(1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre iv »
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(1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre iv »

Chapitre iv

Les protestants‌

Il y a dans l’armée soixante-huit aumôniers protestants, et puis, épars dans les rangs, trois cent quarante pasteurs, officiers ou soldats, qui peuvent à l’occasion, sans titre ni facilités, distribuer leur parole.‌

Chiffre bien faible, mais dans toute la France, qu’y a-t-il de pasteurs ? Un millier, de toutes confessions. Même en temps de paix, leurs fidèles, ceux du moins des petites villes, ne les voient que par intervalle, au passage, quelques heures. Dans la religion réformée, les sacrements pour lesquels le prêtre serait indispensable n’existent pas. Le grand secours, c’est la Bible.‌

« À l’armée, me dit un pasteur, nous ne sommes pas organisés pour dresser un autel et dire ces messes catholiques en plein air d’un si puissant effet. Nous ne disposons pas de vos belles liturgies. Mais nous avons la Croix du Calvaire et puis la Parole. »‌

Approchons-nous, écoutons, tâchons de saisir les nuances belles et profondes qui distinguent la haute vie spirituelle des protestants à la guerre. Au milieu des prêtres catholiques s’épanouissait le sentiment du surnaturel avec des effets extraordinaires et visibles ; maintenant nous entrons parmi des pasteurs plus graves, plus pieux, plus exemplaires que le commun des hommes et qui ont pour objet l’exaltation morale.‌

Un protestant qui veut me faire comprendre l’esprit des pasteurs à la guerre, me décrit l’un des plus aimés : « Le pasteur Nick, blessé à l’ennemi, est une espèce de géant, un blond aux yeux bleus, que nous avons toujours vu dévoué à toutes les causes. Il appartient au christianisme social, voisin du Sillon, qui veut rendre la vie terrestre possible et établir dans l’humanité le règne de Dieu. Au milieu de ses paroissiens, il avait institué une « fraternité ». Il n’a l’esprit sectaire en aucune façon ; il engrène toujours avec le voisin. En même temps qu’il collabore au mouvement social, il est un de nos pasteurs les plus zélés, et il se relie en pensée à toutes les belles figures qui sont dans l’Église catholique. Aujourd’hui, à la fois aumônier et soldat, il est tellement attiré par ceux qui sont au premier rang ! Il trouve les paroles les plus délicates pour les blessés, de la tendresse et des consolations pour chacun. Il est tout optimisme, absolument convaincu que tout doit contribuer au bien de ceux qui aiment Dieu et qui veulent le réaliser. La parole, Son âme bénit l’Eternel, explique le genre de sa vaillance. Il a une âme qui est un psaume. »‌

La vie familiale des pasteurs, en se mêlant à leur vie sacerdotale, a fourni au cours de ces deux années de beaux traits que les fidèles recueillent comme des leçons et des exemples, pour supporter vaillamment les angoisses de la guerre.‌

Le pasteur Camille Rabaud, vieillard plus qu’octogénaire, de vieille souche cévenole, avait deux petits-fils. L’aîné tombe au champ d’honneur. « Sa mort m’encourage, écrit le cadet ; désormais nous serons deux. » A son tour, il est frappé ; alors, le vieillard se présente au Temple et veut monter en chaire. On cherche à l’arrêter. Dans son grand âge, un tel effort ! Il répond : « Ils ont marché, je marcherai ». Il prêche, il tire argument de ses morts pour réconforter les fidèles de Castres. Et de même, à Nîmes, le pasteur, le vénérable M. Babut, ayant perdu un fils, cherche à faire de sa douleur la consolation des autres. M. Babut est ce pasteur qui, au début de la guerre, écrivit la lettre la plus noble, d’une honnêteté poussée jusqu’à la candeur, au pasteur Dryander, et qui reçut de cet Allemand, prédicateur attitré de Guillaume, une réponse hideuse de pharisaïsme. Son fils tombé au champ d’honneur, il prêcha un sermon admirable de foi et de force d’âme. Les catholiques étaient venus l’entendre avec les protestants. Je crois bien que tous pleuraient. Un témoin m’écrit que ce fut pour Nîmes, et vous savez que les luttes religieuses y sont vives, un jour, non pas d’union, mais de communion sous les espèces de l’espérance et de la souffrance5.‌

