(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, romans (1832) »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, romans (1832) »

Victor Hugo, romans (1832)

La réimpression des romans de M. Victor Hugo nous est une occasion naturelle d’examiner le jeune et célèbre auteur sous un point de vue assez neuf, de suivre son développement et son progrès dans un genre de composition où il débuta tout d’abord, qu’il a toujours cherché à mener de front avec les autres parties de son talent, et qu’il nous promet (le catalogue du libraire en répond) de ne pas déserter pour l’avenir.

Pourtant, et quoiqu’il en ait donné quatre jusqu’ici, les romans de M. Hugo laissent entre eux, pour le talent et la manière, de grandes inégalités, des lacunes que l’examen de ses autres ouvrages peut seul aider à combler ; ils n’offrent pas en eux-mêmes une continuité bien distincte, une loi de croissance aussi évidente, par exemple, que celle qui se manifeste dans la série de ses productions lyriques. Ces dernières, venues année par année, automne par automne, comme les fruits d’un même arbre, expriment fidèlement par leur saveur et par leur éclat les phases, les accidents divers sous le soleil, les greffes plus ou moins heureuses, les variétés du tronc et des rameaux. Il n’en est pas ainsi de ses romans : ils ne lui sont pas venus et n’ont pas dû lui venir aussi naturellement et, pour ainsi dire, par une voie de végétation régulière et harmonieusement successive. Les romans ne sont pas l’œuvre propre de la première jeunesse. Quelles qu’on en suppose la forme, l’inspiration et l’humeur, ils se réduisent toujours à être une excursion d’assez longue haleine dans le monde et dans la vie. Or, le monde qu’on n’entrevoit à cet âge que dans une confusion éblouissante, la vie qui ne s’offre aux yeux encore que comme une tour magique dont les vives arêtes étincellent, les hommes qu’on se figure alors tout bons ou tout méchants, détestables ou sublimes, comment rentrer chez soi pour les peindre, comment cheminer au dehors pour les connaître, et s’en laisser coudoyer sans les heurter ? comment les prendre en patience, en moquerie, en longanimité, en compassion ; consentir aux disparates, aux inconséquences qui sont le train ordinaire ? comment s’amuser aux causeries, quand on se précipite aux conclusions ; comment vouloir des intervalles, quand on ne cherche que les saillies ? comment se souvenir, quand on rêve et qu’on invente ? Non, le roman n’est pas le fait du jeune homme. Le jeune homme a le cœur plein ; qu’il parle, qu’il chante, qu’il soupire ! Les longues routes qu’on fait lentement et où souvent l’on s’arrête, prenant intérêt à tout, montrant du geste ou de la canne chaque perspective un peu riante, ne lui vont pas ; même quand la catastrophe est au bout, ces lenteurs et ces circuits le fatiguent ; il les dévore. Quand son entretien solitaire, ses chants dans les bois, ses confidences d’ami à ami, sa misanthropie ou sa folle gaîté d’amant ne lui suffisent pas ; quand il veut sortir de lui-même, du pur lyrisme, du monologue ou du dithyrambe ; quand il a le don des combinaisons singulières, des nœuds de forte étreinte et des péripéties surprenantes, eh bien ! ce sera des drames encore qu’il fera et qu’il pourra entamer à ses risques et périls, plutôt que des romans. Le drame est plus court, plus concentré, plus fictif ; il est plus à la merci d’un seul événement, d’une seule idée ; l’exaltation en dispose aisément ; il peut se détacher, s’arracher davantage du fond de la vie commune. Je ne dis pas que ce drame, fait à dix-huit ans, sera le meilleur et le plus mûr ; mais c’est celui par lequel le jeune homme débute, c’est la première manière de Schiller. Quant au roman, encore une fois, où il n’offrira que l’analogue de cette espèce de drame, et sera de même héroïque, trempé de misanthropie, candide ou amer, tranché sans nuances, avec les inconvénients particuliers d’un développement plus continu ; ou bien il faudra l’ajourner jusqu’à une époque plus rassise, après la pratique des hommes et l’épreuve des choses. Le bel âge dans la vie pour écrire des romans, autant qu’il me semble, c’est l’âge de la seconde jeunesse ; ce qui répond, dans une journée d’été, à cette seconde matinée de deux à cinq heures qui est peut-être le plus doux temps à la campagne, sur un sopha, le store baissé, pour les lire. La seconde jeunesse me semble donc une saison très-convenable à ce genre de composition, animée qu’elle est et chaude encore, se teignant de teintes plus larges et plus changeantes au soleil de l’imagination à mesure qu’il décline au couchant, nourrie de souvenirs, se développant volontiers, reposée sans être appesantie, capable de tout comprendre. On a traversé les passions, et tout à l’heure on était humide de leur naufrage ; on sent déjà en plein, et souvent par soi-même, hélas ! ce que c’est chez l’homme que le vice, le ridicule et la manie ; la science et le goût sont formés ; on a de tolérance et de pitié ce qu’on en aura jamais ; on a presque inévitablement l’ironie avec un fond d’indifférence.

