(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Soulary. Sonnets humouristiques. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Soulary. Sonnets humouristiques. »

M. Soulary
Sonnets humouristiques.

I

Ce livre ne nous a pas été envoyé, — mais la Critique ne ressemble pas à cet heureux plongé dans le sommeil au seuil duquel s’assied la Fortune dans la Fable. La Critique n’attend pas si nonchalamment les livres qui, pour elle, sont une vraie fortune, quand un peu de talent les distingue, et elle court au-devant pour leur faire accueil. Il y a quelque temps, le hasard, qui n’est pas toujours un imbécile, jeta dans nos mains un recueil de vers dont on a parlé bien sobrement, — l’auteur n’était pas de Paris, — et c’est ce recueil, très-inconnu en raison du peu qu’en ont dit les hospitaliers généreux de cette ville charmante, c’est ce recueil d’un luxe typographique qui est une poésie à lui seul que nous voulons signaler à l’attention de ceux-là qui aiment la poésie, et on ne peut l’aimer maintenant qu’avec désespoir.

M. Joséphin Soulary l’aime certainement pour elle-même. C’est un artiste qui voit l’œuvre avant tout, ne pensant qu’après à la gloire, et c’est déjà une fière distinction à une époque où l’on donnerait toutes les beautés du génie pour quelque argent et quelque bruit… C’est déjà assez humouristique, cela, de la part de l’auteur des sonnets qui portent ce nom ! Sonnets humouristiques ! alliance de mots qui frappe et qui engage ! car l’Humour, c’est la fantaisie même dans ce qu’elle a de plus libre et de plus capricieux, et c’est, de plus, la fantaisie malade, ajoutant au caprice de sa nature le caprice de sa maladie ! Et le Sonnet, au contraire, c’est la règle inflexible, le rythme sévère et circonscrit, l’anneau infrangible et enchanté, passé au pied divin de la Muse pour qu’elle ne s’envole pas et qu’on puisse mieux juger de la grâce et de la longueur de ses ailes !

Oui, voilà l’Humour et voilà le Sonnet, dans leur essence à tous les deux ! Réunies, ou plutôt versées l’une dans l’autre, l’une l’Humour, c’est la faculté la plus opposée à la forme qu’elle emploie, et l’autre, à son tour, le Sonnet, est la forme la plus résistante à la faculté qu’il embrasse. Cristal de dimension étroite, le Sonnet humouristique, composé d’un petit nombre de facettes d’une géométrie régulière, doit donc allier à ce qu’il y a de plus rigoureux dans le langage ce qu’il y a de plus ondoyant dans la pensée ! Et ne vous récriez pas ! Je sais, comme vous, que dans toute poésie, quelle qu’en soit la forme ou l’étendue, il y a une lutte secrète entre l’infini du sentiment qui circule et le fini de la langue dans laquelle cet infini se renferme sans se limiter, mais ici, cette lutte, qui est le caractère glorieux et infirme de toute poésie, a lieu sur un bien plus petit espace, ce qui augmente le danger et constitue un bien plus difficile idéal.

Aujourd’hui l’auteur de ces Sonnets humouristiques, M. Joséphin Soulary, a-t-il atteint ce très difficile idéal ?… Dans la lutte en question, ce nouveau poète, qui a choisi le Sonnet pour expression unique de sa pensée et qui en dehors du Sonnet n’existerait peut-être plus, a-t-il déployé une véritable force de poète ? Et la valeur de son œuvre actuelle peut-elle donner à ceux qui l’étudient de grands pressentiments sur son avenir ?… Toutes questions auxquelles la Critique a charge de répondre et auxquelles elle va répondre avec simplicité.

II

D’abord, c’est le choix du Sonnet que nous n’aimons pas et qui nous est suspect dans ce poète, car M. Soulary est un poète, malgré sa camisole de forçat volontaire, le seul genre de forçat que nous ne comprenions pas. Le Sonnet est une forme vieillie, et ce n’est rien que de vieillir, — vieillesse, dans les choses de l’intelligence, c’est souvent parfum, sagesse et profondeur, — mais c’est une forme bornée, et il nous est impossible d’avoir pour elle le respect qu’avait Despréaux. Nous ne pouvons pas davantage être de l’avis de M. Charles Asselineau, auteur d’une spirituelle monographie du Sonnet en France, quand il dit : « Le Sonnet est un symptôme en histoire littéraire. On ne le trouve cultivé et florissant qu’aux époques de forte poésie. »

