(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La défection de Marmont »
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(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La défection de Marmont »

La défection de Marmont

Rapetti. La Défection de Marmont en 1814.

I

Les Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, ont été l’événement de l’année où ils parurent. Ils soulevèrent l’immense curiosité qui devait s’attacher naturellement aux souvenirs personnels et intimes d’un des lieutenants de Napoléon, et précisément de celui-là qui fut le malheur de son maître. On savait que depuis longtemps le duc de Raguse travaillait à ces Mémoires, et que, comme Chateaubriand, il prétendait avoir son Outre-Tombe. On savait que cet homme, qu’on appelait malheureux parce qu’il avait été la cause d’un désastre suprême, cherchait de toute sa force à se relever sous les accablantes paroles d’un historien qui pèsera un peu plus que lui devant l’Histoire, — les paroles de l’Empereur lui-même, — et c’était un spectacle qu’on attendait et qu’on tenait à voir que cette lutte d’un homme qui voulait sauver son honneur contre le mépris qui avait le plus le droit d’exister.

Malheureusement (car c’est ce mot-là que Marmont fait toujours écrire) on ne sauve pas son honneur comme un drapeau qu’il est beau de rapporter en pièces. L’honneur doit se rapporter tout entier. S’il est touché, il est perdu. Avant la publication de ses Mémoires, il y avait dans le duc de Raguse et sa destinée quelque chose de douteux, d’agité, de fatal, comme dit le scepticisme des hommes qui s’intéressent trop à cette ambiguïté ! L’éclat, quand il en eut dans sa vie, n’était ni très net ni très pur. Toute cette pourpre était trouble, même avant d’avoir sa grande tache. Devant l’Histoire, Marmont avait l’incertitude de la gloire comme l’incertitude de l’infamie ; il était une question, et les questions nous attirent toujours. Mais, depuis les Mémoires, la question qu’était Marmont est résolue. Il s’est révélé en se posant, il s’est moulé jusque dans le soin de ses draperies. Une indignation générale qui n’est point apaisée a succédé à la curiosité inspirée par son livre, et certainement le silence du tombeau aurait mieux valu pour garder sa mémoire que la voix qui vient d’en sortir.

Et si la lecture de son livre n’avait pas prouvé ce que nous disons là, en voici un autre qui le prouverait jusqu’à la plus complète évidence. Rapetti a voulu que l’histoire en eût le cœur net sur Marmont. Il s’est dévoué à cela. Critique sagace et parole comptée quand il s’agit de l’appréciation des livres et des hommes, Rapetti, qui réunit la capacité étendue et diverse de l’historien au sens incessamment aiguisé du jurisconsulte, a été plus frappé que personne du caractère qu’offrent ces mémoires de Raguse où l’inconsistance essaie d’être retorse et réussit à se montrer telle, et où les machiavélismes et les sophismes de la défense brouillent la faute pour la couvrir. Aux yeux de Rapetti, il y avait plus important ici que l’examen d’un livre, si approfondi d’ailleurs qu’il pût être, il y avait une justice à accomplir, et cette justice, elle est sortie de son intention. Il l’a faite. Consciencieux, travaillé, fouillé, positif comme une instruction criminelle, son livre, la Défection de Marmont en 1814 22, nous paraît d’un péremptoire affreux pour l’honneur de Marmont, et nous croyons qu’après l’avoir lu personne ne reprendra pour la plaider à nouveau la cause du coupable défectionnaire d’Essonnes, malgré la manie des circonstances atténuantes dont les sociétés sans force soutiennent leur faiblesse, et qui pour le moment s’introduisent partout, même en histoire.

Il

C’est ce bénéfice, en effet, ce triste bénéfice des circonstances atténuantes, sur lequel Marmont avait compté, qui lui est arraché par Rapetti. Avec l’historien inexorable que l’indignation vient de lui susciter, Marmont n’aura pas cette dernière ressource des coupables qui chicanent leur faute pour diminuer leur châtiment. Esprit essentiellement moderne, sensible, ouvert, trop ouvert, facile à tous les entraînements, depuis les dévergondages d’une générosité sans raison jusqu’à ce fait d’une défection qui n’a épouvanté ni son esprit ni sa conscience, le duc de Raguse a cru qu’en s’y prenant adroitement et de loin il ferait aisément illusion à un temps éclectique en toutes choses, qui aime à se payer de phrases, et pour qui le manque d’étendue est le fond de toute sévérité, fit que disons-nous ? peut-être a-t-il commencé par se faire illusion à lui-même, car il n’avait déjà pas tant de sens moral à étouffer !

