(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre III, naissance du théâtre »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre III, naissance du théâtre »

Chapitre III,
naissance du théâtre

I. — Les Fêtes Dionysiaques à Athènes. — Leurs joies et leurs deuils. — Antagonisme de Bacchus et d’Apollon. — La Lyre et la flûte — La Tragédie et la Comédie se forment sous le double aspect des fêtes de Bacchus. — Le Dithyrambe. — Le Chœur. — Le premier acteur.

Nous avons dit la grandeur et la décadence de Bacchus : au sixième siècle, à l’époque où son culte fonda le théâtre, il était à l’apogée de son règne. Déjà hiératique, encore populaire, un pied dans les Mystères, l’autre dans la nature, entrecoupé de lumières joyeuses et d’ombres profondes, riant et béant à la foule par une de ses faces, comme un mascaron de fontaine, se présentant de l’autre à ses initiés, le front plein de rêves, le doigt sur les lèvres. De ce mélange résultait un Dieu d’une mobilité infinie, formé de toutes les contradictions du symbole ; violent et doux, bienfaisant et vindicatif, destructeur et rédempteur, martyr et bourreau, maître des fictions et des illusions, versant, pêle-mêle, à pleine coupe, l’irritation et la joie, la ferveur et la fureur, le délire et l’inspiration, Bacchus abrutissait et illuminait, il exaltait et il ravalait, il agitait les corps pour faire évader les âmes dans le ciel ou l’enfer des songes, comme on brise les portes d’une prison en secouant ses gonds. Pour nous servir d’une expression trivialement expressive, il y avait à boire et à manger dans son culte, et ses fêtes, qui gorgeaient les sens, offraient en même temps à l’esprit des philtres divins.

Ces Fêles Dionysiaques étaient nombreuses à Athènes, elles correspondaient à toutes les saisons. Les Oschophories signalaient l’approche des vendanges, par une procession solennelle. En tête marchaient des éphèbes vêtus de robes ioniennes, qui portaient des branches chargées de grappes et de rameaux d’oliviers, auxquelles les prémices de tous les fruits étaient suspendus. — Un héraut, tenant une verge couronnée de fleurs, criait : Eleleu Iou ! Iou ! — « Divines branches », — chantait la foule, — « qui portez des figues et des pains friands ! Le miel et l’huile découlent de vos rameaux, et les vieilles trouvent en vous de quoi remplir leurs coupes d’un pur nectar qui les endort » — Les Lénées célébraient le raisin mis sous le pressoir. Les Anthestéries fêtaient, avec la floraison de la vigne nouvelle, l’ouverture des tonneaux et la dégustation du vin fermenté. C’est alors que l’épouse de l’Archonte-roi se fiançait solennellement au dieu dans son temple : noces mystiques qui rappellent celles du Doge de Venise épousant la mer. Les Bacchanales ou Triétéries, par les danses et les orgies nocturnes des montagnes, déploraient Bacchus mourant dans le dépérissement de sa vigne, et la taille des ceps qui rappelait le martyre du dieu déchiré.

