Le roi René
Lecoy de la Marche. Le Roi René.
I
Je ne sache rien de plus intéressant, de plus animant pour la Critique que les inconnus. Ceux que l’on connaît, bien souvent on les connaît trop, et les inconnus, on va peut-être gagner à les connaître ! En voici un, de ces inconnus ; du moins, il l’est pour moi. C’est Lecoy de la Marche, l’auteur de cette nouvelle Histoire du Roi René 26, — car elles ont plu, depuis quelque temps, les histoires sur le roi René ! Nous avons eu celle de Villeneuve-Bargemont, celle de Quatrebarbes, celle de Vallet de Viriville, toutes insuffisantes, nous dit Lecoy de la Marche, du haut de la sienne et du fond de sa modestie…
Quant à moi, je ne connais rien de Lecoy de la Marche. J’ignore ce qu’il est, et d’où il sort, et ce qu’il a fait, s’il a déjà fait quelque chose. Je ne connais que son livre, qui m’a attiré par l’obscurité de son auteur. Et que Lecoy de la Marche ne voie pas dans ce que je dis là rien de plus que ce que j’y mets. Ce n’est pas pour moi une mauvaise note, d’être obscur. Par ce temps de ruée vers une publicité insolente, il y a quelque chose de virginal dans l’obscurité que je ne puis m’empêcher d’aimer, et quelque chose aussi toujours d’un peu prostitué dans la gloire, qui me la gâte et me pousse à la mépriser. Lecoy de la Marche, qui a l’une encore, aura-t-il l’autre un jour ? Est-ce un écrivain qui doive, dans un temps éloigné ou prochain, faire autorité en histoire ?… Rappelez-vous cet Urbain Legeay, qui, d’un revers de plume, — mais d’une plume aiguisée pendant trente ans, — décapita, dans sa forte Histoire de Louis XI, tous les historiens qui avaient parlé de ce grand roi, plus grand qu’aucun d’eux ne l’avait dit… Il pouvait les remplacer tous ! Lui seul, en effet, cet Urbain Legeay, — un obscur toute sa vie, mais qui est sorti, après sa mort, de son obscurité, pour entrer dans la lumière de son livre, — lui seul a enfin mis la dernière main à la notion intégrale de Louis XI, de ce roi immense, calomnié, rapetissé et caricaturé par de sottes histoires. Lecoy de la Marche, qui a écrit l’histoire de René d’Anjou, un contemporain de Louis XI, et qui n’est pas plus content des histoires qui ont précédé son histoire que Legeay des histoires qui avaient précédé la sienne, nous donne-t-il à son tour cette chose plus rare qu’une histoire de plus et que Legeay nous a donnée ?… Nous donne-t-il un historien ?…
Il est vrai que le roi René pèse un peu moins que le roi Louis XI dans la balance de ceux qui sont de poignet à peser les hommes de l’Histoire. Le roi René, auquel n’ont manqué non plus ni la calomnie ni la caricature, n’a point l’importance majeure et absolue de l’homme qui a fait la monarchie française commencée par le doux saint Louis et achevée par le terrible Richelieu. Mais l’histoire ne se bâtit pas seulement à coups de grands hommes, et, quand ils ont agi, il y a encore de l’histoire d’à côté… Le roi René est de cette histoire à côté. Ce n’est point ce qu’on peut appeler un grand homme, mais c’est une belle et noble figure féodale, à laquelle Lecoy de la Marche a essayé de restituer des traits légèrement et cruellement méconnus. C’est un de ces infortunés historiques plus hauts que leur destin, et qui sont malheureux jusque dans la mémoire qu’on en garde. On l’a enterré sous deux mots, qui cachent tout ce qu’il fut comme une épitaphe. On l’appela le bon Roi René, et il n’est plus pour la postérité que le bon Roi René… C’est comme dans la comédie. L’Histoire est souvent une amère comédie !
Et dans une embrassade on leur a, pour conclure,Fait vite envelopper toute la procédure !
L’embrassade, c’est cette appellation sentimentale du « bon Roi René », et la procédure, c’est son histoire, étouffée sous ces deux mots d’où Lecoy de la Marche la tire pour nous la dérouler.