Un autre pasteur, aumônier de l’armée, M. Gounelle, a perdu son fils. Pensant à ce jeune héros et à ses camarades, il écrit dans une lettre que j’ai sous les yeux : « Cette guerre a parfois renversé les rôles. Nous les élevions, ces petits, en temps de paix : ce sont eux maintenant qui sont nos grands et qui nous élèvent ».‌

La pensée est bien belle et de la plus touchante humanité. Nous sommes sur les sommets de la vie morale.‌

Quelles sont les idées qui semblent les plus puissantes pour vivifier les protestants dans cette guerre ? De quoi se compose leur trésor propre au service de la patrie ?‌

D’abord, ils aiment l’Alsace6. Un grand nombre d’eux en sont originaires. C’est un fait puissant, qui met dans leur patriotisme un ferment spécial. « Depuis un demi-siècle, me dit un pasteur d’origine alsacienne, nos âmes d’exilés souffrent comme d’une impiété des divisions de notre pays qui prolongeaient les souffrance de l’Alsace et semblaient même les négliger. » Pour la délivrance, il fallait mettre au-dessus de tout l’idée de patrie. Les originaires d’Alsace, Français de la même manière que les habitants de Nantes ou de Marseille, ont en plus un besoin personnel de la victoire, un intérêt immense à l’écrasement de l’Allemagne. Ils luttent contre une oppression qui leur refuse le droit d’épanouir leur nature la plus complète.‌

De ce point de vue alsacien, les protestants s’assurent que la cause des Alliés est la plus juste pour laquelle on se soit jamais battu. Et cette vérité fait leur second réconfort. Contraints à défendre la liberté de la France, nous luttons du même coup pour la libre respiration des petits peuples. Sans cette certitude, beaucoup de protestants seraient bien troublés et comme paralysés, incapables d’agir. Ils n’auraient pas suivi aisément le drapeau de leur pays dans une guerre d’agression.‌

« Mon cœur de citoyen n’est pas inquiet, écrit le sergent Pierre de Maupeou, tué à vingt-cinq ans, mais mon cœur de chrétien l’est souvent. Il y a deux sentiments incompatibles qui s’agitent en moi, je ne crains pas de le dire. La morale des hommes n’est pas celle de Dieu… »‌

Ce sergent du génie est un brave entre les braves. Ses deux citations à l’ordre de l’armée en témoignent. Mais c’est un chrétien à scrupules. Il a participé à une action que relate le communiqué officiel du 8 février 1915 : « … une tranchée allemande bouleversée par une mine et dont les défenseurs ont été pris ou tués ». Là-dessus, il médite : « C’est une dure mort, comme disent les mineurs, que celle que nous provoquons ! L’Évangile a dit : Celui qui frappe par l’épée périra par l’épée… Pour ne pas défaillir à certains moments, il faut que je sois certain de défendre la plus juste et la plus belle des causes ». (Mémento de Pierre de Maupeou, tué au cimetière d’Ablain-Saint-Nazaire, le 28 mai 1915.)‌

Ils sont nombreux, ces protestants qui, voyant une opposition entre la guerre en soi et la pensée de Dieu, cherchent à la résoudre dans leur conscience7. Il ne faut pas se venger, il faut pardonner à ses ennemis ; sans doute ! mais la vie du Christ fut un combat pour que la terre n’appartînt pas aux brigands, et ce précédent les persuade qu’ils ont su concilier le devoir divin et le devoir humain. Leur solution parfaite, je la trouve dans une lettre d’Olivier Amphoux, docteur en droit, étudiant en théologie protestante, qui, peu avant Vassincourt, où il tomba le 5 septembre 1914, écrivait : « L’heure de la grande bataille approche. Le général de division nous l’a déclaré lui-même ce matin, et ce sera la bataille décisive. On peut prier Dieu » non pas, ce qui serait allemand, pour telle armée plutôt que pour telle autre, mais pour la sauvegarde de la justice8 ».‌

