(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre deuxième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Chapitre deuxième

Retour au précieux. Ses docteurs aux dix-septième et dix-huitième siècles. — § I. Le père Bonhours. Théorie du vrai orné. — § II. L’abbé Trublet. Recette pour faire du bon le beau. — § III. Les bureaux d’esprit aux deux époques du précieux. Le galant. Lamotte et la duchesse du Maine. Le fin du dix-septième siècle et le pensé du dix-huitième. — § IV. Traces du précieux dans le Petit Carême de Massillon. Danger que court la littérature française au commencement du dix-huitième siècle.

Le premier trait caractéristique de la littérature française, après cette disgrâce des deux antiquités, c’est un retour au précieux. Il revivait, non dans ses extravagances dont Boileau, Molière et La Bruyère avaient corrigé la France en l’en amusant, mais dans cette affectation de « ne rien dire de vulgaire », devise d’un écrivain espagnol, fort goûté au temps de la première floraison du précieux, et traduit encore à sa renaissance, Balthazar Gracian. Vraie devise de la vanité, qui explique pourquoi le précieux a fait deux fois fortune dans notre France, et pourrait y renaître une troisième. Dire plus qu’on ne pense, c’est le fond du précieux, et ce fond est aussi indestructible parmi nous que l’esprit de société, par lequel nous aimons mieux réussir, en imitant ce qui réussit, que nous contenter nous-même, en gardant notre naturel et notre vérité.

Rien donc de vulgaire ! Voilà ce qu’avaient dit les premières précieuses, et ce que répétaient les secondes, comme si l’émulation générale à ne rien dire comme tout le monde n’amenait pas bientôt tout le monde à se singulariser de là même façon ! Je suis bien aise d’ailleurs que la devise, je devrais dire la livrée, nous en soit venue de l’étranger. Mais quoi ! n’y a-t-il pas quelque imitation de l’étranger utile et de bon aloi ? Oui, à la condition que nous y prenions notre bien propre, la vérité du cœur humain, oh il peut y avoir des découvreurs et des premiers occupants de toutes les nations. C’est alors le mot de Molière dans la bouche de tout un peuple : « Je prends mon bien où je le trouve. » Là est la bonne imitation ; l’autre n’est qu’un commerce de dupe, où un pays échange ses qualités contre les défauts d’un autre, et donne son or contre du billon.

Le précieux, tempéré par la crainte du ridicule, le précieux mitigé se personnifie, aux deux époques, en deux hommes d’esprit dupes et intéressés tout ensemble, complaisants de la mode sans se brouiller tout à fait avec le bon sens, et, par un mélange de petites qualités et de travers prudents, sachant se faire des amis utiles et n’avoir que de tièdes ennemis ; tous deux enfin morts comme écrivains, encore vivants comme types, le père Bouhours et l’abbé Trublet.

§ I. Le père Bouhours. — théorie du vrai orné.

Ce premier docteur du précieux, très estimé vers 1680, était encore, en 1730, assez en crédit pour que Voltaire lui fît une place dans le Temple du, Goût. Il est vrai qu’il l’y montre, derrière Pascal et Bourdaloue qui conversent de l’éloquence, marquant sur des tablettes « les négligences qui leur échappent », et qu’il lui fait donner par le cardinal Polignac le « conseil de quitter

d’un censeur pointilleux.
La pédantesque diligence. »

Mais cela même prouve que l’homme et la doctrine comptaient encore des partisans en 1730, et que Bouhours passait pour avoir du goût, puisqu’on lui reprochait de l’avoir trop sévère.

Bouhours est en littérature un amateur, sorte d’esprit dont le propre est de n’aimer rien simplement. La démangeaison de se mêler de ce qui se dit et s’écrit, assez semblable aux courages que suscite l’odeur de la poudre, c’est là toute la vocation littéraire de l’amateur, vocation très commune dans un pays où l’on fait fortune par la conversation, et où tant de gens n’apprennent guère que de quoi causer. Bouhours est un causeur fort goûté, tout nourri de ces dragées de la conversation des ruelles qu’il nous offre dans ses écrits, d’une main qui n’est pas toujours légère. Homme du monde avant tout, hanteur des bureaux d’esprit, précepteur de cour, jésuite de l’école des accommodements, en même temps qu’il aime le précieux aisé dans Voiture, et qu’il ne le hait pas aiguisé et subtil dans Gracian, il honore Boileau et loue Bossuet, en homme qui sait être de l’avis de la gloire. Il fait la part à tous, sauf à Descartes qu’il n’entendait peut-être pas, et à Pascal que sa rancune de jésuite voyait à travers les Provinciales. Plus moderne au commencement de la querelle des anciens et des modernes, il est plus ancien à la fin, l’âge et la raison aidant, et parce que la cour a passé du côté des anciens.

