(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Edgar Quinet »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Edgar Quinet »

Edgar Quinet39

I

La Création 40 ! — Pouf ! Rien de moins que la création ! et par Edgar Quinet encore, — ce qui l’augmente ! Un jour Michelet, pour se défatiguer de ses quarante volumes d’histoire, fit, de sa main la plus légère et la plus fine, l’Insecte et l’Oiseau, deux petits culs-de-lampe assez gentillets d’histoire naturelle. Mais ce n’est qu’un happe-mouche que Michelet, tandis que Quinet, ce large bec spatulé, cet esprit gros, qui a toujours fait gros, est, lui, un happe-monde. Il avale le globe et le rend… expliqué, seulement pour se distraire un peu, pour se récréer dans sa Suisse et dans sa vieillesse, pour reprendre haleine aussi, comme Michelet, après ses pesants travaux historiques. Changement d’herbage réjouit les jeunes veaux ; les vieux bœufs aussi, à ce qu’il paraît. Toujours frères et amis, Michelet et Quinet, ces historiens de la démocratie et de la libre pensée, qui se sont fait trente ans pendant l’un à l’autre, comme le fifre et le tambour sur le même panneau d’une salle à danser, se sont improvisés également les historiens de la nature pour avoir lu, de hasard, quelques bouquins d’histoire naturelle. Seulement, avec sa tête de papier gonflé, Quinet a bien plus pris feu à la chose que Michelet…

Oh ! lui ! lui ! c’est un débutant qui ne doute de rien et qui arrive dans les sciences comme un provincial, qui veut s’amuser, arrive à Paris ! Quel débotté superbe et effervescent ! Quelle seconde, quelle troisième, quelle quatrième jeunesse ! Il se jette, du premier coup, sur la géologie, comme Chérubin sur la vieille Marceline. Il pelote les rochers et les ossements des grandes bêtes défuntes, avec volupté. C’est le mauvais sujet de la paléontologie. Aux fougues du jeune homme il joint même des naïvetés de fillette ; il met des coquillages à ses oreilles et parle avec ses coquillages. Nous, nous laisserons les coquillages, et c’est à ses oreilles que nous parlerons.

Tout d’abord, dit-il au commencement de ces deux volumes, il a été étonné jusqu’au vertige… Naturellement, car jamais Quinet n’est étonné à moins ! Il lui faut le vertige, à ce fort cerveau, qui s’est bientôt familiarisé, ajoute-t-il, avec les jeux de l’abîme, ce grand joueur ! Il parle des pics qui racontent les empires souterrains du chaos. Pic historien lui-même du chaos et du pathos ! La lumière lui est arrivée de tous les côtés et il en a suivi le rayon. Ce n’était pas la peine de la suivre, puisqu’elle arriva de tous les côtés ; mais c’est l’ivresse de cette lumière qui, sans doute, le fait parler avec cette stricte précision. Quand on veut donner une notion nouvelle de la Création et du Créateur, quand on croit tenir le secret du monde, la plume et la langue peuvent fourcher. Or, il croit le tenir comme Nadar son ballon, qui lui cassa le nez ! Il lance le sien, le ballon de sa Genèse, à lui, Nadar-Quinet, au nez de Moïse, qu’il ne cassera pas Ce n’est pas qu’il parle une seule fois, en le nommant, de Moïse, en ses deux volumes, dans sa neuve fierté de savant fabriqué à la vapeur. La science moderne est trop importante, trop avancée et trop sûre de son fait pour, à propos de création, parler de Dieu et de Moïse, ces grands bonshommes qui ont été les amusettes de l’enfance de l’esprit humain. Les voilà donc tous deux quinauds du silence de Quinet ! Et tout cela pourrait être drôle, si ce n’était pas ennuyeux.

Mais voilà le hic ! C’est immensément ennuyeux !