Pour nous, le symptôme est différent : le Sonnet si vanté, à cause de la difficulté vaincue, chez un peuple qui a toujours aimé à vaincre la difficulté, n’est que l’amusette des sociétés qui jouent aux petits jeux de la littérature… Ni les grands noms de Shakespeare, de Milton, de Corneille, de Machiavel, de Pétrarque, qui ont splendidifié ce monde de poésie, si écourté et presque puéril, ne me troublent et ne m’imposent. Ils coulèrent leur pensée dans ce moule parce que ce moule était à la mode de leurs temps, mais ils l’y ont étriquée, étranglée ; c’étaient des aigles pris à la sauterolle ! Tout au plus était-ce bon pour les Voiture et les Benserade, cette forme presque calligraphique de poésie. Si chez nous on les vit renaître après 1830, c’est que nous voulions ressusciter la Renaissance, mais les plus grands poètes de ce temps, Lamartine et Hugo, échappèrent au Sonnet. Ils le dédaignèrent. Plus tard, des esprits curieux, obstinés, plus occupés de mots que de choses, de plus de métier que d’inspiration, des travailleurs à la loupe et à la lampe, des émailleurs, des archaïstes, reprirent le Sonnet en sous-œuvre et lui donnèrent un éclat solide, une netteté de camée et une perfection de burin qui, en France du moins, lui avaient toujours manqué.

C’est là sans doute ce qui a fanatisé pour le Sonnet l’imagination plus savante que spontanée de M. Joséphin Soulary. Naturellement, il était de l’école des Émailleurs et des Volontaires, car il n’y a que deux Écoles ou, pour mieux parler, que deux Vocations en poésie, les Volontaires et les Inspirés. M. Soulary est de l’École des Baudelaire, des Grammont, des Banville, qui reconnaît pour chef le grand incrusteur, M. Théophile Gantier, — et quoiqu’il ait probablement vécu loin du foyer commun des théories où l’on réchauffe les enthousiasmes quand ils sont sur le point de se glacer, M. Joséphin Soulary fut un des plus acharnés de l’École, puisqu’il se moula en sonnets, tout entier, et qu’il ne permit pas d’autres manières de se produire à son génie. Il l’a dit, du reste, en vers charmants :

Je n’entrerai pas là, dit la folle en riant,
Je vais faire éclater cette robe trop juste !
Puis elle enfle son sein, tend sa hanche robuste,
Et prête à contresens un bras luxuriant.

J’aime ces doux combats, et je suis patient :
Dans l’étroit vêtement qu’à son beau corps j’ajuste,
Là serrant un atour et là le déliant,
J’ai fait passer enfin tête, épaules et buste !

Avec art maintenant dessinons sous ces plis
La forme bondissante et les contours polis ;
Voyez ! la robe flotte et la beauté s’accuse.

Est-elle bien ou mal en ces simples dehors ?
Rien de moins dans le cœur, rien de plus sur le corps !
Ainsi j’aime la femme, — ainsi j’aime la Muse !

C’est évident qu’elle est entrée !

III

Ainsi, de l’aveu même de l’auteur, forme petite et contractée, l’infini dans un point, la lumière arrêtée ou versée dans une goutte d’eau condensée, et pour Muse la Patience enflammée, pour Génie la rageuse Volonté, telles sont les caractéristiques de la poésie de M. Joséphin Soulary. À la tête de ce recueil aussi passionné dans sa correction et sa beauté typographique que le serait le manuscrit d’un vieux moine (et M. Soulary est bien capable de nous donner son prochain ouvrage sur le parchemin d’un manuscrit enluminé), à la tête de ce recueil il y a un portrait du poète qui dit bien tout ce qu’il est, lui et sa poésie, à ceux-là qui savent lire l’hiéroglyphe de la physionomie humaine.

Sous une chevelure qui pousse, en l’air, droite, dure et indomptable au fer, qui en la coupant souvent l’a épaissie, un front vaste et carré comme un parallélogramme, d’un lisse de marbre, mais auquel l’Effort a mis son pli rudement marqué entre les deux sourcils, yeux rentrés où le noir du crayon s’allume, joue rigide, regard attentif, la bouche presque amère, tel est l’homme de ce portrait, et c’est le poète aussi, le poète laborieux, violemment laborieux, l’ardent Puritain du Sonnet, cette pauvreté opulente, la pensée cruelle à elle-même comme la femme, la coquette martyre, dont le pied saigne dans le brodequin, dont la hanche bleuit sous la baleine, mais qui se console avec l’adage : il faut souffrir pour être belle !

