I
La destinée des hommes d’État et des grands citoyens qui ont ouvert, il y a quarante-quatre ans, l’ère mémorable de notre affranchissement politique et social, a été, dans la plupart des cas, orageuse, sanglante et violemment brisée. Nos plus chères renommées, nos plus purs champions dans les Assemblées et aux frontières, sont tombés avant le terme. Barnave, Vergniaud, madame Roland, Brissot, Condorcet, Hoche et tant d’autres ont été rapidement dévorés. Personne n’a vu se consommer jusqu’au bout cette grande expérience sociale, si généreusement tentée, et qui se poursuit encore. Bien peu en ont pu traverser jusqu’ici les phases diverses, les crises redoublées, les explosions fulminantes. Et parmi ceux de nos vieillards politiques que la hache des factions ou la fièvre intérieure de la lutte a épargnés, combien y en a-t-il qui, à travers la corruption de l’Empire et la turpitude de nos sénats, soient demeurés fidèles à eux-mêmes et à leurs commencements, fidèles à la majesté du Jeu de paume, à la nuit du 4 août, aux grandes journées d’autrefois, où nous lisons leurs noms ? Les La Fayette, les Daunou, et un petit nombre avec eux, sont là, sans doute, pour protester de la pensée persévérante de ces générations de 89 et de 92, dont l’élite fut trop tôt moissonnée. Mais ces vénérables exemples ne suppléent qu’imparfaitement : les vides ont été irréparables. Chez nous, la tradition de la liberté n’a pu se perpétuer et s’affermir par les mêmes hommes qui avaient inauguré cette grande cause. L’incertitude de nos mœurs publiques, notre mobilité oublieuse, les revirements fougueux de chaque jeunesse nouvelle qui survenait, ont dû en grande partie tenir à ce manque de guides naturels établis et imposants. Aux États-Unis d’Amérique, ç’a été le contraire : là-bas l’expérience mémorable, entamée en 1776, n’a pas été, à quatre ou cinq reprises, saccadée et tronquée : elle s’est déroulée laborieuse, mais ininterrompue, sur un vaste espace et à travers le temps. La guerre contre le peuple envahisseur, guerre rude et opiniâtre, est restée, dans toute sa durée, unanime et simple. Les luttes au-dedans qui ont succédé à la victoire, bien que vives à leur tour et réelles, n’ont jamais soulevé une sérieuse discorde civile ni changé l’enceinte législative en arène. Les membres les plus illustres du vieux congrès, les auteurs de la déclaration d’indépendance, promus successivement au pouvoir, y ont éprouvé à loisir leurs idées et les ont léguées à une génération mûrie de près à leurs exemples. Exercées et blanchies dans de communs travaux, ces belles existences de législateurs, judicieuses avant tout, saines et sereines, offrent au regard d’augustes longévités qui sont comme l’image de la constance et de la vigueur régulière des âmes. Pour nous, enfants du vieux monde, trop habitués à ramasser les testaments sacrés des grands républicains, nos pères, par lambeaux, au pied des guillotines, dans les recoins des geôles où l’appel se faisait chaque matin, dans les fentes des cavernes où on les traquait, c’est un nouveau et rafraîchissant spectacle d’entrer, par-delà l’Atlantique, dans ces spacieuses résidences rurales, Mount-Vernon, Monticello, ces fermes d’immense culture, peuplées de fabriques, retraites animées d’un Washington, d’un Jefferson, d’un John Adams, d’un de ces vieillards qui ont travaillé et veillé, cinquante ans durant, à la même œuvre. Au sortir surtout de l’atmosphère artificielle qu’infectent nos intrigants de tout âge et de tout étage, quand les corrompus de dix régimes coalisés avec les roués d’hier, avec les parvenus acharnés, les intrus encore tout suants, les avocats-ministres tombés dans l’obésité, composent à la surface du pays une écume vraiment immonde, on se sent soulagé en mettant le pied sur cette terre nouvelle, sur ces seuils antiques et vertueux : c’est au moral comme l’odeur végétale des savanes qu’on respire. Jeunes gens qui voulons nous retremper et nous affermir dans l’intégrité politique, qui voulons espérer en l’avenir sérieux dont l’aspect momentanément se dérobe, qui sommes résolus à ne nous immiscer d’ici là à aucun mensonge, à ne signer aucun bail avec les royautés astucieuses, à ne jamais donner dans les manèges hypocrites des tiers-partis, faisons donc, pour prendre patience et leçon, ce salutaire voyage d’Amérique ; faisons-le dans Jefferson du moins ; étudions-y le bon sens pratique, si différent de la rouerie gouvernementale ; apprenons-y la modération, la tolérance, qui sied si bien aux convictions invariables, la rectitude, la simplicité de vues, qui, si elle s’abstient maintes fois, a l’avantage de ne jamais s’embarquer dans les solutions ruineuses ; apprenons-y, quelle que soit la vivacité de nos préoccupations personnelles sur certains points de religion, de morale, d’économie ou de politique, à ne prétendre les établir, les organiser au dehors que dans la mesure compatible avec la majorité des esprits : car la liberté et la diversité des esprits humains sont le fait le plus inévitable à la fois et le plus respectable qu’on retrouve désormais dans le côté social de toutes les