II

D’ailleurs, au fond et sérieusement, à part cet ennui qui est certain, qu’est-ce que ce livre de la Création, voire dans la pensée et l’intention même de Quinet ? Est-ce de la science ou de la poésie ? Est-ce chair ou poisson, que ce gros livre d’un méli-mélo enragé qui veut faire la science poétique et la poésie scientifique, et qui ne parvient qu’à rendre le tout ridicule ? Edgar Quinet, auteur d’Ahasvérus, de Napoléon et de Merlin, qui n’a jamais pu être un poète, tout en se crevant comme la grenouille de la fable pour le devenir, a-t-il cru que ce dernier coup de tête, de se faire savant, lui serait une ressource ?… Poétiquement mal bâti en Victor Hugo, — ce grand bossu déjà, comme l’appelle Henri Heine, — Quinet, par ainsi deux fois mal conformé, a toujours été, en poésie, à Victor Hugo ce qu’un eunuque est à un muletier ; mais s’ensuit-il que, scientifiquement, il puisse être un Hercule ?… Dieu fait bien ce qu’il fait. L’homme est un. Edgar Quinet doit être le même homme dans la science que dans la poésie. Poésie trouble ; science trouble. Edgar Quinet, composé de deux impuissances, n’a pas le bonheur du latin, dans lequel deux négations valent une affirmation. Il n’a pas, dans

Son livre, pour les savants, l’exactitude du savant ; il n’a pas non plus la beauté d’imagination du poète, pour les poètes ; — et il n’arrive, en se mettant une jambe deci dans la poésie, et une jambe de la dans la science, qu’à être le colosse de Rhodes de l’amphigouri !

Rien, en effet, de tout ce que j’en pourrais dire ne donnerait une idée suffisante de cet amphigouri transcendantal, si on ne se risquait à la citation, si on ne montrait, par des exemples, comment l’auteur de la Création procède pour donner confiance aux savants et les engager à lire son livre, et pour se maintenir bien avec les poètes. Je veux vous régaler de cet ineffable galimatias : « Tout le monde — dit Quinet — s’est trompé ici-bas, excepté moi… Les Reptiles ont cru au règne divin des Reptiles, les Mammifères à celui des Mammifères. Erreur, extravagance de la plèbe de la création. Il n’y a de roi légitime que moi. C’est pour me faire place que ces monarques d’un jour sont tombés, depuis les trilobites cuirassés, depuis les royales ammonites, jusqu’aux grands vertébrés…

« Moi seul je suis le dominateur suprême en qui s’achève toute vie », — ce qui ne l’empêche pas de dire, quelques lignes plus haut ou plus loin, que l’homme pourrait bien n’être qu’un monarque éphémère, et que le temps approche où il sera détrôné. — « L’Univers est fini, les temps sont consommés. Dieu s’est épuisé en moi. Je suis le dernier fils de sa vieillesse. Le livre de la Création, qu’il est donné à chacun de feuilleter désormais page par page, — (comme un almanach), — a beau être interrompu par des vides, il en sort une force d’ascension vers le mieux que ne peut contrebalancer toute l’inertie de la nature morte. Si je veux me donner des ailes, — (qu’il en prenne donc, pour s’en aller !) — j’ouvre ce livre dans l’atlas des fossiles. Je suis des yeux cette immortelle vie qui s’enferme un moment, des siècles, des myriades de siècles, dans une forme, pour briser cette forme. Je sens, — comment la sent-il ?) — je retrouve en moi cette même vie. Armé de cette puissance qui est la somme de vie de tous les êtres apparus sur le globe, je défie la mort, je brave le néant… Lorsque je vois cette lente progression, depuis le tribolite, premier témoin effaré du monde naissant, jusqu’à la race humaine, et tous les degrés vivants de l’universelle vie s’étayer l’un sur l’autre, et tous ces yeux ouverts, ces pupilles d’un pied de diamètre qui cherchent la lumière, toutes ces formes qui s’étagent l’une sur l’autre, tous ces êtres qui rampent, nagent, marchent, courent, bondissent, volent au-devant de l’esprit, comment puis-je croire que cette ascension soit arrêtée à moi, que ce travail infini ne s’étende pas au-delà de l’horizon que j’embrasse ? Quand je refais en idée ce voyage infini, de gradin en gradin, dans le puits de l’Éternel, je ne puis me contenter de ce que je suis. Moi aussi je demande des ailes. Je conçois des séries futures et inconnues, et de formes et d’êtres, qui me dépasseront — (ce ne sera pas difficile) — en force et en lumières autant que je dépasse le premier-né des anciens océans. Alors je m’explique… etc., etc., etc. »