La bouche seule me plaît dans tout cela, car, je l’ai dit, elle est amère. Puisqu’elle est amère, elle est inassouvie ! Il y a encore de l’espérance ! M. Joséphin Soulary a peut-être l’esprit plus grand que ses Sonnets, et son humour, à ce bizarre, ce vin noir comme le sang d’un cœur triste, finira peut-être par devenir fougueuse à force d’être comprimée, et passera par-dessus le bord, rose et or, du verre de Bohême aux pans régulièrement taillés, dans lequel il la sert avarement aux lèvres qui l’aiment et qui en voudraient beaucoup plus !

Eh bien ! nous sommes de ceux-là, nous. Nous aimons mieux le vin que le verre, et nous trouvons le verre étroit. Il est éblouissant, il flambe, il étincelle, mais nous aimons mieux la liqueur sombre et tranquille, et quoiqu’elle fasse bien par sa sombreur même, dans ce transparent cristal irisé, dans cette coupe d’arc-en-ciel où le poète l’a emprisonnée, nous aimerions mieux la voir jaillir et se répandre dans une forme plus vaste et moins subtilement travaillée ! Ah ! le plus beau de tout, c’est la grandeur dans l’être, c’est l’étendue dans la forme puissante, c’est l’ampleur dans le geste humain ! Que les faiseurs de sonnets et les tailleurs de petits cristaux ou de petits cailloux le sachent bien ! Ils ne viennent jamais que les seconds ou que les troisièmes. Qu’est Benvenuto en comparaison de Michel-Ange ! Combien les plus beaux poèmes épiques ont-ils de chants ?

Faire grand dans la pensée et faire grand dans l’espace du même coup — car la langue, c’est l’espace, — voilà la condition absolue du génie. Il est tenu à cette sublime équation. Et cependant tel que je l’ai trouvé, ce faiseur de Sonnets, en ses Sonnets humouristiques, je voudrais en donner l’idée. Singulier poète, ou, pour mieux parler, singulière spécialité poétique, qui s’est liée volontairement dans de pareils esclavages, qui a renfermé sa pensée dans la forme étroite au lieu de dilater cette forme autour de sa pensée, je ne le confondrai pas pourtant avec les Vides de ce temps, les poètes de la forme pure, avec les écorces sculptées, qui ne renferment rien, comme les sarcophages des Anciens, qui ne contenaient pas même de cendres, car lui, lui, il a la pensée, il a cette perle malade, mais cette perle de la pensée, dont les feux du diamant de l’art, de la langue et du rythme, ne valent pas le plus pâle rayon !

IV

Le livre des Sonnets humouristiques est divisé en plusieurs livres, composés, à leur tour, d’un nombre déterminé de sonnets, et ces différents livres, dont nous donnerons seulement les noms, parce qu’en donnant ces noms on donne aussi les teintes de l’imagination qui les a écrits, s’appellent : Pastels et Mignardises, — Paysages, — Éphémères, — Les Métaux, — En train express, — L’Hydre aux sept têtes, — Les Papillons noirs, — et déjà, à ne considérer que ces grandes divisions de l’œuvre des Sonnets humouristiques, on entrevoit la forte originalité de l’esprit qui a concentré tant de vigueur dans de si petits espaces et sous un nombre si rare et si choisi de mots.

L’originalité de M. Joséphin Soulary est, comme nous l’avons dit plus haut, le sombre à travers le brillant, le vin noir, l’absinthe glauque, le bitter plus amer encore et plus dense, teintant les cristaux étincelants aux reflets d’or ! Cet humouristique souvent très-suave, quoique meurtri par l’expérience, n’a rien d’enfant, ni de candide, ni d’affligé à la manière des élégiaques. Il a sucé la mamelle empoisonnée de cette louve qu’on appelle la vie. Peut-être l’a-t-il mordue, mais il est trop viril pour avoir des mélancolies, ce poète contracté dans sa tristesse comme dans son rythme, ce quadruple joug ! Seulement de cette vie goûtée il est résulté dans son imagination assombrie ce bistre si souvent sinistre qui se mêle à ses couleurs les plus fraîches et les plus brillantes.