Enfin, c’est leur troisième réconfort, ces protestants se battent pour conquérir la paix dans le monde et dans les âmes. Continuellement je trouve sur leurs lèvres en formes diverses cet appel à l’avènement de l’Évangile. Francis Monod9, qui appartient à un groupe pieux intitulé les « Volontaires du Christ », parti comme sous-lieutenant au 33e d’infanterie, écrit : « La guerre ! mais il me semble que plus que jamais nous travaillons pour la paix. Quand l’unité factice, qui s’est formée à nos côtés il y a quarante-quatre ans, sera dissoute… la France, à la tête du progrès et de la liberté, comme toujours, travaillera efficacement pour la paix du monde… De cette guerre résulteront de grandes choses pour notre patrie, pour l’œuvre qui doit s’accomplir en elle et par elle. La guerre actuelle, ô miracle ! servira la cause de l’évangélisation du monde dans cette génération. Elle contribuera à réveiller l’Église, à unir ses membres. » (Cité par M. Raoul Allier, « Avec nos fils sous la mitraille ».) Et le jeune Gustave Escande, de la Fédération Universelle des Étudiants chrétiens, écrit à ses amis : « Il m’est très doux de penser que des centaines de milliers de jeunes gens dans le monde luttent comme moi pour arriver à l’idéal que nous nous sommes composé : “Faire le Christ Roi”. » Mais la voix de ces jeunes lévites du droit n’est nulle part mieux persuasive que dans la prière que voici, d’un petit soldat protestant du pays de Monthéliard, qui mourait à l’ambulance de la gare d’Ambérieu.

Seigneur, disait-il, que ta volonté soit faite et non pas la mienne. Je me suis consacré à toi dès ma jeunesse et j’espère que l’exemple que j’ai cherché à donner aura servi à te faire glorifier.‌

Seigneur, tu sais que je n’aurais pas voulu la guerre, mais que je me suis battu pour faire ta volonté ; j’offre ma vie pour la paix.‌

Seigneur, je te prie pour tous les miens. Tu sais combien je les aime : mon père, ma mère et mes frères, mes sœurs.‌

Seigneur, rends au centuple à ces infirmières tout le bien qu’elles m’ont fait ; je suis un pauvre, moi, mais toi tu es le dispensateur des richesses. Je te prie pour eux tous. (Cité par M. le pasteur John Vienot dans Paroles françaises 10).‌

Cette prière, d’une grandeur paisible, où il avait mis ses dernières pensées, le petit soldat la répétait si souvent que la sœur catholique qui le soignait la recueillit et l’envoya à la famille en deuil. Geste touchant d’une religieuse qui a reconnu des accents pleins de la charité à laquelle ses vœux la consacrent. Que ces deux enfants du génie de la France soient bénis !‌

Ainsi, du rachat de l’Alsace et de l’amour de leur terre natale, les huguenots de France élargissent leur vœu jusqu’au rachat de l’humanité, et, par ces trois motifs de liberté, de justice et de paix, s’élèvent à l’héroïsme guerrier.‌

Henri Gounelle, qui devait tomber le 15 juin 1915 dans la tranchée de Galonné, écrit le 8 juin à son père :‌

Je pars demain aux tranchées. Croyez bien que j’ai l’intention de revenir. Si pourtant il fallait rester là-bas, je fais dès maintenant le don de ma frêle existence à la cause qui secoue notre patrie d’un spasme héroïque et divin11. (Lettre communiquée.)‌

