XII. MM. Doublet et Taine
I
C’est une chose assez rare, dans ce temps, qu’un livre spécial de philosophie. La Philosophie manque d’interprètes. Elle est partout, circulant dans beaucoup de livres, comme certains poisons circulent dans le sang, mais elle ne se formule nulle part, dans des œuvres transcendantes, non pas seulement de fait, mais même de visée. Depuis la mort de Jouffroy et la publication de l’Essai resté essai de philosophie par Lamennais, on n’a plus vu que quelques livres de morale sans autorité et quelques maigres monographies. D’œuvres fortes, aucune. M. Cousin, — qui a nommé l’éclectisme, mais qui ne l’a pas inventé, — qui a donné une possession d’état à ce bâtard de l’optimisme de Leibnitz, M. Cousin ne dit plus rien, perdu sous les affiquets des grandes dames du dix-septième siècle. Il est plus que mort, il est enseveli et d’antiques jupons doublent son cercueil. En dehors du saint-simonisme et de la doctrine de Fourier, qui furent moins des philosophies que des essais d’institutions sociales, nous vivons à peu près sur le fonds d’idées qui s’est produit de 1811 à 1828. Nous rongeons toujours cette feuille d’oranger que voilà suffisamment déchiquetée. Nous n’avons pas su la remplacer. La bonne volonté de la Critique d’étendre son examen aux livres de philosophie pure lui est à peu près inutile. Il n’y en a pas.
En voici deux pourtant qui, exceptionnellement, nous tombent sous la main et que nous pouvons mettre ensemble. L’un est l’Histoire de l’intelligence, — de l’intelligence in se, comme disent les Allemands. Livre grave, qui se fronce et se donne un mal terrible pour être profond ; illisible d’ailleurs, quand on ne connaît pas le chinois de la philosophie moderne, et qui, pour cette raison, mériterait d’être traduit ! L’autre : Les Philosophes français du dix-neuvième siècle (non y compris l’auteur, bien entendu), est encore, sous une autre forme, une histoire de l’intelligence, mais de l’intelligence en acte, puisqu’il s’agit des systèmes et des plus beaux esprits philosophiques contemporains. Quant à ce second livre, il n’a pas le ton du premier. Il n’est pas grave. Bien au contraire ! Il veut être léger et il l’est trop. L’auteur, qui commence par imiter Fontenelle, finit, ma foi ! par se croire Voltaire. C’est un ricaneur perpétuel qui fait joujou des plus grosses questions, s’imaginant les rouler avec la plus gracieuse facilité du bout de l’ongle long qu’il porte au petit doigt, Clitandre de la philosophie ! Eh bien ! quelle que soit la différence de ton de ces deux ouvrages, ils ont cela de commun qu’ils montrent très bien, chacun à sa façon, l’état actuel de la philosophie, et sur quel pauvre grabat d’idées la malheureuse se sent mourir. L’Histoire de l’intelligence, de M. Doublet, a été faite suivant une méthode, et le livre des Philosophes français nous donne, pour conclusion, la sienne, sans avoir l’air d’y tenir plus qu’à tout le reste, ce singulier livre. Or, ces méthodes connues déjà, reprises cent fois en sous-œuvre depuis Descartes, — le père de tous les faiseurs de philosophie solitaires, — ces méthodes retournées, changées de côté, modifiées, ici ou là, par des travaux d’insecte, mais éternellement les mêmes, c’est-à-dire, partant du moi pour aller au moi par le moi, donneront-elles enfin à la philosophie, sous la main de ces deux derniers venus, MM. Doublet et Taine, ce qui lui a manqué jusqu’à cette heure : — la vie et la fécondité ? MM. Doublet et Taine doivent être deux jeunes gens. On le sent en lisant leurs livres. Mais nous apportent-ils l’un et l’autre une si grande découverte que l’un soit à juste titre d’une satisfaction si orgueilleusement modeste, quand il se regarde, et l’autre d’une si fringante impertinence quand il regarde ses prédécesseurs et ses maîtres ?…
