Hoffmann20
I
En principe, on peut louer le genre de livre publié par Champfleury sur Hoffmann. Comme tous les ouvrages qui doivent nous montrer en dedans et sous la peau, intus et in cute, un homme célèbre, comme tout ce qui nous entr’ouvre son cœur et son cerveau et nous livre ses procédés, c’est-à-dire les points d’appui et les leviers de sa vie intellectuelle, cette publication est en soi très intéressante et très utile. La recherche y est courageuse et le renseignement y abonde. Or, tous les livres qui doivent être des documents plus tard pour l’histoire littéraire méritent de la Critique une marque de considération et presque un témoignage de reconnaissance. Seulement, quand nous avons dit cela, nous avons épuisé l’éloge. Il nous est impossible d’aller plus loin… À notre sens, Champfleury tire de son travail en l’honneur d’Hoffmann des conclusions entièrement contraires à la vérité de cet homme, qui a été exagéré comme tout ce qui nous est venu de l’Allemagne depuis de longues années, et qui passera, quoiqu’il soit un conteur et un fantastique, tout autant que s’il était un philosophe. Hoffmann, l’engouement d’une époque qui aime la fumée du cigare et qui s’est mise à grignoter du hachisch pour se donner des sensations, ne durera pas plus que ces fantastiques d’un autre genre, Fichte et Hegel !
Les faits, d’ailleurs, se chargent déjà de justifier notre opinion. Hoffmann en est présentement à la seconde période de sa renommée. Depuis longtemps on réagit contre lui, même en Allemagne, selon la loi facile à calculer que les esprits réagissent passionnément contre ce qu’ils aimèrent avant de complètement s’en détacher. Henri Heine, ce poète charmant et si digne d’être regretté, Henri Heine a pris acte de cette réaction en termes imposants que nous rappellerons, parce qu’allemand, poète et critique d’instinct, il est sur Hoffmann plus compétent que personne : « Les véritables penseurs — dit-il — et les natures poétiques, ne veulent plus entendre parler d’Hoffmann. Comme celle de Novalis, sa poésie est une maladie. »
Heine ne dit pas quelle est cette maladie. Il n’en énumère pas les symptômes. Il se contente de l’affirmer. Quoique ce jugement soit sévère et presque dédaigneux, Henri Heine condescend pourtant à reconnaître qu’Hoffmann a une certaine puissance quand il se cramponne à la réalité. Il le compare au géant Antée, fort dès qu’il touche la terre, mais faible dès qu’il rêve et devient fantastique. Pour notre part, nous n’acceptons plus cette autre moitié de jugement de Heine. Ici ou là, son malade est toujours malade. Dans la réalité intime, élevée et profonde, la seule qui soit littéraire, Hoffmann n’est pas plus fort, ce mot qui implique la fermeté et la droiture, que dans le fantastique, où Heine admet qu’il est inférieur. Éternellement et partout, c’est toujours la même vue brouillée, la même oreille qui tinte, la même main incertaine qui se pose aux objets et les dérange. Il faut bien le dire, l’ivrogne est là-dessous, l’ivrogne titubant et mélancolique. Plus vrai qu’Edgar Poe, le chasseur américain au succès21, dont le but caché est de terrasser l’imagination de son temps à l’aide de combinaisons enragées et d’excentricités réfléchies, Hoffmann n’a pas cette puissance terrible qu’avait Edgar Poe, et que du fond de ses ivresses il pensait encore à exercer ; Hoffmann, lui, perdait de vue son public comme on perd de vue les convives lorsque l’on glisse sous la table. Edgar Poe gouvernait son ivresse ; Hoffmann était mené par la sienne. Mais, en définitive, c’étaient les deux chinois du même opium. Il fallait une société comme la nôtre pour que les hallucinations de deux hommes mourant de leurs excès, l’un du delirium tremens, l’autre du tabès dorsal, devinssent des lueurs de génie, et pour que l’ivrognerie et ses songes prissent rang parmi les facultés et les produits de l’esprit humain.