Pour penser bien, selon Bouhours, ce n’est pas assez que la pensée n’ait rien de faux ; il faut qu’elle frappe et qu’elle surprenne. Si les pensées ne sont pas neuves, c’est au tour à l’être. A défaut du tour, cherchez quelque autre manière de les recommander ; mais surtout qu’elles se gardent bien de n’être que vraies.

Dans le premier ouvrage de Bouhours12, son estime pour le vrai est plus tiède et son goût pour l’ornement moins dissimulé. On en était encore au temps du premier précieux. Les anciens avaient les déférences ; les Espagnols et les Italiens avaient les cœurs. Bouhours, fort répandu dans les ruelles, représente ce tour d’esprit, qu’il contribuait de sa personne et de ses succès à faire prendre pour le bon. Le précieux vaincu, il passe du côté du vainqueur, et y porte son second ouvrage13. Ses aises le lui conseillaient, et le peu de profondeur de ses attachements lui rendait les infidélités faciles. Mais il n’est pas si aisé d’aimer le vrai que les ornements ; et Bouhours, quoi qu’il fasse, n’est qu’à demi converti. Il croit aimer, en 1687, le vrai de Boileau, de Bossuet, de Molière ; c’est leur succès qu’il courtise. Il croit ne plus aimer l’orné de 1671, et ce qu’il aime n’est pas d’autre sorte.

Aussi, ni Boileau ni Bossuet qu’il avait loués et qui le traitent en ami, ne s’y sont-ils trompés. Ils semblent se douter que leur réputation est pour beaucoup plus dans les éloges de Bouhours que le vif sentiment de leurs qualités, et pour peu qu’il vienne à broncher, un demi-désaveu lui apprend qu’entre eux et lui l’amitié n’est que de pure civilité. Boileau, loué à la même page que tel de ses plastrons ou de leurs proches, se plaint d’être mis en si mauvaise compagnie. Bossuet, dans quelques lignes sur la mort de Bouhours, relève « certaines expressions affectées et de mode, dont il s’est servi dans sa traduction de l’Évangile, et les déclare indignes, non seulement de l’Évangile, mais encore de tout ouvrage sérieux. » C’est la seule oraison funèbre que Bouhours obtienne de son ami.

Tel est l’homme ; il n’aime au fond que l’agréable et le joli ; il ménage le vrai et le beau. S’il n’y avait pas derrière ce vrai et ce beau des personnes avec lesquelles il tient à être bien, que de phrases de politesse il se serait épargnées en leur honneur ! Pour les anciens, il en parle sans vrai savoir, raisonnable tant qu’il les loue en gros et par égard pour leurs partisans ; mais en vient-il aux exemples, il fait comme Desmarets de Saint-Sorlin, il donne tête baissée dans les mauvais, ou, s’il admire les bons c’est par de méchantes raisons.

Sa théorie du vrai embelli, figuré tantôt par un bâtiment qui déplaît s’il n’est que solide, tantôt par un diamant à qui la taille donne son prix, transporte tout le travail littéraire de la pensée au mot. Tout le monde croit tenir le vrai ; à quoi bon le chercher ? On s’attachera donc aux mots ; et pour prendre à Bouhours ses figures, on s’occupera plus des enjolivements que de l’édifice, de la taille que de la qualité du diamant. Pour chercher le vrai, il faut deux choses données à peu de gens : douter qu’on le trouve à moins qu’on ne le cherche ; être capable de l’effort qu’il en coûte pour le trouver.

Au contraire, pour travailler sur les mots, tout le monde y est prêt, les uns par la médiocrité de leur fonds, les autres parce que la mode est d’ordinaire aux mots travaillés. Voilà donc des auteurs au lieu d’hommes, et l’art passant tout entier du cerveau à la main.

Boileau l’entendait bien mieux quand il disait aux poètes :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.

Tel est l’ordre du travail. Apprendre à penser, chercher le vrai, même chose sons des mots différents.

