(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « III. Donoso Cortès »
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(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « III. Donoso Cortès »

III. Donoso Cortès3

I

Intellectuellement, c’est une frégate à la mer que la publication de ces œuvres de Donoso Cortès. Chargés de vérité et pour ainsi parler, pavoisés de couleurs d’un grand talent, dont le caractère est l’éclat, ces trois volumes, comme le vaisseau que montait l’aïeul de Cortès pour aller à la conquête d’un monde, s’en vont à la conquête des âmes, qui sont aussi des mondes et peut-être plus difficiles à conquérir… Quelle que soit leur destinée, c’est un service rendu à l’Église que d’avoir pensé à les traduire et à les publier dans cette langue française qui n’est pas seulement, comme on l’a dit, la langue de la diplomatie et de la philosophie, mais qui est plus qu’une autre la langue de la propagation et de la foi.

Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, est un des écrivains catholiques les plus éminents de ces dernières années. Il a laissé, presque dès son début, des traces trop vives et trop profondes dans l’opinion contemporaine, pour qu’on pût oublier de réunir les écrits dus à cette plume brillante que la mort a si tôt brisée, et qu’il eût brisée lui-même, s’il avait vécu davantage, tant elle satisfaisait peu son âme sainte ! D’un bien autre génie que Silvio Pellico, mais d’une humilité non moins touchante, le marquis de Valdegamas avait plus de confiance dans une dizaine de chapelet, dite d’un cœur fervent, que dans tous les étalages de la pensée. Et il avait raison ! Mais ses amis qui le publient aujourd’hui n’ont pas tort pourtant de le publier. Ils savent que Dieu, pour traverser les cœurs, met dans nos carquois toutes sortes de flèches, et que la flèche du Talent pénètre encore, après les plus perçantes, — celles de la Prière et de la Charité !

Du reste, catholiques avant tout, ils n’ont point publié les œuvres complètes du marquis de Valdegamas. Ils ont laissé la littérature de l’homme exclusivement littéraire (Donoso Cortès l’avait été un moment), et ils n’ont pris dans ses travaux que ce que le Catholicisme a animé de son inspiration toute-puissante. Ils se sont donc strictement renfermés dans l’œuvre catholique de Donoso, trouvant le reste de peu de signifiance, même pour sa gloire. En cela, ils ont sainement jugé.

Donoso Cortès, cet écrivain incontestablement supérieur par un talent qui touche au premier ordre, cet orateur qui a poussé ces deux ou trois discours dont l’air que nous avons autour de la tête vibre encore, l’illustre Donoso Cortès… disons-le brutalement, ne serait rien sans le catholicisme, et ce n’est pas certes pour l’abaisser que nous disons cela ! Resté l’homme des pensées du temps, il ne se serait jamais beaucoup élevé au-dessus de la fonction vulgaire d’un médiocre littérateur. Piètre destinée ! Mais avec le catholicisme, son génie a commencé dans son âme. C’est le catholicisme qui lui a créé une pensée. Il a reçu la langue de feu… Il ne l’avait pas !

II

Et la preuve, elle est ici, dans ces œuvres qui ne sont pas complètes, mais choisies. Trop facile à donner, si nous examinions l’intégralité des écrits de Donoso Cortès, cette preuve ne brille que mieux en ces œuvres partielles, réunies par ces deux sœurs pieuses, l’Admiration et l’Amitié. Les éditeurs de Donoso ont publié avec son ouvrage principal, l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, qui a fixé sa gloire et qui la gardera, beaucoup de discours, d’articles de journaux, de lettres datées de diverses époques, et il en est plusieurs de celle-là où comme tant de ses contemporains, Donoso Cortès, trop fort d’esprit pour n’avoir pas le respect du catholicisme, reculait encore devant la pratique, cet effroi des lâches, sans laquelle il est impossible au penseur le plus fort de se justifier tout son respect.

