Chapitre IV
La folie et les lésions du cerveau
Dans les sciences physiques et chimiques, lorsque l’on veut connaître les conditions qui déterminent la production des phénomènes, on fait ce que l’on appelle des expériences : on supprime telle ou telle circonstance, on en introduit de nouvelles, on les varie, on les renverse, et, par toute sorte de comparaisons, on cherche à découvrir des effets constants liés à des causes constantes. Il est très difficile d’appliquer une telle méthode à la question qui nous occupe, au moins dans l’humanité ; on ne peut à volonté, si ce n’est dans des cas très rares et avec quelques périls, jouer avec l’intelligence humaine, comme avec des vapeurs ou des gaz32 ; mais, hélas ! la nature se substituant à l’art, fait en quelque sorte à notre place de tristes expériences, lorsque, sous l’influence des causes les plus diverses, elle trouble, elle bouleverse, elle anéantit chez l’homme le sentiment et la raison. C’est ce qui a lieu dans ce cruel et mystérieux phénomène que l’on appelle la folie, ce désordre si étrange que quelques médecins mystiques ont voulu y voir une expiation et un châtiment de nos péchés et de nos passions33. Il semble qu’une si triste expérience devrait avoir au moins l’avantage de jeter quelque lumière sur le problème que nous étudions, car si l’on découvrait dans quelles conditions se trouve le cerveau lorsque la pensée s’égare, on pourrait induire de là, par opposition, les conditions normales de l’exercice de la pensée. La folie par malheur, bien loin d’éclaircir ce mystère, y introduit des obscurités nouvelles et plus profondes encore.
C’est d’abord un fait reconnu par les médecins les plus judicieux et les plus éclairés que l’anatomie pathologique, dans les maladies cérébrales, est pleine de pièges, de mystères, de contradictions. « On peut poser en principe, dit M. Jules Falret qui dans la médecine mentale soutient dignement le nom paternel, que les lésions les plus légères des membranes ou de la surface du cerveau sont accompagnées des troubles les plus marqués des fonctions intellectuelles, motrices et sensitives, tandis que les lésions les plus considérables peuvent exister pendant de longues années dans l’encéphale sans déterminer de perturbation notable des fonctions cérébrales, quelquefois même sans donner lieu à aucun symptôme appréciable… Comment comprendre en outre l’intermittence fréquente des symptômes coïncidant avec la constance des lésions34 ? »
Si tels sont les résultats de la pathologie cérébrale en général, quels sont ceux de la pathologie mentale en particulier ? Consultons l’une des plus grandes autorités de notre époque dans ce genre de recherches, Esquirol ; il nous apprendra : 1° qu’il faut bien distinguer la folie de toutes les affections nerveuses qui la compliquent et qui la masquent (paralysie, convulsions, épilepsie) ; — 2° que les lésions organiques de l’encéphale et de ses enveloppes ne sont en général observées que dans les cas de complication ; — 3° que toutes les lésions observées chez les aliénés se retrouvent souvent dans les cadavres d’individus qui n’avaient point perdu l’usage de la raison ; — 4° que dans un grand nombre de cas, le cerveau des aliénés ne présente aucune altération appréciable, quoique la folie ait duré un grand nombre d’années. Comment expliquer, ajoute-t-il, les guérisons subites et instantanées de la folie, si elle se rattache toujours à quelque lésion ? Une lésion ne se guérit pas instantanément35. Un autre médecin célèbre, Georget, quoique très organicien, confirme l’opinion d’Esquirol ; il insiste sur ce point important, que les altérations ne se rencontrent que dans des folies déjà anciennes, et que, lorsque les aliénés succombent promptement, les organes intellectuels ne présentent rien de bien remarquable et qui ne puisse se retrouver également chez les hommes de l’esprit le plus sain36. Pinel, dans son Traité de la manie, s’exprime de la même manière37.