Un enthousiasme inouï exaltait ces fêtes. Blasés par l’habitude héréditaire de longs siècles sur les alternatives régulières qui flétrissent et renouvellent la nature, nous pouvons à peine comprendre les sensations d’une race encore neuve, à la vue des phénomènes que ramène le cours des saisons. La plénitude et le déclin des jours, la splendeur et la décadence du soleil, l’agonie et la convalescence des végétations, leur recrudescence éclatante après leur mort apparente, le sein de la glèbe tristement tari, puis renflé par les flots vivaces et remontants de la sève, les dépouillements de l’hiver faisant place aux luxuriances du printemps, tout cela s’animait et se personnifiait pour l’Hellène antique. Il voyait, dans ces vicissitudes de l’année, des luttes de dieux hostiles, des victoires et des catastrophes merveilleuses, des êtres surnaturels, mortellement blessés, puis ressuscitant sous ses yeux. Des vies divines expiraient et refleurissaient dans les plantes. Un rapt immense engloutissait sous la terre des déesses les mains pleines de fleurs, des dieux couronnés du feuillage et des fruits qui paraient les champs ; une restauration rayonnante les ramenait sous le soleil, magnifiquement rajeunis. La joie ou la tristesse instinctives que tout homme éprouve encore, aujourd’hui, en voyant la campagne mourir et renaître, le Grec antique les ressentait avec des transports passionnés. Il souffrait et il triomphait avec ces phénomènes visibles que son imagination recouvrait d’une figure idéale. Un drame indistinct dont les péripéties étaient le combat des éléments déchaînés, dont le dénouement, tour à tour serein et terrible, était la croissance et l’abréviation du jour, la défaite hivernale de la nature et sa revanche printanière, se jouait confusément devant lui. Il mêlait une idée de membres arrachés, de supplices subis, de beaux corps foudroyés ou percés de flèches, de sommeils funèbres et de réveils en sursaut engourdissant et ranimant les divinités nourricières, au spectacle des arbres dénudés, des plantes effeuillées, des stérilités et des éclosions du sillon. Tous les sentiments dramatiques que le théâtre futur allait bientôt faire connaître aux âmes, terreur et pitié, angoisse et espoir, étaient en germe dans les émotions que les contrastes de la nature suscitaient en lui.

Bacchus, plus puissamment que tout autre dieu, ouvrait l’âme à ces enthousiasmes. Son règne végétal, étendu sur les arbres fruitiers rattachés aux vignes, comprenant aussi les moissons, par son alliance avec Perséphone, l’identifiait à toute la nature. C’était donc lui surtout qui florissait et mourait selon les saisons. Sa légende, où tous les revirements de l’existence humaine étaient retracés, exaltait encore les impressions naturelles qui se dégageaient de leurs phénomènes. Dieu de joie, il était aussi un dieu de douleur. Tiré de flancs embrasés, accouché par la foudre qui dévorait sa mère, frappé de démence par une déesse hostile, attaqué par des rois qui reniaient sa divinité, aux prises avec des géants et des monstres, déchiré par les Titans, d’après d’autres mythes, il avait affronté tous les périls, surmonté toutes les épreuves d’un héros souffrant. Son culte devait donc, entre tous, agiter les âmes, les enlever dans l’allégresse et les plonger dans la tristesse. Il y avait de l’hilarité et de la douleur, des éclats de rire et des flots de larmes dans le vin qu’il versait aux hommes. Tragique par ses combats et par ses traverses, comique par le train de carnaval et de faste qui formait sa cour, le double Masque de la scène était d’avance empreint sur son front.

D’autres virtualités le prédestinaient encore à la création du théâtre. Dieu poète et musicien, Bacchus l’était presque autant qu’Apollon lui-même. Quelquefois amis, plus souvent rivaux, leurs deux écoles divisaient l’art et le génie de la Grèce. La grande lyre dorique, pure et grave, socle harmonieux de la parole, interlocutrice respectueuse du chant qu’elle se gardait de couvrir, haïssait la flûte turbulente, aussi propre à faire extravaguer la joie que le deuil, dont les cris aigus emportaient comme un vent d’orage la voix du chanteur. Le rythme prenait, avec elle, un ton de délire. Au temps même d’Eschyle, Pratinas invectivait encore l’insolente musique qui coupait la parole à la poésie.

« Quel est ce tumulte ? pourquoi ces danses ? Quels sont ces transports déréglés qui envahissent l’autel de Dionysos ? C’est à moi, à moi que le Bruyant appartient ! à moi qu’il convient de célébrer, dans des hymnes sonores, les courses du dieu sur la montagne, au milieu des nymphes. C’est le Chant que la muse a sacré et qu’elle a fait roi. Que la flûte se résigne à le suivre de loin, dans le chœur, car elle n’est que la servante. Le Comos avec le tapage aux portes et les pugilats des jeunes gens avinés, telle est la digne armée d’un pareil stratège. Frappe cette Phrygienne qui prétend dominer les chants harmonieux du poète ; brûle ce roseau qui dessèche les lèvres, dont la voix criarde outrage le rythme et la mélodie, dont le corps a besoin de la tarière pour se façonner. Voici, ô Roi du Dithyrambe, voici des mouvements et des danses dignes de toi, Dieu dont la chevelure se couronne de lierre, écoute les chants de mon chœur dorien ! »