Rapetti, qui ne se contente pas de discuter le fait unique de cette défection dans laquelle tous les autres actes plus ou moins glorieux de la vie de Marmont se sont perdus comme dans un abîme, nous a résumé, en quelques pages fermes et profondes, cette existence que le maréchal nous a fastueusement étalée dans plusieurs volumes de Mémoires, et c’est de l’ensemble étreint de toute cette vie que le vigoureux et habile critique a déduit et fait sortir la défection. Selon Rapetti, cette défection n’a pas même pour excuse d’être la perturbation du moment, attendu que, si la vaillance a des paniques, l’honneur n’en a pas. Il faut donc renoncer à faire de l’acte de Marmont le coup de vertige, qui n’explique rien du reste, puisque ce vertige, qui pourrait frapper les connétables de Bourbon, ne frapperait jamais les Bayard.

Non ! la défection du duc de Raguse à Essonnes est le développement logique et dernier de tout ce qui constituait Marmont lui-même, de tout ce qui entrait dans ce métal mêlé, mais où les qualités ne surpassaient pas les vices, dans cette nature vaniteuse et jalouse, médiocre avec beaucoup d’esprit, et finalement corrompue. Marmont étant ce qu’il était : un satrape par-dessus un soudard, et tout cela chamarré d’idées modernes et de vieille civilisation sur toutes les coutures, et d’un autre côté les circonstances de 1814 ayant été ce qu’elles furent à l’heure où le caractère de cet homme s’effondra, nul historien de sens ne s’étonnera de cette honteuse affaire d’Essonnes, qui fut une si grande catastrophe. Il faudrait s’étonner, plutôt, si cette défection n’avait pas eu lieu…

Rapetti, en nous la racontant, a fait l’histoire vraie de ce jour qui perdit l’Empereur, mais il l’a refaite avec l’histoire faussée, sophistiquée, pervertie par l’intérêt du coupable, et, pour la refaire et la ramener au vrai, il n’a pas eu besoin de révéler des faits inconnus et de se retirer derrière des négations inattendues. Il a accepté les Mémoires de Marmont pour juger l’auteur de ces Mémoires, et le Marmont qu’il en a tiré, c’est précisément celui-là qui ne voudrait pas s’y reconnaître ! Cette vie que l’auteur des Mémoires a, pendant des années, arrangée comme un piège pour y prendre l’absolution de la postérité, a suffi au franc historien pour déconcerter l’homme et son piège et rendre toute absolution impossible. Ainsi, c’est avec les bas-reliefs mêmes du tombeau que s’était sculpté, pendant vingt ans, avec un soin d’artiste, le duc de Raguse, que Rapetti l’a frappé !

Et il l’a frappé au nom de quelque chose de plus haut, de plus grand, de plus saint que l’intérêt de l’histoire et même que l’intérêt de l’Empire et de la patrie. Il l’a frappé au nom de cette notion du devoir qui doit rester impérissable et immaculée, parce que sans elle il n’y a plus de patrie et il n’est plus besoin d’histoire. L’homme lui-même disparaît ; la brute le reprend. Le procédé dont Rapetti s’est servi pour faire sa justice est d’une simplicité presque élémentaire. Il appelle les choses par leur nom. Seulement, dans une société où le sophisme et la lâcheté ont appris à tant de personnes cet art des nuances qui change tout sans faire rien crier, dans une société où la netteté de l’expression passe pour une indécence ou pour une tyrannie, appeler les choses par leur nom est une hardiesse qui doit honorer un écrivain. Rapetti a eu cette hardiesse. Il a pris sur lui la responsabilité de sa pensée.

Il a placé tout au long le mot « défection » jusque dans le titre de son ouvrage. Une défection, ce n’est pas une trahison sans doute, mais c’en est déjà la moitié. Cet homme qui devait tout à Napoléon, même sa gloire, et sur lequel Napoléon s’appuyait avec cette confiance des grands hommes, plus grands encore quand ils sont aveugles que quand ils y voient clair, ce Marmont enfin qui se rompit comme un roseau et perça la main de son maître, n’est point ce qu’on peut appeler brutalement un traître. Il est certain que Judas qui vendit son Dieu est au-dessous… Rapetti ne l’a pas rangé non plus parmi ceux-là qui vendirent leur pays, le visage nu, les mains ouvertes. Mais il l’a placé parmi ceux qui, au jour du besoin, délaissèrent leur patrie, et c’est tout près de ceux qui la vendent. C’est une épouvantable contiguïté !