C’est cette société qui a créé tout le succès d’Hoffmann. La Révolution de la fin du siècle, qui précéda la venue de l’auteur des Contes fantastiques, avait, par ses malheurs et ses péripéties, excité jusqu’à la douleur le système nerveux de l’Europe. Elle était mûre pour les littératures visionnaires. Swedenborg avait lancé, comme un météore boréal, les folies de ce mysticisme protestant dont Balzac a tiré un si grand parti dans une de ses plus belles œuvres, mais qui, dans Swedenborg, fait pitié même comme invention poétique, et qui n’en trouva pas moins beaucoup d’esprits disposés à l’accepter. Saint-Martin avait paru en France. En descendant des idées religieuses aux idées littéraires, Cazotte avait publié son Diable amoureux et mouillé la lèvre de l’imagination contemporaine d’un philtre qui n’avait pas, dans la coupe de l’enchanteur français, une bien grande magie, mais dont la saveur excitait et préparait à des saveurs plus pénétrantes… Au Nord comme au Midi, l’Europe, dégoûtée de matérialisme et de littérature positive, avait soif de surnaturel, la vraie poésie. Seulement, pour introduire hardiment et heureusement le surnaturel dans une littérature, il faut des hommes sains, des intelligences bien portantes, des poitrines accoutumées à respirer l’éther, et Hoffmann n’était pas dans ces conditions d’organisation supérieure. C’était un Allemand, — un musicien chez qui la musique a toujours bourdonné autour de la pensée, — un peintre qui confondait, comme beaucoup d’autres venus après lui et qui ont élargi son erreur, les procédés de la peinture avec les procédés littéraires, — c’était, enfin, une sensibilité d’artiste soumise à toutes les variations du baromètre, bien plus qu’une intelligence d’inventeur… L’à-propos de l’heure fit sa fortune. Il écrivit ses Contes et il réussit. Voilà bien des années passées, et on y regarde aujourd’hui, on interroge ce succès… Certes ! on a raison.
On ne peut qu’applaudir à cette tentative ; mais ce que nous aurions désiré et ce qui nous manque encore, c’eût été la mesure prise d’Hoffmann — exactement et sans faiblesse — par un esprit entendu à ce genre de Critique qui va de l’homme à l’œuvre et de l’œuvre à l’homme. Champfleury, qui méprise la Critique et qui n’a de formes solennelles et superbes que quand il parle à Courbet (voir la lyrique préface de son volume : « À mon vaillant ami Courbet ! »), Champfleury a décliné cette fonction de juge après discussion, qui demandait de l’ascendant et de la force. Il a décliné la discussion elle-même ; il s’est fait, avec une passion singulière, et dont nous dirons le mot tout à l’heure, le caudataire du soi-disant génie d’Hoffmann, et il l’a suivi ou précédé modestement dans de petites notes, attachées aux documents qu’il a recueillis. Or, par un de ces tours que les faits jouent parfois aux gens d’esprit, ces documents sont la meilleure réponse qu’on puisse adresser aux opinions de Champfleury sur Hoffmann. Les Contes qu’il ajoute aux Contes publiés n’enrichiront pas la collection. Les détails sur l’homme ne le montreront point sous un jour qui doive intellectuellement beaucoup le grandir. En d’autres termes, l’Hoffmann posthume que Champfleury invoque est bien capable de faire rentrer sous terre l’Hoffmann vivant.
II
Rien de plus creux, en effet, que ce volume d’Hoffmann ou sur Hoffmann ; et la faute n’en est pas à Champfleury, qui a remué, comme on dit, le ciel et la terre, pour rendre son ouvrage digne de l’attention des curieux et pour augmenter une gloire déjà trop grande et qui ne pouvait plus que diminuer. L’activité et la loyauté du chercheur sont à couvert. Il n’a point changé le caractère de ce qu’il a trouvé, et voilà l’intérêt du livre. On saura désormais ce que vaut Hoffmann. Les Contes inconnus que Champfleury a traduits et mis en lumière, sont assurément les plus mauvais qu’ait jamais écrits cette fée de cabaret que l’on appelle la fantaisie d’Hoffmann. Ils ne sont pas nombreux, heureusement, mais ces sept morceaux, d’assez courte haleine, et que l’on croirait composés pour des revues à deux sous, s’il y en avait en Allemagne, ont tous les défauts et toutes les débilités de ce talent qui n’a pas de corps et peu d’âme, et dont les œuvres, sans statique et sans équilibre, forment un Alhambra, ou, pour mieux parler, une Babel de vapeur, que le premier coup de vent un peu franc va dissiper. Une des choses qu’on oublie le plus en littérature, ce