Je demande pardon pour la longueur de la citation, mais elle était nécessaire. Elle empêchera d’aller plus loin dans la lecture du livre de Quinet ceux qui l’auront commencée, et elle empêchera les autres de la commencer. Et, de fait, elle donne dans une mesure abrégée non seulement tout le livre, mais tout l’auteur même de la Création, qu’on peut très bien après cela laisser tranquillement au fond du puits de l’Éternel, dans lequel il voyage comme un seau. Elle fait comprendre, en le montrant, cet être hybride et manqué, qui n’est ni un savant ni un poète, mais quelque chose des deux, cette espèce de Centaure intellectuel dont la partie inférieure n’est pas un cheval, comme le Centaure mythologique, mais une autre bête que je ne nommerai pas. Cette prose de Quinet, si elle avait des rimes, ne ressemblerait-elle pas d’une manière frappante aux vers de Victor Hugo, ce Roi des tambours ? Mais sans rhythme et sans rime, comme la voilà, que vaut-elle, en n’exprimant que ce qu’elle exprime, c’est-à-dire rien ?…

III

Car elle n’exprime rien et rien partout ! Ce verbiageur, que le Dictionnaire des Sciences naturelles, qu’il vient de lire, ravit et grise, ce pédant qui nous dégorge, ore profundo., tous les mots d’une langue hier inconnue, comme Sganarelle ses bribes de latin dans la comédie, n’a dans la pensée ni consistance, ni point de vue supérieur, ni principe de philosophie… Tout son fait et toute sa méthode ne sont qu’une perpétuelle et superficielle induction, la plus aisée des opérations de l’esprit, et qui n’a aucune portée de conclusion quand elle est seule. L’auteur de la Création, lorsqu’on le dégage des nuages sombres de son style, n’est exclusivement qu’un faiseur d’inductions, qui nous donne pour des découvertes à tout renverser les plus incertaines analogies. Quand il avance quelque chose, la preuve, il ne la fait jamais. Son système, s’il est possible d’entendre la voix ferme et distincte d’un système à travers cette tempête de mots lâchés par un homme véritablement attaqué d’une tympanite verbale, son système n’est qu’une espèce de métempsycose toujours en évolution… idée chétive, trouvaille de peu d’efforts, vulgarité niaise à force d’être commune. Sur le premier homme, qui est une question quand on parle de la Création, ce naturaliste de quatre jours et de quatre sous donne sa démission et confond l’homme avec l’histoire.  Il prend la Création du pied des faits où elle n’est pas, car elle est le principe générateur de tous les faits, et sa Création, quand elle serait tout ce qu’il dit, ne serait pas encore la Création, mais l’histoire des choses créées, ce qui est différent. La conception du monde n’est pas, dans le livre de Quinet, le devenir d’Hegel, la seule conception que la philosophie puisse opposer, pour l’heure, à l’idée biblique et chrétienne, les autres étant trop indécemment sottes pour compter. Rationaliste en zigzag, Edgar Quinet est trop détraqué pour être un hégélien. Il n’est pas organisé assez robustement pour expliquer tout par une loi retrouvée sous toutes les observations. Il voit des sauts dans la nature, comme une vieille femme qui verrait des trous dans ses bas et ne saurait comment s’y prendre pour les remmailler. « Tout n’est pas progrès — dit-il — dans la nature et dans l’histoire. » Qu’il s’en souvienne pour une autre fois ! mais en disant cela il se sépare autant de Condorcet que d’Hegel. Il n’est pas positiviste non plus. La science la plus positive, dit-il encore, ne peut se passer d’une certaine foi. Et il a raison contre lui-même. Mais que voulez-vous ? quand vous jetez Dieu par la fenêtre de vos systèmes, il y rentre par les brèches de vos absurdités ! Pour lui, Edgar Quinet, l’ancien historien politique qui a conservé toutes les habitudes de l’historien politique, il y a de grands et de petits faits ; et c’est ainsi qu’il introduit l’aristocratie dans la science. Mais scientifiquement, il n’y a que des faits ! et ils se valent tous. Seulement, les grands et les petits faits font plus spectacle à l’imagination fastueuse d’un homme qui a besoin du luxe des mots pour couvrir l’indigence de sa pensée. Car c’est là qu’il faut toujours en revenir avec Quinet, ce gourmand et ce malade de mots…

