La Paix et la Trêve de Dieu
Ernest Semichon. La Paix et la Trêve de Dieu, histoire des premiers développements du Tiers État par l’Église et les Associations.
I
Le plus grand service que la critique historique pût rendre à l’Histoire et, ce qui importe bien davantage, à la moralité contemporaine, serait d’enseigner correctement le Moyen Âge à ceux qui l’ignorent. Or, tout le monde à peu près l’ignore aujourd’hui. Malgré des travaux qui ont eu pour prétention de nous l’apprendre, malgré l’hypocrisie ou la duperie d’impartialité de la critique de ces derniers temps, le Moyen Âge n’a encore été montré par personne dans l’énergie sublime de son esprit et la grandeur cordiale de ses institutions.
Ni Augustin Thierry ni Guizot eux-mêmes, les œdipes officiels de ce temps qu’ils n’ont pas deviné toujours et qu’ils ont calomnié quelquefois ; ni Augustin Thierry ni Guizot n’ont été assez forts pour se soustraire à ces préjugés du siècle dernier qui offusquent tout, quand il s’agit du Moyen Âge, Il est vrai que, pour Guizot, le moment n’est peut-être pas fort éloigné où l’Histoire de la Civilisation rencontrera quelque contradicteur terrible ; quant à Augustin Thierry et à ses travaux, il s’est lui-même, avant de mourir, passé par les armes. Que peut-on croire, en effet, de la vérité de ses conclusions historiques quand on se rappelle qu’entre dans des idées nouvelles au moment où il allait sortir de la vie, il se proposait de reconstruire, de fond en comble, l’édifice qu’on nous avait donné, depuis tant d’années, comme un monument inébranlable ? Cependant, tels qu’ils sont et tels que l’avenir saura les discuter et les réduire, Guizot et Thierry resteront comme des historiens, du moins de gravité et d’effort, tandis qu’après eux, il faut bien le dire, le xixe siècle, tout à l’heure sexagénaire, n’a sur le Moyen Âge que des romanciers… qui ne sont pas des Walter Scott ! Triste condition de cette femmelette que l’on appelle l’esprit humain ! En vertu d’un de ces despotismes grotesques de la bêtise qui sait s’imposer, le mépris mérité par des écrivains aussi inférieurs et aussi plats que les Anquetil et les Dulaure, par exemple, n’empêche nullement leur influence de s’exercer, même sur des esprits moins bas qu’eux ; et c’est ainsi que nous ignorons, tous ou presque tous, notre propre histoire. C’est ainsi qu’en foulant d’un pied ignorant ou étourdi le cadavre du Moyen Âge, égorgé par nos pères, nous nous retrouvons les dignes fils de ceux qui l’ont assassiné !
Eh bien, disons-le à sa gloire ! voici un historien qui n’a pas voulu faire partie de cette lignée de parricides. Le livre qu’Ernest Semichon a publié sous ce beau titre : La Paix et la Trêve de Dieu 21, est une tentative de justice rendue au Moyen Âge par un esprit qui croit aimer le Moyen Âge dans l’Église, qui comprend la grandeur du rôle que l’Église a joué alors, — et même qui la comprend trop, car ce rôle-là, il l’exagère, et c’est le vice profond et dangereux de son travail. L’Église n’a nul besoin qu’on exagère son action à aucune période de l’histoire pour que cette action soit ce qu’elle a toujours été quand des passions ou des gouvernements hérétiques ne l’ont pas entravée, c’est-à-dire légitime, nécessaire, pacificatrice et grandiose. Ernest Semichon aime l’Église romaine, et cela seul donnerait à son livre une lumière et une valeur très supérieure à celle de l’érudition malveillante ou indifférente.
Mais il ne suffit pas d’aimer l’Église pour expliquer le Moyen Âge ; il faut la connaître. Au Moyen Âge, l’Église n’est pas, comme le croient beaucoup d’esprits qui, en consentant cela, s’imaginent avoir de grandes bontés pour elle, le faîte et le couronnement d’un vaste ensemble de société. Non ! c’est l’édifice social en haut, en bas, à tous les étages ; c’est la société même. Le mot le dit suffisamment, du reste : l’Église, c’est l’assemblée générale des fidèles sous la direction légitime des pasteurs. Le clergé n’est donc pas seul l’Église, comme l’entend l’ignorante philosophie qui a mis en poudre le diamant de la notion catéchistique, et comme l’entend Ernest Semichon, qui vaut mieux qu’elle, mais qui a été élevé par la philosophie, et dont le livre, fécond en confusions inouïes, porte au front cette confusion mère.