Parmi les médecins qui ont étudié plus récemment les maladies mentales, MM. Lélut38 et Leuret se sont surtout signalés par leur lutte contre l’organicisme exclusif qui veut toujours rattacher la folie à quelque lésion visible et palpable du cerveau. Le premier nous dit que, sur vingt cas de manie aiguë observés par lui, il en a trouvé dix-sept au moins n’offrant aucune altération appréciable. Dans la manie chronique, il a fait la même observation pour la moitié des cas. Quant à M. Leuret, on peut lire dans son ouvrage sur le Traitement moral de la folie la critique vraiment scientifique à laquelle il soumet tous les résultats pathologiques donnés par la science. La conclusion de cette critique, conforme à l’opinion d’Esquirol et de Georget, c’est que les altérations des organes cérébraux ne se rencontrent que dans les cas où la folie est compliquée de troubles dans les mouvements et dans la sensibilité, mais qu’on ne les trouve pas dans les cas de folie simple, c’est-à-dire de trouble intellectuel non compliqué.
A ces assertions, peut-être excessives, de M. Leuret, on a objecté l’insuffisance de nos moyens d’investigation. Il peut y avoir en effet des lésions qui échappent à nos sens ; nier tout ce qui ne se voit pas serait d’un esprit bien peu scientifique. Telle était l’objection du savant et consciencieux M. Ferrus. M. Leuret répondait à cette objection avec beaucoup de bon sens. « Sans doute, disait-il, quand je ne vois aucune altération, je dois m’abstenir de conclure qu’il n’y en a pas ; mais, avec la même circonspection, je me garderai bien de conclure qu’il y en ait une. Lorsque le cerveau d’un aliéné me paraît sain, je n’affirme pas avec M. Ferrus que ce cerveau soit malade ; je reste dans le doute jusqu’à ce que la vérité me soit démontrée. Et si les cas où le cerveau me paraît sain sont précisément ceux où il y a eu un délire sans complication de symptômes physiques, un délire de l’intelligence et des passions, si les cas où le cerveau est altéré sont ceux où il y a eu paralysie, agitation, torpeur, insomnie, j’attribue ces différents accidents à la lésion du cerveau, et la cause de l’aberration mentale me reste encore inexpliquée. »
Non-seulement on ne rencontre pas toujours d’altérations organiques dans la folie, mais les altérations que l’on rencontre ne sont pas toujours les mêmes. Selon les uns, la lésion a lieu surtout dans les viscères ; aussi, selon quelques médecins allemands, la folie est-elle une affection viscérale, une irradiation morbide qui se transmet des viscères au système cérébral : telle est l’opinion de Nasse, Jacobi, Flemming. Selon d’autres, les altérations sont cérébrales, mais de toute sorte de nature. Les uns rapportent la maladie à une hypérémie ou à une hypertrophie du cerveau, les autres à une atrophie de cet organe, les autres à un œdème ; tantôt on invoque l’altération de densité, tantôt le changement de coloration. N’est-il pas étrange cependant que des phénomènes de nature si diverse soient employés à expliquer un même fait ? Aurait-on par hasard constaté quelques rapports constants entre telle altération et telle espèce de folie ? Nullement, ou du moins on ne l’a fait que pour un seul cas, le cas de la paralysie générale compliquée de folie, et ordinairement de folie ambitieuse. On aurait constaté alors un symptôme constant, à savoir l’adhésion des méninges ou membranes enveloppantes du cerveau aux circonvolutions cérébrales ; mais M. Leuret fait observer avec raison que dans ce cas, la folie étant compliquée d’une maladie évidemment organique, on n’en peut rien conclure pour les cas où la folie existe seule sans complications.
Je vais plus loin ; je suppose que l’on ait trouvé une lésion organique constante dans tous les cas de folie, ou des lésions spéciales corrélatives aux différentes espèces : je demanderai si cette lésion peut être considérée comme le fait caractéristique, essentiel, de la folie, et si elle peut servir à en donner une idée quelconque. Quel rapport y a-t-il par exemple entre l’adhésion des méninges et l’aberration des facultés intellectuelles ? Le premier de ces phénomènes nous conduira-t-il à nous faire une idée plus exacte du second ? Je ne vois là qu’une liaison tout empirique entre deux ordres de faits hétérogènes, mais rien qui ressemble à une explication.