Dans une courte préface ajoutée à cette cinquième édition de Bug-Jargal, M. Hugo nous apprend qu’en 1818, à seize ans, il paria qu’il écrirait un roman en quinze jours, et que Bug-Jargal provint de cette gageure. En effet, au second volume du Conservateur littéraire, journal que le jeune écrivain, aidé de ses frères et de quelques amis, rédigeait dès 1819, on trouve, comme faisant partie d’un ouvrage inédit intitulé les Contes sous la Tente, la première édition de cette nouvelle que l’auteur ne publia qu’en 1825, remaniée et récrite presque en entier. C’est une étude piquante et profitable à faire que de rapprocher l’une de l’autre ces deux productions, dont le fond essentiel et la forme, restés les mêmes, ont subi pourtant bien des intercalations et des refontes, à six ans de distance, dans un âge où chaque année, pour le poëte, est une révolution, et lui amène, comme pour l’oiseau, une mue dans la voix et dans les couleurs. Cette étude, qui nous a servi d’ailleurs à vérifier nos précédentes vues sur le roman, est inappréciable pour faire suivre à la trace et mettre à nu le travail intérieur qui s’est opéré dans l’esprit du poëte.

Le premier récit a beaucoup de simplicité : c’est une espèce de nouvelle racontée à un bivouac par le capitaine Delmar ; les commentaires plus ou moins heureux dont ses camarades entrecoupent son histoire, les interruptions du sergent Thadée, qui pourrait bien être quelque neveu dépaysé du caporal Trimm, le rôle du chien boiteux Rask, tout cela a du naturel, de l’à-propos, de la proportion. Quant au sentiment du récit, on le trouvera assurément exagéré : l’amitié exaltée du capitaine pour Bug, ce désespoir violent qu’il éprouve en repassant sur la fatale circonstance, cette douleur durable, mystérieuse, qui depuis ce temps enveloppe sa vie, n’ont pas de quoi se justifier suffisamment aux yeux du lecteur déjà mûr, et qui sait comment les affections se coordonnent, comment les douleurs se cicatrisent. Delmar a perdu son ami, son frère par serment, le nègre Bug, qui lui a sauvé la vie, et dont il a causé involontairement la mort : de là son deuil éternel et ses soupirs étouffés. Quand l’auteur écrivait cette nouvelle, c’était encore l’amitié, l’amitié solennelle et magnanime, l’amitié lacédémonienne telle qu’on l’idéalise à quinze ans, qui occupait le premier plan dans son âme. Quelques mois plus tard, cette statue de l’antique Pylade était déjà détrônée chez lui par l’amour : le sentiment qui avait inspiré au poëte sa nouvelle dut lui sembler arriéré, et par trop adolescent ; il ne jugea pas à propos d’accorder à celle-ci une publicité à part. Ce fut sur Han d’Islande que ses soins et ses préférences se concentrèrent.

Puis, lorsque plus tard encore il vit sans doute qu’illusions pour illusions il ne fallait pas être trop dédaigneux des premières, il revint à Bug, le remania, conserva le cadre, mais le redora en mille manières, enrichit le paysage de ces couleurs où la Muse lui avait récemment appris à puiser, compliqua les événements, introduisit entre ses personnages le seul sentiment qui ait un attrait souverain pour la jeunesse, et d’où sortent les rivalités, les perfidies, les sacrifices, les incurables blessures ; il mit l’amour, il montra la douce Marie. Bug aussitôt devint ému et radieux sous sa royale beauté d’ébène ; le mélancolique d’Auverney rougit d’une délicate nuance ; les jardins se fleurirent, les mornes verdoyants embaumèrent, tout s’anima. Il y eut bien encore un certain serment, une parole d’honneur donnée par le capitaine au féroce Biassou, dont il est prisonnier, et qu’il ne semble pas très-naturel de lui faire tenir, quand cela peut coûter la vie à son ami, à sa jeune épouse et à lui-même. Cette parole d’honneur à Biassou, qui se trouvait dans le premier récit, y choquait moins que dans le second, où elle se joint au refus opiniâtre de corriger les fautes de français de la proclamation. Sans être de l’école d’Escobar ou de Machiavel, on pourrait, je crois, qualifier ces scrupules de gloriole hors de saison et de préjugé formaliste : c’est un travers naïf de l’entière et puritaine bonne foi de la jeunesse. Les développements considérables que reçut Bug-Jargal sous sa dernière forme ont amené quelques défauts de proportion qui jurent avec l’encadrement primitif du récit, lequel, on ne doit pas l’oublier, se débite de vive voix, en cercle, à un bivouac. Les descriptions, les analyses de cœur, les conversations rapportées, les pièces diplomatiques citées au long, nous font plus d’une fois perdre de vue l’auditoire ; et quand le chien Rask remue la queue, ou que le sergent Thadée pousse une exclamation, on a besoin de quelques efforts pour se rappeler le lieu et les circonstances.