questions. Mais en même temps, avec Jefferson, sachons discerner la majorité vraie d’avec les minorités spoliatrices qui l’abusent, qui la retiennent en tutelle et retardent par mille chicanes le jour de lui rendre des comptes. Appelons de tous nos efforts l’heure de cette majorité féconde et forte, plus conservatrice, plus morale, même dans les carrefours de nos grandes villes, que Jefferson ne paraissait le croire et qu’il n’y était autorisé de son temps ; agissons d’avance sur elle, attaquons-nous à elle pour qu’elle soit préparée. « Les gouvernements sont républicains, dit-il, en proportion seulement de leur aptitude à s’identifier avec la volonté du peuple et de leur fidélité à l’accomplir ; selon qu’ils admettent dans une plus ou moins grande proportion le contrôle et l’élection populaires… Le véritable principe du gouvernement républicain est de reconnaître à chaque citoyen l’égalité de droits en ce qui touche sa personne, sa propriété, et la disposition de l’une et de l’autre. Jugez, par l’application de cette règle, de toutes les parties de notre constitution, et voyez si elles sont dans une dépendance directe de la volonté du peuple… Que tout homme qui combat et qui paie exerce son droit de concourir à l’élection des membres de la législature par un égal et juste suffrage ; soumettez-les, à de courts intervalles, à la réélection ou à la réprobation de leurs commettants : que le magistrat exécutif soit choisi pour le même terme et de la même manière par ceux dont il doit être l’agent. »
Or, c’est là que nous tendons évidemment : partout l’élection, partout le contrôle ! Nos adversaires politiques, débusqués de la légitimité, n’ont aucun principe valable à opposer à celui-ci ; ils n’ont, quand on les pousse à bout, que des raisons d’opportunité, de temps, de convenance actuelle, dont nous concevrions et admettrions même une partie : mais il en faudrait d’abord rabattre, comme Jefferson le disait de la faction monarchiste et anglomane, les sophismes des parasites, les fausses alarmes des timides et les clabauderies de la richesse.
La vie de Jefferson fut de 83 ans (1743-1826) ; aucune autre, ni celle de Franklin, ni celle même de Washington, n’offre plus de travaux éminents et de services rendus au pays. Député de la Virginie à l’ancien Congrès, nommé avec John Adams, Franklin, Sherman et Livingston, du comité pour la déclaration de l’indépendance, il en rédigea l’admirable manifeste, frontispice d’une politique de droiture et de vérité, exposé pour la première fois au monde. Employé ensuite à la réforme des statuts anglais et à la confection d’un code unique, puis gouverneur de la Virginie, député de nouveau au Congrès, de là, ministre plénipotentiaire en France à l’origine de notre Révolution, rappelé et nommé par le président Washington secrétaire d’État du nouveau Cabinet, vice-président et ferme à son poste d’opposition à la tête du sénat sous la présidence de John Adams, président enfin lui-même de 1800 à 1808, il remit alors par un bienfait signalé le gouvernement de son pays dans les voies sincèrement démocratiques d’où Washington, vers les derniers temps, l’avait laissé dévier, et d’où John Adams, si respectable d’ailleurs, l’avait de plus en plus éloigné à dessein. Ce fut là, si j’ose dire, le trait principal, l’acte essentiel et souverainement méritoire de la vie publique de Jefferson. Ce qu’il avait fait jusque-là, d’autres l’avaient fait avec lui ; d’autres l’auraient fait sans lui. La déclaration de 1776, tout éclatante qu’elle est et glorieuse pour sa mémoire, ne surpasse pas, à mon gré, le mérite de celle restauration difficile des vrais principes qui fait époque dans l’histoire de la République américaine. Jefferson l’appelle quelque part la révolution de 1800 : « Car, dit-il, c’en fut une réelle dans les principes, comme celle de 1776 en avait été une dans la forme du gouvernement ; elle ne fut pas, il est vrai, comme la première, accomplie par la force des armes, mais par le suffrage du peuple, instrument de toute réforme paisible et rationnelle. »
Il est douteux pourtant que si Jefferson n’avait pas lutté, comme il l’a fait, pied à pied, seul de son bord au sénat qu’il présidait en qualité de vice-président, durant l’administration d’Adams ; tandis que M. Galatin, également seul, luttait dans la Chambre des représentants ; si, avec l’autorité de son nom, de ses services passés, de sa parole exacte et judicieuse, il n’avait pas hâté le désabusement public et présenté une tête honorée aux suffrages des républicains longtemps épars, il est douteux que la volonté du peuple se fût dégagée et se fût fait jour : cette noble constitution, qui est comme l’honneur du monde, aurait succombé peut-être à l’incurable corruption qui s’y infiltrait dès sa naissance. De tous les actes de sa vie, c’est assurément celui dont Jefferson s’applaudissait le plus. Il l’a signalé avec un orgueil touchant dans cet exposé de services qu’il adressa, peu avant sa mort, à la législature de Virginie, afin d’obtenir l’autorisation de mettre en loterie ses biens : car des pertes imprévues l’avaient subitement ruiné.