Du xe au xiie siècle, Ernest Semichon n’a vu que l’Église comme il la conçoit, c’est-à-dire le sacerdoce s’opposant à la Féodalité et la crosse finissant par briser l’épée. L’établissement de la Paix ou Trêve de Dieu, imposée à coups de conciles, de décisions, d’excommunications civilisatrices, à des hommes que cette paix contrariait dans leurs passions et dans leurs instincts, lui paraît la victoire définitive de l’Église sur la Barbarie et la guerre. Certainement, toute altération de notion à part, c’est là un point de vue qui a sa splendeur, mais l’Histoire ne veut que le jour tel qu’il fut — terne ou brillant — des faits réels ; et ce n’est point-là la réalité, ni au xe ni au xie ni à aucun siècle. L’antagonisme obstiné qu’Ernest Semichon établit entre l’Église et la Féodalité est une erreur, que les faits lui auraient démontrée s’il les avait examinés davantage. Or, cette erreur, dans un esprit bien fait, mais un peu faible, ne peut pas venir d’un parti pris, mais d’un parti reçu.
Malgré des instincts charmants et bons, malgré une délicieuse limpidité de conscience, l’auteur de la Paix de Dieu est un enfant du xixe siècle. Il en a, à son insu peut-être, le sentiment égalitaire, ce genre de sentiment avec lequel on n’aborde que pour la fausser une société aussi vigoureusement hiérarchisée que la société du Moyen Âge. D’un autre côté, il a le respect timide et rougissant de ses maîtres en histoire. Il tremble d’admiration devant eux. Gâté légèrement par tout cela, il n’est pas étonnant qu’il ressente pour la Féodalité un peu de cette aversion qui fait monter le nuage sur ses yeux purs d’historien ; car c’est d’en bas que viennent toutes les nuées ! Révolutionnaire d’âme candide et de charité, il n’en est pas moins révolutionnaire. Nous connaissons le poids de son opinion historique. S’il avait fait partie de la Constituante, il aurait siégé avec les curés du Tiers État. Ce n’est pas uniquement parce qu’il aime et respecte l’Église qu’il la range toujours du côté des petits, mais c’est aussi, et peut-être bien plus, parce qu’il n’aime pas ces féodaux et ces nobles, envers lesquels pourtant la démocratie qui s’est élevée jusqu’à l’honneur d’écrire est tenue d’être juste aujourd’hui. Recruter l’Église au profit des petits peut être une tactique, mais l’Église est trop grande pour qu’on puisse la recruter et l’enrôler sous aucune bannière. Elle a la sienne, et au Moyen Âge elle l’a tenue si haut, et cette bannière était si vaste, que toutes les autres passaient par dessous et qu’elle les couvrait !
Évidemment, c’était là ce qu’il fallait dire d’abord, et ce qu’Ernest Semichon n’a pas dit. En reportant tout le mérite de la Trêve de Dieu sur le clergé du xie siècle, — qui en a, certes ! la plus belle part, la part qui revenait au directeur moral de la société au Moyen Âge, — il a été exclusif et injuste. Il a été injuste pour la Féodalité, qui a aidé l’Église dans l’établissement laborieux de cette grande trêve. Il a confondu avec la féodalité fidèle — et, ne nous y trompons pas ! féodalité n’a jamais voulu dire autre chose que fidélité, — les brigandages du xie siècle. Et ce n’est pas tout ! Faute sur faute et confusion sur confusion ! Il n’a pas même compris ces brigandages, qui, pendant un temps assez court d’anarchie féodale, furent l’exception, pour ces générations et nations guerrières, quand la règle était le point d’honneur !