C’est cette fureur de l’expression gongorique et de l’image, qui donne à ce livre de la Création cet air lyrique et oraculaire qu’aucun autre ouvrage du même auteur n’eut au même degré que celui-ci, malgré sa prétention scientifique. La science, d’ordinaire sobre et mordante à force de précision, ne décrit que ce qu’elle a observé ; mais l’auteur de la Création aime surtout à peindre ce qu’il n’a pas vu. « J’aimais — dit-il — à voir et à entendre l’ancêtre des chiens, l’amphycion, hurler au carrefour de la création des mammifères tertiaires. » Guvier visionnaire, il ne se contente pas de refaire un oiseau avec un petit os de sa patte. Dans le chapitre intitulé : Psychologie (ne pas lire Physiologie surtout !) de l’homme fossile, il explique comme quoi l’esprit intérieur a moulé les crânes : « Certainement, — dit-il, en ce chapitre gorgé d’erreurs qui ressemblent à des folies, — certainement ! le crâne était tout autre avant ou après l’Iliade, — (quoique ce soit certainement non !) — Ce n’est pas en vain que tant de dieux y avaient séjourné longtemps. Chacun d’eux avait creusé à son image la tête du poète. » La tête est devenue, à la fois et tour à tour, Jupiter, Neptune, Pluton, Mercure, Minerve. Intéressante boîte pleine de curiosités. Devenu le fossoyeur d’Hamlet, mais dans les cimetières antédiluviens, il est bien autrement fort que la chétive créature de Shakespeare. Le fossoyeur d’Hamlet disait ce qu’il y avait eu dans le crâne d’Yorick, parce qu’il l’avait connu durant sa vie ; mais Quinet, le fossoyeur des cimetières antédiluviens, raconte tout le monde… qu’il ne connaît pas. « Dans le crâne surbaissé du Néanderthal », dit-il, il voit apparaître « les premières opinions grossières de l’esprit, de l’homme, les embûches tendues aux espèces gigantesques, l’émulation avec l’elephas antiquus — (le bonus, bona, bonum de Sganarelle !) — et peut-être — (ce peut-être d’une science prudente est divin !) — avec le dinothérium ! » Dans le crâne plus élevé d’Engis, il trouve « derrière ce front bosselé un petit monde d’idées déjà hautes, premières lueurs entrevues d’une société durable, — (quoiqu’elle n’ait pas duré, ) — premier instinct de l’art du dessin, pressentiment d’un dieu naissant, crainte et stupeur du fétiche… »

Il n’a, lui, crainte ni stupeur de la bêtise. « Physiologie, — dit-il en se résumant, avec une sécurité grave, — physiologie du monde quaternaire. » Certes ! jamais l’imbécillité n’eut une telle prestance. Jamais aucune niaiserie n’eut cette majesté.

IV

Parmi les nombreux romanciers modernes qui forment chaque jour un genre plus formidable, les plus romanciers, c’est-à-dire les plus incroyables, ce sont ces romanciers qui se croient bonnement les historiens de la nature. Ce n’est pas leur étude qui est le roman ; c’est leur conclusion. Ils n’ont, comme tous les savants dans les sciences matérielles, que des causes secondes sous la main. Mais ils n’arrivent pas à la cause première et à ce terrible passage de la cause seconde à la cause première, qui seule, ici par exemple, expliquerait la création. Or, de tous ces romanciers de la science, le plus chimérique, c’est encore, assurément, Quinet, qui n’a observé les faits que dans les livres des autres, et qui a ajouté à l’observation des autres ses rêveries et ses pétards de tête à lui… Ce qu’il en est de l’homme en est aussi des langues dans son livre. C’est la même manière de procéder. Ce n’est pas la création de la langue qu’il y écrit, c’est la langue créée, et il affirme qu’elle s’est créée comme cela, sans autre preuve qu’une affirmation à l’appui. Il dit que les langues viennent de l’organisation dans tous les êtres. Mais c’est bientôt dit ! qu’en sait-il ?