Nous commencerons par M. Doublet. Nous ne le comparerons pas à M. Taine. Nous croyons qu’il vaut beaucoup mieux. M. Doublet, quel que soit son âge d’ailleurs, est un franc jeune homme en philosophie. Il y croit. Il peut donc un jour être détrompé. Fatigué d’une étreinte si vaine, il peut un jour prendre dans ses bras autre chose que cette nuée et produire une œuvre vivante. Il a de la force, de la volonté, de la réflexion, et même dans des proportions assez viriles, tandis que M. Taine, esprit frivole, ne croit absolument à rien, se moque de tout, et ne changera pas. M. Taine n’est pas seulement un athée de la grande manière : il l’est de la petite ; il l’est de toutes. C’est l’athée pur. Il l’est envers Dieu et envers les hommes, — n’admettant que lui-même et sa propre plaisanterie. Or, puisqu’il s’agit de cela et pour le dire en passant, nous ne croyons pas beaucoup aux ravages de la plaisanterie de M. Taine. Ses Philosophes français sont un éclat de rire dans l’eau. On n’est pas un serpent pour souffler dans une clef forée ! M. Doublet, lui, qui ne souffle que de fatigue, est au moins un esprit de bonne foi et d’acharnement dans la recherche. Mécontent (on le conçoit très bien !) de ne rien comprendre aux philosophies contemporaines, il est descendu en lui-même pour y chercher l’affirmation qui ne s’y trouve pas, mais là précisément a été le mal : il est descendu en lui-même, comme les philosophies contemporaines. Il s’est jeté dans la psychologie, le puits de l’abîme pour les philosophes, « la cave de M. Maine de Biran »
, comme dit M. Taine, — et il y est resté.
II
Jamais on n’a été tenté… et trahi par un plus beau sujet : l’Histoire de l’intelligence. Quel titre pétillant d’ambition et d’orgueil ! Ce que Bichat a fait pour la vie et a mal fait, il faut bien le dire, malgré le respect qu’on a pour son génie, M. Doublet a voulu le faire pour l’intelligence, et le psychologue, qui n’était pas Bichat, a eu le même sort que le grand physiologiste. Ni la physiologie, ni la psychologie, interrogées isolément, ne peuvent, en effet, répondre à ces deux grandes questions : qu’est-ce que l’intelligence ? qu’est-ce que la vie ? Sur ce terrain, il n’y a jamais eu que deux hypothèses : l’hypothèse — qui est le fait dominateur — de la tradition et de l’histoire, ou l’hypothèse scientifique et… chimérique des philosophes. Pour le malheur de sa pensée, c’est celle-là que M. Doublet a choisie. Laissant la réalité humaine, la société et l’histoire, pour observer les premières évolutions de son esprit individuel, M. Doublet s’est imaginé que l’histoire de l’intelligence était écrite en nous, dans quelque repli de notre être, et il s’est dévoué à rendre visible ce palimpseste et à le déchiffrer. Il a donc remué toutes ces ombres et toutes ces poussières qu’on appelle les faits de conscience. Il a décrit avec d’ineffables minuties les voyages de Gulliver de sa pensée, et il a construit comme Kant et même contre Kant une théorie. Cette théorie de « la perception, — de l’appréhension de l’idée, — de sa subsumption dans les concepts »
, cette théorie, très travaillée, très allemande, très subtile, mais dans le détail de laquelle nous ne pouvons entrer sans donner une congestion cérébrale au lecteur, se réduirait, si on la dépouillait de sa logomachie d’école, à une de ces inutilités logiques qu’un enfant de la Doctrine Chrétienne mépriserait ! M. Doublet lui-même n’est pas si convaincu de la solidité de cette théorie qu’il ne sente le besoin de l’appuyer sur autre chose… et vous douteriez-vous jamais sur quoi il l’appuie ? sur l’idée d’une vie antérieure, c’est-à-dire que le voilà du coup en pleine métempsychose comme Pythagore et M. Jean Reynaud le pythagoricien ! Honteux d’être obligé de rétrograder jusque-là, car il a un bon sens qui se révolte probablement contre les conclusions de sa philosophie, l’historien de l’intelligence essaie de s’abriter sous l’opinion (d’ailleurs rétractée) de saint Augustin, dont le génie, comme on le sait, élevé dans les écoles, oscilla plus d’une fois aux souffles de son temps, avant de devenir la ferme lumière qui a brillé dans le monde catholique, phare immobile à travers les siècles ! Mais quel que soit, du reste, le grand nom dont on abuse en s’en couvrant, et n’importe à qui elle appartienne, l’idée d’une vie antérieure pour expliquer l’intelligence actuelle de l’homme peut être un système, mais n’est pas, certes, une solution. Doubler la question n’est pas la résoudre, et la Critique garde le droit de dire au philosophe : « Vous reculez toujours, mais quand sauterez-vous ? »