Mais ce qu’il y a de plus caractéristique dans les additions, et ce qui signale une notable intention chez l’auteur, c’est qu’à côté de Marie, c’est-à-dire de la grâce, de la beauté virginale et du bonheur vertueux de l’existence, presque parallèlement se révèle et grossit l’aspect haineux, contrefait, méchant, de la nature humaine, le mal personnifié dans le nain Habibrah, frère africain de Han d’Islande, de même que Marie est la sœur d’Éthel, de Pépita l’Espagnole et de la vive Esméralda. Marie et Habibrah, ce sont deux germes ennemis, un œuf de colombe, un œuf de serpent, que dans ses splendeurs ce jeune soleil en montant a fait éclore. Cette perception du grotesque et du mal est un véritable progrès, un premier pas fait hors du simple idéal de quinze ans vers les mécomptes de la réalité ; seulement elle tourne d’abord au faux, en revêtant une enveloppe à part, difforme, monstrueuse, imaginaire, là aux feux du climat calciné des tropiques, ailleurs dans les grottes rigides de l’Islande. De même qu’on nous représente Jupiter avec un double tonneau où il puise, de même le poëte a deux types, le bien et le mal purs ; mais Jupiter mélange les doses, et le poëte ne les mélange pas ; il reste dans l’abstrait, surtout relativement à la perception du mal et du laid, à force de les vouloir individualiser sous un seul type constamment infernal. On le voit, il n’a pas encore senti la vie, selon la mesure infinie qui la tempère ; il n’a pas éprouvé à la fois un goût de miel et d’absinthe dans la fusion d’un même breuvage. Ivresse d’une part, âcreté de l’autre ; ici tout le nectar, là tout le venin, c’est ainsi qu’il arrange la création. — Chantez, Poëte, chantez ! Exhalez donc l’allégresse ou le désespoir ; épuisez votre superbe, combattez votre combat ; ou envolez-vous plus haut, aux régions de la féerie ; les cordes nombreuses de la lyre vous appartiennent : chantez ! mais vous n’êtes pas encore descendu à la vie de tous, à cette vie humaine, vous n’êtes pas encore au roman !…

Quand M. Hugo publia Bug-Jargal modifié de la sorte, il venait de donner son deuxième volume d’Odes et Ballades qui reluit de couleurs pareilles et nous rend en rhythmes merveilleux le même point de vue doublement tranché. Han d’Islande, depuis longtemps composé, avait paru antérieurement. Cet autre roman étrange, moins brillant, moins haut en couleur que le Bug-Jargal définitif, et plus analogue à la manière sobre et précise des premières odes dont il forme le lien avec les secondes, fut compris de travers à sa naissance, et on y chercha je ne sais quelle inspiration désordonnée, au lieu de le classer parmi les romans chevaleresques dont il remplissait à la rigueur toutes les conditions. L’héroïne, en effet, est captive ; elle est comtesse ; elle est enfermée dans une tour avec son vieux père, prisonnier d’État. Le héros, fils d’un ennemi mortel, fils d’un prince, garde le plus qu’il peut l’incognito ; pour sauver celle qu’il aime et le vieillard que des félons veulent perdre, il ne voit rien de mieux que d’aller par monts et par vaux attaquer dans son antre un monstre effroyable, et de lui ravir les preuves d’une machination odieuse, qui, retirées des mains où elles sont tombées, pourront démasquer les traîtres.