La constitution actuelle des États-Unis, il est bon de le rappeler, ne date que de 1788. La première constitution fédérale, décrétée en 1778 dans la troisième année de l’Indépendance, subsista sans inconvénient tant que dura la guerre ; l’esprit des peuples, excité par le danger et réuni dans un intérêt commun, servait de supplément à l’acte fédéral et les portait spontanément aux efforts les plus énergiques ; mais la guerre une fois terminée et chacun réinstallé dans ses foyers, on accorda moins d’attention aux demandes du Congrès. Celui-ci n’avait de pouvoir que celui de requérir, sans autre correction que le principe moral du devoir ; ces réquisitions amiables du Congrès, adressées aux diverses législatures des États, rencontraient de fréquents veto de leur part : le rouage principal s’arrêtait à chaque moment. Des troubles assez graves qui survinrent dans le Massachussets achevèrent de mettre en évidence l’insuffisance de la première forme adoptée, et une Convention générale fut convoquée à Philadelphie, le 25 mai 1787, à l’effet d’établir une constitution plus forte et plus efficace. Il y eut à cette époque unanimité parmi tous les patriotes auteurs de la révolution, pour resserrer le lien fédéral, pour être fédéralistes, ce qui, en Amérique, signifie précisément le contraire de ce qu’on entend chez nous : être fédéraliste aux États-Unis, c’est en effet se ranger pour le gouvernement central par opposition au gouvernement des États particuliers. Jefferson, à cette époque, résidait en France en qualité de ministre plénipotentiaire : on voit dans ses lettres à M. Madison son opinion détaillée sur la constitution qui se discutait alors. « Notre gouvernement, dit-il, avait besoin d’un lien plus fort ; mais il faut bien nous garder de passer d’un extrême à l’autre et de resserrer le nœud outre mesure. »
Il regrette l’absence d’une déclaration explicite de droits ; il craint aussi que l’abandon absolu du principe de rotation pour les fonctions de président et de sénateur ne dégénère en abus, et que ces magistrats, perpétuellement rééligibles, ne soient par là même réélus indéfiniment. à son retour d’Europe, en mars 1790, Jefferson, arrivant à New-York, et entrant, comme secrétaire d’État, dans le Conseil de Washington, trouva déjà d’étranges idées ébauchées sur la représentation et l’étiquette, sur la centralisation et la pondération des pouvoirs. Le colonel Hamilton soutenait ouvertement l’excellence de la constitution anglaise, sans en rien rabattre, et travaillait en même temps à la complication d’un système financier artificiel. Le général Knox, homme de parade, dressait un formulaire à la Dreux-Brézé. On peut lire (tome II, p. 415) l’histoire du premier bal qui fut donné après l’installation du président, et la cérémonie grotesque du sopha, sur lequel on fit trôner, bien à contre-cœur sans doute, pendant toute une soirée, le modeste et sensé Washington. Cette frénésie quasi-monarchique ne s’en tint pas à ces ridicules de mode ; elle s’introduisait dans les affaires, dans les doctrines politiques, dans la marche générale du gouvernement. Washington, sur la fin, fléchit ; à partir de 93, on était en pleine route de rétrogradation et de perversion. John Adams devint le chef avoué de ce parti fédéraliste, aristocratique et anglomane, que l’institution des Cincinnati avait révélé dès l’origine, mais qui désormais allait droit au but, s’armant habilement des excès de la République en France. Une comptabilité compliquée, force emprunts, de