Vient ensuite l’effort pour l’exprimer, pour l’orner, si Bouhours y tient ; ce sont encore deux mots différents pour la même chose, car où le vrai est exprimé, il est orné. Bouhours détruit l’ordre de Boileau ; ce qu’il nous conseille, c’est d’apprendre à écrire avant que de penser, comme si le premier effort ne rendait pas incapable du second.

§ II. L’abbé Trublet. — Recette pour faire du bon le beau.

Bouhours eut pour successeur direct, au commencement du dix-huitième siècle, l’abbé Trublet, autre bel esprit qui en avait moins de bon que Bouhours ; critique, lui aussi, conciliant pour sa commodité, mais, au fond, fidèle au mauvais Fontenelle, comme Bouhours l’était à Voiture. Dans ses écrits, comme dans ceux de Bouhours, le faux est de penchant et de source ; le vrai n’est que de conduite. Bouhours voulait concilier Voiture et Boileau, c’est-à-dire son goût et son intérêt ; Trublet, à son exemple, veut concilier le précieux de Fontenelle et le naturel de Voltaire, pour avoir deux voix à l’Académie. Mais Voltaire ne se laisse pas plus prendre que Boileau au piège de ses louanges, et les vers que chacun sait punissent Trublet d’avoir aimé d’inclination Fontenelle, et Voltaire par ambition14.

La théorie de Trublet est celle de Bouhours, je ne dirai pas amendée, mais empirée, selon la loi des idées fausses qui s’exagèrent en se reproduisant. Bouhours voulait du vrai, à la condition d’être orné. Pour Trublet, il n’y a pas de vrai ; il y a le bon, dont il faut faire le beau. Voici la recette : 1° qu’il soit nouveau ; 2° qu’il soit exprimé avec élégance, vivacité, délicatesse. Trublet a aussi ses images familières, de moins haut goût que celles de Bouhours. Le vrai, dans Bouhours, ce sont les fondements de la maison, c’est le diamant brut ; dans Trublet, le bon est une bonne viande cuite à point. Qu’un habile cuisinier la mette en ragoût, voilà le bon devenu le beau.

Trublet distingue deux ordres d’auteurs : les bons et les très beaux. Quintilien et l’abbé Fleury sont de bons auteurs ; Cicéron et Bossuet en sont de très beaux. Les premiers sont la bonne viande cuite à point ; les seconds la bonne viande en ragoût. Pour nous, il n’y a qu’une espèce d’auteurs : ce sont les bons ; il n’y a de bons auteurs que par le vrai, et le vrai, au lieu de n’être que le bon, est le tout. Allez donc dire à un lecteur de Quintilien, à La Fontaine, par exemple, quand il le lit avec une sorte de ravissement15 : Ce qui vous charme n’est que le bon ; le beau est ailleurs !

Le bon mis en ragoût pour en faire le beau est un pire conseil que le vrai orné de Bouhours. Dans la doctrine du vrai orné, il y a du moins le mot, et le mot peut encore faire songer à la chose. Dans lanthéorie du bon assaisonné, le vrai n’est pas même nommé. Et combien je me défie du mode d’assaisonnement ! Le premier des ingrédients que vante Trublet, c’est le nouveau. Mais le nouveau n’est-il pas trop souvent le contraire du vrai qui a passé de mode ? En demandant aux écrivains du nouveau, on les invite à prendre le contre-pied des opinions reçues. N’y sont-ils pas assez portés, ceux-ci par manque de fonds, ceux-là par la faveur qui s’attache à toute chose nouvelle ? Autant vaut inviter les gens à contredire, comme si leur premier mouvement était d’approuver !

Au dix-septième siècle, sauf dans le petit cercle de Bouhours, on demandait aux auteurs le vrai, la raison par laquelle nous le discernons du faux. C’était le bon conseil ; car, malgré l’attrait naturel du vrai tout tend à nous en éloigner, sans compter qu’il y a souvent profit à lui être infidèle. Le vrai est à la fois un idéal et une règle. Il faut de l’effort pour s’élever vers l’idéal, il faut se vaincre pour s’assujettir à la règle. Voilà pourquoi les bons conseillers nous exhortent à chercher le vrai. Ils savent que nous n’y sommes ni assez enclins de nous-mêmes, ni assez aidés par les autres. Le vrai dans les livres est la vertu dans la conduite ; aussi, est-il grand besoin qu’on nous le recommande. Au dix-septième siècle, on le recommandait, sans y mettre la périlleuse condition de l’orner. Les grands esprits d’alors savaient que s’attacher aux ornements, c’est prouver qu’on doute de l’excellence du vrai, ou qu’on veut avoir pour soi tout seul la gloire de ce qu’on écrit. S’ils font mention des ornements, c’est pour nous avertir de nous en défier. Le plus grand critique du dix-septième siècle, Fénelon, a vu dans Cicéron le vrai orné ; voilà sa raison de préférer Démosthène à Cicéron.

