chapitre. Peut-être y reviendrai-je un jour… Ce que je veux seulement examiner, c’est La Messaline blonde, prise à part des tenants et des aboutissants qu’elle a dans ces récits qui s’entrelacent. Je vais la traiter comme si elle était un roman de l’ordre mince ou de l’ordre profond. Sous sa forme légère, elle est plus profonde qu’on ne croit. Elle m’a plus frappé, pour mon compte, que les autres héroïnes de Houssaye. Est-ce à cause de ce nom, de ce terrible nom qu’il lui a donné ? ou ne serait-ce pas plutôt par le contraste qu’elle fait avec cet osé et terrible nom ?…

II

La Messaline blonde 30, en effet, n’est pas du tout une Messaline. Messaline est un type de femme très simple et très primitif, quoique appartenant à une époque très corrompue et très compliquée. C’est la femme aux passions hystériques, au tempérament insatiable, à la fureur animale, — la femelle enfin dont le Satyre est le mâle, et rien de plus. Messaline, la romaine, n’est qu’une louve, mise bas par la louve de Romulus. Par un de ces étranges hasards qui ont l’air de se moquer de la majesté de l’Histoire, il s’est trouvé que ce type de femme bestialement ardent, que cet animal de volupté, —  animal voluptatis , — comme disait Tertullien, dans sa brutalité africaine, même des femmes qui n’étaient pas des Messalines ; il s’est trouvé que cet être vulgaire, mais assez rare pourtant dans sa hideuse vulgarité, a été un jour impératrice, et que, femme du maître du monde, elle a souvent quitté son lit de pourpre et ses plafonds étoilés pour aller… là où Juvénal, certainement plus hardi qu’Arsène Houssaye, nous conduit avec elle et ose nous la montrer. Ce type de femme, simple comme la bête, mais la bête malade et affolée, et d’autant plus affreuse de cette simplicité dégradante qu’elle est un être doublé de la dualité d’une âme qui devrait retenir le corps sur la pente de ses infamies, Juvénal en a gravé l’horreur dans ses vers qui n’ont peur de rien, et qui ont dû faire pousser les hauts cris aux petits maîtres de moralité, s’il y en avait à Rome ; car les moralistes de ce temps étaient des Cyniques qui ne tremblaient pas non plus devant le mot, quand il s’agit de dire les choses. Et il l’a gravée avec tant de force, que de ce nom de Messaline qu’il a tué, comme nom, — car quelle femme voudrait le porter ? quelle mère voudrait le donner à sa fille ? — il a fait une épouvantable épithète : la caractéristique immortelle de toutes les femmes aux passions physiques et aux mœurs débordées. Regardez-y avec attention : Messaline, malgré le génie grossissant de son tortionnaire Juvénal, n’est pas, en somme, plus profonde que cela. Et précisément parce qu’elle n’est pas plus profonde que cela, elle peut tenir dans une tirade de vers sublimes ; mais, dans un roman, elle ne le peut pas. Ce qu’elle fait est trop vite fait, cette monstrueuse coquine. Et, qu’on me passe le mot ! elle est trop bête pour pouvoir entrer dans un livre qui, comme un roman, a besoin d’une âme et d’une intelligence pour intéresser.

Aussi Houssaye, malgré son titre, ne l’a pas mise dans le sien. Il s’en est bien gardé, au contraire. Les esprits, bas et dépravés, qui y chercheront la Messaline de Juvénal, rajeunie au xixe  siècle, seront bien attrapés par ce qu’ils trouveront à la place. Et ce n’est point là une mystification de l’auteur. Arsène Houssaye n’a pas beurré cette moelle de louve sur la tartine de son titre pour avoir le plaisir taquin de vous dire : « Tu n’y toucheras pas ! » ; Houssaye est un ironique cependant, mais son ironie est plus haute et plus profonde que celle qu’on pourrait supposer. Sa Messaline blonde (pourquoi blonde ? pourquoi pas tout uniment Messaline ? son livre y gagnerait et son idée aussi) ; sa Messaline blonde n’est une Messaline que pour le monde, le monde sot qui l’appelle ainsi avec son génie d’observation ordinaire ; mais, en réalité, elle ne l’est pas. Qui sait ? peut-être voudrait-elle l’être ? car les femmes des époques corrompues (et nous n’avons pas la prétention, j’imagine, de n’avoir pas toutes les corruptions des vieux peuples !) ont le rêve et le désir audacieux. Elles caressent souvent d’affreuses chimères. Mais chez celle-ci, le rêve est trahi par ce qui reste d’âme au fond de l’animalité. L’imagination se dégoûte à moitié chemin du déportement. Le vice respiré de loin, enivrant de loin, ne fascine plus comme à distance ; et, malgré les dépravations secrètes de la volonté, ce n’est guères plus là qu’une ébauche de Messaline, et une ébauche qui ne s’achève jamais ; une ébauche qui a les bras coupés comme la Vénus de Milo ! Et voilà pourquoi cette ébauche de Messaline peut entrer dans le roman, comme tous les mutilés, comme tous les souffrants de quelque chose… La Messaline complète ne le peut pas. La Messaline ébauchée a des tristesses de n’être qu’ébauchée. Elle a la tristesse même de son impuissance à devenir vicieuse tout à fait, et cette tristesse vaut la peine qu’on l’explique. L’autre Messaline n’a que la tristesse de son inassouvissement, ce phénomène inexplicable, et qui, ne le fût-il pas, ne vaudrait pas la peine d’être expliqué.

