Conduite de l’action dramatique.
Intérêt.
L’intérêt est ce qui attache, excite la curiosité, ce qui soutient l’attention et produit dans l’âme les différents mouvements qui l’agitent : la crainte, l’espérance, l’horreur, la joie, le mépris, l’indignation, le trouble, la haine, l’amour, l’admiration, etc.
L’intérêt, dans un ouvrage de théâtre, naît du sujet, des caractères, des incidents, des situations, de leur enchaînement, de leur vraisemblance, du style, et de la réunion de toutes ces parties.
Si l’une manque, l’intérêt cesse ou diminue. Imaginez les situations les plus pathétiques : si elles sont mal amenées, vous n’attacherez point. Conduisez votre poème avec tout l’art imaginable : si les situations en sont froides et si la vraisemblance n’est pas dans le tout, vous n’intéresserez pas.
Une pièce de théâtre, dit Voltaire, est une expérience sur le cœur humain. Tout personnage principal doit inspirer un degré d’intérêt : c’est une des règles inviolables ; elles sont toutes fondées sur la nature. Tout acteur qui n’est pas nécessaire, gâte les plus grandes beautés.
Il faut, autant qu’on le peut, fixer toujours l’attention sur les grands objets, et parler peu des petits, mais avec dignité. Préparez, quand vous voulez toucher ; n’interrompez jamais les assauts que vous livrez au cœur. Les plus beaux sentiments n’attendrissent point, quand ils ne sont pas amenés ou préparés par une situation pressante, par quelque coup de théâtre, par quelque trait vif et animé. Il faut toujours, jusqu’à la fin, de l’inquiétude et de l’incertitude sur la scène.
Je remarquerai que, toutes les fois qu’on cède ce qu’on aime, ce sacrifice ne peut faire aucun effet, à moins qu’il ne coûte beaucoup : ce sont les combats du cœur qui forment les grands intérêts. De simples arrangements de mariage ne sont jamais tragiques, à moins que, dans ces arrangements même, il n’y ait un péril évident et quelque chose de funeste.
Le grand art de la tragédie est que le cœur soit toujours frappé des mêmes coups, et que des idées étrangères n’affaiblissent pas le sentiment dominant. Partout où il n’y a ni crainte, ni espérance, ni combats du cœur, ni circonstances attendrissantes, il n’y a point de tragédie : c’est une loi du théâtre qui ne souffre guère d’exception.
Ne commettez jamais de grands crimes, que quand de grandes passions en diminueront l’atrocité, et attireront même quelque compassion des spectateurs. Cléopâtre, à la vérité, dans la tragédie de Rodogune, ne s’attire nulle compassion ; mais songez que, si elle n’était pas possédée de la passion forcenée de régner, on ne la pourrait pas souffrir, et que si elle n’était pas punie, la pièce ne pourrait être jouée.
C’est une règle puisée dans la nature, qu’il ne faut point parler d’amour quand on vient de commettre un crime horrible, moins par amour que par ambition. Comment le froid amour d’un scélérat pourrait-il produire quelque intérêt ? Que le forcené Ladislas, emporté par sa passion, teint du sang de son rival, se jette aux pieds de sa maîtresse, on est ému d’horreur et de pitié. Oreste fait un effet admirable dans Andromaque, quand il paraît devant Hermione, qui l’a forcé d’assassiner Pyrrhus. Point de grands crimes, sans de grandes passions qui fassent pleurer pour le criminel même : c’est là la vraie tragédie.
Le plus capital de tous les défauts dans la tragédie, est de faire commettre de ces crimes qui révoltent la nature, sans donner au criminel des remords aussi grands que son attentat, sans agiter son âme par des combats touchants et terribles, comme on l’a déjà insinué.
L’importance de la tragédie se tire de la dignité des personnages et de la grandeur de leurs intérêts.
Quand les actions sont de telle nature que, sans rien perdre de leur beauté, elles pourraient se passer entre des personnes peu considérables, les noms des princes et des rois ne sont qu’une parure étrangère que l’on donne aux sujets ; mais cette parure, toute étrangère qu’elle est, est nécessaire. Si Ariane n’était qu’une bourgeoise trahie par son amant et par sa sœur, la pièce qui porte son nom ne laisserait pas de subsister toute entière ; mais cette pièce si agréable y perdrait un grand ornement. Il faut qu’Ariane soit princesse ; tant nous sommes destinés à être toujours éblouis par les titres !
Les Horaces et les Curiaces ne sont que des particuliers, de simples citoyens de deux petites villes ; mais la fortune de deux états est attachée à ces particuliers. L’une de ces deux petites villes a un grand nom, et porte toujours dans l’esprit une grande idée : il n’en faut pas davantage pour anoblir les Horaces et les Curiaces.
Les grands intérêts se réduisent à être en péril de perdre la vie, ou l’honneur, ou la liberté, ou un trône, ou son ami, ou sa maîtresse.