M. Doublet ne sautera pas. Nous le prédisons.
Telle est, en quelques mots, cette histoire de l’intelligence. Tel est le fond de ce livre dans lequel un esprit, fait pour mieux que cela, se remue puissamment dans le vide et finit par mourir faute d’air, comme un robuste oiseau pris sous la machine pneumatique. Selon nous, il n’y avait qu’un moyen d’arriver à une solution dans cette question de l’intelligence, mais ce moyen, dont un philosophe ne se serait jamais avisé, aurait été de relever intrépidement le lieu commun en face de la philosophie. En place de l’homme individuel qui n’arriverait jamais à l’intelligence s’il était seul, il fallait saisir toute la personne sociale. Au lieu de rechercher microscopiquement dans la conscience ou dans la mémoire le fait primitif fondamental et qui constitue l’intelligence humaine, il fallait en prendre le germe mystérieux et complexe et montrer que, sans la corvée du père et de la mère, il serait non avenu, puisqu’il ne se développerait pas !
Il fallait prouver que la plus haute source de mémoire, d’intelligence, de bonne volonté, d’acquisition, c’est la famille, l’éducation et le langage. La voix de l’homme est un fait ultramondain étranger au cosmos et particulier à l’homme, venant, nous le voulons bien, d’une vie antérieure, mais à la condition que cette vie antérieure sera Dieu. La parole renferme le mystère générateur de la pensée…
In principio erat verbum.
C’est donc par une théorie de la parole et non par l’analyse de faits de conscience imperceptibles que M. Doublet devait commencer son histoire. Il ne l’a pas fait et nous ne savons pourquoi. Le Catholicisme l’aurait enlevé à la Philosophie, et comme Hercule étouffait Antée en l’arrachant à la terre, la religion aurait étouffé le philosophe dans le ciel ! M. Doublet n’en dit pas un mot. Il est curieux de voir l’historien de l’intelligence s’abstraire de l’histoire tout en critiquant l’abstraction, et, par suite, négliger le profond enseignement de la Tradition, qui fait partie de l’homme cependant. Oui, cela est curieux, car nous n’imaginons pas que, pour un esprit comme celui de M. Doublet, s’abstraire de l’histoire, ce soit la nier !
Seul, en effet, cet enseignement de la tradition, depuis qu’il existe des philosophies, a su tout comprendre et tout expliquer. Écoutez-le ! rien de plus simple et de plus beau. Éden est dans les racines de notre être. L’enfance en est une lueur charmante encore. Puis tout s’éclipse avec l’apparition de la liberté. L’homme tombe ; il perd Dieu, la lumière, l’intelligence. Qui peut lui rendre ce Dieu perdu ?… L’éducation, la pédagogie, c’est la nécessité d’apprendre à l’homme son malheur ; c’est le redressement de l’homme par la peine. Malheur à ce Titan foudroyé, s’il n’a le fouet ! Il faut le rompre à sa condition et lui enseigner sa chute, sinon la création armée l’écrasera ; puis le ciel armé, car Adam, le pédagogue et le père, répond pour ses enfants. Voilà la magnifique donnée que M. Doublet n’a pas même aperçue dans son éternelle préoccupation du moi. Timide dans sa conception de la vie comme tous les philosophes qu’il accuse justement de pusillanimité, il s’imagine, — idée vulgaire ! — comme tous les philosophes, que nos puissances se surajoutent les unes aux autres, quand c’est le contraire qui est vrai. L’homme ne vit ici-bas qu’en s’écroulant. Nos puissances tombent en poussière à mesure que nous avançons dans la vie, et la vie elle-même n’est qu’un germe supérieur que nous décomposons jusqu’à la mort, Quant aux procédés de M. Doublet pour appréhender l’idée, comme il dit, par exemple, l’idée de la ligne et de l’étendue, ils consistent dans des généralisations et des abstractions si multipliées, si difficiles et si incertaines, qu’avec un pareil système de recherche, Mathusalem lui-même serait mort