Eh bien ! quoique tous ces écrits portent à des degrés différents la marque de ce catholicisme qui finît par s’emparer complètement de Donoso Cortès, et le fît naître à force de le féconder, il saute aux yeux que les plus faibles catholiquement de ces écrits sont, au point de vue du talent seul, d’une faiblesse plus que relative… On voit clair comme le jour, à travers ces écrits, ce qu’aurait été toute sa vie Donoso Cortès, sans ce catholicisme maîtrisant et transfigurateur qui fut le ciel pour son talent. Il serait, sans nul doute, resté, en toutes choses, l’homme de l’incroyable jugement sur Talleyrand, de La France en 1842, et cet homme était un rhéteur ! Il n’y a qu’un rhéteur, en effet, et un rhéteur de la pire espèce, qui puisse comparer Napoléon et Talleyrand et mettre Talleyrand au-dessus de Napoléon !

Oui, cette tache de la rhétorique se serait étendue sur toute la pensée, et la taie eût bientôt couvert l’œil. Cet esprit, né brillant, n’aurait bientôt plus résisté à la tentation d’une seule antithèse. La solidité ne serait pas venue, ni la force simple, ni la sincérité. Le talent de nature aurait grandi, plus ou moins mensonge ou caresse, le talent de grâce n’aurait point paru. Nous aurions eu dans tout son développement le rhéteur qui est au fond, — tout au fond — du talent de Donoso Cortès, car il y est, le rhéteur, plus ou moins doué, plus ou moins puissant, ce n’est pas la question, — mais il y est ! Malgré la grâce du catholicisme, la Critique l’y voit encore sous cette grâce qui a tout dompté.

Donoso Cortès est du pays des grands rhéteurs, Sénèque, Lucain et Gongora. Il l’est aussi, même quand il croit et veut le moins l’être, même quand il insulte la beauté littéraire. « J’ai eu », dit-il dans une lettre à M. de Montalembert, « le fanatisme de l’expression, le fanatisme de la beauté dans les formes, et ce fanatisme est passé… Je dédaigne plutôt que je n’admire ce talent qui est plus une maladie de nerfs qu’un talent de l’esprit… », ce qui est assez insolent et assez faux, par parenthèse, et au moment même où il écrit cela, sans transition et comme pour se punir, il ajoute ce mot de rhéteur inconséquent, de rhéteur incorrigible, qui tout à coup reparaît « les formes d’une lettre ne sont ni littéraires ni belles », misérable axiome de rhétorique, non moins faux !

Et pourquoi ne seraient-elles pas belles ?… Mais laissons là ces dédains factices qui n’ont pas le droit d’exister. Le catholicisme, cette source sublime d’inspiration, a donné à Donoso Cortès une assez belle forme pour qu’il ne puisse la dédaigner sans affectation ou sans injustice, et il ne la lui a donnée qu’à la condition d’élever, d’épurer, de grandir toutes les forces de sa pensée, car la pensée et la forme ne se séparent pas. Elles sont congénères et consubstantielles. L’homme ne se dédouble pas. Il y périrait. Les rhéteurs seuls ont pu inventer cette platitude du vêtement et du corps, pour dire le style et la pensée. Mais où cela s’est-il vu ? Pour notre part, nous ne croyons pas plus à l’écrivain sans pensée qu’au penseur sans style… Kant lui-même a du style, quand, par rareté, il a raison.

III

Donoso Cortès, qui a toujours raison, quand il est entièrement catholique, est donc un grand écrivain dont la Critique est appelée, aujourd’hui qu’on publie ses œuvres, à dire les défauts et leur étendue, les qualités et leur limite. Son mérite le plus net, à nos yeux, le plus grand honneur de sa pensée, c’est d’avoir ajouté à une preuve infinie ; c’est, après tant de penseurs et d’apologistes, qui, depuis dix-huit cents ans, ont dévoilé tous les côtés de la vérité chrétienne, d’avoir montré, à son tour, dans cette vérité, des côtés que le monde ne voyait pas ; c’est, enfin, d’avoir, sur la Chute, sur le Mal, sur la Guerre, sur la Société domestique et politique, été nouveau après le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces imposants derniers venus ! La vérité a des fonds de sac étonnants et inépuisables. On croit que c’est la fin, et voilà que tout recommence, sans se répéter !