II
Augustin Thierry l’avait oubliée. Elle lui revenait de droit. Lui qui, dit-on, préférait systématiquement les vaincus aux vainqueurs dans l’Histoire, il devait écrire cette vie de René d’Anjou. Où aurait-il jamais rencontré un homme plus complètement vaincu que ce René, qui méritait tous les bonheurs et toutes les victoires, et qui est un exemple de cette fatalité incompréhensible, trop cachée dans les profondeurs de la Providence pour que nous puissions la découvrir. Est-ce ce caractère de malheur complet et immérité qui a déterminé Lecoy à écrire cette vie, qui n’est pas, après tout, un de ces grands sujets tentants pour un historien moderne, s’il n’a pas, comme Thierry, l’imagination sentimentale et mélancolique… Certes ! René d’Anjou n’est pas Childebrand, et Lecoy de la Marche n’est pas ignorant comme le poète dont Boileau se moque ; mais, franchement, on ne voit pas très bien pourquoi, si on n’écrit pas une histoire générale de France où le roi René tient naturellement sa place, on a détaché de cette histoire et pris à part, comme un homme assez grand pour se présenter seul, ce roi qui se fond dans les événements de son siècle, — qui n’a pas dévoré son règne d’un moment, comme dit Corneille, mais que son règne d’un moment, si cela peut s’appeler un règne, a dévoré ! Le nouvel historien du roi René n’est pas une de ces imaginations romanesques et passionnées qu’on rencontre parfois en histoire, et qui y jettent un éclat soudain. Ce n’est pas un de ces ardents épouseurs du passé qui aiment et défendent les causes perdues, et le pauvre René d’Anjou a perdu toutes les siennes ! Si le style est l’homme, Lecoy de la Marche doit être un grisailleur de cette école historique rationaliste et ratiocinante, doctrinaire et morne, dont le fondateur fut Guizot. Le hasard seul d’une trouvaille de bibliothèque, le bonheur de quelque carton à renseignements découvert, a pu lui faire mettre la main précisément sur ce sujet d’étude, si éloigné des préoccupations de ce temps, et travaillé, du reste, je le reconnais, avec une conscience qui devrait être du talent, pour sa peine, mais qui malheureusement ne l’est pas toujours…
L’auteur de cette récente histoire du roi René l’a proprement nettoyée de tous les récits légendaires qui l’obstruaient, car la Légende s’était enroulée comme une liane autour de ce vieux chêne qu’elle avait fini par cacher. Mais une conscience, même doublée de science, ne suffisait pas pour écrire l’histoire de cet homme, qui fut un si beau et si héroïque jeune homme, de ce brillant roi de batailles et de pas d’armes qui avait du François Ier avant François Ier, et dont l’Histoire, qui l’a trop bonhomisé, ne se souvient que comme d’un « roi d’intérieur » et d’un vieillard occupé de frivolités littéraires et de bric-à-brac artistique. Ce qui est, selon moi, le dernier coup que la destinée, qui a souvent le pied de l’âne, ait appliqué à ce lion, non pas mourant, mais mort… En vérité, pour nous ressusciter cet éclat et nous apitoyer à distance sur cette misère, il faudrait le génie de Chateaubriand !
III
Le René d’Anjou qui est maintenant, grâce au cliché de l’histoire, « le bon Roi René », comme on dirait « le bon vieux roi Nestor », quoiqu’il ait eu une jeunesse d’Achille, s’appelait simplement, dans cette prime jeunesse, Monsieur René. Il était le dernier descendant de la grande maison d’Anjou dont le chef fut Charles d’Anjou, frère de saint Louis, qui trempa sa pourpre royale dans le sang du jeune Conradin… Ce sang versé devait peut-être mordre comme un acide mortel dans cette pourpre, et dessécher le pied de cette race qu’il avait arrosé. L’inexplicable malheur de René, innocent comme toutes les victimes expiatoires, s’expliquerait alors. Il serait le paiement de l’innocence et du droit immolés dans la personne de Conradin. Duc de Bar et de Lorraine par héritage, René d’Anjou, qui ne mit jamais qu’un fantôme de couronne sur son casque, fut roi de Sicile et de Jérusalem ; mais, roi de Sicile titulaire, il n’y régna réellement que le temps qu’il y combattit, et ce nom de Jérusalem, qui sonnait encore si haut de son temps, ne fut autour de lui que le vain bruit d’un clairon qui, hélas ! ne sonnait plus la charge ! Opprimé par le poids de ces deux royaumes, René d’Anjou, un des puissants féodaux d’une époque où la France, dont son État faisait féodalement partie, était déchirée par les Anglais, René d’Anjou était le fils d’Yolande d’Aragon, une grande femme d’un temps où les femmes furent plus grandes que les hommes, et qui, presque Blanche de Castille par le caractère et par la sagesse, l’avait élevé presque comme saint Louis. En effet, de bonne heure, René rappela saint Louis. Sans l’égaler jamais, il est vrai, cet être incomparable dans l’histoire, il le rappela par sa chevaleresque bravoure, sa piété et son