Il n’aime pas la mort comme Leopardi, le seul vigoureux élégiaque de ce monde affaissé, mais il en promène sur toutes choses l’ombre qu’il a toujours sur la pensée, et il n’y a pas que dans ses Papillons noirs que cette ombre terrible est projetée ! On la trouve partout dans ses Sonnets comme dans la vie ; dans ses Pastels et ses Paysages, comme dans ses Éphémères, quand il est le plus doux de lueur, le plus outremer, le plus rose, quand son verre de Bohême a des nuances si peu attendues qu’on dirait des surprises du prisme. En voulez-vous une preuve ? Tenez, ceci s’appelle l’épouvantail, — une si jolie chose !

Dans son coquet chapeau de paille d’Italie,
Dès qu’elle se montrait, les moineaux, fol essaim,
S’en venaient picorer dans le creux de sa main
La cerise pour eux sur la branche cueillie.

Jamais cour plus fidèle et reine plus jolie.
La reine avait grand cœur, sa cour avait grand faim.

L’avare jardinier maugréait, mais en vain.
Il rêvait d’en finir avec cette folie.

Elle est morte ! Un matin, le méchant jardinier
Du chapeau de l’enfant coiffe le cerisier,
Comme un épouvantail contre la gourmandise !

Artifice trompeur ! Les oiseaux familiers,
Pensant revoir leur sœur, accourent par milliers.
Le cerisier, le soir, n’eut pas une cerise.

Vous le voyez, c’est la mort et c’est son ironie, à travers le riant et la grâce de ce charmant petit tableau. M. Joséphin Soulary a beaucoup de Sonnets pareils dans cette délicieuse nuance, et que nous sommes aux regrets de ne pouvoir citer, mais ce n’est pas là le vif de son originalité de poète, quoiqu’elle y soit encore. M. Joséphin Soulary, qui a le riant des teintes, comme on vient de le voir, est bien plus profondément lui-même, quand il est grave, fort et poignant dans sa couleur âprement foncée, ainsi qu’on peut le voir dans ses Métaux, par exemple, ou dans son Hydre aux sept têtes, lesquelles ne sont rien moins que les sept péchés capitaux. Artiste surtout en choses amères, qui sculpte la larme, quand elle est durcie, avec la pointe d’un couteau, et qui aime à tordre, comme il tord son vers, ce qu’il enfonce dans sa poitrine, moraliste railleur qui a parfois des brutalités atroces, comme dans son sonnet le Te Deum :

Ô Veuves qui pleurez, ô mères désolées !
Voulez-vous bien sourire et rendre grâce à Dieu.

Comme aussi dans L’Accord parfait, Sacra famés, L’État, L’Expiation, Le Mal suprême et d’autres encore qu’il est impossible d’énumérer dans cette gerbe pressée de poésies qui n’ont qu’un tort à nos yeux, c’est d’être des brins de poésie. L’auteur des Sonnets humouristiques serait à coup sûr un puissant poète, s’il plaçait son imagination et ses qualités dans des milieux plus faits pour elles. Le poète qui a écrit L’Influenza, La Note éternelle, Un soir d’été, La Colombe, L’Ancolie, A Éva, Sur la Montagne, Dans les Bois, Dans la Grotte, Dans les Ruines, Stella, La Canne du Vieux, Abîme sur Abîme, Hermès, ou, pour mieux parler, car il faudrait tout citer, les Cent soixante-douze Sonnets du recueil, qui sont, à bien peu d’exceptions près, presque tous, à leur façon, des chefs-d’œuvre, est certainement plus qu’un artiste de langue et de rythme, introduisant, à force d’art et de concentration, je ne sais quelle téméraire plastique dans le langage. Il a (regardez-y et même vous n’avez pas besoin d’y regarder pour en être frappé) la fécondité, la force, la profondeur, la grâce, la variété dans l’inspiration et cette unité dans le sentiment qui fait l’originalité d’un homme et qui lui crée son moi poétique, mais dans quelle proportion a-t-il tout cela, si ce n’est dans celle qui étouffe, en le restreignant, le génie, le génie à qui la place est nécessaire et qui ne peut jamais se passer d’horizons !