Ce que le comte de Maistre et le vicomte de Bonald firent contre les erreurs de leur temps, le marquis de Valdegamas l’a fait contre les erreurs du sien, et il l’a fait avec des qualités tout à la fois semblables aux leurs et différentes… L’un (le comte de Maistre) était un grand esprit intuitif, l’autre (le vicomte de Bonald) un grand esprit d’enchaînement. Donoso Cortès a bien parfois l’aperçu de Joseph de Maistre, mais cet aperçu n’arrive pas chez lui comme chez de Maistre, pareil à un trait de lumière qui part du fond de la pensée, au rayon visuel qui jaillit du centre de l’œil. C’est lui plutôt, Donoso, qui arrive à l’aperçu, comme à une lumière en dehors de sa pensée, et à force d’aller vers elle, de raisonnement en raisonnement.

On pourrait dire de Donoso Cortès qu’il a de l’aperçu par développement, tandis que pour de Maistre, l’aperçu point d’abord et le développement vient ensuite, s’il en est besoin. Pour cette raison même, Donoso Cortès a certainement autant de logique que de Bonald. Il y a plus : on peut affirmer que c’est la logique entre toutes les puissances de son esprit qui lui fait sa supériorité absolue. Il en a les formes rigides et souples, l’enthymème, l’énumération, le sorite. C’est toujours enfin de la pure logique qu’il tire, lorsqu’elle est belle, toute la beauté de sa pensée. Soit donc qu’il fasse acte d’écrivain à tête reposée ou d’orateur s’exprimant dans un parlement, Donoso Cortès est partout et surtout un formidable logicien, et tellement logicien, qu’il ne craint pas d’être scolastique par la forme, car il a assez d’expression à son service pour ne jamais paraître sec.

Il a, en effet, les dons du génie espagnol. Il en a la solennité, qui est l’emphase contenue. Il en a la pompe, l’harmonie, le nombre, la plénitude, la sonorité. C’est un large cours de pensées que ses pensées, enchaînées les unes aux autres comme les flots aux flots, mais auxquelles il faut de la place. Il faut à Donoso Cortès de l’espace pour rouler son fleuve ! Il n’a pas le monosyllabe, la paillette qui fait du fleuve un Pactole, la pointe acérée et étincelante, ce clou d’or, quand il n’est pas de diamant, qu’avait Joseph de Maistre, et qu’il fichait si bien, de sa main spirituelle, entre les blocs carrés et lisses de son style au ciment romain.

Le style d’un homme, lorsque cet homme n’est pas assez fort pour le faire avec sa seule manière de sentir, a ses origines. Pascal, par exemple, c’est Montaigne, plus la manière de sentir de Pascal, et cette manière, c’était l’épouvante, l’effarement, le cabrement devant l’abîme. L’origine du style de Donoso Cortès est saint Augustin dans ses Confessions. Saint Augustin l’attire par sa tendresse, la grande qualité de son esprit et de son âme. Il l’attire aussi par son défaut peut-être, car saint Augustin sous les magnificences de son génie, comme Donoso Cortès sous le sien, cache son atome de rhéteur.

IV

Tel nous trouvons en ces trois volumes le talent du marquis de Valdegamas. Plus oratoire que littéraire, Donoso Cortès a, même lorsqu’il s’efforce d’être didactique, comme dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, les aspirations, les apostrophes, le mouvement et le redoublement antithétique. Il a de l’orateur ; il doit avoir lu immensément les sermonnaires ; il a les grands mots oratoires qui une fois dits ne s’oublient plus. « Ou un seul homme, dit-il un jour, suffirait pour sauver la société ; cet homme n’existe pas, ou, s’il existe, Dieu dissout pour lui un peu de poison dans les airs ! » Un autre jour : « Dieu a fait la chair pour la pourriture, et le couteau pour la chair pourrie. » Et encore : « Où que l’homme porte ses pas, il la rencontre (la douleur), statue muette et en larmes, toujours devant lui ! » Rappelez-vous ce qu’il dit une fois de Sainte-Hélène : « Napoléon, le maître du monde, devait mourir séparé du monde par un fossé dans lequel coulerait l’Océan. » Il parle quelque part de je ne sais quelle doctrine indigne de la majesté de l’absurde.