La Grèce des grandes époques avait proscrit d’abord l’instrument orgiaque, venu de Phrygie ; elle tenait pour indigne le pipeau barbare de converser avec sa noble langue. Une belle tradition exprimait cette antipathie. On racontait que Pallas avait inventé la flûte, mais qu’après les premiers sons la déesse l’avait dédaigneusement rejetée, s’apercevant qu’elle gonflait ses joues et tourmentait ses traits purs. Marsyas, un des suivants phrygiens de Bacchus, l’avait, dit-on, ramassée et il était devenu un aulète habile. De là sa lutte avec Apollon, et la vengeance du Citharède écorchant le Satyre vaincu, lié aux branches d’un platane. Après les guerres Médiques, la flûte chère à Bacchus s’insinua dans les fêtes et les sacrifices. Le dieu l’imposa à Athènes qui, comme sa patronne, l’avait longtemps méprisée. Mais les grands Attiques protestèrent toujours contre ce serpent sonore dont le sifflement fascinait. « — Préférons, disait Platon, Apollon l’inventeur de la lyre à Marsyas l’inventeur de la flûte, c’est-à-dire un Dieu à un Satyre. » — Aristote condamne la flûte « parce que, loin de tempérer le caractère, elle l’excite à l’emportement, et que ses sons troublent la raison. » — « Que les Béotiens, s’écriait AIcibiade, soufflent dans les flûtes et les hautbois, puisqu’ils ne savent point parler. Nous autres, Athéniens, nous n’avons que faire d’un instrument qui nous bâillonne et nous défigure. »

Avec la flûte et les chants qui le faisaient émule d’Apollon, Bacchus avait son cortège, théâtral avant le théâtre même, par ses masques et ses costumes, ses pantomimes et ses danses. Le Thiase était une troupe toute formée qui n’attendait que le signal de la Muse pour entrer en scène. Ce signal lui fut donné dans les Fêtes bachiques qui représentaient ses orgies et son appareil : mascarades satyriques, festins en plein vent, chœurs alternés, danses pétulantes aiguillonnées par la pointe du vin de primeur. Le Dieu lui-même, sous la figure d’un de ses prêtres, conduisait la pompe, le lierre au front et le thyrse en branle, beau comme une vierge, farouche comme une bête, proclamant par des cris sauvages le délire dont il était plein. Autour de lui les Phallophores et les ltyphalles brandissaient, au bout d’un bâton, le symbole de ses énergies créatrices. Ils chantaient ses louanges à tue-tête, sur le mode boiteux de l’Iambe qui simulait les titubations de l’ivresse ; ils mimaient les épisodes glorieux ou douloureux de ses mythes. La procession tournait, selon les évolutions liturgiques, autour d’un autel. Le sacrifice d’un bouc choisi comme animal luxurieux, ou comme victime émissaire du dégât que les chèvres faisaient dans les vignes, terminait la fête.

C’est du chœur dansant, mené et rythmé dans ces pompes par le Dithyrambe, que la tragédie et la comédie naquirent en même temps. Le Dithyrambe était l’ode en état d’ivresse, le chant de vertige exhalé des outres crevées de Bacchus, la voix sortie du vin bouillonnant dans les veines et l’esprit de l’homme. — « C’est quand le vin a frappé mon âme de ses foudres et de ses éclairs, que je vais entonner le noble chant du roi Dionysos », — dit un fragment d’Archiloque. — Épicharme s’écriait dans son Philoctète : « Il n’y a pas de dithyrambe possible si on a bu de l’eau. » — Le désordre était la règle de ce lyrisme à outrance, il jetait des cris et des flammes. Les images y tourbillonnaient comme les torches éparses sur la montagne des Mystères ; sa démarche entraînante était celle de la bacchanale qui la parcourait. En ceci, l’antagonisme du culte de Bacchus et de celui d’Apollon se marquait encore. Même contraste entre le Paean et le Dithyrambe qu’entre la lyre et la flûte. Tandis que l’hymne apollonien, lentement déroulé en tous pleins et graves, sur les grands plans du récitatif, montait majestueusement vers le ciel, la cantate bachique, inégale et brusque, secouée par des cadences imprévues, sautait sur son rythme élastique, comme la danseuse de la « Fête des outres » sur des vessies pleines d’air. L’inspiration tragique et la verve comique s’entre-choquaient indistinctement dans ses strophes. Mais bientôt le partage se fit, le Dithyrambe bifurqua. Les deux courants d’allégresse et de tristesse qui traversaient, confondus en un même lit, les fêtes dionysiaques, s’écartèrent comme les bras d’un fleuve. Le rire roula vers les groupes et les dialogues populaires, vers les chariots pleins de gestes moqueurs et de huées joviales, qui ramenaient les buveurs et les vendangeurs à la ville ; les larmes grossirent la source d’émotions et de commémorations douloureuses formée par les adorateurs exaltés du dieu, et d’où la tragédie allait naître.