III

On voit maintenant, à cette lumière, quelle est la Messaline blonde d’Arsène Houssaye. Si blonde veut dire moralement faible, peu foncée, d’une nuance douce, elle est bien nommée : la rutilante Messaline de Juvénal rirait d’elle et de sa blonderie, et ne l’entraînerait pas où elle va… Jusqu’ici, dans cette histoire que je prends comme un tout et dont je ne veux pas prévoir le dénouement, il n’y a que la Messaline des commencements, — et Messaline, la vraie Messaline, commence par la fin. Il n’y a pas d’autres commencements pour elle que la fin ! La Messaline blonde ne dépasse pas ces commencements que madame de Staël trouvait si beaux qu’elle les disait la plus belle chose de la vie ! La comtesse Hélène de Montmartel, eu fait de chute définitive, ressemble au clocher de la cathédrale de Pise, qui a toujours l’air de tomber et qui ne tombe jamais. Seulement, le clocher ne tombe pas, par un miracle d’équilibre, et il est très solide au fond, tan dis que madame de Montmartel, qui ne l’est pas, ne tombe point parce que ce qui doit l’entraîner : l’illusion et le désir, s’en vont avant la chute, ce qui, certes ! n’est pas un miracle. Le héros du roman a pourtant tout ce qu’il faut pour être irrésistible, — pour justifier la romance de Julie Candeille :

Au temps orageux des folies
J’osai me choisir un vainqueur !

Il est beau, spirituel, riche, grandement né, étranger et bizarre, deux conditions de séduction essentielles pour les femmes françaises. Bizarre surtout. Quand on a, de par le fait de ses autres avantages, le droit d’être bizarre sans ridicule, cela est tout-puissant sur les femmes, parce que cela tourmente l’imagination par l’inexplicable, ce qui est la meilleure manière de la fixer. Selon moi, pour la clouer, il n’est pas de plus forte pattefiche. Eh bien, il a tout cela, lord Sommerson ! Et pourtant cette magnifique variété de Lovelace est battue par la Messaline blonde, qui se retire du jeu avant qu’il ait gagné la partie, ce qui est pour les femmes la seule façon de la gagner ; car, pour elles, rester au jeu, c’est la perdre toujours. Malgré l’éblouissement des qualités personnelles dont le romancier l’a doué comme une marraine-fée, lord Sommerson ne peut pas écrire une femme de plus sur sa liste, — s’il en fait une, comme en faisaient tous les roués du xviiie  siècle. Il est moins heureux que les muletiers de Rome, ce lord anglais. La Messaline blonde qui l’a éconduit n’est une Messaline que pour le monde, le monde qui voit les commencements et ne voit pas la fin dans les passions ou les fantaisies de cette femme. Mais, certainement, ni pour l’auteur, ni pour nous, elle n’en est une. Le romancier ni le lecteur ne peuvent être dupes, comme le monde. Et cela est même, selon moi, le sens et l’idée du roman. Il y est bien moins question du vice d’une femme que du vice du monde, qui est sa bêtise — sa bêtise éternelle ! — quand il s’agit de voir les choses et de les juger.