Un peu plus, il serait déclamateur, mais il s’arrête à temps et le goût est sauvé. Du reste, rarement fin, et ceci l’honore…, la finesse de l’esprit n’est souvent qu’une ressource de sa lâcheté. Donoso est le courage même. Il a la foi de ce qu’il dit et il ne se baisserait pas d’une ligne pour ramasser tout un monde de popularité, si Dieu le mettait à ses pieds.

C’est le contraire d’un autre Éclatant, de Chateaubriand, sur lequel il l’emporte par la pureté, le calme et la beauté de l’âme, s’il ne l’emporte pas par la beauté de son génie. Il se soucie peu de la gloire. « Je ne veux pas que mon nom résonne, dit-il dans une de ses lettres ; je ne veux pas que les échos le répètent et qu’il retentisse sur les montagnes. Il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher mes adversaires de le prononcer, mais je suis résolu à empêcher mes amis de le faire, et c’est le but de cette lettre. »

Et lorsqu’il écrit cela, il est très vrai. Il est conséquent à ce qu’on trouve partout, à mainte page de ses œuvres : « L’idéal de la vie, dit-il, c’est la vie monastique. Ceux qui prient pour le monde font plus que ceux qui combattent. » Et en effet, lui, l’ambassadeur, qui n’a jamais fait comme Chateaubriand, ce fat d’affaires, ce porteur d’empire sur le bout du doigt, ennuyé à la mort, si on l’en croyait, et lassé de ce faucon qui pèse si peu au poing du génie, il allait, lorsque la tombe le prit, quitter simplement ses costumes de palais qu’il n’appelle nulle part des guenilles, et revêtir une soutane. Dieu ne le permit point ; il lui gardait un autre autel à desservir ; il l’appela et en fit son prêtre… pour l’éternité, dans les cieux !

V

Nous avons dit que l’ouvrage principal de Donoso Cortès, le seul qui lui gardera dans la Postérité cette gloire à laquelle il ne tint point durant sa vie, était son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, et c’est même le seul ouvrage régulièrement composé qu’il ait laissé parmi ses œuvres. Turbulences dans un temps turbulent, cris éloquents poussés sous la pression des circonstances, les autres écrits de Donoso Cortès, discours, articles de journaux ou lettres, ne sont pas des livres, à proprement parler, et dont la Critique puisse donner l’anatomie.

On les lira encore quelque temps, puis ils tomberont des mains, ne laissant dans les esprits d’autre impression que l’impression du bruit qu’ils firent, et ce sera bientôt effacé ! Les journalistes et les orateurs sont plus mortels que les autres hommes. Ils se résolvent mieux et plus vite en poussière. Voix de la bouche, voix de la plume, qui se sont fiées à l’air, à cette petite bouffée de vent dans laquelle elles ont parlé : le vent ne les trahit pas et il les emporte !

Quoiqu’il ait eu, comme orateur, ses deux à trois moments sublimes, Donoso Cortès, ni dans le journal ni à la tribune, n’a été un de ces voyants à distance, qu’on nous passe le mot, un de ces prophètes de longueur qu’il faut forcément être, si, comme orateur ou comme journaliste, on a la prétention, que je trouve un peu forte, de ne pas mourir.

Dans ses Lettres sur la France en 1851, il parcourt, jour par jour, le cercle que toutes les intelligences de ce temps, quand elles n’étaient pas folles, ont pu parcourir, mais je ne vois rien là de prédominant et de supérieur.

Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n’ont pas l’immobilité de celles de l’aigle… Lorsqu’ailleurs, je crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l’Europe enveloppée (et qui l’est… peut-être), il se mêle de découper de petites prophéties spéciales, il ne réussit pas. Il manque son coup… « Si la Russie, dit-il, entre en Allemagne, il n’y a plus qu’à accepter, en y ajoutant, le mot de Napoléon : l’Europe sera républicaine ou cosaque… si elle n’est catholique », et pourtant rien de tout cela n’est arrivé. La peur comme l’espoir voit plus grand que nature.

Le vieux monde s’est rassis sur ses vieux fondements, et ç’a été tout. Évidemment la gloire vraie de Donoso Cortès n’est point dans des perspicacités de cet ordre. Elle est ailleurs, et c’est dans son Essai sur le catholicisme qu’il faut la chercher.