II
Le point d’honneur ! Telle est l’idée, tel est l’éclair qui fait resplendir le Moyen Âge ? Un homme que nous n’avons jamais aimé, mais qui, après tout, fut plus grand que les vices de son siècle, Montesquieu, avait reçu cet éclair dans ses yeux sagaces. Pour avoir feuilleté quelques chroniques du Moyen Âge, il avait été frappé de l’importance de ce fait inconnu à l’antiquité ; le point d’honneur, et il avait élevé sur cette notion extraordinaire la conception abstraite de sa monarchie. Le point d’honneur, en effet, c’est le Moyen Âge. Le Moyen Âge a cela de particulièrement colossal qu’il s’appuie, dans ses articulations les plus profondes, sur ce que l’âme humaine a de plus indomptable et de plus fier. Philosophe du moi moderne, savez-vous ce que c’est que le point d’honneur ? C’est la conscience et l’orgueil de la liberté humaine, se posant envers et contre tous, et, si cela lui plaît, même contre Dieu ! Combat de Titan dans lequel les autres hommes n’ont plus rien à voir, car ici toutes les législations défaillent, tous les législateurs manquent d’éloquence et d’autorité, et il n’y a que devant Dieu que puisse capituler un homme qui a prononcé ce grand mot, qui a fait lever du fond des abîmes de son âme cette immense raison : mon honneur ! Eh bien, le Moyen Âge, au xe siècle, offrait justement le spectacle, qui n’était pas nouveau, mais qui avait pris des proportions exorbitantes, du point d’honneur combattant contre l’Église ! C’était la lutte de l’ange et de Jacob, mais Jacob était vigoureux. Le point d’honneur avait tout créé dans cette société, ivre de sa force. Il avait éjaculé la plus magnifique hiérarchie qu’aient vue les hommes. Il avait constitué toutes les prépondérances et toutes les préséances sociales, à l’Église, au camp, et même aux festins. Il avait réglé les jeux, les paris et les différends dans les fêtes, les tournois, les discussions, les procès. Il avait organisé des duels splendides au premier et au dernier sang, élargissant devant la mort la personnalité humaine, et entraînant des tourbillons d’amis dans un cercle chevaleresque de dévouements et de dangers. Il avait créé la guerre pour la guerre, — mieux que l’art pour l’art ! — la guerre pour l’honneur, et l’Église, l’Église, la raison divine sur la terre, blâmait ce luxe de la gloire pour la gloire, trouvait que c’était trop, et, à travers les glaives, étendait sa main. Ah ! ce n’était pas là du pur brigandage !
Ce point d’honneur de nos pères, à nous, plus petits, mais non pas meilleurs, ce point d’honneur dont nous retrouvons parfois l’étincelle dans la poudre de l’individualisme antichevaleresque de ces derniers temps, emplissait démesurément toute l’histoire officielle ou souterraine au xe siècle. C’était si bien la vie normale et non exceptionnelle, que le mouvement si spontané des croisades, régulières et organiques, en est sorti. L’Orient fut renfermé dans ses limites asiatiques et africaines. Torrent qui fut la digue d’un autre torrent qui le fit rebrousser et qui le maintint. Pourquoi donc Ernest Semichon ne nous a-t-il pas donné l’analyse profonde et intime de ce point d’honneur ? Pourquoi n’a-t-il pas entrouvert une seule fois cette cause toute puissante et éternelle des guerres qui surgissaient alors de toutes parts ? Pourquoi a-t-il oublié ce prodrome si nécessaire, indispensable à son histoire ? Grandement compris, excusé en ce qu’il a de vrai, saisi sur le vif de la nature humaine elle-même, le point d’honneur, cette opinion plus forte que les institutions au Moyen Âge, aurait mis sa lumière au sein des faits incohérents. Il nous eût tout expliqué dans cette chronique obscure encore en tant d’endroits, et, au lieu d’un réquisitoire qui semble impartial, parce qu’il a le ton doux, contre quelques anarchiques féodaux au xie siècle, nous aurions eu l’histoire de la Paix de Dieu comme elle s’est vraiment faite, de compte à demi, par l’Église et par la Féodalité.