gros traitements, de lourds impôts, de perfides poursuites contre la presse sous prétexte de sédition, d’inhospitalières mesures contre les proscrits et les réfugiés de l’Europe, toutes les questions douteuses et indéterminées constamment résolues dans le sens d’un pouvoir central envahisseur ; tels étaient les points essentiels de ce programme monarchique, que l’intérêt populaire trouve partout à combattre, et que la République semblait avoir dérobé par avance à la quasi-légitimité, Voici une lettre de Jefferson, datée de 1796, et qui exprime trop exactement notre propre situation de 1833, pour que nous ne la transcrivions pas en entier :
« L’aspect de notre pays est étonnamment changé depuis que vous nous avez quittés. Au lieu de ce noble amour de la liberté et du gouvernement républicain qui nous a fait surmonter toutes les difficultés de la guerre, il s’est formé un parti monarchique et aristocratique dont l’objet avoué est de nous imposer la substance, comme il nous a déjà donné la forme du gouvernement de l’Angleterre. La grande masse de nos citoyens cependant demeure fidèle à ses principes républicains : tout ce qui est intéressé à la culture des terres est républicain ; il en est de même d’un grand nombre d’hommes de talent. Nous avons contre nous le pouvoir exécutif, la judicature, deux des trois branches de la législature, tous ceux qui ont des places dans le gouvernement et ceux qui en désirent, tous les gens timides qui préfèrent le calme du despotisme aux orages de la liberté, les marchands anglais et les Américains qui commercent avec des capitaux anglais, les agioteurs et tous les hommes intéressés dans les banques ou dans les fonds publics, invention imaginée dans des vues de corruption et pour nous assimiler en tout point, aussi bien aux parties gangrenées qu’aux portions saines du modèle anglais. Je vous donnerais la fièvre, si je vous nommais les apostats qui sont devenus les fauteurs de ces hérésies ; des hommes qui étaient des Salomons dans le Conseil et des Samsons sur le champ de bataille, et qui se sont laissé couper les cheveux par la prostituée d’Angleterre. En un mot, ce n’est que par des travaux soutenus, et non sans de continuels dangers, que nous parviendrons à conserver la liberté que nous avons conquise ; mais nous la conserverons : la masse d’influence et de richesse est assez grande de notre côté pour que nous n’ayons à craindre aucune tentative violente ; nous n’avons qu’à nous réveiller et à briser les cordes lilliputiennes dans lesquelles on nous a enlacés durant le premier sommeil qui a suivi nos travaux. »
Cette délivrance, que Jefferson présageait si énergiquement en 96, il a eu l’honneur de l’accomplir. Par lui, l’Amérique a été purgée de la lèpre doctrinaire, qui est si prompte à s’incruster et qui lâche si difficilement sa proie : elle a échappé au mal européen, qui est aussi une contagion. Traitée pendant huit années par ce chef intègre, frugal, économe, la République assainie a passé ensuite aux mains non moins pures des Madison, des Monroë, des Jackson : la seule interruption qu’on puisse signaler dans cette continuité de régime tout démocratique se rapporte à la présidence, d’ailleurs bien modérée, de John Quincy Adams, qu’un revirement fortuit de suffrages porta, en 1824, à la première magistrature. Le spectacle, que les États-Unis présentent en ce moment au monde dans le conflit élevé entre le Congrès et la Caroline du Sud, est, ce nous semble, un sujet d’admiration encore plus que de crainte.
