(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Matter. Swedenborg » pp. 265-280
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(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Matter. Swedenborg » pp. 265-280

M. Matter.
Swedenborg

I

Voici un livre très curieux, très bien fait du reste qui n’est, certes ! pas d’hier, et qui cependant n’a pas eu le retentissement auquel l’auteur devait s’attendre. Dans un temps où l’inétanchable besoin de merveilleux fait accepter à la pauvre imagination publique, qui semble tombée en enfance, les abjectes et les bêtes inventions des Esprits frappeurs et des tables tournantes, Swedenborg, l’illuminé Swedenborg est-il donc un sujet trop élevé pour elle ? ou l’histoire de ce Visionnaire prodigieux, né en pleine époque rationaliste et rationaliste lui-même, quoique visionnaire, cette histoire, difficile à écrire et plus difficile à comprendre, soulève-t-elle trop de questions pour que la Critique, ce feu follet du feuilleton, s’attache à ces questions et les éclaire de son phosphore de passage ? M. Matter, qui n’a rien de follet, lui, ni même d’enflammé, mais qui est attiré vers les mysticités naturelles à l’esprit humain ; M. Matter, qui a écrit une Vie de Saint Martin et un livre sur Fénelon, a voulu nous donner une histoire critique de l’étonnant Suédois, et faire voir clair, s’il le pouvait, dans ce bizarre phénomène, entremêlé de tant de choses contradictoires et incroyables, et qui présente, avec son nom superbe et sonore de Swedenborg, le plus beau tambourin à la Moquerie, — le plus beau tambour à la Gloire !

Et voilà le problème, insoluble peut-être : — à laquelle de ces deux puissances qui se partagent les échos de la célébrité, — la Moquerie ou la Gloire, — appartiendra définitivement Swedenborg, ce jour et nuit dans l’ordre des idées, ce génie imposant ou ce fou grotesque ? Car il fut bien souvent grotesque là où il passe pour le plus éblouissant dans les traductions qu’on fait de lui, et qui, je vous le jure, n’aveugleront personne ! Pour mon compte, je ne suis pas de ceux qui croient que le sel brillant de toute poésie se volatilise et s’évapore dans le creuset d’une traduction, fût-elle médiocre. Je dis hardiment qu’où poète il y a, poète se retrouve toujours ! Les mauvaises traductions sont la meilleure épreuve des poètes. Ce qui reste d’eux là-dedans est la partie, plus forte que tout, la partie irréductible de leur génie. Eh bien, j’ai cherché vainement dans les traductions de Swedenborg cette partie irréductible et indécomposable à la sottise d’un traducteur ; ce diamant de poésie, vainqueur des platitudes de toute prose ! J’avoue que je n’ai rien trouvé.

Il m’a été impossible de voir dans les œuvres de cet esprit, puissant par d’autres côtés, ce que beaucoup de gens sont accoutumés d’y admirer, sur la foi de certains mirages. Parce que Swedenborg est Suédois, on a beaucoup parlé des aurores boréales de ses livres. Mais on a trop abusé, en Critique, de ce galimatias facile. Non ! il n’est pas vrai que Swedenborg ait l’éclat et la beauté fulgurante d’imagination qu’on lui reconnaît à distance et M. Matter lui-même, qui pourtant l’a bien approché. Que si on tient absolument à fourrer de la couleur locale partout, comme les femmes fourrent des épingles, je dirai qu’il peut y avoir de la neige dans les œuvres de ce Suédois, mais que je n’y ai jamais vu briller les arcs-en-ciel qui parfois étincellent, comme une pluie d’escarboucles, sur les glaçons de son pays.

II

Je n’ai pas toujours été sûr de cela… Je n’ai pas toujours eu cet aplomb, que la lecture des traductions de Swedenborg m’a donné. À une certaine époque, j’ai cru aussi que Swedenborg, dont le nom commençait déjà le charme, devait être un grand poète… C’est que j’avais été la dupe d’un plus grand poète que Swedenborg, qui m’avait fait un Swedenborg que très docilement, et avec quel bonheur d’illusion ! j’avais accepté.