Cette Paix, en effet, cette Trêve de Dieu organisée définitivement au xie siècle par le clergé, mais aussi par le roi et ses grands feudataires, a ses origines dans l’esprit séculaire de la monarchie, et l’historien devait aller les y chercher. Pour peu qu’il eût remonté dans l’histoire, il y aurait vu paraître, pour s’éclipser et reparaître encore, la puissance d’opinion religieuse qui s’oppose à la frénésie du point d’honneur et qui la balance. Sans cesse et partout, à côté de la force militaire des grands féodaux, il aurait vu l’autorité des faibles coalisés dans la prière et prêtant le refrain unanime de leurs clochers à la parole désarmée de la houlette épiscopale. Depuis que les abeilles de saint Benoît avaient commencé la ruche française, l’épiscopat n’avait jamais manqué de précédents ni de traditions. Comme tous les hommes qui détachent un fait de toute une chaîne et qui s’absorbent dans la contemplation de la saillie de ce fait, Ernest Semichon s’absorbe trop dans un point unique pour en avoir le discernement exact. Il s’assied dans un coin entre deux dates et y étouffe l’histoire, mais l’histoire a une voix et ne se laisse pas étouffer.
Ernest Semichon dit qu’au xie
siècle le clergé fut le seul législateur de la France. Certainement, il le fut, mais avec le sacre de Clovis et les capitulaires de Charlemagne, comme il l’avait été avant le xie
siècle, comme il le fut pendant, comme il le fut encore après. À la page 165 de son livre, Semichon parle de l’impuissance du roi dans cette question de trêve de Dieu et d’association pour la paix, et à la tête de toutes ces coalitions pacifiques de communes ou de confréries, nous trouvons (et même dans l’histoire de Semichon) de grands féodaux, sujets du roi, portant sa bannière, délégués par lui. Il y a plus : quand le roi tarde à venir par lui ou par les siens, l’évêque l’appelle : « Ne nous forcez pas à faire appel à un roi étranger ou à l’empereur, — écrit Fulbert de Chartres au roi de France cité par Semichon, — parce que vous nous avez exilé d’auprès de vous et que vous n’avez pas voulu gouverner l’Église du Christ »
; et le roi venait. L’auteur de la Trêve de Dieu donne ce fait remarquable comme une preuve des extrémités où le royaume était réduit, et en cela il peut avoir raison, mais ce n’est pas, comme il l’ajoute, « une preuve de l’abaissement de la royauté »
. Au contraire ! c’est la preuve de sa force, puisque les évêques n’avaient d’espoir qu’en elle, et que sans elle ils se déclaraient impuissants !
III
Ces contradictions, qui pullulent dans ce livre, diminuent beaucoup le mérite réel et la portée d’un ouvrage excellent en quelques-unes de ses parties. Si l’auteur de la Trêve de Dieu ne plonge pas avant dans les horizons qui cernent son sujet et s’il ne voit pas la déduction des faits qui est la loi logique de l’histoire, en sa qualité de juriste il sait compulser des actes législatifs, évoquer des textes et rapprocher des décisions. Il allume le flambeau de la recherche et il le tient bien. De 983 à 1103, il nous donne, avec beaucoup de détail et d’information, les coutumes, les justices et les procédures de la Paix de Dieu. Il a étudié les conciles du temps et il a traduit çà et là, avec beaucoup de bonheur, les magnifiques langages qu’on y parlait. Cela seul jetterait sur son ouvrage un intérêt puissant et relevé, mais ce n’est pas tout. Quoiqu’il ne soit pas, certes ! un peintre d’hommes, et qu’il porte l’esprit d’un jurisconsulte dans l’histoire, il a trouvé, enterrée sous sa correspondance et ses mandements épiscopaux, la figure d’un évêque, d’un grand homme oublié par la gloire, mais payé de Dieu, maintenant, dans le ciel, et il l’a restituée à la mémoire superficielle de notre temps. Saint Yves de Chartres est une de ces grandes têtes à qui il ne reste guères aujourd’hui que le nimbe du saint à moitié rongé dans quelque enluminure de missel, et auprès de laquelle pourtant celle du cardinal de Richelieu, sous sa calotte pourprée, paraît petite. Assurément tout cela mérite d’être compté et apprécié par le critique, mais ne constitue pas néanmoins au livre d’Ernest Semichon l’immobile place que les livres vrais en histoire prennent de force dans les travaux d’une époque et ne perdent plus.