A la veille de l’offensive de Champagne, où il allait être tué le 6 octobre 1916, le sous-lieutenant Maurice Dieterlin, ancien élève de l’École des Chartes, envoie à sa famille ses dernières paroles :‌

Je vis le plus beau jour de ma vie. Je ne regrette rien et je suis heureux comme un roi. Je suis heureux de me faire casser la figure pour que le pays soit délivré. Dites aux amis que je m’en vais à la victoire le sourire aux lèvres, plus joyeux que tous les stoïques et tous les martyrs de tous les temps. Nous sommes un moment de la France éternelle. La France doit vivre, la France vivra.‌

Préparez vos plus belles toilettes. Gardez vos sourires pour fêter les vainqueurs de la grande guerre. Nous n’y serons peut-être pas : d’autres seront là pour nous. Vous ne pleurerez pas. Vous ne porterez pas notre deuil, car nous serons morts le sourire aux lèvres et une joie surhumaine au cœur. Vive la France ! Vive la France !‌

Quelle ivresse ! J’ai vécu ce soir l’heure merveilleuse de ma vie, celle pour laquelle j’étais préparé dès ma naissance. J’estime que j’ai eu toutes les joies de la terre, tout le bonheur humain, et que je puis m’en aller paisible. Je n’appartiens plus à mon père, à ma fiancée, à mes études, à mes goûts. Je suis la chose de mon colonel. Il peut faire de moi ce qu’il voudra. Il peut me tenir dans sa main comme une balle et me lancer où il voudra… Comme le sacrifice est facile et comme vos enthousiasmes aussi rapides que vos découragements, sont loin de nous, incommensurablement loin, aussi loin que les plus lointaines étoiles le sont de notre planète !…. » (Lettre communiquée.)‌

Et, dans une de ses dernières lettres, le caporal Georges Groll, secrétaire de l’Union chrétienne des jeunes gens de Paris, et qui va mourir à l’ennemi près de Souchez, le 9 juin 1915, écrit à son père, M. Groll, boulanger, rue Pierre-Lescot :‌

On ne m’envoie pas me faire tuer ; je vais combattre, j’offre ma vie pour les générations futures. Je ne meurs pas, je change d’affectation. Celui qui marche devant nous est assez grand pour que nous ne le perdions pas de vue. (Lettre communiquée.)‌

Quelle image, que l’on croirait pétrie par un Michel Ange ! Ces protestants, quand nous voyons leurs temples qui nous glacent et leurs prêches, toujours sur la morale, nous semblent des esprits calmes et modérés, raisonneurs au point qu’à les comparer avec les héros catholiques dont nous avons décrit les états de conscience violents et l’ivresse joyeuse, nous songions d’abord à parler de leur philosophie plutôt que de leur religion ; mais apprenons à mieux les connaître par l’amitié et l’admiration que nous inspirent de tels actes et de tels cris sublimes.‌

Maurice Rozier, aspirant d’infanterie, écrit : « Dimanche, mai 1915. — Tous trois, mon capitaine, l’aumônier et moi, nous avons eu un culte sur la falaise qui domine la vallée riante de l’Aisne, tandis que les Allemands bombardaient un aéro sur nos têtes. « Ma grâce te suffit, Saint Paul, dans ses dangers épouvantables, trouve la paix dans la grâce de Dieu », tel fut le thème simple de la méditation… » Rien de plus. L’image de ce petit culte nous touchait, mais n’avait pas de sens pour nous. Ailleurs, dans la vie du jeune Escande, nous lisions que privé de voir l’aumônier protestant, il aimait à entrer dans la petite église catholique de Courtemont, où, caché derrière un pilier, il se tenait dans le silence et le recueillement. Et là encore, une minute, nous cherchions à distinguer ce jeune chrétien dans son ombre… Aujourd’hui, nous comprenons leur vie intérieure et nos parentés se révèlent. Mêmes racines profondes dans la chrétienté et deux floraisons glorieuses.‌