Rappelez-vous Séraphitus-Séraphita ! Rappelez-vous ce livre, le plus difficile à écrire de tous les livres de Balzac, le plus sublime et le plus incompréhensible aux esprits vulgaires… heureusement ! sans cela, que nous resterait-il ? Balzac, qui était tellement créateur que son génie de créateur a fait souvent tort à ses hautes aptitudes d’historien et de critique quand il toucha à la Critique ou à l’Histoire, Balzac nous avait inventé un Swedenborg comme il nous inventa plus tard un Stendhal, — non pas un Stendhal du Rouge et Noir, qui s’était fait tout seul et très bien, mais un Stendhal de la Chartreuse de Parme, auquel beaucoup de nous ont été pris.

Le Swedenborg de Balzac rapproché du Swedenborg de l’Histoire, devait, sinon tuer ce dernier, au moins le diminuer effroyablement… En effet, Balzac, de la donnée angélique du mystique Suédois, fit jaillir cet Androgyne inouï de Séraphitus-Séraphita, comme vous n’en trouverez, certes ! pas un second dans tout le ciel de Swedenborg. Et cette poésie, d’une originalité incomparable, à laquelle il ne manque que le rythme pour être, dans tous les sens du mot, le plus beau poème qui soit jamais sorti d’un cerveau humain, ternit et effaça d’un trait, à force de lumière et d’idéale beauté, ces inventions de Swedenborg, d’une ingéniosité bizarre, mais qui par le relief, la couleur, le détail, — tout ce qui constitue la poésie, — n’étaient guères, en somme, que les souvenirs déteints de la littérature biblique ou chrétienne.

Et c’est là ce que n’a pas vu M. Matter, ou du moins ce dont il n’a tenu nul compte. Les vieilles défroques poétiques que je retrouve dans les anges et le ciel de Swedenborg, et qui me les gâtent, lui paraissent, à lui, de la vraie poésie, et je lui en fais mon compliment. Toute cette plastiqué connue suffit aux exigences d’une imagination bien sage, qui se contente de peu, comme les sages. Mais lui, l’historien et le critique (et j’ai dit déjà combien je lui trouve de qualités comme historien et comme critique), lui dont la grande mémoire n’a oublié personne parmi les plus obscurs, les plus imperceptibles de ceux-là qui ont parlé en quelque manière que ce soit de Swedenborg, pourquoi donc a-t-il oublié Balzac ?

Je n’ai aucune raison pour croire que M. Matter, conseiller honoraire de l’Université, ancien inspecteur des bibliothèques, ait eu de ces préjugés d’école qui empêchent d’apprécier Balzac ce qu’il vaut, et se soit permis le mépris des pédants avec ce grand homme littéraire ; mais enfin Balzac a fait une œuvre transcendante d’imagination inspirée par Swedenborg, et, de plus, dans cette œuvre même, Balzac a trouvé le moyen d’introduire un magnifique morceau d’histoire et de critique, qui a fait certainement plus pour la renommée de l’immense Excentrique suédois que le livre de M. Matter, si excellent qu’il puisse être.

À ce double titre, pourquoi donc M. Matter, qui aurait dû parler de Balzac, a-t-il gardé le silence ? Est-ce qu’il n’aurait pas lu Balzac, par hasard, M. l’inspecteur des bibliothèques publiques ? Ou trouverait-il un roman trop frivole pour y faire intervenir Swedenborg ? Ou bien, encore, aurait-il gardé rancune à l’illustre romancier français de s’être joué dans la pensée swedenborgienne avec une puissance que Swedenborg n’avait pas, et d’avoir tiré de cette pensée un parti qui aurait stupéfié son auteur, — s’il l’avait compris ?

III

Ainsi, pas de grand poète chez Swedenborg, malgré la réputation que lui ont faite ceux qui, comme M. Matter, prennent de certaines combinaisons d’idées pour de la poésie. Il n’était pas poète, d’abord parce qu’il n’avait pas l’organisme sensible, impérieux et violent des poètes » mais il ne l’était pas non plus pour deux raisons souveraines que je m’en vais vous dire : c’était un protestant et c’était un rationaliste, nonobstant sa très réelle mysticité.

Un protestant ne peut jamais être un poète. Je ne parle pas du protestant de naissance, du protestant nominatif ; Byron, Shakespeare, Klopstock, et tant d’autres, étaient protestants, et, certes ! ils ont été des poètes. Mais ils furent poètes en dehors, à mille pieds de leur protestantisme, quand ils ne le furent pas contre lui. Leur croyance, s’ils croyaient, ne pesait pas sur leur poésie. Ils ne portaient ni sur leur pensée, ni sur leur vie, ce joug de bois noir froid et tout uni qu’on appelle le protestantisme. Milton seul, parmi les grands poètes, fut protestant convaincu, mais il était encore plus juif et plus biblique que protestant.