Elle est aussi dans cette philosophie de l’histoire qu’on trouve dès 1849 dans la lettre, datée de Berlin, à M. de Montalembert, et qui est d’ailleurs la vue génératrice de toutes les vérités de l’Essai, lesquelles sont nombreuses. Cette vue exprimée et développée déjà par Donoso Cortès, et qu’il démontre, à savoir : le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine, n’avait jamais été formulée avec cette plénitude et cette vigueur. C’est dans la radieuse clarté de cette vue complète que Donoso écrivit l’Essai, qui est tout ensemble la plus profonde apologie du dogme catholique et une attaque contre les doctrines contemporaines dont le but est d’abattre ce dogme et de le ruiner.

Pour Donoso Cortès comme pour M. Blanc-Saint-Bonnet (une autre gloire catholique qui se fait présentement devant Dieu et qui, un jour, saisira l’attention des hommes), la théologie est la seule science qui explique l’histoire, qui la prépare et puisse la gouverner, et il le prouva en en appliquant les notions à tous les problèmes soulevés dans son livre. Là il déposa tout son effort, toute sa force et sa vie presque. Il mourut, en effet, quelque temps après qu’il eut fini ce livre qu’on mettra désormais entre les Soirées de Saint-Pétersbourg et les Recherches philosophiques de l’auteur de la Législation primitive — à côté, mais un peu au-dessous des Soirées ; à côté des Recherches, mais aussi un peu au-dessus.

Avec son seul livre de l’Essai, le marquis de Valdegamas s’est placé entre le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, qu’on pourrait presque appeler les Pères laïques de l’Église romaine. On s’en souvient : ils avaient, au dix-huitième siècle, mis partout leurs trois dieux, Voltaire, Rousseau et Franklin, qu’ils appelaient le Flambeau de l’humanité dans le style du temps, sérieux et comique, déclamatoire et plat.

Nous, catholiques du dix-neuvième siècle, nous n’avions à opposer aux trois colosses de la philosophie que deux hommes de hauteur qui en valaient bien trois, il est vrai, de Maistre et de Bonald, mais il nous manquait le troisième. À présent nous l’avons, et ce sera Donoso Cortès.

Dans cette réplique d’un siècle à un autre par ses plus grands hommes, le comte de Maistre, avec son esprit merveilleux, si aristocratique, si français, et ce don de plaisanterie charmante, qui était comme la fleur de son profond génie, le comte de Maistre tient naturellement la place de Voltaire, et c’est bien le Voltaire du catholicisme, en effet ! Bonald, qui en est le Montesquieu, Bonald, éloquent à force de dialectique, s’y oppose vivement à Rousseau, et, chose singulière et piquante ! Donoso Cortès, du pays du Cid et de sainte Thérèse, Donoso Cortès qui a mis toutes les sciences de la terre aux pieds de la théologie, y fait vis-à-vis et contraste au naturaliste Franklin !

VI

Les œuvres choisies de Donoso Cortès sont précédées d’une introduction de M. Louis Veuillot qui, comme il nous l’apprend, fut l’ami du marquis de Valdegamas. Cette introduction est de la placidité pleine de force qu’ont les chrétiens, quand ils regardent deux choses tristes, — le monde et un tombeau. Elle n’a point de chétive petite mélancolie.

Le monde ne sut point assez ce que valait Donoso Cortès, et M. Veuillot l’a dit tranquillement, sans rien surfaire. Au premier rang de ce monde par les titres et les relations, Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, n’y exerça pas toute l’influence à laquelle, de talent et d’âme, il avait droit, et la faute en fut justement au monde de ce temps, haïsseur de toute vigueur et de toute vérité complète ! Il fallait à un homme comme Donoso Cortès l’époque de Ximenès, et Ximenès même pour ministre. Il ne l’eut point, et comme tant d’autres, il vint trop tard : mais n’admirez-vous pas cette louange amère ? Le plus grand honneur qu’on puisse faire aux hommes du dix-neuvième siècle, c’est de supposer qu’ils n’en sont pas !