Car les Bacchanales mêmes avaient leur côté lugubre, leur face désolée. En même temps qu’on exaltait les délices et les largesses, les munificences et les voluptés du dieu, on pleurait sur ses infortunes. Par instants, le vin paraissait sanglant dans les coupes, comme celui du banquet sinistre de l’Odyssée. Bacchus, roi de la terre, régnait aussi aux Enfers, et sa divinité funèbre projetait des ombres de mort sur ces triomphes de la vie. Des Bacchants, déguisés en Mânes, teints du blanc livide de la céruse ou masqués du linge des suaires, se mêlaient aux mimes burlesques et aux Monades bondissantes. Leur marche effarée simulait l’inquiétude des âmes cherchant le repos de la sépulture ; leurs petites voix grêles balbutiaient sourdement la langue inarticulée des fantômes. C’étaient les Cendres de ce carnaval, le Memento de la tombe jeté sur l’Evohé de l’orgie. Le Dithyrambe recueillit les germes de tristesse flottants dans l’atmosphère de ces fêtes réjouies par les dons, assombries aussi par les mélancolies de l’automne. Il se fit de plus en plus sérieux et plaintif ; il prit pour lui la charge des douleurs du dieu, laissant au chant comique ses joies en partage. Des Satyres, moins gais que leurs compagnons, racontaient les tribulations de Bacchus, et le Chœur interrompait leurs récits par des réflexions et des lamentations pathétiques. Les Répons du peuple aux Chapitres et aux Leçons entonnés par les prêtres, dans les anciennes cérémonies de l’Église, semblent un écho de ces alternances. Un certain ordre rythma par degrés cette symphonie confuse : le Chœur s’isola du récitateur, l’Antistrophe répliqua symétriquement à la Strophe, les danses évoluèrent régulièrement autour de l’autel. Le drame naissant semblait encastré dans le rituel de Bacchus, comme un bas relief archaïque dans le fronton d’un temple ; une innovation capitale, signalée par Hérodote, l’affranchit de cette servitude. — « Les Sycioniens, dit-il, rendaient des honneurs divins à Adraste, et célébraient ses malheurs par des chœurs tragiques, où ils honoraient non plus Bacchus, mais Adraste. » — Progrès immense, conquête décisive. Adraste était le roi d’Argos qu’Étéocle et Polynice, ses deux gendres, avaient entraîné à l’assaut de Thèbes, et qui survécut seul aux Sept Chefs. La Muse dramatique, attachée comme une Pythie esclave au trépied du dieu, s’échappe ainsi du sanctuaire et passe du côté de l’humanité. Le Dithyrambe se lasse de tourner le pressoir sanglant et capiteux de Bacchus ; il rompt sa chaîne festonnée de pampres, jette son lierre au vent, et va chanter et pleurer, souffrir et s’émouvoir chez les hommes, Le fameux cri de détresse que répéteront longtemps les vieux pontifes du passé : Ουδεν προς Διόνυτον ? — « Qu’y a-t-il là pour Bacchus ? » — a beau retentir, le pas est franchi, la liberté est conquise. Bacchus restera le dieu du théâtre, sa statue présidera toujours aux fêtes de la scène, son autel en sera le centre, son prêtre y siégera à la stalle d’honneur, les acteurs seront toujours appelés ses « ouvriers » ou ses « hommes » ; mais il n’en sera plus le sujet unique, le thème invariable. Les héros envahissent le royaume tragique, ils y revendiquent leur droit et leur place, lis ne détrônent pas le dieu qui le gouverne, mais, ce sont eux qui vont le remplir et l’agiter sous son nom.