Il répond à la question par la question. Quand Bonald, qui ne s’occupait pas de la langue des oiseaux pour expliquer la langue de l’homme, quand le grand Bonald, auprès duquel le gros Quinet paraît bien petit, discutait, comme il savait discuter, la création du langage de l’homme, et s’arrêtait à l’idée la plus simple, qui est aussi la plus profonde, que ce langage avait été révélé à l’homme par Dieu même, Bonald parlait bien de création, et non, comme Quinet, de chose créée. Mais Quinet n’est ni un théologien, ni un métaphysicien, ni un philosophe. C’est un raconteur, avec les à-peu-près de l’analogie. Des oiseaux et de leur pi-pi et de leur tui-tui (pardon, c’est textuel I), il va aux vers d’Homère et à la prose de Platon. Quinet est deux fois dans Molière. Je l’ai comparé à Sganarelle. Je peux le comparer encore à l’instituteur de M. Jourdain, qui démontre si somptueusement au bourgeois gentilhomme ce qu’il fait lorsqu’il dit : 0 ! Mais nous, nous ne voulons pas être des messieurs Jourdain, et nous nous mettons à rire ! Et c’est le seul petit instant que nous ayons pour rire dans cette lourde et fatigante lecture. Le rire y commence aux oiseaux. Il y est doctement parlé du rouge-gorge et de son tiritittit, de l’oiseau-mouche et de son screb, screb, du sansonnet et de son scr. scr, scr. Nous sommes donc en plein jourdanisme et en plein Molière, pour expliquer que notre fille n’est pas muette. Nous apprenons là que les oiseaux ont des instituteurs, des pédagogues, des Quinet. Barrington, de la Société royale de Londres, et vice-président encore (saluez, mandarins !), pensait, après y avoir beaucoup pensé, que le rossignol était le premier instituteur des oiseaux ; mais, autorité non moins imposante ! Quinet pense à son tour que ce n’est pas le rossignol, parce qu’il est le plus parfait et qu’il vient le dernier dans l’échelle, comme le curé à la procession, comme Quinet après Barrington…

V

Et je crois qu’en voilà assez… et que nous pouvons tourner l’énorme robinet de cette colossale fontaine des Innocents de la sottise et du pédantisme vide et vain ! C’est, en effet, le pédantisme qui est surtout insupportable en ce professeur » de vacuités scientifiques à qui Dieu, qui parfois s’amuse, fait porter si comiquement le nom d’Edgar ! Dans ce gros livre de grosseurs et de gibbosités intellectuelles, ce qu’il y a de plus gros et de plus gibbeux, c’est encore l’égoïsme tuméfié du pédant. À tout bout de champ Quinet trouve le moyen de se citer, de nous parler de ses autres ouvrages, pressentiments justifiés par celui-ci, éclairs dont voilà le foyer. J’ai dit que sa prétention actuelle était scientifique ; elle est mieux que cela, elle est prophétique. Ce Jocrisse sérieux vise à l’air inspiré : « Et vous, vertes forêts, — dit-il, — fougères primitives, cyades aux feuilles grêles, couvrez-moi de votre ombrage sacré jusqu’à ce que j’aie traversé cette partie de mon pèlerinage, la plus difficile, à travers les êtres qui ne sont plus !… » Eh bien, le voilà terminé, son pèlerinage ! Qu’il remercie les fougères et les cyades ! Elles ne lui ont pas servi à grand’chose.

C’est le foin qu’il devait invoquer…

Certes ! s’il n’y avait eu ici que ce même livre de la Création écrit par le premier venu, on n’en aurait pas parlé. On aurait fait comme ont fait ceux qui l’ont lu, et probablement sans l’achever. On n’en eût dit mot, car personne n’en a parlé ; et le livre coulerait en silence dans l’oubli… Mais il est signé du nom de Quinet, de ce nom qui, trente ans, a résonné comme le style creux de l’homme qui le porte, et pour la même raison… L’occasion était donc bonne d’en parler pour en finir avec ce nom d’une célébrité imméritée, pour crever enfin cette grosse caisse… La Création est un pauvre livre. Elle ressemble à celle des Indiens, qui mettent le monde sur un éléphant, l’éléphant sur un œuf, l’œuf sur rien. L’œuf de Quinet se casse dans le rien, et il n’y a pas de quoi faire une omelette ! Son ouvrage ne sera discuté par personne. En croyant avaler le globe, il n’a avalé, en définitive, qu’un dictionnaire, et il en a eu une indigestion.

Or, on ne discute pas une indigestion ; on l’essuie.