courage dans la captivité ; car, victime d’un sort incroyable, René d’Anjou a commencé sa jeunesse et son règne par la captivité ! Vaincu dans la « piteuse et douloureuse journée de « Bulgnéville », où s’agitait, sous la lutte des intérêts féodaux, la grande question de domination posée entre la France et l’Angleterre, ayant à cette bataille combattu le dernier avec cette furie qui était le caractère de sa bravoure, blessé à trois places et au visage, il fut obligé de se rendre au duc de Bourgogne et emmené prisonnier à Dijon. Le duc de Bourgogne, c’était alors Philippe le Bon, comme dit l’histoire avec une profonde duperie ou une ironie plus profonde (on ne sait pas lequel des deux), et il usa, cet excellent duc, de sa victoire, avec la cruauté insolente et rapace d’un Bon de son espèce… Élargi un moment, au prix de ses deux enfants laissés comme otages, mais se souvenant, dit son historien, qu’il était le petit-fils du roi Jean, et revenu bientôt se remettre dans les dures mains de son vainqueur, René d’Anjou, au moment même où la France se réconciliait avec la Bourgogne et allait jeter à la porte l’Anglais, fut abandonné tout à coup par Charles VII, pour lequel il avait combattu. Odieux abandon qui n’étonne pas, du reste, de la part du monstrueux ingrat qui avait laissé si lâchement brûler la Pucelle.
Ainsi, la défaite, la captivité et la trahison, voilà les auspices sous lesquels s’ouvrit et s’inaugura le règne de ce roi René, qui semblait né et élevé pour la gloire, et qui n’a pas même la gloire du malheur. Et, en effet, malgré les plus brillants mérites, malgré des vertus et des capacités de souverain que n’eurent pas toujours des souverains plus grands ou plus heureux que lui, l’infortune agitée, mais permanente, de René, a l’humiliation d’être plus un guignon qu’un malheur illustre. Le malheur, pour lui, se ravale jusqu’au guignon ! Cette bataille de Bulgnéville, par laquelle il débute dans la mauvaise chance, ne lui renvoie pas sur le front la lueur immortelle et tragique d’un Crécy ou d’un Azincourt ! Elle n’est pas de la grande Histoire. Elle est restée obscure, cette bataille, et il faut aller la chercher au fond de quelque chronique oubliée, lorraine ou bourguignonne, pour la retrouver ! Et c’est ainsi qu’il en fut toujours pour ce malheureux roi René. Il sortit de prison à la fin. L’honneur chevaleresque, encore la religion de ce temps et qui passait alors avant l’intérêt matériel des patries, s’était indigné, et la chrétienté tout entière, qui était l’opinion, avait poussé un terrible cri. René sortit de prison, mais ruiné par l’écrasante rançon qu’il fallut payer à Philippe le Bon (toujours la comédie dans l’histoire !) :
Monsieur Lebon ? — Monsieur ! Vous êtes un fripon !
« Pour un prince déjà pauvre, — dit Lecoy de la Marche, — ayant une expédition maritime, des luttes à soutenir en Italie, et des charges de toute espèce, c’était là un véritable désastre, et jamais sa position financière ne devait s’en relever. »
Et, de fait, elle ne s’en releva pas, et jusqu’à l’heure où elles lui tombèrent du front, il resta embarrassé et empêtré dans ses couronnes, ce Roi qui finit par les perdre, et par les perdre avec tout ce qu’il fallait pour les conserver !
Et il le prouva bien, en Italie, dans les expéditions qu’il y fit. Il y montra, pour ne pas réussir, ce que Henri IV a plus tard montré dans son royaume de France quand il eut à le conquérir sur ses sujets. Henri IV est resté dans l’histoire le « bon Roi Henri », comme René d’Anjou « le bon Roi René », mais avec cette différence que Henri IV ne tient pas tout entier dans ces deux mots, et qu’on en dit encore autre chose. René d’Anjou fut autre chose aussi, mais cela ne lui a servi à rien. Il fut tour à tour, ou tout à la fois, en Italie, un homme de guerre, de politique, d’administration. Ses campagnes méritent d’être admirées. Cet homme, qu’on a peint comme un vieux troubadour et qui faisait des chansons comme Henri IV, inventait des canons que Henri IV n’aurait pas inventés, se contentant, lui, de les employer ! Adoré de son peuple, comme Henri IV, il avait de plus que Henri IV, pour s’aider à reprendre le royaume qui était à lui et que lui disputait le roi d’Aragon, un fils de la plus glorieuse capacité militaire, Jean de Calabre, qui mourut subitement avant que la besogne paternelle fût terminée. Il avait même une femme courageuse, habile et charmante, qu’il envoya comme régente en son royaume de Sicile et qui le lui tint dans sa main jusqu’au moment où la sienne, à laquelle il échappa, vint la remplacer. C’était Isabelle de Lorraine, qui, par ses qualités, put lui rappeler sa mère, la grande Yolande d’Aragon. Bonheur pour un autre, que de telles femmes autour de soi, mais pour lui cela tournait au malheur encore. Entre elles deux, il paraît plus petit.