On demande ordinairement si la mort de quelqu’un des personnages est nécessaire dans la tragédie. Une mort est à la vérité un événement important ; mais souvent il sert plus à la facilité du dénouement qu’à l’importance de l’action, et le péril de la mort n’y sert pas quelquefois davantage.
Ce qui rend Rodrigue si digne d’attention, est-ce le péril qu’il court en combattant le comte, les Maures ou don Sanche ? Nullement : c’est la nécessité où il est de perdre l’honneur ou sa maîtresse ; c’est la difficulté d’obtenir sa grâce de Chimène, dont il a tué le père.
Les grands intérêts sont tout ce qui remue fortement les hommes ; et il y a des moments où la vie n’est pas leur plus grande passion.
Il semble que les grands intérêts se peuvent partager en deux espèces : les uns plus nobles, tels que l’acquisition ou la conservation d’un trône, un devoir indispensable, une vengeance, etc. ; les autres plus touchants, tels que l’amitié. L’une ou l’autre de ces deux sortes d’intérêt donne son caractère aux tragédies où elle domine.
Naturellement, le noble doit l’emporter sur le touchant ; et Nicomède qui est tout noble, est d’un ordre supérieur à Bérénice qui est toute touchante. Mais ce qui est incontestablement au-dessus de tout le reste, c’est le noble et le touchant réunis ensemble.
Le seul secret qu’il y ait pour cela, est de mettre l’amour en opposition avec le devoir, l’ambition, la gloire ; de sorte qu’il les combatte avec force, et en soit à la fin surmonté. Alors ces actions sont véritablement importantes par la grandeur des intérêts opposés.
Les pièces sont en même temps touchantes par les combats de l’amour, et nobles par sa défaite.
Pour la grandeur d’une action, voici les idées que je m’en suis faites. Je pense qu’elle doit se mesurer à l’importance des sacrifices et à la force des motifs qui engagent à les faire. On croirait d’abord que le courage serait d’autant plus digne d’admiration, qu’il se résout à un plus grand mal pour un plus petit avantage ; mais il n’en est pas ainsi.
Nous voulons de l’ordre et de la raison partout, quand nous sommes hors d’intérêt ; le courage ne nous paraîtrait qu’aveuglement et folie, s’il n’était appuyé sur des raisons proportionnées à ce qu’il souffre ou à ce qu’il ose. Ainsi, les héros qui s’immolent pour leur patrie sont sûrs de notre admiration, parce que, au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple est préférable à celui d’un homme, et que rien n’est plus grand que de pouvoir se porter ce jugement contre soi-même et agir en conséquence.
Ainsi, le courage des ambitieux nous en impose, parce que, au jugement de l’orgueil humain, l’éclat du commandement n’est pas trop acheté par les plus grands périls. Nous allons même jusqu’à trouver de la grandeur dans ce que la vengeance fait entreprendre, parce que, d’un côté, le préjugé attachant l’honneur à ne pas souffrir d’outrages, et de l’autre, la raison faisant préférer l’honneur à la vie, nous jugeons qu’il est d’une âme forte d’écouter, au péril de ses jours, un juste ressentiment.
Les vengeances sans danger et sans justice apparente ne nous laissent voir que la bassesse et la perfidie. Si quelquefois les amants obtiennent nos suffrages, par ce qu’ils tentent d’héroïque pour une maîtresse, c’est quand ils regardent, et que nous regardons avec eux, leurs entreprises comme des devoirs. Ils se sentent liés par la foi des serments ; ils se reprocheraient, en osant moins, une espèce de parjure ; et ils nous paraissent alors autant animés par la vertu que par la passion même ; ils deviennent des héros par son objet. Si, au contraire, ils ne sont entraînés que par l’ivresse de leur passion, ils ne nous paraissent alors que des furieux plus dignes de nos larmes que de notre estime ; et loin qu’ils nous élèvent le courage, ils ne nous attendrissent que parce que nous sommes faibles comme eux.
Unité d’intérêt.
Je hasarderai ici un paradoxe : c’est qu’entre les premières règles du théâtre, on a presque oublié la plus importante. On ne traite d’ordinaire que de trois unités, de temps, de lieu et d’action : or, j’en ajouterai une quatrième, sans laquelle les trois autres sont inutiles, et qui toute seule pourrait encore produire un grand effet : c’est l’unité d’intérêt, qui est la vraie source de l’émotion continue ; au lieu que les trois autres conditions, exactement remplies, ne sauveraient pas un ouvrage de la langueur.