Nous l’avons dit déjà, l’auteur de la Paix et la Trêve de Dieu ne voit pas la déduction des faits et leur ensemble, mais, ce qui est bien plus grave encore, il n’a pas le sentiment de l’importance de chacun de ces faits que sa fonction d’historien l’appelle à juger. Il est prodigieux qu’il n’ait absolument rien compris à la grandeur de la féodalité et à son action, manifeste même dans l’établissement de ces Trêves de Dieu qu’Ernest Semichon a raison de regarder comme un progrès. Est-ce la main du parlementaire moderne (Semichon est homme de robe : il est avocat) qui s’est placée, sans le vouloir, sur les yeux de l’historien ? ou simplement est-ce parce que, quand on est écrasé par une chose, on ne la voit plus ? Ainsi que tant d’autres historiens, du reste, Ernest Semichon s’est trompé à notre avis sur la prétendue mesquinerie du rôle des successeurs de Charlemagne, qui fut intérieur et défensif, mais intrinsèquement solide et bon. Le grand homme qui avait régné si longtemps, élevé de si grandes choses, mis en avant de tout l’Église, incrusté l’ordre à une si énorme profondeur dans le sol de sa société, avait armé ses successeurs de son influence, et, grâce à eux, il échauffa encore le monde comme l’échauffe le soleil après qu’il en est disparu.
Menacés par ces Normands qui faisaient pleurer le fondateur de leur race, les fils de Charlemagne s’appuyèrent sur la féodalité qui ne leur manqua pas, qui bâtit (probablement avec ses vassaux !) les cinquante mille Quiquengrognes dont se hérissa la France, mouvement babelien, travail de Sémiramis, exécuté en un clin d’œil ! dressa la chevalerie à la guerre chrétienne, acheva par les cathédrales le mouvement commencé par les châteaux forts, et enfin mit ses cent bras de Briarée partout, jusque dans les décisions de l’Église, qui établirent la Trêve de Dieu, mais qui l’établirent… avec des lances ! Assurément, lorsqu’on ne voit pas de telles choses, on a presque le droit de toucher, car on est hermétiquement aveugle ! La cécité de Semichon est si complète qu’il n’aperçoit pas plus les faits qui partent de son sujet que ceux qui y viennent. Dans le résumé de son histoire, il donne pour conséquence de la paix de Dieu la civilisation moderne et l’égalité politique de notre temps. Idée vulgaire et fausse que Thierry a traînée toute sa vie à la queue de son beau talent, et qu’il en aurait détachée pour la fouler à ses pieds s’il avait vécu davantage. Il n’est plus permis à un historien de tomber dans de telles erreurs. Du temps de la Trêve de Dieu et de l’établissement des communes, on comptait par feux ou familles. Le père votait seul. Le patronage subsistait par la grande propriété. On ressortissait judiciairement au roi, au seigneur, à l’évêque. Les anciens d’État prépondéraient. Il n’y a aucune analogie entre notre état actuel et ces règles. C’est même l’inverse. L’unité du feu délibérait. La substitution paternelle se faisait par le droit d’aînesse. On était épluché pour fait d’hérésie. On communiait. On cherche en vain par quel développement de faits analogues et logiques la poussière de l’individualisme moderne serait sortie de cet écrin !
Dans tous les cas, la chose serait possible que ce n’est pas Ernest Semichon qui nous la démontrerait. Il répugne à toute démonstration enchaînée, attentive, sévère. Son livre de la Paix et la Trêve de Dieu, quoique intéressant par les textes, n’est pas de nature à beaucoup changer l’opinion générale de notre temps sur le Moyen-Âge, qu’il serait pourtant si nécessaire, selon nous, et d’éclaircir et de fixer. Ernest Semichon n’a point coupé l’herbe sous le pied des historiens qui demanderaient à naître. Après lui, ils trouveront de la besogne à faire. Il y a de la gerbe pour eux. Seulement rendons justice à lui et à son ouvrage, tout en les déclarant insuffisants l’un et l’autre. Ce livre, dans lequel l’auteur a développé la nécessité de l’intervention des évêques dans les temps processifs de notre histoire, temps qui furent périodiques à travers les crises et surtout les changements de race, ce livre a répondu nettement une fois de plus à l’imbécile accusation d’usurpation cléricale que les ennemis de l’Église n’ont pas cessé de faire entendre, et de faire croire, qui plus est. Nous savons bien qu’on ne fait jamais taire la haine, mais en lui fermant la bouche on la lui frappe, et c’est toujours cela !