La folie est un phénomène essentiellement psychologique, de quelques accidents physiques qu’elle soit accompagnée. Les médecins le savent bien, car lorsqu’ils sortent des hypothèses pour donner une définition caractéristique de la folie, ils ne sont plus que psychologues. En voici un exemple. Il n’y a pas de médecin plus convaincu que M. Moreau (de Tours) que la folie a son siège dans une lésion du cerveau. Cependant, lorsqu’il cherche le fait caractéristique de la folie, il le trouve dans l’identité du rêve et du délire. Et en effet, il n’est pas un seul caractère du rêve qui ne se rencontre dans la folie, et réciproquement : même incohérence dans les idées, mêmes associations fausses, mêmes raisonnements justes sur des principes faux, rapidité extrême des sensations et des idées, exagération des sensations, transformations d’une sensation interne en objet externe, etc. Dans le rêve somnambulique, les analogies se multiplient encore ; le dormeur agit suivant ses conceptions erronées. Éveillez-le : s’il continue la série d’actions et de pensées que vous avez interrompue, c’est un fou. La folie est donc, suivant M. Moreau de (Tours), le rêve de l’homme éveillé. Fort bien ; mais qu’est-ce qu’un rêve ? C’est un état de l’âme dont les conditions physiologiques nous sont inconnues. Définir la folie par le rêve, c’est donc en donner une définition psychologique, non physiologique.
J’en dirai autant de celle que donne un autre médecin très éclairé, le docteur Baillarger : celui-ci ramène la folie à un fait fondamental qu’il appelle l’automatisme de l’intelligence. Selon lui, la folie consiste précisément dans la suspension de toute action volontaire et dans l’entraînement fatal avec lequel les idées se reproduisent d’elles-mêmes sans être appelées. Dans l’état normal, ce même fait se reproduit souvent : nous sentons notre esprit traversé par des idées fortuites, accidentelles, qui rompent la suite de nos conceptions ; mais nous avons la force de les écarter pour suivre un certain ordre d’idées, ou, si nous nous y livrons, c’est avec conscience, et sans prendre des rapports tout subjectifs pour des rapports réels. Dans la folie au contraire, les idées s’entraînent l’une l’autre sans notre participation, et sans que nous ayons la conscience de cet entraînement. Il s’établit ainsi des associations fatales et étranges où le moi n’est plus pour rien.
Non-seulement c’est dans la psychologie que les médecins cherchent la définition de la folie ; c’est encore à elle qu’ils empruntent le principe de leurs classifications. Si la folie se manifestait par des signes organiques contants et certains, pourquoi ne se serviraient-ils pas de la différence de ces signes pour établir la division des différentes espèces de folies ? Ce n’est point ainsi qu’ils procèdent. Je prends pour exemple la classification célèbre d’Esquirol, très contestée sans doute, mais non remplacée. Esquirol reconnaît quatre espèces de folies : la monomanie ou délire partiel avec prédominance de gaieté, la mélancolie ou délire partiel avec prédominance de tristesse, la manie ou délire général avec excitation, la démence ou délire général avec dépression de toutes les facultés. Il saute aux yeux que les différences qui distinguent ces quatre types sont toutes psychologiques et non physiologiques. Depuis, beaucoup d’essais de classification ont été proposés. Celle de M. Baillarger est la plus rapprochée de la classification d’Esquirol ; il se contente de transporter la mélancolie dans la classe des délires généraux, et il fait rentrer dans la monomanie toutes les formes du délire partiel, accompagnées non-seulement de gaîté, mais d’excitation, d’exaltation et même de violence. Je crois ces corrections excellentes, mais elles sont dues à une observation psychologique plus exacte, et ne découlent ni de la physiologie, ni de la pathologie. M. Delasiauve présente à son tour un autre système : il distingue deux grandes classes de folies : les folies affectives et les folies intellectuelles, et il pense qu’il peut y avoir autant d’aberrations particulières qu’il y a de facultés normales. Dans cette doctrine, la psychologie morbide ne serait que la contre-partie et la contre-épreuve de la psychologie normale. C’est là un très-bon principe, mais qui confirme entièrement ce que nous cherchons à établir. Enfin M. Guislain, l’Esquirol de la Belgique, dans son ouvrage sur les phrénopathies, aussi remarquable par la finesse de l’observation que par la circonspection du jugement, par la richesse des descriptions et des analyses que par la clarté et l’élégance du langage, a inventé un système de classification très savant et très compliqué, dont le point de départ est emprunté à l’observation psychologique de l’état normal. Il y distingue six types principaux, tristesse, stupéfaction, colère, singularité, erreur, nullité, d’où il déduit six formes simples d’aliénation mentale : mélancolie, extase, manie, folie, délire, démence. C’est là certainement une classification assez artificielle ; mais, comme les précédentes, elle est empruntée à la psychologie. On voit par ces exemples quel faible rôle jouent les symptômes organiques dans la théorie et dans les classifications de la folie.