Han d’Islande est donc un roman idéal de la famille presque de ceux de la Table-Ronde, tels que les arrangeurs les rimaient au xiiie siècle. L’amour d’Éthel et d’Ordener, l’invincible union du noble couple, le dévouement fabuleux du héros, composent le fond essentiel, l’âme de l’action : le chapitre xxiie, qui est le point central et culminant du livre, ne nous montre pas autre chose ; on y trouve le canevas exactement tracé, le motif d’un des plus touchants souvenirs d’amour des Feuilles d’Automne ; mais la crudité du dessin, l’impitoyable précision que l’auteur a mise à décrire les portions hideuses, cruelles, et à faire saillir le nain, le bourreau, le mauvais conseiller Musmédon, a donné le change aux autres sur son intention, et par moments l’en a dérouté lui-même. On remarquera, au reste, combien la tournure des personnages, dans ce roman, était conforme à l’âge du poëte, à sa naïve loyauté, à cette inflexible logique qui construit a priori les hommes avec une seule idée. Le vieux prisonnier d’État a été trompé, trahi, donc il hait les hommes, donc son idée unique, durant vingt-deux ans de réclusion, est la misanthropie, jusqu’au dénoûment où en un clin d’œil il se corrige. Musmédon est corrompu, donc il l’est à tous les degrés et dans tous les cas, sans un seul vestige de bon mouvement, ou même, par instants, d’indifférence. Le sot lieutenant frivole n’a, durant toutes les conversations où il apparaît, qu’une seule parole à la bouche, la Clélie. Ainsi des autres caractères ; les poëtes adolescents, encore entiers, n’imaginent pas d’autre nature humaine que celle-là, double en général, et absolue, excessive dans chaque sens. Notre bon Corneille, qui avait l’âme naïve et pas mal entière aussi, n’a guère vu différemment en la plupart de ses créations.

Cependant M. Hugo gagna de l’âge ; il heurta des hommes ; il remua des idées ; il multiplia ses œuvres ; il se mesura avec des géants historiques, Cromwell, Napoléon, et reconnut en eux un mélange de bien et de mal, qu’il n’eût pas d’abord aperçu dans de moindres exemples. Sa fièvre politique s’était calmée. Son Dernier Jour d’un Condamné proclama avec une saisissante éloquence, quoique d’un ton plus irrité peut-être qu’il n’eût convenu en matière de miséricorde, le respect pour la vie humaine, alors même qu’elle s’est souillée de sang. Il scruta beaucoup, il conversa, il controversa, il vécut. La maturité vint à son génie comme à son humeur, du moins une maturité relative ; dès lors le roman s’ouvrit véritablement pour lui, non pas le roman, sans doute, pris dans le milieu de l’expérience habituelle, dans le courant ordinaire des mœurs, des passions et des faiblesses, non pas le roman familier à la plupart, mais le sien, un peu fantastique toujours, anguleux, hautain, vertical pour ainsi dire, pittoresque sur tous les bords, et à la fois sagace, railleur, désabusé : Notre-Dame de Paris put naître.

Dans Notre-Dame l’idée première, vitale, l’inspiration génératrice de l’œuvre est sans contredit l’art, l’architecture, la cathédrale, l’amour de cette cathédrale et de son architecture. Le poëte a pris cette face ou, si l’on veut, cette façade de son sujet au sérieux, magnifiquement : il l’a décorée, illustrée avec une incomparable verve d’enthousiasme. Mais ailleurs, dans les alentours, et le monument excepté, c’est l’ironie qui joue, qui circule, qui déconcerte, qui raille et qui fouille, ou même qui hoche de la tête en regardant tout d’un air d’indifférence, si ce n’est vers le second volume où la fatalité s’accumule, écrase et foudroie ; en un mot, c’est Gringoire qui tient le dez de la  moralité, jusqu’à ce que Frollo précipite la catastrophe. Le poëte songeait à sa Notre-Dame lorsqu’il disait dans le prologue des Feuilles d’Automne :

S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur 
Dans le coin d’un roman ironique et railleur.

Gringoire nous représente à merveille cette somme ironique et railleuse, produit de l’expérience acquise. Le bon philosophe éclectique et sceptique porte les vérités, les manies, le bon sens, les ridicules, la science et l’erreur, pêle-mêle dans sa besace, tantôt d’un air piètre, tantôt se rengorgeant, tout comme Panurge et Sancho. Il est quelque chose comme le raisonnement opposé au sentiment, ainsi que le Docteur noir de M. Alfred de Vigny ; mais il a moins de tenue et de rigorisme que notre important docteur avec sa canne à pomme d’or. Gringoire ne va qu’au hasard, pauvre diable rabelaisien, trébuchant à chaque pavé, se relevant, se consolant toujours, promené de mécomptes en engouements, raisonneur et pipé, vêtu de bigarrures, se guérissant d’une manie par une autre ; véritablement homme, moins la chaleur, il est vrai, moins la fécondité et le cœur ; admirable Sosie chargé de la friperie de l’âme. Gringoire nous promet, au nom de M. Hugo, bien des romans : il nous les promettrait plus attrayants encore, si quelque affection modérée humanisait davantage, interrompait parfois et liait entre elles ses humeurs bizarres.