sont les filiations et les origines. On a trop oublié celle d’Hoffmann. Hoffmann descend, non par la droite ligne, qu’il ne connut jamais, mais par la spirale, du Neveu de Rameau, d’une part, et de l’autre, du Faust de Goethe. Le Neveu de Rameau lui donna cette préoccupation de l’effet sensible dans les arts, ce goût de la peinture et de la musique, — de la musique, dans laquelle il voyait tant de choses, comme on les voit dans les nuages : — précisément parce qu’elles n’y sont pas ! — et du Faust lui vient cette obsession du grand fantôme, cette transe du diable dont la queue, disait-il, se fourre partout, et qu’il a, pour cette raison, fourrée partout dans ses œuvres. Esprit de réverbération, système nerveux de harpe éolienne, Hoffmann avait été tellement remué par la main toute-puissante de Goethe, que l’air terrible resta éternellement vibrant dans ses cordes et qu’il le répéta toujours. Supprimez Goethe et Diderot et leurs contre-coups, et Hoffmann ne sera plus qu’un mince dessinateur et un musicien… Il est vrai que Champfleury pose Hoffmann, qui a beaucoup écrit en musique, comme un musicien très considérable, mais nous n’avons pas à examiner la valeur de cette prétention. Pour nous, il n’y a d’existant qu’un Hoffmann littéraire, et c’est de celui-là uniquement que nous avons à nous occuper.
Eh bien, dans ses Contes, dans l’ensemble de toutes ses œuvres, nous l’avons dit, cet original qui nous charmait tous quand le romantisme proclamait l’axiome fameux : La liberté dans l’Art ! — lequel axiome devait nous mener en très peu de temps à l’extravagance, — ce fantaisiste éclos de lui-même :
prolem sine matre creatam
, avait dans la physionomie celle de deux hommes autrement grands que lui, autrement originaux et spirituels ! Le fantastique, qui n’est pas uniquement la sphère de la fantaisie et qu’on n’a jamais nettement défini, Hoffmann l’aborda sous la pression de Goethe, mais il l’aborda comme un être faible dont la tête tournait dans l’émotion, et qui n’avait ni la foi profonde au monde surnaturel que n’aurait pas manqué d’avoir un véritable homme de génie, ni la combinaison froide et comédienne qui produit la terreur, quitte à la déshonorer dans notre âme en montrant par quels moyens on peut la produire. Hoffmann resta toute sa vie dans l’entre-deux, entre cette foi au surnaturel sans laquelle il ne saurait y avoir de vrai fantastique, et cette comédie de terreur qu’Anne Radcliffe nous a jouée en maître. Ému à la manière des ivrognes, sceptique et larmoyant, Hoffmann ne sort pas de la chambre noire de son cerveau. Chez lui, le fantastique demeure à l’état subjectif et vague, et par là, sans qu’il le sût, la notion s’en trouve altérée ; car le fantastique doit être objectif, solide, vivant, réel enfin de sa surhumaine réalité ! Grâce à Hoffmann, la notion du fantastique serait faussée dans beaucoup d’esprits, si à côté de lui nous n’avions pas des modèles de ce surnaturel attaqué de front et grandement réussi. Des génies qui se portent bien, et non des malades comme Hoffmann, ont touché à ce côté mystérieux et profond de l’imagination et de la sensibilité. Le Melmoth réconcilié, de Balzac, le Miroir de ma tante Marguerite, et surtout l’admirable histoire du joueur de violon aveugle dans Redgauntlet, font pâlir par la fermeté de leur création et de leur exécution tous ces Contes fantastiques d’Hoffmann, dont l’inspiration et les contours tremblent à la fois, vagues et indistincts. Du reste, le croira-t-on d’un réaliste comme Champfleury ? c’est justement le vague qui fait le fond de la pensée du conteur allemand, soit qu’il raconte des faits merveilleux et extra-terrestres, soit qu’il se perde dans des appréciations d’art plus fantastiques que ces Contes eux-mêmes, c’est ce vague que Champfleury nous donne comme une puissance : « Hoffmann est — dit-il — de tous les artistes celui qui a le plus naïvement greffé — (pourquoi naïvement ?) — un art sur le tronc d’un autre art, sans se rendre compte des singularités que pouvaient donner ces résultats. Il est telle de ses pages d’une prose insaisissable et qui ressemble à une symphonie. La fameuse Correspondance entre le baron Walborn et le maître de chapelle Kreisteren en est un exemple frappant… On peut rendre le squelette d’un roman, d’un tableau ; il est impossible de rendre le squelette d’une symphonie… »