On peut ajouter aux réflexions ci-dessus, que, pour produire l’intérêt nécessaire à la tragédie, les moyens les plus propres sont, premièrement, de choisir un héros dont le sort puisse nous attendrir et nous toucher. Pour cela, il ne faut pas choisir un homme vicieux et scélérat tout à fait ; ses prospérités nous causeraient de l’indignation, et ses malheurs n’exciteraient en nous aucune compassion. Il faut donc le choisir bon, ayant de la vertu, mais sujet aux faiblesses attachées à la nature humaine, et soumis au pouvoir et à la tyrannie des passions, comme les autres hommes. Il faut qu’il ne mérite pas d’être aussi malheureux qu’il l’est, ou que ses malheurs soient la punition de ses fautes passées. S’il tombe dans quelques grands crimes, il faut que ce soit involontairement, qu’il y soit poussé par la violence de sa passion ou par la force des mauvais conseils, et que nous puissions le plaindre, quoique coupable.
Secondement, c’est de lui faire éprouver ces grands combats qui déchirent le cœur en le balançant entre deux intérêts opposés, et dont le sacrifice lui est également coûteux. Rien de si attachant pour le spectateur, que ces sortes de situations ; il se met à la place du héros et éprouve les mêmes déchirements. C’est de le jeter dans de grands périls qui nous fassent trembler pour lui. Voilà ce qui alarme, ce qui attache : ce n’est pas le meurtre qui touche, c’est l’intérêt qu’on prend au malheureux qui le commet, ou à celui qui en est l’objet, et quelquefois à tous les deux ensemble.
Troisièmement, c’est de tenir le fil du dénouement soigneusement caché jusqu’à la fin. L’intérêt ne peut se soutenir que par l’incertitude de ce qui peut arriver, et il s’augmente par le désir et l’impatience qu’on a de l’apprendre.
L’art est de toujours faire croître l’intérêt ; mais la première règle, c’est de choisir un sujet, une action déjà capable d’intéresser par elle-même, et propre à fournir de grands mouvements, de belles situations, de grands sentiments, etc.
Un poète, dit Dubos, qui traite un sujet sans intérêt, n’en peut vaincre la stérilité : il ne peut mettre du pathétique dans l’action qu’il imite, qu’en deux manières : ou bien il embellit cette action par des épisodes, ou bien il change les principales circonstances de cette action. S’il choisit le premier parti, l’intérêt qu’on prend à ces épisodes, ne sert qu’à mieux faire sentir la froideur de l’action principale, et il a mal rempli son titre. Si le poète change les principales circonstances de l’action, que l’on suppose être un événement connu, son poème cesse d’être vraisemblable.
De l’intérêt propre à la comédie.
Il faut attacher dans la comédie comme dans la tragédie : ce qui ne peut se faire que par l’intérêt ; mais il n’est pas le même que dans la tragédie. Là, c’est le cœur tout seul qu’il faut intéresser, toucher, émouvoir, attendrir ; dans la comédie, c’est l’esprit, pour ainsi dire seul, qu’il faut attacher et amuser : ce qui est peut-être plus difficile encore, à cause de sa légèreté et de son inconstance. Pour fixer son attention, on se sert d’ordinaire d’une petite intrigue, qui est communément un mariage ; mais ce n’est point assez, il faut encore le réveiller sans cesse et l’attacher par des traits piquans, des scènes vives, des peintures, des incidents nouveaux. L’intrigue est souvent ce qui l’intéresse le moins.
Gradation d’intérêt.
L’action doit être très intéressante dès le commencement, et l’intérêt doit croître de scène en scène, sans interruption, jusqu’à la fin. Tout acte, toute scène qui ne redouble pas la terreur ou la pitié dont le spectateur doit être saisi, n’est qu’un allongement inutile de l’action. C’est à l’auteur de chercher, dans son sujet, des circonstances intéressantes qui enchérissent l’une sur l’autre.
Cette attention qu’il faut donner à la gradation d’intérêt dans les cinq actes, il faut la porter ensuite à chaque acte en particulier, le regarder presque comme une pièce à part, et en arranger les scènes de façon que l’important et le pathétique se fortifient toujours.
Autre chose est un arrangement raisonnable, et une autre chose est un arrangement théâtral. Dans le premier, il suffit que les choses s’amènent naturellement, et que la vraisemblance ne soit pas blessée. Dans le second, il faut ménager une suite qui favorise la passion, et compter pour rien que l’esprit soit content, si le cœur n’a de quoi s’attacher toujours davantage. Il est vrai qu’il faudra souvent, pour parvenir à cette beauté, arranger un acte de vingt manières différentes, toutes bonnes, si l’on veut, du côté de la raison ; mais toutes imparfaites par le défaut de l’ordre que demanderait le sentiment.