Par Gringoire, M. Hugo est allé jusqu’à railler ce culte de l’architecture qui constitue la croyance et comme la religion de son livre. Après nous l’avoir montré poëte tragique, sifflé et délaissé, il nous le fait voir examinant dévotement les sculptures extérieures de la chapelle de For-l’Évêque, dans un de ces moments de jouissance égoïste, exclusive, suprême, où l’artiste ne voit dans le monde que l’art et voit le monde dans l’art. Jusque-là tout est bien. La disposition satirique s’accorde encore avec le personnage de Phœbus, avec celui des jeunes filles si gracieuses et si naïvement coquettes de l’hôtel Gondelaurier ; mais quand le poëte aborde ses caractères vraiment passionnés, le prêtre, Quasimodo, la Esméralda, la recluse, en même temps que l’ironie disparaît dans l’ardeur exaltée des sentiments, c’est la fatalité seule qui la remplace, une fatalité forcenée, visionnaire, à la main de plomb, sans pitié. Or, cette pitié, le dirai-je ? je la demande, je l’implore, je la voudrais quelque part autour de moi, au-dessus de moi, sinon en ce monde, du moins par delà, sinon dans l’homme, du moins dans le ciel. Il manque un jour céleste à cette cathédrale sainte ; elle est comme éclairée d’en bas par des soupiraux d’enfer. Le seul Quasimodo en semble l’âme, et j’en cherche vainement le Chérubin et l’Ange. Dans le sinistre [sic], rien ne tempère, rien ne relève ; rien de suave ni de lointain ne se fait sentir. L’ironie sur Gringoire qui sauve sa chèvre, sur Phœbus et sa fin tragique, c’est-à-dire son mariage, ne me suffit plus ; j’ai soif de quelque chose de l’âme et de Dieu. Je regrette un accent pathétique, un reflet consolateur comme en a Manzoni. L’auteur nous fait suivre les corps au gibet ; il nous fait toucher du doigt les squelettes ; mais des destinées morales, spirituelles, pas un mot. La sensibilité, qui est à la passion poignante ce que la douce lumière du ciel est à un coup de tonnerre, faisait faute ailleurs en bien des endroits ; mais ici c’est la religion même qui manque. Tant qu’on reste en effet sur le terrain moyen des aventures humaines dans la zone mélangée des malheurs et des passions d’ici-bas, comme l’ont fait Le Sage et Fielding, on peut garder une neutralité insouciante ou moqueuse, et corriger les larmes qui voudraient naître par un trait mordant et un sourire ; mais dès qu’on gravit d’effort en effort, d’agonie en agonie, aux extrémités funèbres des plus poétiques destinées, le manque d’espérance au sommet accable, ce rien est trop, ce ciel d’airain brise le front et le brûle. Durant toute cette portion finale de Notre-Dame, l’orchestre lyrique, l’orgue en quelque sorte, pourrait jouer, par manière d’accompagnement, Ce qu’on entend sur la Montagne, cette admirable et lugubre symphonie des Feuilles d’Automne.

Bref, Notre-Dame est le fruit d’un génie déjà consommé pour le roman, et qui, tout en produisant celui-ci, achevait de mûrir encore. On y trouve des points extrêmes de la nature humaine qui ne sont pas ramenés au degré possible de fusion et d’atténuissement. La pensée en reste un peu dure. Mais style et magie de l’art, facilité, souplesse et abondance pour tout dire, regard scrutateur pour beaucoup démêler, connaissance profonde de la foule, de la cohue, de l’homme vain, vide, glorieux, mendiant, vagabond, savant, sensuel ; intelligence inouïe de la forme, expression sans égale de la grâce, de la beauté matérielle et de la grandeur ; reproduction équivalente et indestructible d’un gigantesque monument ; gentillesse, babil, gazouillement de jeune fille et d’ondine, entrailles de louve et de mère, bouillonnement dans un cerveau viril de passions poussées au délire, l’auteur possède et manie à son gré tout cela. Il a composé dans Notre-Dame le premier en date, et non certes le moindre des romans grandioses qu’il est appelé à continuer pour l’avenir.

Juillet 1832.