sur la moitié du ba, be, bi, bo, bu, et nous ne croyons pas qu’il l’eût apprise. Philosophie d’école buissonnière, bonne pour les paresseux superbes ! Peu de gens ont le temps de se pencher ainsi sur eux-mêmes et d’observer les infiniment petits, — les fils de la Vierge intellectuels, — sur lesquels M. Doublet concentre apoplectiquement l’effort de son œil et de son cerveau. Dans cette vie, qui a un but sans doute, un but important et peut-être terrible, puisque c’est le tout de notre destinée, on a moins le temps d’apprendre comment se font les choses que le temps de les faire. Qu’on nous laisse passer avec notre ignorance ! la besogne presse. Mais ce n’est point le compte des philosophes. L’un veut deviner comment l’œil voit, et il se crève un œil ; l’autre comment l’épi devient tel, et il ne sème pas. Au moins le formica-leo prend des insectes nécessaires à sa vie en creusant son trou dans le sable, mais les psychologues, comme M. Doublet, dans quoi creusent-ils ? et que prennent-ils, que l’inanité ?…
III
Certes, quand on touche de pareils résultats, quand on lit ce livre laborieux dans le rien où l’abstraction met le monde en, poudre, on comprend que M. Taine, l’auteur des Philosophes français du dix-neuvième siècle, dise hardiment, et pour cette fois avec vérité, que la psychologie est déshonorée. Elle l’est en effet et à jamais. Après avoir, par la main de Descartes — ce Robinson du mot, enfermé dans son je comme dans une île déserte, mais sans aucune espèce de Vendredi, — détrôné la scolastique qui valait mieux qu’elle, la psychologie est tombée dans le mépris de la Philosophie elle-même, et M. Taine le lettré, le docteur ès lettres et l’élève de l’École Normale, avec son livre des Philosophes français au dix-neuvième siècle, tous psychologues au premier chef, Laromiguière, Royer-Collard, Maine de Biran, M. Cousin, Jouffroy, est le témoignage le plus frappant et le plus éloquent de ce mépris.
Le livre de M. Taine est effectivement, sous des formes qui veulent être gaies et amusantes avant tout, un soufflet bien et dûment appliqué sur les deux joues de la philosophie contemporaine. C’est un de ces soufflets semblables à ceux que le bourreau donnait parfois à sa victime immolée. Seulement, comme on ne tue pas avec la batte d’Arlequin, le joyeux bourreau n’a pas tué ici la philosophie, qui continuera d’aller à ses affaires, comme M. de Pourceaugnac avec son soufflet. Jamais, depuis qu’on écrit des articles de petits journaux (c’en est un de 362 pages que ce livre), on n’a traité avec un laisser-aller plus irrespectueux, avec un détail d’anecdotes plus malhonnêtes (sont-elles vraies ?) les hommes et les choses que les lettrés de ce pays-ci ont adorés depuis quarante ans. M. Taine a parfaitement appris, à l’école d’où il est sorti, le défaut de l’armure de ses maîtres, la vacuité de leurs systèmes, le vice de leur enseignement et les grimaces de leurs prétentions. Il sait tout cela comme un de nous, et nous ne lui reprochons ni de le savoir ni de le dire. Dans la splendeur animée du monde catholique, où nous assistons à la vie, les philosophes nous semblent des ombres chinoises, des marionnettes noires qui s’agitent sur une toile blanche tamisée de lumière, et cela nous cause je ne sais quel frémissement de plaisir de les voir se livrer aux affreux amusements de la discorde et se briser des meubles sur leur majestueux angle facial. Ils se font ainsi justice eux-mêmes, et d’ailleurs, avant tout, même avant les convenances et les respects d’école, la vérité ! Mais ce que nous ne pouvons nous empêcher de blâmer dans le livre de M. Taine, c’est le manque absolu de sérieux et le scepticisme de ton qui invalide la critique que l’on fait ; c’est surtout une perversité de doctrines pire que celle des philosophies dont il se moque en les exposant.