De poésie vraiment protestante, où cela s’est-il vu ? Est-ce en France, dans Marot racornissant les Psaumes, desséchant cette poésie grandiose ? Est-ce en Angleterre, dans ce lord John Manners, qui a chanté l’Église établie sur son maigrelet accordéon ? Protestant, Swedenborg n’a pas, dans toute sa vie, un seul instant cessé de l’être, tout en faisant la guerre aux Églises protestantes. Il l’est resté comme Newton, qui avait aussi voulu interpréter l’Apocalypse comme Swedenborg. Mais, rationaliste, c’est-à-dire plus que protestant, dans le sens le plus sec et le plus raisonneur du protestantisme, Swedenborg ne l’a pas moins toujours été, au milieu des hallucinations qui supposent — le croirait-on ? — l’imagination la plus échevelée et la plus lyrique. Et c’est ici que le livre de M. Matter exprime sur Swedenborg une idée vraie, pleine de hardiesse, de profondeur et de nouveauté.

En effet, selon M. Matter, qui, du reste, multiplie dans son livre les preuves à l’appui d’une affirmation qui doit changer l’opinion commune et superficielle, Swedenborg n’est pas, au fond, ce qu’on croit : — un visionnaire tombé du ciel comme un aérolithe, le polem sine matre creatam des grandes natures phénoménales et solitaires. Il a ses racines dans son temps. C’est un homme du xviiie  siècle. M. Matter le fait l’homme d’une tradition, qu’il résume, précise et exalte : « tout homme, si créateur qu’il soit, — prétend M. Matter, — étant l’homme de son siècle, et devant toujours à son siècle plus que son siècle ne lui doit ».

Avant Swedenborg, il y avait dans le monde toute une filiation de mystiques, de têtes frappées de visions, même parmi les philosophes. Il y avait, le croira-t-on ? le sceptique et méthodique Descartes, mademoiselle Antoinette Bourignon, madame Guyon, et, à Londres, Pordage et Jane Leade ; mais il faut insister surtout sur Descartes, à qui Dieu se révéla, le 10 novembre 1619, « au milieu des explosions et des étincelles », pour lui enseigner le chemin de la science, comme il se révéla à Londres à Swedenborg, en avril 1745, pour lui découvrir le vrai sens des textes sacrés. Têtes anarchiques, orgueilleuses, profondément troublées, dont Swedenborg fut la dernière, marquée à un coin plus énergique et plus mordant ! Il fut, pour parler toujours comme M· Matter, la grande personnification des éléments théosophiques de son époque.

Comme aux gens de son temps, le rationalisme ne cessa pas d’être sa marotte. La première publication de ce mystique singulier, qui a depuis si simplement dit des choses si fortes, il l’intitula : « Pensées raisonnables sur Dieu. » Les phénomènes n’étaient rien pour lui, ce qui explique le prosaïsme de ses tableaux d’un autre monde. Quand il assiste, comme il l’affirme, au spectacle du ciel ou de l’enfer, ce sont les raisons théologiques ou philosophiques des choses qu’il perçoit. Il n’a pas les ardentes ambitions d’un Montanus ; il ne se rêve pas le Paraclet ; il ne veut pas fonder une religion nouvelle, pas même rétablir l’ancienne pureté du Christianisme. Il traite de haut en bas Luther, Calvin et Mélancthon. Et toute la visée, qui va devenir une vision, de cet homme, est d’être le secrétaire intime de Dieu et d’écrire directement sous sa dictée.

IV

Ceci le prit tard. Il avait cinquante-huit ans. Jusque-là, il n’avait été qu’un de ces travailleurs prodigieux qui semblent n’avoir qu’une pensée dans l’esprit, et d’un calibre trop solide pour se rompre jamais en deux tronçons. L’an des savants les plus illustres de la Suède et même de l’Europe, il avait créé en métallurgie ; et s’il n’avait pas fait des découvertes égales en physiologie, en anatomie et dans les autres sciences naturelles, il avait vulgarisé avec génie les Winslow, les Malpighi, les Morgagny, les Boërhaave, les Swammerdam, les Levenhoek.