Ce n’est pas tout : chaque scène veut encore la même perfection ; il faut la considérer au moment qu’on la travaille, comme un ouvrage entier, qui doit avoir son commencement, ses progrès et sa fin. Il faut qu’elle marche comme la pièce, et qu’elle ait, pour ainsi dire, son exposition, son nœud et son dénouement. On entend par son exposition, l’état où se trouvent les personnages et sur lequel ils délibèrent ; on entend par son nœud, les intérêts ou les sentiments qu’un des personnages oppose aux désirs des autres ; et enfin par son dénouement, l’état de fortune ou de passion où la scène doit les laisser : après quoi, l’auteur ne doit plus perdre de temps en discours qui, tout beaux qu’ils seraient, auraient du moins la froideur de l’inutilité.
Cette gradation que l’on exige dans l’intérêt, il serait à souhaiter de pouvoir la porter encore dans les traits du caractère des principaux personnages, et même dans la magie des tableaux qu’on expose sur la scène ; mais il y a peu de sujets susceptibles d’une si grande perfection.
Les anciens négligeaient trop souvent la gradation d’intérêt. Ce défaut se fait sentir dans plusieurs de leurs pièces, et surtout dans les tragédies d’Euripide. Racine l’a quelquefois négligée aussi dans ses cinquièmes actes : c’est qu’alors on les mettait rarement en tableaux. C’est au quatrième acte que Racine porte ordinairement les grands coups, comme dans Britannicus, Phèdre, Iphigénie. Depuis que la forme de notre théâtre permet que les cinquièmes actes soient en tableaux, les auteurs n’obtiennent plus l’indulgence qu’on avait pour ceux du siècle passé.
Nœud.
Le nœud est un événement inopiné qui surprend, qui embarrasse agréablement l’esprit, excite l’attention, et fait naître une douce impatience d’en voir la fin. Le dénouement vient ensuite calmer l’agitation où l’on a été, et produit une certaine satisfaction de voir finir une aventure à laquelle on s’est vivement intéressé.
Le nœud et le dénouement sont deux principales parties du poème épique et du poème dramatique. L’unité, la continuité, la durée de l’action, les mœurs, les sentiments, les épisodes, et tout ce qui compose ces deux poèmes, ne touchent que les habiles dans l’art poétique, ceux qui en connaissent les préceptes et les beautés ; mais le nœud et le dénouement bien ménagés produisent leurs effets également sur tous les spectateurs et sur tous les lecteurs.
Le nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s’est passé hors du théâtre avant le commencement qu’on y décrit, et en partie de ce qui s’y passe ; le reste appartient au dénouement. Le changement d’une fortune en l’autre fait la séparation de ces deux parties. Tout ce qui le précède est de la première ; et ce changement, avec ce qui le suit, regarde l’autre.
Le nœud dépend entièrement du choix et de l’imagination industrieuse du poète ; et l’on n’y peut donner de règle, sinon qu’il doit ranger toutes choses selon la vraisemblance ou le nécessaire, sans s’embarrasser, le moins du monde, des choses arrivées avant l’action qui se présente.
Les narrations du passé importunent ordinairement, parce qu’elles gênent l’esprit de l’auditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui est arrivé plusieurs années auparavant, pour comprendre ce qui s’offre à sa vue. Mais les narrations qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre depuis l’action commencée, produisent toujours un bon effet, parce qu’elles sont attendues avec quelque curiosité, et font partie de cette action qui se présente.
Une des raisons qui donnent tant de suffrages à Cinna, c’est qu’il n’y a aucune narration du passé : celle qu’il fait de sa conspiration à Émilie, étant plutôt un ornement qui amuse l’esprit des spectateurs, qu’une instruction nécessaire des particularités qu’ils doivent savoir pour l’intelligence de la suite. Émilie leur fait assez connaître, dans les deux premières scènes, que Cinna conspirait contre Auguste en sa faveur ; et quand son amant lui dirait tout simplement que les conjurés sont prêts pour le lendemain, il avancerait autant l’action que par les cent vers qu’il emploie à rendre compte, et de ce qu’il leur a dit, et de la manière dont ils l’ont reçu.
Il y a des intrigues qui commencent dès la naissance du héros, comme celle d’Heraclius ; mais ces grands efforts d’imagination en demandent une extraordinaire à l’attention du spectateur, et l’empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, à cause de la fatigue qu’elles lui causent.
Un des grands secrets pour piquer la curiosité, c’est de rendre l’événement incertain. Il faut pour cela que le nœud soit tel qu’on ait de la peine à en prévoir le dénouement, et que le dénouement soit douteux jusqu’à la fin, et, s’il se peut, jusques dans la dernière scène.
Lorsque, dans Stilicon, Félix est tué au moment qu’il va en secret donner avis de la conjuration à l’empereur, Honorius voit clairement que Stilicon ou Euchérius, ses deux favoris, sont les chefs de la conjuration, parce qu’ils étaient les seuls qui sussent que l’empereur devait donner une audience secrète à Félix. Voilà un nœud qui met Honorius, Stilicon et Euchérius dans une situation très embarrassante ; et il est très difficile d’imaginer comment ils en sortiront.