IV
Il ne l’était point cependant…
C’était un homme, et il avait taille d’homme. Mais la grandeur d’un homme doit être double de celle d’une femme pour que cette grandeur paraisse égale… Les femmes sont toujours très exceptionnellement grandes quand elles le sont seulement un peu. Ce n’est pas leur métier d’être grandes, fortes, intrépides et sages, — au-dessus de leur sexe enfin. Leurs têtes, à elles, n’ont pas été fabriquées pour être des têtes de gouvernement. Dieu ne leur a pas donné pour consigne de faire le ménage des peuples, mais le leur. Et quand, par rareté, une d’elles a surgi dans l’histoire, c’est toujours à meilleur marché qu’un homme et, pour cette raison, ses qualités y saillent davantage. Le roi René, je l’ai dit déjà, appartient à un temps où les femmes furent plus grandes que les hommes. Je ne parle pas de la surnaturelle Jeanne d’Arc, qui n’est pas une femme, mais un Séraphin armé de l’épée du Seigneur. Mais Yolande d’Aragon, Isabelle de Lorraine, Marie d’Anjou, la femme de Charles VII, furent des reines dans toute la majesté morale de ce mot ; et la mystérieuse puissance qui mène le monde voulut qu’elles fussent, toutes les trois, de la famille même de René, pour qu’il fût, lui, victime de sa race autant que des événements de sa vie et des souvenirs de l’histoire. Il devait être victime en tout. C’était trop que Louis XI — un grand homme absolu — pour noyer dans l’éclat de sa personnalité la personne de René d’Anjou. Il n’en fallait pas tant. Des femmes suffisaient. Il ne fut besoin pour l’éclipser que des femmes de sa propre maison. Sa mère, sa femme et sa sœur firent ombre de leurs facultés sur les siennes. Mais sa fille, Marguerite d’Anjou, les effaça, sous le voisinage écrasant de son caractère, de sa gloire orageuse, du pathétique de ses malheurs. Marguerite d’Anjou, l’héroïne de la guerre des Roses, — de la Rose pâle et de la Rose sanglante, — cette détrônée destinée à devenir un type de Shakespeare, fut la parricide involontaire et innocente de la gloire de son père. Elle emporta tout de l’intérêt qu’il aurait dû inspirer, dans l’immense intérêt qu’elle inspira, et le plus grand titre à la renommée de ce malheureux roi, qui était pourtant quelqu’un par lui-même, est peut-être d’avoir eu pour fille cette femme-là !