Une autre innovation se déclare. Un jour, aux Lénéennes, un homme, un inconnu, « quelqu’un », dit le Scholiaste, — είς τις — élu mystérieux de Melpomène, pris aux cheveux par elle, comme Achille le fut par Pallas, Habacuc par l’Ange, s’élance sur la table du sacrifice, converse avec le Chœur, lui parle, lui répond. Sa voix se distingue du chant collectif sans s’en détacher encore tout à fait. Le drame se dessine et s’accuse en lui ; il est « aux points », ainsi qu’on dit en sculpture, du marbre ébauché par le praticien, et marqué aux parties saillantes que le ciseau du statuaire va déterminer. Thespis arrive ; la statue surgit, la tragédie parle, abrupte et inculte encore, mais ayant déjà forme dramatique, perfectible puisqu’elle est viable : le miracle est fait.

II. — Thespis. — Athènes fonde et inaugure le théâtre — Croissance et progrès de la Tragédie. — Chérilos. — Phrynicos. — Pratinas.

La grande invention de Thespis, c’est l’acteur substitué au coryphée et au narrateur, le personnage fictif incarné dans l’homme vivant et présent, qui simule son être et s’approprie ses actions. Transformation bien simple, mais il fallait la trouver. Un monde est sorti de l’idée de Thespis, comme de l’œuf cassé de Colomb. Cet acteur était unique, c’est-à-dire nul en apparence, réduit au monologue, parlant et s’agitant dans le vide. Les masques de lin et les costumes successifs, imaginés par Thespis, le multiplièrent. Tour à tour dieu et roi, guerrier et messager, l’histrion, changeant de rôle et de visage, fit face à tous les incidents d’un mythe, s’adapta à toutes les péripéties d’une action. Le héros tragique paraissait à travers l’élément lyrique qui submergeait encore sa personne, comme un nageur qui passe sa tête au-dessus des flots. Il prononçait un discours, déclamait un récit, faisait part d’un projet ou d’un événement survenu entre deux scènes, au Chœur qui lui donnait seul la réplique. Naïveté touchante, enfance vénérable, Eschyle crie, Sophocle bégaye dans ce vagissement ; la tragédie y demande le lait sanglant qui la fera croître. On ne devrait prononcer qu’avec respect le nom de Thespis, il est un des grands ancêtres de l’art. Son nom inaugure justement une ère inscrite sur les marbres de Paros, ces Tables sacrées de l’histoire grecque. Il mérite l’épitaphe que Dioscoride lui dédia plus tard : — « C’est ici, moi, Thespis. Le premier j’ai imaginé le chant tragique, lorsque Bacchus ramenait le char des vendanges, et qu’un bouc lascif, avec une corbeille de figues attiques, était encore proposé en prix. De nouveaux poètes ont changé la forme du chant primitif, d’autres, avec le temps, viendront encore l’embellir. Mais l’honneur de l’invention, c’est à moi qu’il reste. »