Ainsi, une œuvre supérieure dans un genre inférieur et borné, voilà le dernier mot à dire et la conclusion à tirer de ces Sonnets humouristiques qui classent d’emblée, du reste, M. Joséphin Soulary au premier rang dans cette École, aux préoccupations mauvaises, qui, confondant l’Art avec la Poésie, fait tenir, de préférence et de système, l’œuvre poétique dans la circonférence d’une médaille ou le tour d’une bague, encore plus étroit, et s’imagine que le fini du détail répond à toutes les exigences. Cette conception matérielle et grossière, malgré les raffinements sous lesquels on la dissimule, peut-elle et doit-elle asservir pour jamais une intelligence douée, comme celle de M. Soulary, des plus précieuses facultés poétiques et pour laquelle la Volonté et son effort ont remplacé, dans une époque de décadence littéraire, la naïveté grandiose de l’Inspiration ? En vérité, quand on lit quelques-uns des sonnets du recueil qu’il publie aujourd’hui, on se dit que l’Inspiré doit être bien près du Volontaire dans le nouveau poète qui vient de nous naître, et que le souffle sacré, — qu’on a ou qu’on n’a pas, mais qu’aucun travail ne donne quand il manque, — doit reposer en puissance, dans l’homme qui a écrit des vers comme ceux-ci, en attendant l’heure des œuvres vastes :

Toi, Moi.

Toi ! moi ! deux mots abstraits, deux volontés sans loi !
Qu’une accolade intime, un baiser, les unisse,
Et l’échange se fait, suave sacrifice ;
Et soudain nous vivons, toi dans moi, moi dans toi !

Chacun reçoit des deux, chacun donne de soi ;
Dans ce trait d’union Dieu lui-même se glisse !
L’égoïsme est béni dès qu’il a son complice ;
L’être est complet dès lors qu’il n’est ni toi ni moi !

Tu voudrais voir, dis-tu, pour la vie éternelle,
Nos deux âmes se perdre en la même étincelle ;
Si bien qu’on ne saurait en séparer les feux.

Va ! laisse-les s’unir, mais non pas se confondre !
Que deviendrait l’amour, s’il ne pouvait répondre
A la soif de chacun dans l’ivresse des deux ?…

Certes, il y a là, — n’est-ce pas ? — une flamme humaine trop tôt éteinte, un cri du cœur trop tôt interrompu et qu’on n’est guère accoutumé de voir ni d’entendre parmi les poètes de la niellure et des intailles sur onyx, en ces Sonnets qui sont maintenant les pierres gravées de la littérature. Ce qui fait M. Joséphin Soulary bien supérieur à tous les autres poètes d’une École qui ne se soucie que de l’expression, c’est le fond humain qui palpite en lui, c’est cette profonde sensibilité qui est toujours exquise, — quand elle cesse d’être cruelle. Passez-moi un sonnet encore ! Celui-là s’appelle les Deux Cortèges :

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne ; — il conduit la bière d’un enfant.
Une femme le suit, — presque folle, — étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême : — au bras qui le défend
Un nourrisson bégaie une note indécise ;
Sa mère, lui tendant son doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, — et le temple se vide.
Les deux femmes, alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné.

Et, — merveilleux retour qu’inspire la prière ! — 
La jeune mère pleure en regardant la bière ;
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.

Quel dommage, n’est-il pas vrai ? qu’un peintre de cette adorable simplicité se morfonde dans des miniatures aornées ! Quel dommage qu’un poète de ce faire émouvant et pensé passe dix ans de sa vie à rimer des sonnets comme ce niais, souvent sublime, de Wordsworth, qui, du moins, écrivit l’Excursion, — une œuvre d’ensemble, un grand poème, — et voue sa vie (mais l’a-t-il réellement vouée ?) à la perfection des choses petites, qui n’est qu’une réussite, un tour de force… ou bien d’adresse, cause d’une sensation très-vive et très-particulière, je le sais, mais qui ne donne pas la suffisante sensation qui nous dit : « Voici le génie ! » L’étonnement n’est pas l’émotion. Un Alhambra fait avec un noyau de cerise serait plus étonnant que l’autre Alhambra, et cependant il toucherait moins. Mystère qui, sans nul doute, tient aux proportions de notre être ! Le génie dans les petites choses n’est plus le génie. De fait, il y perd sa puissance et n’y garde pas même son nom.