Sort unique ! Pas une faute ! Nul profit ! L’histoire même fut, à ce René d’Anjou, plus dure que la vie… Dans sa vie et dans la vie de son temps, il eut au moins la place de son action. Il ne fut pas rien. On le compta. Il fut pour beaucoup dans les conseils de Charles VII et dans ses réformes militaires. Il recouvra le Maine (en 1448) après vingt-quatre ans d’occupation par les Anglais. Il se montra deux ans en Provence très administrateur et très roi. Chose singulière ! placé par ses relations de famille et ses alliances au confluent de tous les héritages, quand il perd un royaume (la Sicile), il en gagne un autre (l’Aragon), et les peuples semblent enchantés de lui échoir ; mais cela ne l’avance guères. Tous ces bonheurs, qui ressemblent à des moqueries du hasard, tous ces royaumes que Dieu lui jette dans les jambes et qui finissent par le faire tomber, ne mettent en lumière que son impuissance à les garder. Ses rapports avec Louis XI furent très bons, et il eut l’estime de cet homme sans enthousiasme, dont la tête supérieure ne pouvait pas incliner beaucoup au respect. Louis XI lui donna la haute main dans sa guerre de Bretagne ; le défiant se confia, et le loyal René le méritait. Il couvrit parfois de sa parole la magnifique politique du grand homme profond qui était en train de faire une France monarchique avec les pièces et les morceaux de la féodalité. Laborieux, appliqué, épris de justice, il avait encore les côtés extérieurs des rois, faits non seulement pour régner, mais pour rayonner. Il était beau, il avait, comme François Ier, la grâce chevaleresque de la personne. Il était comme lui également de tournoi et de bataille, et il eut aussi son camp du drap d’or, ce François Ier anticipé, dans les fêtes splendides qu’il donna à Nancy à toute la chevalerie chrétienne. Jamais ses revers ne le dégoûtèrent de ses fonctions de roi. Après avoir perdu la Sicile et manqué l’Aragon, il se rabattit sur ses duchés et il y montra toujours le roi sous le duc. De bouillant devenu pacifique, il rapporta, comme une consolation, de ses guerres de Sicile, un goût plus vif pour les lettres et les arts qu’il avait cultivés toute sa vie, au milieu de la politique et des armes. L’Italie souffla le parfum de ses roses de Pæstum dans les cheveux blanchis qui avaient été une crinière de lion, et c’est même la seule chose dont l’injuste Histoire se soit bien souvenue. Seulement, le Roi René est trop exclusivement pour elle un bon vieux poète baguenaudant avec toutes les curiosités artistiques de son temps, s’endormant dans le radotage d’une petite Capoue littéraire. Et, non contente de le peindre ainsi, jusque par la main soi-disant historique du romancier Walter Scott, le bric-à-brackiste d’Abbotsford, qui avait les mêmes manies que le Roi René, elle a fini par l’accuser d’avoir abandonné, pour muser dans quelque Musée, le soin de ses états, même contre une rente viagère !… Pouvait-elle plus le déshonorer ?…
V
Eh bien, c’est contre ce malheur si cruellement immérité et tenace, c’est contre cette malchance plus forte que tout, plus forte que la bravoure, la loyauté, la vertu, la beauté, l’agrément, la gloire, c’est contre cette affreuse injustice de l’Histoire, achevant celle du sort, que Lecoy a voulu protester. Mais s’il ne manque ni de droiture ni de renseignement, Lecoy de la Marche, il manque d’émotion, et c’est de l’émotion qu’il fallait pour écrire l’histoire du roi René, — et venger ce preux dont on a presque fait un pleutre ! Il en fallait pour l’ôter de dessous cette épitaphe et cette épithète du « bon Roi René », sous lesquelles il gît… L’initiative d’un tel effort n’appartient pas à Lecoy de la Marche. J’ai désigné plus haut les livres publiés sur le roi René, auquel on revient par la pente du bibelot, de la vignette, du manuscrit illustré, de la peinture et des œuvres poétiques, ce qui, du reste, est bien la pente d’un temps d’art prétentieux, de trissotinisme et d’amusettes littéraires comme le nôtre. Mais Lecoy de la Marche a été plus mâle. Il a vu surtout dans René l’homme politique, le guerrier et le roi. Il a laissé là le vieux bonhomme et le vieux troubadour. Seulement, il n’a point assez insisté, selon moi, sur le contraste du malheur et du mérite de René d’Anjou, qui donne à cette figure d’histoire une originalité si mélancolique. L’historien a pourtant été frappé de ce qui me frappe, mais ce qui est frappé ne vibre pas toujours. Lecoy de la Marche, il faut bien le dire, n’a rien de vibrant. Son livre est très travaillé ; il est très pétri, mais il reste pâteux. La vie, le ressort, l’intensité, la suggestivité surtout, si importante, si nécessaire en histoire, il ne les a point. Il n’aperçoit rien qui n’ait été déjà vu, et ce qui a mérité le nom d’aperçu dans d’autres histoires, il ne le voit même pas… Ainsi, il n’a pas l’air de se douter de la grandeur de Louis XI, aperçue dernièrement par Urbain Legeay. Il l’appelle l’antipode de René, ce qui est une impertinence pour tous les deux, et il l’accuse de duplicité, ce qui est la rocambole de la niaiserie. Lecoy de la Marche, dont je ne sais rien que le livre, serait-il de l’École des Chartes ?… Il a la tournure compacte de ceux qui sortent de cette école et qui peuvent y rentrer. Il serait estimé peut-être de feu Guizot et de la Revue des Deux Mondes, où sa place est probablement marquée.
Mais l’estime de la Revue des Deux Mondes ! J’aimerais mieux son mépris.