Avec Thespis, la tragédie était entrée dans Athènes, la cité l’avait solennellement adoptée. Elle avait fait de ses représentations une fête nationale, le grand jour des Grandes Dionysies. Les poètes y luttaient dans des concours solennels. Au lieu du bouc, prix des jeux rustiques, une couronne ou un trépied étaient décernés au vainqueur. Le drame devient alors une des vocations du génie d’Athènes ; il se jette sur le théâtre comme sur une conquête. Les précurseurs et les novateurs se succèdent ; Chérilos, qui vécut assez pour concourir, presque centenaire, avec Sophocle déjà célèbre, écrit les chants tragiques pour la première fois. Phrynicos arrive, vrai devancier d’Eschyle, illustre peut-être, si son œuvre avait survécu. Les anciens en parlent avec ravissement — « C’est de là », — dit Aristophane dans les Oiseaux — « que Phrynicos a tiré le fruit de ses vers exquis comme l’ambroisie, et les chants si doux qu’il fait toujours entendre. » — Dans les Guêpes, il montre les vieillards se plaisant à fredonner ses refrains antiques, comme à boire un vieux vin qui les rajeunit. Génie tout lyrique et bachique encore, Phrynicos se vantait d’avoir dans l’esprit autant de figures de danses, « qu’une nuit orageuse soulève, pendant l’hiver, de vagues sur la mer ». Inventeur pourtant comme Thespis, il n’en était pas moins ouvert aux idées nouvelles. Ce fut lui qui divisa le Chœur en deux files ; l’acteur eut désormais deux auditoires au lieu d’un : blâmé par un groupe, il put s’adresser à l’autre ; l’altercation, ce ressort du drame, essaya ainsi ses premiers mouvements. Nouveauté d’une portée immense, Phrynicos introduisit la femme dans la tragédie ; avec elle, la tendresse et la pitié, la maternité et l’amour entrèrent sur la scène. Les titres qui nous ont été transmis de ses pièces (les Pleuroniennes, Actéon, Alceste, Antée, les Égyptiens, les Justes, les Conseillers, les Danaïdes et la Prise de Milet) attestent, comme des bornes miliaires, l’étonnant agrandissement du jeune art. Il va du mythe à l’épopée, et s’avance en pleine histoire contemporaine, jusqu’à la catastrophe de la veille, jusqu’à Milet saignante et fumante encore. Ici Athènes l’arrêta. Phrynicos avait mis en scène l’horrible désastre de Milet, l’alliée et la sœur d’Athènes ; il avait montré la ville pillée et incendiée par les Perses, ses défenseurs massacrés, l’oracle menaçant de Delphes accompli : « Les femmes de Milet laveront les pieds de beaucoup d’hommes à la longue chevelure. » Le peuple pleura à ce spectacle navrant ; mais, le lendemain, les yeux essuyés, il s’irrita contre le poète qui, par ces larmes brûlantes, avait ravivé sa plaie domestique ; il condamna Phrynicos à une amende de dix mines et interdit à jamais son drame.

Pratinas vient ensuite, et chasse les Satyres de la tragédie, comme un troupeau de boucs infectant un temple construit sur leur ancien pâturage. Ces compagnons de Bacchus étaient restés attachés au cérémonial de leur dieu. Le drame avait beau s’élever et se purifier, s’assombrir et s’attendrir, se vouer aux calamités et aux deuils, ils s’obstinaient à y jouer leur rôle, à jeter leurs quolibets bouffons et obscènes sur ses nobles plaintes. C’était la Fête des Fous se perpétuant dans la cathédrale expurgée, et interrompant par ses cris grotesques les chants de l’office. Pratinas coupa à la tragédie cette queue bestiale qui la dégradait. Mais ces vieux Démons étant en somme vénérables, il fonda pour eux le Drame Satyrique qu’on jouait à la suite de la trilogie. Déportés dans cet îlot théâtral, les Satyres y reprirent leurs bruyants ébats. Ces vétérans licenciés de Bacchus trouvèrent là une retraite et un lieu d’asile.

Ainsi l’art nouveau s’élargit et se perfectionne en tous sens ; ses rudiments se dégrossissent, son idéal se lève, son influence rayonne déjà sur la Grèce entière. La Tragédie n’a encore qu’un cirque de bois, mais Athènes lui bâtit sur un versant de l’Acropole, près du sanctuaire de Dionysos, un théâtre de pierre, vaste hémicycle où tout un peuple pourra s’asseoir. La scène est déblayée, le prologue est joué, les précurseurs ont fini leur tache. Derrière le décor, comme au bord de la fosse de l’Odyssée, les dieux et les héros, « les vieillards qui ont subi beaucoup de maux, les tendres vierges ayant un deuil dans l’âme, les guerriers aux armes sanglantes », attendent, « avec un frémissement immense », l’Évocateur suprême qui va les rappeler à la vie sublime.

Eschyle peut venir, son heure a sonné.