Les gens qui recommandent le nouveau ne sentent pas le vrai et ne haïssent pas le faux. Je ne suis pas surpris que Trublet, plus naïf que Bouhours, fasse une place d’honneur au faux. « Préférer Virgile à Lucain, dit-il, et Cicéron à Sénèque, est un jugement qui, bien que vrai, ne suppose pas que l’homme qui le porte soit un homme d’esprit… C’est faire acte d’homme d’esprit que de préférer, même à tort, Sénèque à Cicéron et Lucainà Virgile16. » J’étais bien sûr que la doctrine du vrai orné et du bon mis en ragoût le mènerait à dire que le goût pour le faux marque plus d’esprit que la préférence pour le vrai. En poussant un peu Trublet, on en eût facilement tiré que le nouveau, fût-ce au prix du faux, vaut mieux que le vrai sans apprêt. Or, une fois qu’on fait des conditions au vrai, qu’on le veut d’une certains façon et non d’une autre, c’en est fait, on appartient au faux, et ce qu’on garde d’estime au vrai n’est que du respect humain.

§ III. Autre ressemblance entre le précieux du dix-septième siècle et celui du dix-huitième. — Les bureaux d’esprit. — Le galant. — Lamotte et la duchesse du Maine. — Le fin et le pensé.

Outre cette ressemblance entre les docteurs du précieux, au dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, il y a celle des bureaux d’esprit aux deux époques. Au dix-huitième siècle, l’hôtel de Rambouillet est devenu le palais de Sceaux ; la nouvelle Julie est la duchesse du Maine. Les samedis de Mlle de Scudéry ont refleuri dans les mardis de la marquise de Lambert. Ce qu’on appelait le fin au dix-septième siècle, s’appelle le pensé au dix-huitième. S’il y à quelque différence, c’est qu’au dix-septième on raffine plus sur le sentiment, au dix-huitième sur la raison. Cependant le galant ne manque pas aux réunions de Sceaux.

Saint-Évremont disait des premières précieuses « qu’elles ont tiré une passion toute sensible (l’amour) du cœur à l’esprit, et converti des mouvements en idées17. » Le mot est aussi vrai des secondes. Mais peut-être le jeu était-il moins innocent au palais de Sceaux qu’à l’hôtel de Rambouillet. Ses bergères n’avaient pas la candeur des bergères de d’Urfé. J’en dirai autant des bergers, sauf Lamotte, dont l’amour pour la dame de Sceaux, « pareil, dit Fontenelle, à celui de Voiture pour Mlle de Rambouillet, était plus parfaitement privé d’espérance et sans doute infiniment plus disproportionné18. » Il en est des vieux ridicules comme des vieilles modes ; en recommençant, ils empirent. Après Voiture, qui du moins était jeune et dispos, vient Lamotte, cheminant dans les allées du parc de Sceaux, aveugle et vieillissant, appuyé sur une canne d’où pendait un ruban, présent de la duchesse du Maine, qui faisait ressembler cette canne à une houlette.

Quand on lit, dans ce même Lamotte, le « suisse d’un jardin » pour une haie, le « voyage sédentaire » pour l’étude de la géographie, « l’hôte de la flatterie » pour un prince flatté, on se croit encore au bon temps où le miroir était « le conseiller des grâces », les statues « des muets illustres » ; où Cathos veut qu’au lieu de : « Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis », on dise : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visible. »

Il semble même qu’en cet art puéril de ne rien dire comme les autres, les beaux esprits du dix-huitième siècle aient renchéri sur ceux du dix-septième. Ceux-ci ne cherchaient que le fin, ceux-là cherchent l’énigme. Le même travers s’était aggravé de l’abus de l’esprit d’analyse, la gloire et le faible de cette époque. Quand Marivaux nous parle d’une femme qui se fait à elle-même des « reproches honoraires dont sa faiblesse s’augmente », ou de gens « qui ont l’haleine courte en demandant des grâces aux puissants du monde, parce qu’ils ont le cœur bien placé », ou d’un « maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion qu’on a du sien », sont-ce des problèmes à résoudre ou des énigmes à deviner ? Et quand, à son tour, Fontenelle explique la peine que Leibniz avait à parler « par la dose des choses qu’il avait dans la tête, et qui était beaucoup trop forte par rapport à la dose des paroles », que nous veut-il, sinon nous faire dégager une inconnue ?