Fils d’évêque, riche de son patrimoine, élevé à l’ordre équestre, assesseur au Collège des mines, comblé par le roi et les princes de Suède, il passait sa vie à écrire ses livres dans sa belle maison de Stockholm et à voyager incessamment dans les deux pays qu’il préférait, l’Angleterre et la Hollande, et, à y préparer de magnifiques éditions de ses ouvrages, colossaux de nombre et de poids. De tous les savants de l’Europe, c’était, à coup sûr, le plus calme et le plus heureux. Il n’avait pas même la troublante distraction qui pouvait prendre Newton la vierge au milieu de ses travaux mathématiques et l’arracher à l’abstraction. Swedenborg nous dit qu’il a connu la femme et que dans sa jeunesse il avait eu une maîtresse…

Philosophe et naturaliste avant tout, n’admettant, comme les plus religieux de son temps, qu’une espèce de morale évangélique, Swedenborg (voici où commence l’extraordinaire et l’inconséquent) n’en avait pas moins l’habitude de méditer sur les choses spirituelles. Il le dit. Mais quelles choses spirituelles ? Il ne le dit pas. Relisez le récit célèbre qu’il a fait de la première apparition qui le transforma. Ce fut certainement un peu moins auguste que le coup de tonnerre et la voix dans la nue sur le chemin de Damas : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » mais ce devait être aussi foudroyant.

Un homme lumineux ou un ange (c’était le premier de toutes les séries d’anges qui allaient suivre !) apparut, à Londres, dans la taverne où mangeait d’ordinaire Swedenborg, et lui dit seulement : « Ne mange pas tant ! » Prosaïsme bouffon, qui prouve, du reste, que le naturaliste et le médecin tenaient, en Swedenborg, plus de place que le poète… qui n’y fut jamais !… Le lendemain de ce jour où le glouton troublé mourut en Swedenborg, à la voix de l’ange… des sociétés futures de tempérance, probablement, le savant Suédois apprit de l’homme lumineux, qu’il revit, les desseins de Dieu sur sa personne, et il renonça incontinent à la science qui avait rempli et honoré sa vie.

Il entra tout à coup de plain-pied, — tranquillement, — sans combat, et comme s’il se fût agi de l’évolution la plus simple, dans le monde extraordinaire dont il n’est plus sorti et qui a fait de lui la curiosité et l’énigme de l’Europe. À dater du : « Ne mange pas tant ! » Dieu, dit-il, lui « ouvrit le monde intérieur », et il fut immédiatement Voyant. Il n’eut plus d’accointances qu’avec le monde extra-mondain du ciel ou de l’enfer, et il vécut avec les trépassés et les anges, qui, dans son système, d’ailleurs, sont la nature et la forme humaines.

M. Matter, qui raconte très sérieusement le phénomène et qui l’analyse avec une grande finesse et une grande supériorité, ajoute que jusque-là aucun mortel n’avait été mis dans une condition pareille à celle où se prétendit Swedenborg. « Pour que le Christ — dit M. Matter — pût s’entretenir avec Moïse et Élie, il fallut qu’ils descendissent sur la montagne de la Transfiguration. Swedenborg va dans les cieux s’entretenir avec qui il vent. » Malgré l’impassibilité du critique et de l’historien, la faculté d’itinération de Swedenborg finit par arracher à M. Matter un sourire ; mais il n’en pose pas moins la triple question dont la solution est le but de son livre : — Faut-il rejeter les révélations de Swedenborg comme « une illusion qui fait ombre dans la vie d’un si grand homme et avec une compassion sincère pour une telle infortune d’esprit ? ou bien les prendre comme il nous les donne ? ou en chercher une explication meilleure que toutes celles qui ont été données ? » — ce qui est, en effet, toute la question, redoublée et renaissant de la question même, mais aussi la difficulté !