Tout ce qui serre le nœud davantage, tout ce qui le rend plus mal-aisé à dénouer, ne peut manquer de faire un bel effet. Il faudrait même, s’il se pouvait, faire craindre au spectateur que le nœud ne se pût pas dénouer heureusement.
La curiosité une fois excitée n’aime pas à languir ; il faut lui promettre sans cesse de la satisfaire, et la conduire cependant, sans la contenter, jusqu’au terme que l’on s’est proposé ; il faut approcher le spectateur de la conclusion, et toujours la lui cacher ; il faut qu’il ne sache où il va, s’il est possible, mais qu’il voie qu’il avance. Le sujet doit marcher avec vitesse ; une scène qui n’est point un nouveau pas vers la fin, est vicieuse.
Tout est action sur le théâtre ; et les plus beaux discours même y seraient insupportables, s’ils n’étaient que des discours.
La longue délibération d’Auguste, qui remplit le second acte de Cinna, toute divine qu’elle est, serait la plus mauvaise chose du monde, si, à la fin du premier acte, on n’était pas demeuré dans l’inquiétude de ce que veut Auguste aux chefs de la conjuration qu’il a demandés ; si ce n’était pas une extrême surprise de le voir délibérer de sa plus importante affaire avec deux hommes qui ont conjuré contre lui ; s’ils n’avaient pas tous deux des raisons cachées, et que le spectateur pénètre avec plaisir, pour prendre deux partis tout opposés ; enfin, si cette bonté qu’Auguste leur marque n’était pas le sujet des remords et des irrésolutions de Cinna, qui font la grande beauté de sa situation. Un dénouement suspendu jusqu’au bout et imprévu est d’un grand prix.
Camma, pour sauver la vie à Sostrate qu’elle aime, se résout enfin à épouser Sinorix qu’elle hait et qu’elle doit haïr. On voit, dans le cinquième acte, Camma et Sinorix, revenus du temple où ils ont été mariés ; on sait bien que ce ne peut pas là être une fin ; on n’imagine point où tout cela aboutira, et d’autant moins, que Camma apprend à Sinorix qu’elle sait son plus grand crime, dont il ne la croyait pas instruite, et que quoiqu’elle l’ait épousé, elle n’a rien relâché de sa haine pour lui. Il est obligé de sortir ; et elle écoute tranquillement les plaintes de son amant qui lui reproche ce qu’elle vient de faire pour lui prouver à quel point elle l’aime. Tout est suspendu avec beaucoup d’art, jusqu’à ce qu’on apprenne que Sinorix vient de mourir d’un mal dont il a été attaqué subitement, et que Camma déclare à Sostrate qu’elle a empoisonné la coupe nuptiale où elle a bu avec Sinorix, et qu’elle va mourir aussi. Il est rare de trouver un dénouement aussi peu attendu et en même temps aussi naturel.
Développements.
À proprement parler, tout est développement au théâtre, puisque les personnages ne doivent paraître que pour développer ou leurs intérêts, ou leurs passions. Mais on donne plus particulièrement ce nom à ces sentiments naturels mais délicats, à ces nuances fines, à ces mouvements involontaires dont l’âme ne se rend pas compte. L’art de rendre avec intérêt ces détails, est ce qu’on appelle l’art des développements.
C’est peut-être celui qui est le plus nécessaire au poète dramatique, du moins s’il aspire à des succès soutenus. Racine et Voltaire sont des modèles admirables en ce genre. C’est par là surtout que Racine a relevé la faiblesse de certains rôles d’amoureux. Voyez la scène où Néron déclare son amour à Junie. La princesse avoue qu’elle aime Britannicus.
… Je lui fus destinée,Quand l’empire devait suivre son hyménée ;Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,Ses honneurs abolis, son palais déserté,La fuite d’une cour que sa chute a bannie,Sont autant de liens qui retiennent Junie.Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;Ou si quelque chagrin en interrompt la course,Tout l’univers, soigneux de les entretenir,S’empresse à l’effacer de votre souvenir :Britannicus est seul ; quelqu’ennui qui le presse,Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleursQui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
Voyez encore la scène où Britannicus vient reprocher à Junie son infidélité.
De mes persécuteurs j’ai vu le ciel complice :Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux ;Madame, il me restait d’être oublié de vous.JUNIE.
Dans un temps plus heureux, ma juste impatienceVous ferait repentir de votre défiance :Mais Néron vous menace. En ce pressant danger,Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre :Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.BRITANNICUS.
…………………………………………….De quel trouble un regard pouvait me préserver !Il fallait…JUNIE.
Il fallait me taire et vous sauver.Combien de fois, hélas ! puisqu’il faut vous le dire,Mon cœur, de son désordre allait-il vous instruire !De combien de soupirs interrompant le cours,Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime,De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,Lorsque, par un regard, on peut le consoler !Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler !Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,Je ne me sentais pas assez dissimulée ;De mon front effrayé je craignais la pâleur ;Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur,Sans cesse il me semblait que Néron en colèreMe venait reprocher trop de soins de vous plaire ;Je craignais mon amour vainement renfermé ;Enfin, j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.