Quelques médecins spiritualistes, comme M. Dubois (d’Amiens)39, quelques philosophes spiritualistes, tels que M. Albert Lemoine, ont soutenu l’hypothèse d’un siège organique de la folie en s’appuyant sur ce principe, que la folie est une maladie, et que l’âme ne peut pas être malade. Ce dernier surtout, dans son livre de l’Aliéné, a défendu cette doctrine avec beaucoup d’habileté et de vigueur. Je ne sais si l’on peut dire que l’âme d’un fou est malade, mais à coup sûr elle ne me paraît pas bien portante. La folie est un désordre très-positif de l’entendement, une perversion des affections morales. Appelez ce désordre comme il vous plaira, je l’appelle une maladie, et si vous reconnaissez l’âme comme le principe qui pense et qui sent, je ne vois pas ce qui empêche de dire que l’âme est malade lorsqu’elle pense et sent d’une manière absurde40. Que l’origine de la folie soit ou non dans les organes, toujours est-il qu’elle finit par pénétrer jusqu’à l’âme, car on ne peut nier qu’elle n’atteigne l’entendement et la sensibilité ; or ce sont là certainement des facultés de l’âme. Que la maladie soit consécutive ou qu’elle soit essentielle, comme disent les médecins, toujours est-il que l’âme en est affectée. Il n’est donc pas contraire à la nature des choses que l’âme soit malade, et ce principe ne peut nous servir à rien pour décider si la folie a son siège organique, oui ou non.
M. Albert Lemoine nous dit que, si l’on prend la folie pour une maladie de l’âme, on n’aura pas de critérium pour la distinguer des désordres moraux et intellectuels proprement dits. On la confondra avec le péché, comme le fait Heinroth, ou avec l’erreur, comme le fait Leuret ; mais je réponds que si l’âme est susceptible de deux sortes de désordres aussi différents l’un de l’autre que le péché et l’erreur, je ne vois pas pourquoi elle n’en admettrait pas un troisième, à savoir la folie, J’accorde qu’il n’est pas facile de définir et de distinguer la folie de ce qui l’avoisine ; mais M. Lemoine sait qu’il n’est pas aisé non plus de définir l’erreur et de la distinguer du péché, ou réciproquement, ce qui n’empêche pas que l’un et l’autre ne soient très-distincts. Et puis enfin, lors même que la folie serait une espèce d’erreur, quel mal voyez-vous à cela ?
Il y a, je l’avoue, dans le livre de M. Lemoine, d’autres arguments beaucoup plus solides que les précédents. Il nous dit que, dans des cas nombreux et incontestables, des causes purement physiques déterminent la folie, et qu’un traitement tout physique la guérit. La folie peut résulter d’une maladie, d’une chute, de la suppression d’une éruption cutanée, etc. En dehors même de ces cas de folie, nous voyons que la lièvre produit le délire, que le sommeil change les conditions de la pensée, que la catalepsie produit des états intellectuels anormaux. En outre, parmi les causes de la folie que l’on appelle des causes morales, il en est qui certainement n’agissent sur l’esprit que par l’intermédiaire des organes : par exemple, l’abus des boissons, le libertinage, ne causent la folie qu’après avoir altéré l’organisme. Eh bien ! n’est-il pas rationnel de conclure de ces faits, si connus et si positifs, à ceux qui le sont moins ? Nous sommes sûrs que, dans certains cas, la folie dérive d’une cause physique et se lie à un désordre de l’organisation : pourquoi n’en serait-il pas de même dans tous les cas ?