Et ceci apparaît d’autant plus que, dans son livre, à côté de sa Messaline blonde, Houssaye dresse, sur le même plan et avec la même importance, une autre femme, brune celle-là, et qui, elle, va d’un trait au dénouement et dans la passion et dans la fantaisie, et qui, malgré tout cela pourtant, n’est pas non plus une Messaline. C’est justement la sœur de la comtesse de Montmartel, une dévote impeccable selon le monde, selon ce Brid’oison de monde, qui, à point nommé, se trompe toujours ! mais en vérité une charnelle insatiable, une vraie ogresse, sans avoir l’air d’y toucher… La marquise de Neers est une de ces femmes qui ont en elles — comme tant de femmes, du reste, — le diable de la contradiction. Pécheresse toujours et toujours repentante, voluptueuse et mortifiée, elle peut être vraie dans cette complexité de sentiments contraires, mais par-dessus cela (n’en déplaise à Arsène Houssaye !) elle est parfaitement hypocrite ; et Messaline, emportée et stupide d’emportement, ne pourrait jamais être cette chose volontaire, réglée, surveillée, travaillée, et admirable de force dans sa perversité, que l’on appelle une hypocrite. La marquise de Neers est du faubourg Saint-Germain, — l’édificatrice de toutes les paroisses du faubourg Saint-Germain, où l’hypocrisie religieuse existe encore, parce que les mœurs religieuses n’y ont pas encore péri… Arsène Houssaye, qui est un moraliste sérieux sous des formes légères (les sots n’admettent pas que cela puisse être, mais laissons dire les sots !), Arsène Houssaye le sait bien. L’hypocrisie n’est pas, au fond, si détestable qu’on l’a faite ; car elle prouve que la société croit à une Vérité absolue et régulatrice de la vie, puisqu’on est obligé d’affecter d’y croire comme elle, si ou veut emporter son respect. Les hommes ne disent tant de mal de l’hypocrisie que parce qu’elle blesse leur amour-propre en se jouant d’eux, et qu’ils ne veulent pas être joués, les orgueilleux ! Elle les met tous, plus ou moins, dans le sac où Scapin met Géronte, ce qui est honteux, même quand les coups de bâton ne suivraient pas… Mais, au bout du compte, elle atteste qu’il y a des mœurs et des croyances publiques auxquelles il faut, au prix de sa considération ou de son âme, se conformer. Allez donc faire comprendre cela à Messaline ! Un jour Lamartine a dit du peuple en révolution : « C’est un élément ! », et il le flattait. Mais Messaline n’est qu’un organe…

IV

Ainsi donc, répétons-le pour qu’il n’en soit plus question, il n’y a, dans ce livre, de Messaline d’aucune espèce, ni de brune, ni de blonde, et, s’il y en avait, le livre serait bien moins spirituel qu’il n’est, bien moins intéressant, bien moins ironique ; car il est ironique, et je l’ai dit, mais j’insiste : c’est là sa plus charmante qualité. Le romancier, quelle jolie chose ! se moque du monde dont il écrit l’histoire. Il le pipe avec ce titre de Messaline, — mais, au lieu de ce type brutal, il nous donne deux types de femmes, très raffinés et très modernes, mis en opposition et en valeur l’un par l’autre. Opposition piquante, et, je m’y obstine, étude profonde et légère ! Arsène Houssaye s’entend à merveille à peindre ces corruptions qui ne sont pas encore des pourritures. Il reste dans les nuances de cette civilisation de notre temps, où l’âme, grâce au Christianisme, tient tant de place encore. Quand le monde romain et païen se mourait, c’était le monde physique qui finissait, le plus puissant monde physique qui eût jamais écrasé de son poids la terre, et il avait encore la force de rejeter, de son ventre épuisé, des arrière-faix comme Messaline. Le monde moderne, si corrompu soit-il, ne saurait produire de ces simplicités monstrueuses… Il a vécu dix-huit cents ans par l’âme sous l’influence du Christianisme, et c’est assez pour que, même chez les courtisanes sans aucun mélange, d’impératrice ou de grande dame, les Messalines soient impossibles. Houssaye nous a seulement donné deux femmes de notre civilisation et de notre société. Madame de Montmartel et madame de Neers sont des moitiés de courtisanes et de grandes dames très artistement fondues. L’une qui s’arrête à moitié chemin de son rêve, quand il s’agit de le corporiser ; l’autre qui n’achève que trop vite le sien, mais en le cachant, comme une grande comédienne. Et comédienne est bien le mot. Car Diderot en a menti dans son éblouissant paradoxe du Comédien. Le comédien n’est pas qu’un masque. Dessous, il y a l’homme qui sent, et madame de Neers, qui, en fait de plaisir, met la charrue avant les bœufs, trop lents au gré de cette pressée, puis cache les bœufs et la charrue, madame de Neers, malgré toute son hypocrisie, a pourtant sa sincérité.