Quelle vérité ! quelle finesse de sentiment et quel style ! C’est ce langage enchanteur qui soutient la tragédie de Bérénice.
Je ne citerai plus que la scène où Atalide exige de Bajazet qu’il promette à Roxane de l’épouser.
ATALIDE.
… Vos bontés pour une infortunéeOnt assez disputé contre la destinée :Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner,Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner.BAJAZET.
Vous quitter !ATALIDE.
Je le veux : je me suis consultée.De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroiQue Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ;Et lorsque quelquefois, de ma rivale heureuseJe me représentais l’image douloureuse,Votre mort (pardonnez aux fureurs des amans)Ne me paraissait pas le plus grand des tourmens.Mais à mes tristes yeux votre mort préparée,Dans toute son horreur ne s’était pas montrée :Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.Seigneur, je sais trop bien avec quelle constanceVous allez de la mort affronter la présence,Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirsDe me prouver sa foi dans ses derniers soupirs ;Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ;Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ;Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.BAJAZET.
Et que deviendrez-vous si, dès cette journée,Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?ATALIDE.
Ne vous informez point ce que je deviendrai :Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.Que sais-je ? A ma douleur je chercherai des charmes ;Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu,Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.
Quel intérêt ! quelle délicatesse ! quelle connaissance profonde du cœur humain ! Il n’y a à reprendre, dans ce morceau, que ce vers-ci :
Ne vous informez pas ce que je deviendrai.
Cette phrase était alors exacte. Il serait aisé de substituer :
Ne me demandez point ce que je deviendrai.
L’art des développements est surtout nécessaire dans les scènes où un personnage veut cacher un sentiment qui le domine, et en feindre un autre qu’il n’a pas. Telle est la scène où Hermione s’efforce de retenir sa colère contre Pyrrhus. Elle s’est fait violence jusqu’au moment où Pyrrhus paraît croire n’avoir jamais été aimé, et ajoute :
Rien ne vous obligeait à m’aimer en effet.
HERMIONE.
Je ne t’ai point aimé, cruel ! Qu’ai-je donc fait ?
Telle est la scène où Mithridate feint de vouloir accorder Monime à Xipharès. La princesse donne dans le piège, découvre son secret, et s’écrie :
Seigneur, vous changez de visage !
Telle est la scène où Ariane, prête à éclater en reproches contre la perfidie de Thésée, lui dit :
Approchez-vous, Thésée, et perdez cette crainte.
Enfin la scène où Orosmane se croyant trahi par Zaïre, feint pour elle une indifférence et un mépris qu’il va désavouer avec transport. Il faut au poète une grande connaissance du cœur humain, pour saisir le moment où le personnage doit laisser échapper le sentiment dont il est plein.
L’art de ces développements délicats n’est guère moins nécessaire à la comédie. Les modèles en ce genre sont les scènes de raccommodement dans le Dépit amoureux, dans le Tartuffe. On en trouve une à peu près pareille dans la Mère coquette ou les Amans brouillés de Quinault, une autre dans Mélanide.
On peut citer encore la belle scène où le Misanthrope vient demander à la Coquette l’explication d’une lettre qu’il croit adressée à un de ses rivaux. Il commence par de l’emportement. Célimène lui répond :
Mais si c’est une femme à qui va ce billet ?……………………………………ALCESTE.
Voyons, voyons un peu, par quel biais, de quel air,Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;Et comment vous pourrez tourner pour une femme,Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme ?Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,Ce que je m’en vais lire…CÉLIMÈNE.
Il ne me plaît pas, moi !Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire,Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !
Alceste finit par demander en grâce qu’on daigne au moins prendre quelques soins pour le tromper.
Voici une scène que M. de Fontenelle cite comme le modèle d’un développement très heureux.
Qu’un amant mécontent de sa maîtresse s’emporte jusqu’à dire qu’il ne perd pas beaucoup en la perdant, et qu’elle n’est pas trop belle ; voilà déjà le dépit poussé assez loin. Qu’un ami à qui cet amant parle, convienne qu’en effet cette personne n’a pas beaucoup de beauté ; que, par exemple, elle a les yeux trop petits ; que, sur cela, l’amant dise que ce ne sont pas ses yeux qu’il faut blâmer, et qu’elle les a très agréables ; que l’ami attaque ensuite la bouche, et que l’amant en prenne la défense ; le même jeu sur le teint, sur la taille : voilà un effet de passion peu commun, fin, délicat et très agréable à considérer. C’est une scène tirée du Bourgeois gentilhomme. Nos ouvrages dramatiques et nos bons romans sont pleins de traits de cette espèce ; et les Français ont en ce genre poussé très loin la science du cœur.