Cela peut être, sans aucun doute ; mais cela est-il ? Voilà la question. On ne peut contester qu’il n’y ait des cas où le désordre intellectuel a sa cause dans quelque désordre organique en vertu des lois de l’union de l’âme et du corps ; n’y en a-t-il pas d’autres aussi où il semble que le trouble soit exclusivement moral, et où l’organisme n’intervient qu’incidemment et subsidiairement : par exemple, lorsque la folie est causée, ce qui est très-fréquent, par des chagrins domestiques, un amour contrarié, une ambition déçue, des scrupules religieux portés à l’excès. Qui pourrait nier alors que le trouble initial ne soit dans l’ordre moral ? C’est là qu’il se produit, qu’il continue, qu’il s’étend, qu’il s’invétère, qu’il devient incurable. Il n’est pas besoin de faire intervenir une cause organique pour comprendre que le chagrin puisse produire la folie. Le lien entre ces deux faits est immédiat, et il est même possible d’en saisir la trace dans l’état normal. Si je viens à ressentir une grande douleur morale dans le moment où je suis occupé d’un travail intellectuel, je deviens incapable de le continuer, et si je veux m’y forcer, je ne sens mes idées ni si vives, ni si faciles, ni si suivies qu’auparavant. Une passion exclusive rend les actes raisonnables plus pénibles à accomplir. C’est là un rapport psychologique, et non organique. Supposez que ce trouble superficiel devienne plus profond, que mon libre arbitre soit suspendu, que mes idées, affranchies de leur discipline habituelle, se produisent fatalement, suivant une sorte d’automatisme : me voilà sur le chemin de la folie. Que ce délire momentané devienne chronique, c’est la folie même. Or, dans cette génération de faits, où est la nécessité d’une altération organique ? Chacun sort de l’autre par la puissance propre de l’âme, et en vertu des lois d’association ou de répulsion qui président au développement des phénomènes moraux.
Je sais ce que l’on peut répondre, et M. Lemoine a trop de perspicacité pour n’avoir pas prévu cette objection et essayé de la résoudre. Selon lui, rien n’est plus simple. Le trouble moral commence à la vérité dans l’âme, mais il amène à sa suite un trouble physique, et c’est ce trouble physique qui est la cause directe et déterminante de la folie. En un mot, il en est de toutes les causes morales comme de l’ivresse, qui n’attaque l’entendement qu’après avoir lésé le cerveau. C’est là une théorie ingénieuse mais qui me paraît bien compliquée. N’est-ce pas comme si l’on disait : J’apprends la nouvelle de la mort d’un ami ; cette nouvelle imprime une secousse anormale à mon cerveau, et à la suite de cette secousse j’éprouve une grande douleur, d’où il suivrait que le chagrin causé par la mort d’un ami ne serait en réalité que la conséquence d’un mal de tête. On ne peut admettre une pareille conséquence, et il faut reconnaître qu’il y a des liaisons immédiates entre les faits moraux. S’il en est ainsi, le désordre intellectuel ou affectif peut être un de ces faits qui se produisent spontanément dans l’âme, ou du moins dont la cause déterminante est dans un des états antérieurs de l’âme elle-même. J’avoue maintenant volontiers qu’une suite de phénomènes moraux peut avoir sa répercussion dans l’organisme ; mais cette répercussion n’est qu’un effet, et non une cause : autrement c’est renverser toute la psychologie et revenir à son insu, par un chemin détourné, à l’hypothèse de l’homme-machine.
En vérité, je ne vois pas ce qui peut empêcher d’admettre que le trouble initial qui détermine la folie est tantôt dans le corps et tantôt dans l’âme, que les modifications organiques qui l’accompagnent sont tantôt la cause, tantôt l’effet. La folie est avant tout un trouble intellectuel et moral qui peut être produit par des causes diverses. C’est ainsi que dans l’état normal même nous employons, pour exciter la pensée, tantôt des moyens physiques, tantôt des moyens moraux, l’espoir d’une récompense ou une tasse de café ; mais le trouble de l’esprit est un phénomène du même ordre que l’excitation de l’esprit, et il peut être produit par les mêmes causes. Sans vouloir toutefois rien nier d’une manière absolue, contentons-nous de conclure que les conditions physiologiques de la folie sont aussi obscures pour l’homme que toutes les conditions physiques de la pensée en général, et que l’étude du premier de ces problèmes fournit très-peu d’éléments de solution au second.