— « Je ne conseillerais à personne — ajoute un peu plus bas Champfleury — de renouveler ces tentatives, qui ne peuvent être comprises que par une vingtaine de personnes dévouées, intelligentes, s’attachant à tout ce qui sort de la plume d’un auteur et prenant la peine de l’étudier pendant des années entières. »
Éloge, en langage négligé, plus singulier encore que les singularités d’Hoffmann lui-même ! La littérature tombant dans le logogriphe est-elle dans les conditions vraies et normales de toute littérature, dont les premières conditions, les conditions élémentaires, sont la logique, — car l’imagination a sa logique comme l’intelligence, — le sens humain et la clarté ?…
Champfleury s’est beaucoup débattu pour répondre à ceux qui prétendent qu’Hoffmann n’a pas le sens humain, et, par une confusion que nous voulons bien croire sincère, le dévoué raisonneur a cité les lettres plus ou moins sentimentales de l’auteur allemand à ses amis, comme s’il s’agissait de la moralité de la vie et non pas de la nature du talent ! Malgré ce vaillant effort de la biographie contre la critique, il n’en demeure pas moins certain que les qualités élémentaires en littérature et les plus indispensables à tout homme qui écrit — fantaisiste ou non — manquaient à Hoffmann, et c’est de là, sans aucun doute, que vient le mépris exprimé si nettement par Walter Scott sur l’inventeur des Contes fantastiques, à l’époque où ce dernier jouissait de sa plus grande popularité. L’illustre poète de l’Astrologue et de la Dame du lac n’hésita pas à déclarer alors que l’esprit d’Hoffmann lui semblait troublé, et que ses inventions n’étaient rien de plus que de moqueuses extravagances. Jugement plus cruel et descendant de bien plus haut que celui de Heine ! Champfleury s’en récrie au point d’accuser de légèreté la vaste tête, calme et rassise du grand écossais. Malheureusement pour lui et pour Hoffmann, l’impartialité littéraire de Walter Scott est connue. D’un autre côté, on sait qu’il est de la même race qu’Hoffmann. On se dit que l’homme des superstitions de l’Écosse doit toucher de bien près aux superstitions du visionnaire allemand, et toutes ces raisons combinées donnent un poids immense au jugement porté par Walter Scott sur les Contes fantastiques et sur leur auteur.
Mais qu’importe au traducteur et vulgarisateur d’Hoffmann ! À ses yeux, le mérite d’Hoffmann, la preuve de son génie, c’est ce qu’il y a d’inexprimé et d’inexprimable dans ses écrits. C’est l’insaisissable et l’incompréhensible de ces difficiles compositions qu’il faut passer des années entières à étudier ! Nous l’avons dit plus haut, Champfleury est un réaliste. Nous nous sommes longtemps demandé comment il avait pu se placer dans de pareilles conditions d’enthousiasme ou de parti vis-à-vis d’un homme si radicalement opposé à sa nature d’inventeur, mais un regard plus assuré sur cette anomalie nous en a donné le secret. Quoi que Champfleury veuille nous persuader ou se persuader à lui-même, son admiration et sa sympathie pour Hoffmann ne lui sont pas inspirées par les qualités plus ou moins distinguées du conteur fantastique, mais par la manière de l’écrivain. Champfleury tient à Hoffmann, non par l’invention, mais par le procédé littéraire, par cette profusion du détail qui fut l’illusion de Heine lui-même et lui fit croire que le fantastique impuissant était puissant dans la réalité. Hoffmann, le caricaturiste en littérature, espèce de Hogarth incertain dont la main tremblait tout en appuyant sur le trait, a surchargé ses personnages de détails mesquins, inutiles ou vulgaires, et cette manie de sa pensée ne nous a jamais plus frappé que dans quelques-uns des Contes posthumes. Les Suites d’une queue de cochon (on n’est pas responsable du titre qu’on est obligé de citer), les Suites d’une queue de cochon, à part le décousu d’intelligence et le délire sans gaieté de ce cauchemar qui veut être gai, et la Fenêtre du coin de mon cousin, sont des exemples de cette manière de peindre détaillée, sans finesse et sans choix, et qui, par la vulgarité du dessin et de la couleur, arrive souvent jusqu’à la platitude. Champfleury en convient : les grosses plaisanteries d’Hoffmann dégoûtent les Allemands actuels, et le réaliste se moque de cette délicatesse. Il compare Hoffmann à Paul de Kock. Sans cette vulgarité, que l’école à laquelle Champfleury appartient essaye d’élever à la hauteur d’un genre dans la littérature et dans les arts, nous n’aurions peut-être pas le livre que voilà.