Je vous donne à deviner ce qui s’appelait, en ce temps-là, tour à tour, « une bibliothèque vivante où l’on apprend tout sans peine et sans étude ; une salle de musiciens où l’on entend les plus savants concerts ; un théâtre magnifique où tout ce qui frappe les yeux étonne l’esprit et glace la voix ; une école toute céleste où les esprits, de quelque étage qu’ils soient, peuvent, en y arrivant, s’élever à tous moments, et, par l’approche et la communication d’un corps lumineux, acquérir tous les jours des clartés nouvelles ; un parterre orné de fleurs de toutes les couleurs ; un corps qui marche à frais communs et à pas égaux vers l’immortalité ; le sanctuaire et la famille des Muses ; une si haute région d’esprit, que l’on en perd la pensée, comme, quand on est dans un air trop élevé, on perd la respiration. » C’est l’Académie française à qui s’adressaient ces louanges à la fois si énigmatiques et si outrées, dans des discours de réception où les nouveaux élus se donnaient toute cette peine pour ne pas se dire simplement reconnaissants.

§ IV. Trace du précieux dans le Petit Carême de Massillon. — Danger que court l’esprit français au commencement du dix-huitième siècle.

Le précieux qui donne tant à chercher, ce précieux pensé, pour l’appeler d’un nom cher aux beaux esprits du temps, avait gagné jusqu’à Massillon. Son caractère, son habit, une imagination abondante, n’avaient pu le défendre de la contagion. Il le dispute par moments à Marivaux pour le tour énigmatique. Il est nombre de passages du Petit Carême où les habitués du salon de Mme Lambert auraient pu louer à la fois le pensé et les ajoutés de l’imagination. Est-ce Massillon ou Marivaux qui a dit des mobiles de la gloire humaine, « que ce sont souvent les plus vils ressorts qui nous font marcher vers la gloire, et que presque toujours les voies qui nous y ont conduits nous en dégradent elles-mêmes ? » Si Lamotte s’était plus mêlé de moraliser, je croirais le reconnaître dans cette image de vertus humaines, qui, « nées le plus souvent dans l’orgueil et dans l’amour de la gloire, y trouvent un moment après leur tombeau », ou qui, « formées par les regards publics, vont s’éteindre le lendemain, comme ces feux passagers, dans le secret et les ténèbres19. » Suis-je même bien sûr de ne pas faire tort à Lamotte, en le supposant capable de ces figures ?

Mais ce qui étonne peu d’un bel esprit, attriste dans un prédicateur ; et je ne fais peut-être pas si mal de m’émouvoir d’un travers d’esprit qui s’était glissé jusque dans la chaire, et qui en faisait descendre, par moments, au lieu de ce grand langage qui élève l’âme en perfectionnant le goût, d’ingénieuses obscurités qui gâtaient le goût et laissaient l’âme froide.

Le danger que courut alors la belle langue du dix-septième siècle était sérieux. La recherche et l’impropriété avaient la faveur des choses nouvelles ou qui le redeviennent. Elles étaient d’ailleurs liées à d’heureux progrès dans le tour de la phrase française et à des nouveautés durables. Le public confondait les qualités avec les défauts. Enfin, tout cet édifice du bel esprit avait pour soutien Fontenelle, intéressé à ce qu’on s’y méprît, et s’y méprenant lui-même. Le précieux s’abritait sous sa célébrité, et s’insinuait derrière lui aux Académies. Il en protégeait même plus qu’il n’en avouait. Il était heureux de donner son nom à une ère. De là cette fortune des phrases contournées, de la précision louche, « de ces riens pesés dans des balances de toile d’araignée20 » ; de là le scandale des réimpressions de Trublet, qui indignaient un critique profond, Grimm, pensant, quarante ans après, au mal qu’aurait pu faire à l’esprit français, qu’il aimait comme le bien du genre humain, le retour du précieux qui se relevait des railleries du dix-septième siècle et reprenait l’offensive21.