Telle est la place assignée dans l’histoire au duc de Raguse, et il y restera. Cette boue d’une défection sur les pieds d’un homme les scelle d’un poids impossible à lever, et toutes les souplesses du sophisme ne les arracheraient pas à cette glu d’ignominie. Rien n’effacera ces quelques lignes : « Lorsque l’ennemi était à Paris et que la déchéance de l’Empereur avait été prononcée par un Sénat rebelle, lorsque Napoléon n’avait pour toute ressource que son génie, plus grand dans l’infortune, comme une torche qui jette plus de feu quand une fois elle est renversée, et aussi l’idée, terrifiante pour les étrangers, que l’armée était toujours fidèle, Marmont, qui commandait l’avant-garde, la livra sans consulter personne et traita nuitamment avec Schwartzenberg. »

Or, voilà ce qu’a dit Rapetti avec un impitoyable détail et une conclusion plus impitoyable encore. Il ne s’est pas laissé troubler une seule fois par les nuances, les finesses et les analyses ! Il n’a invoqué à la décharge de Marmont ni la collision des devoirs, ni le coup d’œil de l’homme politique éclairant l’homme de guerre, ni le salut du pays, ni l’économie des quelques gouttes d’un sang précieux, versé inutilement sur une terre qui en avait déjà tant bu. Quand il s’est agi de juger la conduite de Marmont, rien n’a offusqué le bon sens de l’historien, rien n’a fait fléchir sa droiture. Il a appelé la chose par son nom, et il a ajouté : « Des militaires jugeront plus sévèrement que nous ne le faisons nous-même la conduite de M. de Raguse. Ceux à qui est remis le droit surhumain de donner la mort sont tenus, sous peine d’être les derniers des hommes au lieu d’en être les premiers, de vivre dans le culte constant de ce qu’on a si bien nommé la religion du devoir. Il n’est point de circonstance qui puisse relever un soldat de l’obligation de mourir plutôt que de faiblir au devoir. Et le devoir, ce n’est pas assez, il y faut encore ajouter quelque chose de délicat et de fier, cette distinction hautaine, ce luxe du bien qu’on appelle l’honneur. »

Magnifique langage ! Le duc de Raguse aurait un fils, et son fils serait un héros, qu’il pourrait pleurer en lisant ces grandes et belles paroles en face de la tombe de son père, mais qu’à coup sûr il ne les reprocherait jamais à la sévérité de l’historien !

III

Il les reprocherait d’autant moins que cette sévérité a pour l’historien sa tristesse, et que, comme le juge, il souffre, parce qu’il est homme, d’avoir un coupable à condamner et à flétrir. Rapetti, qui écrit à la première ligne de la préface de son histoire avec une si noble mélancolie : « Je dois dire d’abord pourquoi j’ai eu le pénible courage de faire un livre contre un homme », Rapetti a suprêmement ce qui fait pardonner l’inflexibilité à l’historien et au juge, et ce qui ferait pardonner, même à la victime, le coup de hache du bourreau. Il a l’émotion et le tressaillement de la fibre humaine que la Fonction n’a point desséchée. Il frappe, mais il est ému quand il frappe. Il est ému d’avoir à frapper.

Une des plus grandes beautés de la nature humaine sur la terre, c’est de faire son devoir les yeux en larmes et pourtant de le faire d’un cœur ferme. Eh bien, un peu de cette pathétique beauté se trouve dans le livre de Rapetti ! Là est son caractère. Les entrailles de l’homme qui sait la vie et qui compatit à ses misères, les entrailles de l’homme y sont et y saignent, mais, grâce à Dieu ! et je donne à ce mot toute sa profondeur, car Rapetti est un chrétien, l’inaltérable sévérité du moraliste y est davantage, et, teinte du sang de cette pitié secrète, elle y atteint parfois à quelques places la sublimité. Ceux qui sont aptes de nature à recevoir le contrecoup de l’émotion voilée et contenue dans un livre, par un autre côté vibrant et sonore, saisiront bien le double accent de ce livre, et ils en seront touchés comme nous l’avons été. Du reste, même à part cet esprit pénétrant et éloquent qui l’anime, il n’est pas uniquement un chef-d’œuvre de discussion, de renseignement, de vue morale. Malgré une absence de composition que le sujet litigieux choisi par l’auteur explique et suffisamment justifie, c’est aussi une histoire où le sens politique se révèle autant que le sens moral, et monte aussi haut.