Et voilà, en deux mots, toute cette Messaline blonde ! Je l’ai détachée, elle et sa brune sœur, de la fresque où elles vont probablement plus loin reparaître encore. Je les ai prises le temps qu’elles ont passé dans ce volume ouvert devant moi. Je les ai reconnues toutes les deux. Quel homme ayant vécu ne les a pas rencontrées ? Je crois que je pourrais donner leurs adresses. Quoique peintes pour une fresque, elles sont détaillées comme des médaillons. C’est par le détail surtout que brille le genre de talent d’Arsène Houssaye. Il a fait ses études dans le xviiie  siècle, et on le voit bien quand il peint celui-ci. Houssaye est le Boucher aux amours roses de la littérature du xixe  siècle, ou le Fragonard ; mais le Fragonard du Verrou. Dans ma préoccupation des deux figures peintes dans La Messaline blonde, je n’ai pas eu le temps de dire ce que je pense de tout ce qui leur fait fond et cadre, et de l’action rapide et changeante à travers laquelle elles sont emportées. On n’a pas d’idée de la prestesse, de l’impétuosité, de la grâce, du flou, du pétillant et du croustillant de tout cela. Arsène Houssaye, quand il s’était incarné dans le xviiie  siècle, ne valait pas, certes ! ce qu’il vaut quand il se met à plein dans son siècle à lui. Il le connaît à fond. Il y a vécu. Il y a mûri. Il le possède et il n’en est pas possédé. Le moraliste, chez lui, a fini par l’emporter sur le peintre. Le moraliste, au trait, vise à tous les yeux, même les plus beaux, comme l’archer à l’œil de Philippe, et ni grandes dames ni courtisanes n’ont la puissance d’enivrer la tête de cet homme, qui a toujours à leur service une ironie embusquée dans sa barbe d’or.

Et c’est cette ironie, toujours prête et qui passe jusqu’entre les baisers qu’on se donne dans l’œuvre de Houssaye, et on s’y en donne beaucoup, puisque c’est l’histoire des amours, faux ou vrais, du Paris du xixe  siècle ; c’est cette ironie, qui se tortille à travers toutes ces roses et ces camélias comme le serpent de la sagesse et de la science de la vie, qui fait de l’auteur des Grandes Dames, en fin de compte, un moraliste. Je sais, pardieu ! bien que ce n’est pas un prédicant, ni un doctrinaire, ni un sermonnaire. Il ne fait point le catéchisme de la vertu à l’usage des bégueules du temps, hommes ou femmes ; car les hommes parfois sont aussi de vieilles demoiselles ! C’est un homme du monde élégant, un écrivain de high life, comme Bulwer, blasé, bronzé et dédaigneux, quoique souriant. À coup sûr, un tel homme doit insurger les pédants de toutes les espèces. Certes ! j’aimerais mieux qu’il fût moins La Rochefoucauld et moins Chamfort, et que le sentiment chrétien, antipathique à Chamfort et presque inconnu à La Rochefoucauld, éclairât davantage son livre, qu’il rendrait certainement plus beau. Mais que voulez-vous ? c’est un sceptique de ce temps ; un sceptique, du moins, heureusement tempéré par un poète, et la corde religieuse dort toujours, dans les poètes, quand elle n’y vibre pas. Mais ce n’est nullement le peintre des boudoirs indécents, comme je l’ai entendu dire à des imbéciles. Il raconte des chutes, parce qu’il y en a, mais il ne dit pas que ce sont des assomptions. Que dis-je ? ce Boucher et ce Fragonard littéraire a des pages terribles, que je signalerai quand je m’occuperai de son œuvre entière… Quant aux femmes qui ne tombent pas, et qui semblent nées tombées, tant leur innocence dure peu et se perd dans les lointains ! en d’autres termes, et comme on dit crûment, quant aux filles de ses livres, à ce peintre des courtisanes du xixe  siècle à toutes les hauteurs, personne n’a, sans colère à l’Alceste, traité avec plus de mépris ces drôlesses. Et cependant on continuera de dire peut-être qu’il est immoral, — comme s’il consacrait une couronne de chêne, comme madame Sand, aux femmes qui ressemblent aux héroïnes de ses livres… Eh bien, qu’il prenne son parti de tout cela, Arsène Houssaye ! On a fait boire ce petit verre d’absinthe à tous les écrivains qui ont pris le vice à poignées, pour le montrer mieux, depuis le grand Molière, père de Tartufe, jusqu’au grand Balzac, père de madame Marneffe !