V

Eh bien, voilà précisément ce que le livre de M. Matter n’a pas fait. Lui aussi, M. Matter, est un philosophe, et le philosophe n’a pas su conclure dans son livre, où toutes les hypothèses possibles sont discutées mais s’opposent et se neutralisent. M. Matter, — pas plus que Kant lui-même, cette autorité, qui tantôt riait de Swedenborg et qui tantôt n’en riait pas, — pas plus que Voltaire, l’éclat de rire fait homme, qui se tut toute sa vie sur Swedenborg, — pas plus que les Universités de France et d’Espagne, qui n’en parlèrent pas davantage ; — M. Matter, qui n’est pas un Brid’oison, certes ! n’est pas cependant beaucoup plus clair que le bégayant Brid’oison quand il faut prononcer ce terrible mot d’imposteur sur la tête d’un homme qui sembla toujours un homme de bien, ou donner les raisons d’admettre cette hallucination, qui dura, sans s’interrompre une minute, de cinquante-huit à quatre-vingt-cinq ans, dans une tête aussi calme quand elle écrivait la Doctrine de la vie pour la Nouvelle Jérusalem, que quand elle écrivait, dans son livre du Règne animal, les chapitres sur les entrailles et sur les organes pectoraux.

Le livre de M. Matter, que je crois très complet, moins la solution désirée, mais qui, dans tous les cas, est de l’intérêt le plus animé et le plus soutenu, n’est que le dossier de Swedenborg dans le procès qu’on fera peut-être un jour à son embarrassante mémoire, mais, comme dossier, il est excellent. Rien n’y est oublié ou omis : ni de tout ce qui se rapporte à la personne de Swedenborg ou à sa doctrine, — laquelle, ne vous y trompez pas ! n’est que la négation des protestantismes antérieurs auxquels il substitue un protestantisme de sa façon, — ni des milieux où il a vécu aux différentes époques de sa vie, ni des croyants qu’il a faits, ni des incrédules qu’il rencontra.

Sur tous ces points, je crois l’érudition épuisée, mais je demande maintenant le juge suprême, l’homme du dernier mot, qui débarbouillera de sa fausse lumière ou de son ombre cette personnalité éclatante quoique équivoque, et équivoque quoique éclatante, qui fait dans l’histoire l’effet d’une mystification, ou qui, du moins, en donne l’inquiétude.

Mais que ce juge vienne bientôt ou tarde, nous aurons fait ce pas, nous, que quelle que soit la réalité du mysticisme de Swedenborg, ce mysticisme n’est pas, après tout, si magnifique et si grandi Nous qui pensons que l’Église seule s’entend aux questions du surnaturel et doit seule en connaître, nous ne trouvons pas moins dans le surnaturel de Swedenborg quelque chose qui est de notre ressort, — c’est sa valeur poétique, sa valeur d’effet sur les imaginations littéraires. Presque tous les mystiques cachent des poètes, et des poètes d’une certaine grandeur. Rappelez-vous sainte Brigitte et sa conception de l’enfer, sainte Thérèse et sa conception des joies célestes ! Eh bien, Swedenborg n’a rien de cette puissance. J’ai déjà dit ce que je pensais de ses anges. Mais, indépendamment de ses tableaux mesquins de l’autre monde, qui rappellent l’art et la décoration comme les conçoivent les Jésuites, les raisons qui font mouvoir son mysticisme sont, le plus souvent, d’une telle puérilité, qu’on se demande si Dieu accorde de tels dons pour atteindre à de si misérables résultats ! La quittance retrouvée de madame de Marteville, l’entrevue avec la reine Ulrique à Stockholm et avec le prince de Prusse dans l’autre monde, toutes ces merveilles, si elles ne manquent pas d’absurdité, manquent de merveilleux. Visions chétives, pour des raisons chétives ! Swedenborg rase de bien près les esprits frappeurs de notre âge imbécile. Le poète que cache tout mystique, où est-il ici ?… Je ne vois plus qu’un pantin religieux dont les ficelles seraient tirées par des Jocrisses très profanes. Le poète, je pouvais le supposer en Swedenborg, puisqu’il était un mystique, mais le puis-je encore, après les détails infinis que nous donné M. Matter sur le ridicule et l’inutilité de ses apparitions, et la médiocrité de ses soixante voyages dans les astres ? Allez ! je me trompais évidemment quand je parlais du tort que lui avait fait, dans l’esprit des connaisseurs en poésie, la comparaison de ses œuvres avec un livre comme Séraphitus-Séraphita. Le livre de M. Matter l’a frappé d’un coup plus net et plus terrible que le chef-d’œuvre de Balzac ; car, si ce livre l’a épargné comme conscience morale, comme force poétique, il l’a décapité.