Retiré du timon des affaires, à partir de 1808, Jefferson passa dans sa résidence de Monticello les dix-huit années de sa vieillesse qui furent paisibles à l’exception de la dernière, où des banqueroutes désastreuses l’assaillirent. Il vivait en patriarche, s’occupant de ses filatures, recevant des échantillons de John Adams, avec lequel il s’était cordialement réconcilié, lui écrivant en retour ses réflexions de sage sur l’Hymne de Cléanthe, sur les vers gnomiques de Théognis, sur le véritable christianisme primitif, qu’il séparait radicalement de ce qu’il appelait le christianisme platonisé. à cet âge avancé, une grande soif d’étude et de lecture s’était emparé de Jefferson ; il prenait aussi un intérêt très actif à l’université de Charlotteville, dont il était visiteur et recteur. Ce dévouement prolongé à la jeunesse le préservait de tout engourdissement morose, et variait heureusement son repos. C’est plaisir de l’entendre lui-même raconter l’ordonnance et l’emploi de ses heures, son hygiène habituelle, et jusqu’à la dose de vin qu’il se permettait. Mistress Trollope, qui a parlé à la légère des rasades et orgies de Monticello, est encore ici convaincue de caquetage impudent. Sans prendre une part directe aux affaires de l’État de Virginie, l’illustre législateur eut l’occasion plus d’une fois de répondre aux avis confidentiels qu’on réclamait de son expérience. Deux lettres nous ont semblé particulièrement dignes de méditation : celle à John Taylor, qui lui avait envoyé ses Recherches sur les principes du gouvernement, et l’autre à Samuel Kerchival, qui le consultait sur la nécessité d’une réforme dans la constitution de Virginie. Cette réforme fut, en effet, accomplie en 1830, c’est-à-dire quatre ans après la mort de Jefferson ; mais son influence révérée y présida manifestement. Les deux lettres dont nous parlons forment le manuel républicain le plus convaincant et le plus substantiel qu’on puisse étudier en tout pays. Nous reviendrons, au reste, sur cette correspondance des dernières années de Jefferson.
En signalant les imperfections nombreuses de la constitution alors en vigueur dans la Virginie, Jefferson fait observer avec raison qu’à l’origine, chez les meilleurs patriotes, il y avait inexpérience du gouvernement du peuple par lui-même. « À dire vrai, ajoute-t-il, les abus de la monarchie avaient tellement absorbé les méditations de la politique, que l’on voyait la république dans tout ce qui n’était pas monarchie. »
On reconnut peu après que la négation de la monarchie ne constituait pas nécessairement un gouvernement populaire, bien que c’en fût la première condition. Que ceci nous serve d’exemple à nous-mêmes : déjà nous avons éprouvé par un rude démenti que la négation de la légitimité ne rend pas toute autre monarchie excellente. Si demain ou l’an deux mil, nous avions dit non à toute monarchie, ce ne serait pas encore la vraie République que nous aurions nécessairement acquises il y aurait encore lieu de prendre garde ; l’écueil d’où Jefferson a tiré le noble vaisseau américain ne serait pas évité du nôtre, si l’on n’y veillait dès l’abord. Après le premier étourdissement de la catastrophe royale, après ce silence prudent qui leur est habituel dans les grandes semaines, les partisans de l’étiquette, du gros budget, du bon placement en impôts, du cens élevé, des cautionnements onéreux, de l’état de siège facultatif, ne se tiendraient pas pour battus : ils ont la vie dure et sont âpres au profit. Quand le peuple se lève et passe, ces gens-là se jettent à plat-ventre : on les croirait morts en ces moments, si en ces moments l’on songeait à eux ; mais sitôt que le peuple en personne est passé, vite ils regardent alentour et se ravisent. Avant la fin de la première quinzaine, on les verrait, je gage, du moins les plus agiles, aux réceptions du président : au premier bal après l’installation, il pourrait bien y avoir quelque invention comme celle du sopha qu’on essaierait doucement ; à défaut de trône, on hausserait bien haut et on dorerait bien épais le fauteuil. Tant que ce serait le régime du président vénéré, du Washington élu dans les premières comices républicaines, on louvoyerait, on s’insinuerait pour avoir une ou deux voix dans le Conseil. Le Journal des Débats d’alors, de l’an deux mil, redoublerait d’habileté, de souplesse et d’esprit pour organiser une opposition d’honnêtes gens. Je crois l’entendre (sauf la langue qui, dans ce temps-là, sera tout à fait détériorée) : « Et nous aussi nous sommes de la République ; mais il y a République et République ; il y a celle d’Hébert, il y a celle de Saint-Just, il y a celle dont M. de Chateaubriand aurait voulu être. Nous sommes de celle-ci, de la République constitutionnelle, et non de la République démocratique, etc. »
Et les distinctions abonderaient à l’appui : pour les inculquer dans la pratique, il ne s’agirait que de trouver un John Adams, quelque patriote illustre dont le caractère se fût lassé ; il n’en manquerait pas ; on en ferait un d’ailleurs, un, n’importe lequel, bien gouvernemental, un Casimir Perier, ou plutôt, comme la frénésie de tribune ne serait plus de mise, un M. Pasquier de ce temps-là… Mais d’ici à l’an deux mil nous avons peut-être la marge suffisante pour nous prémunir : jeunes gens, jeunes gens, lisons donc et relisons Jefferson !