Coups de théâtre.
On donne ce nom à ce qui arrive sur la scène d’une manière imprévue, qui change l’état des choses, et qui produit de grands mouvements dans l’âme des personnages et des spectateurs. L’importance de la matière fait que nous la diviserons : nous parlerons des coups de théâtre dans la tragédie et dans la comédie, en commençant par la première.
Le poème épique admet ces surprises, qui ajoutent à l’intérêt ; quoiqu’il y en ait peu dans Homère, il peut même en ceci être regardé comme inventeur, en ayant donné l’idée aux poètes tragiques. L’arrivée de Priam au camp d’Achille, la nouvelle de la mort de Patrocle, peuvent passer pour de vrais coups de théâtre, puisqu’elles font naître dans l’âme du héros des mouvements divers, et qu’elles y excitent des combats.
La simplicité de l’action, chez les Grecs, ne permettait pas qu’ils fussent parmi eux si fréquents que sur nos théâtres : la reconnaissance est un de ceux qu’ils employaient le plus ordinairement.
Le coup de théâtre le plus frappant de la scène grecque, était le moment où un vieillard venait, dans le Cresphonte d’Euripide, arrêter Mérope prête à immoler son fils, qu’elle prenait pour l’assassin de ce fils même.
La double confidence de Jocaste et d’Œdipe, dans Sophocle ; les pleurs d’Électre sur l’urne de son frère, qu’elle embrasse devant ce frère qu’elle croit mort, sont ce que la tragédie ancienne offre de plus beau en ce genre.
On a sujet d’être étonné, en voyant la variété des ressorts par lesquels le génie des modernes a multiplié au théâtre ces surprises frappantes, qui transportent l’âme des spectateurs.
Les moyens les plus simples sont ceux à qui les connaisseurs accordent plus volontiers leurs suffrages.
Voici la simplicité des moyens que Corneille emploie dans ses belles tragédies. Dans le Cid, par exemple, un vieillard respectable vient de recevoir un affront ; il ne peut se venger : il rencontre son fils, il le charge de sa vengeance. Le fils demande le nom de l’offenseur.
D. DIÈGUE.
C’est…D. RODRIGUE.
De grâce, achevez…D. DIÈGUE.
Le père de Chimène.D. RODRIGUE.
Le…D. DIÈGUE.
Ne réplique pas ; je connais ton amour.Mais qui peut vivre infâme, est indigne du jour.Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.…………………………………………………………………………………………Venge-moi, venge-toi ;Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Dans les Horaces, c’est un simple messager qui produit un coup de théâtre terrible.
Horace époux de la sœur de Curiace, et Curiace amant de la sœur d’Horace, sont en scène. Curiace déplore le malheur d’Albe, qui n’a point encore nommé les trois guerriers qu’elle doit opposer aux trois Horaces. Flavian arrive.
CURIACE.
Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?FLAVIAN.
Je viens pour vous l’apprendre.CURIACE.
Oh bien, qui sont les trois ?FLAVIAN.
Vos deux frères et vous.CURIACE.
Qui ?FLAVIAN.
Vous et vos deux frères.
Voilà la première scène au théâtre, dit Voltaire, où un simple messager ait fait un effet tragique, en croyant apporter des nouvelles ordinaires. C’est le comble de l’art.
Même exemple dans Cinna. Cinna vient de rendre compte à Émilie de la conspiration contre Auguste ; Évandre arrive et dit :
Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous.
Un des plus beaux, qu’on puisse encore citer en ce genre, est celui du second acte d’Andromaque. Oreste se croit sûr d’enlever Hermione de la cour de Pyrrhus, amoureux d’Andromaque. Pyrrhus, rebuté par les refus de sa captive, se résout à épouser la princesse ; il vient en avertir Oreste :
D’une éternelle paix Hermione est le gage.Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si douxN’attendait en ces lieux d’autre témoin que vous.……………………………………………………………………………Allez, dites-lui que demainJ’attends, avec la paix, son cœur, de votre main.
La générosité d’un personnage produit encore des coups de théâtre d’un grand effet.
Dans Inès de Castro, Inès est au pouvoir de la reine son ennemie ; don Pèdre son époux, qui a forcé le palais pour venir la délivrer, ne peut l’engager à le suivre ; elle lui rappelle le respect qu’il doit à son père, et veut rester comme un garant de sa fidélité.
Dans Absalon, Tharès, femme de ce prince, à qui son époux vient de faire part de ses projets contre David son père, accusée par la reine d’exciter Absalon à la révolte, se livre elle-même entre les mains de David, pour lui tenir lieu d’otage.
Cornélie, dans la Mort de Pompée, pleurant la mort de son époux vaincu par César, vient lui apprendre une conspiration formée contre lui.