M. Taine est un homme du dix-huitième siècle. Il l’est par l’expression et par le fond des choses, et comme il est tel dans le dix-neuvième siècle, il est très au-dessous, en réalité, des hommes du dix-huitième, car l’erreur, changée d’époque, ressemble à un monstre déterré. Elle est plus laide qu’elle n’était du temps de sa vie. Si on appliquait à l’auteur des Philosophes français un des procédés de son livre qui consiste à changer un homme de place, — à faire naître M. Cousin, par exemple, en 1640, et à le métamorphoser en abbé, en théologien et en successeur de
Bossuet, — espèce de truc à l’aide duquel il est facile de rencontrer des analogies d’imagination assez drôlettes, — nous dirions, nous, que M. Taine fut un ami de La Mettrie, et qu’il a soupé chez d’Holbach, très hardi quand les domestiques étaient partis. Il a la prudence des serpents d’alors, qui étaient forts plats ; il ne déduit pas longtemps ses idées, il les ombrage quand elles deviennent trop claires, et les brise dans cette plaisanterie, qui est une ressource, mais on n’en voit pas moins passer la lueur. Ces petites précautions ne tromperont personne. M. Taine distingue profondément la science, cet objet d’éternelle recherche, de la morale, de la religion, du gouvernement. La science, dit-il, ne s’occupe que de rechercher les faits et de les décrire analytiquement. Or, comme il estime que la science doit faire, dans un temps donné, les destinées du genre humain, il se trouve que la religion et la morale, qui ne sont pas la vérité scientifique et sur lesquelles les philosophes ont pris l’avance, s’en iront un jour avec les vieilles lunes. Telle est la foi et l’espérance de M. Taine. S’il y avait quelque chose qui ressemblât à du respect dans sa pensée, ce serait pour Condillac et pour Voltaire. Ses livres de chevet doivent être la Langue des calculs et Candide : Candide pour lui, son livre de couchette, — et la Langue des calculs pour les badauds et quand quelqu’un monte l’escalier ! Chose naturelle ! La philosophie qu’il galonne le moins de ses épigrammes est celle de Laromiguière, parce qu’elle se rapproche le plus de la philosophie du dix-huitième siècle. Son Dieu — le plus grand psychologue de ce temps, dit-il — c’est Henri Beyle (Stendhal) ; Henri Beyle, un esprit puissant, c’est incontestable, mais d’un matérialisme presque crapuleux. Il faut bien le dire, c’est le matérialisme aussi qu’exhale le livre de M. Taine. Il n’y est pas formulé, mais il y est ; et sous les fleurs de la rhétorique et les roses à épines de la plaisanterie, sous les fadeurs et les fadaises de ce vieux pastel effacé, on sent l’infecte solfatare….
Quant au talent, au talent littéraire qui anime tout cela, il n’est pas énorme. Il consiste dans le programme assez bien étudié de la philosophie à l’École normale et dans cette fausse élégance qui joue au dandy sur des sujets qui ne comportent pas le dandysme. Un jour, M. Cousin, en verve de pédagogie, s’écriait avec la solennité théâtrale et l’emphase de voix et de geste qui font de lui le plus grand Comique involontaire qu’on ait vu : « Surtout, mon cher Labitte, n’oublions jamais que nous sommes des cuistres ! »
Mais M. Taine, qui n’a pas l’esprit de son état, veut, lui, à toute force, le faire oublier. C’est l’Alfred de Musset de la philosophie railleuse — moins l’aristocratie naturelle du poëte. Les cigarettes de M. Taine se fumeraient beaucoup moins longtemps. Quand on l’a lu, on est impatient d’une atmosphère plus saine et plus pure. On est impatient de sortir de la science telle qu’il nous la montre dans ce profil perdu, mais qui fait trembler, et de rentrer dans la famille, dans l’ordre, dans l’histoire, toutes choses ignorées du bourgeois célibataire, jongleur et parisien, lequel cherche à chercher un objet de recherche d’un goût recherché, car voilà toute la philosophie de M. Taine ! Misérables hypogées philosophiques ! L’esprit solitaire y a froid, malgré le rire qu’on affecte d’y faire entendre. Déjà à propos d’un premier livre sur La Fontaine, nous avons conseillé à M. Taine, dans l’intérêt de son esprit et de sa renommée, de retourner à cette traduction de Shakespeare dont il nous a donné un jour de si beaux fragments. Aujourd’hui, après avoir lu les Philosophes français, nous l’avertissons qu’il est plus pressant que jamais de retourner au vieux Shakespeare. Mais nous écoutera-t-il et faudra-t-il donc l’y conduire, comme ces jeunes filles qui ne veulent pas chanter par obstination de modestie et que l’on conduit au piano ?…