III
Ce livre est donc, en fin de compte, moins désintéressé qu’il n’en a l’air. Outre les sept Contes posthumes dont nous avons parlé, il contient la notice biographique par le conseiller Frédéric Rochlitz, qui fut publiée en 1822 par la Gazette de Leipzig, quelques traits sur la caractéristique d’Hoffmann, une correspondance de sa jeunesse, des extraits de son livre de notes, sa correspondance musicale, enfin des portraits et des dessins de ce singulier tohu-bohu vivant d’artiste, qui avait en lui trois aptitudes auxquelles il se suspendait tour à tour, ne sachant s’il devait être poète, musicien ou peintre, — embarras que, par parenthèse, n’éprouve point un homme de génie, dont la vocation est l’immaîtrisable élan de ses facultés ! Quoique la personnalité de Champfleury pointe partout à travers ces documents, c’est surtout dans l’introduction aux œuvres d’Hoffmann qu’elle se dévoile par des opinions plus… gaies que justes. On y trouve, par exemple, la supériorité posée du romancier sur l’historien, qui procèdent l’un comme l’autre, mais avec cette différence que l’historien compulse et que le romancier crée. Or, on sait que Champfleury est romancier et n’est pas historien. Une des raisons probantes du génie d’Hoffmann que nous donne Champfleury dans cette introduction, est l’effet produit par les Contes fantastiques sur la mémoire des enfants : « Celui de mes lecteurs qui est assez jeune — dit-il — pour avoir lu Hoffmann étant enfant, doit avoir dans une des cases de son cerveau quelques personnages bizarres, quelque souvenir de maisons étranges »
, et, pour élever son idée à la majesté d’un axiome et glacer l’objection, qu’il ne glacera pas, il ajoute carrément : « Tout ce qui s’oublie n’est pas né viable »
, ce qui peut très bien être une fausseté, si ce n’est pas une simplicité, ce que les Anglais appellent un truism. M. Champfleury dit encore : « On n’oublie pas les Contes de Perrault : donc les Contes de Perrault sont une grande œuvre. »
La conclusion n’est pas légitime. Les Contes de Perrault sont une grande œuvre parce qu’il y a réellement de l’invention, malgré le style, dans cet ouvrage, et que le vers du poète est vrai :
Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie.
Mais donnez aux enfants un ouvrage fade et faux comme Numa Pompilius, ils ne l’oublieront pas plus que Perrault ou tout autre livre piquant et vrai ; car la force des premières impressions de la mémoire ne prouve rien de plus que la fraîcheur de cette faculté.
On le voit, ce ne sont pas là des raisons bien concluantes en faveur de la solidité des œuvres d’Hoffmann. Pour nous, nous les avons relues dernièrement, ces œuvres, et nous assurons, au rebours de l’éditeur de ces tronçons et de ces miettes, qu’elle ne dureront dans l’imagination des hommes qu’à la condition qu’on respectera au fond de soi les lointaines impressions qu’elle nous ont laissées, et qu’on ne reviendra pas sur leurs débris. Hoffmann n’est que la fleur d’un jour. Venu par la fantaisie, il s’en retournera par la fantaisie, rien ne pouvant vivre en dehors des lois arrêtées et inflexibles du beau, et l’art, après tout, n’étant pas si grand. Hoffmann, brumeux et maladif (ce sont ses titres, selon Champfleury, au respect des hommes, moi, j’aurais dit à leur pitié), aura le sort des brumes et des maladies. Ni les unes ni les autres ne sont faites pour durer longtemps. La postérité n’aura pas besoin de briser de sa main sérieuse le verre vide où cet agaçant harmonica aura vibré. Il n’y a pas d’exécution contre les nuées et les fantômes. Naturellement et sans qu’on le cherche, on éprouve, quand on a lu ce dormeur éveillé, un effet analogue à l’effet de ces songes qui sont encore quelque chose au réveil et qui finissent bientôt par se ronger et n’être plus !