La surprise qui naît du retour d’un héros qu’on croyait tué dans un combat ;
L’apparition d’un spectre qui vient révéler des crimes secrets, comme dans Hamlet et dans Sémiramis ;
La vue d’un personnage qu’on croyait tué à l’instant, et dont le meurtrier même venait de raconter la mort, comme l’apparition d’Assur, au cinquième acte de Sémiramis ; celle du duc, au quatrième acte de Venceslas ; celle de Mélicerte, au cinquième acte d’Ino ;
Une confidence que fait un personnage à son ennemi, qu’il ne connaît pas pour tel, comme le projet d’assassiner Mélicerte, confié à Ino sa propre mère ;
L’aveu que Monime fait à Mithridate de son amour pour Xipharès :
Seigneur, vous changez de visage ;
Les reconnaissances, lorsqu’un personnage dit à un autre une chose qui produit un effet contraire à ce qu’il attendait ; ainsi, quand Azéma veut empêcher Arsace de descendre dans la tombe de Ninus, en lui disant qu’Assur l’attend pour l’y sacrifier, Arsace s’écrie avec transport :
Tout est donc éclairci, etc.,
et il descend dans la tombe, où il va immoler sa mère ;
Le contraste du caractère avec la situation, comme lorsque Brutus ordonne à son fils d’aller combattre pour Rome qu’il vient de trahir ; lorsque Zopire s’empresse d’offrir un asile à Séide, qui vient de promettre sa mort à Mahomet ; lorsqu’Auguste dit à Cinna :
Par vos conseils je retiendrai l’empire ;Mais je le retiendrai pour vous en faire part.…………………………………………………………………………Pour épouse, Cinna, je te donne Émilie ;
et c’est pour elle que Cinna vient de conspirer la mort d’Auguste ;
Ce sont là autant de coups de théâtre.
Souvent un seul mot, qui donne un nouveau mouvement à la scène, devient un coup de théâtre ; comme lorsque Orosmane vient déclarer à Zaïre qu’il renonce à elle : il l’observe, et s’écrie :
Zaïre, vous pleurez !
Une résolution subite et généreuse, une victoire sur soi-même, un mot sublime, devient aussi un coup de théâtre.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ;
est un des plus beaux traits qu’on puisse imaginer.
Souvent un personnage forme un coup de théâtre, en apprenant, sans le vouloir, à un autre personnage, une chose qui intéresse ce dernier ; comme au quatrième acte de Phèdre, lorsque Thésée dit à Phèdre, en parlant d’Hyppolite :
Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus.Sa fureur contre vous se répand en injures :Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures ;Il soutient qu’Aride a son cœur, a sa foi,Qu’il l’aime…PHÈDRE.
Quoi ! seigneur.THÉSÉE.
Il l’a dit devant moi.Mais je sais rejeter un frivole artifice, etc.
Il en est de même, lorsque Montèze, au deuxième acte d’Alzire ordonne aux gardes d’empêcher Zamore de le suivre à l’autel :
Des payens élevés dans des lois étrangèresPourraient de nos chrétiens profaner les mystères.Il ne m’appartient pas de vous donner des lois ;Mais Gusman vous l’ordonne et parle par ma voix.
Incident.
On a appelé ainsi un événement quelconque lié avec l’action principale, et qui sert à en augmenter l’intérêt, à embarrasser ou aplanir l’intrigue. Toutes les pièces de théâtre ne sont qu’un enchaînement d’incidents subordonnés les uns aux autres, et tendant tous à faire naître l’incident principal qui termine l’action. Les incidents qui le précèdent, sont appelés aussi épisodes.
Ce qu’on peut ajouter par rapport aux incidents, aux épisodes, c’est qu’ils doivent naître du fonds du sujet, et ne point paraître forcés, ni amenés de trop loin.
Ils doivent suspendre le dénouement, avoir une raison qui satisfasse le spectateur, mettre le héros dans des situations frappantes, et que des coups de théâtre augmentent ses périls, développent son caractère, ses sentiments. Ils tiennent toujours l’attention du spectateur en haleine et dans l’incertitude de ce qui arrivera.
L’avantage des incidents, bien ménagés et enchaînés avec adresse les uns aux autres, est de promener l’esprit d’objets en objets, de faire renaître sans cesse sa curiosité, et d’ajouter aux émotions du cœur, la nouvelle force que leur donne la surprise ; d’amener l’âme par degrés jusqu’au comblé de la terreur ou de la pitié ; si l’action est comique, de pousser le ridicule ou l’indignation jusqu’où ils peuvent aller.
Il faut éviter la multiplicité trop grande des incidents, dont la confusion ne servirait qu’à fatiguer l’esprit du spectateur, et ne ferait que des impressions légères sur son cœur.
Il est nécessaire que chaque incident ait le temps de produire son degré de crainte, de terreur ou de ridicule, avant de passer à un autre, lequel doit enchérir sur le précédent, et ainsi de suite jusqu’au dénouement.
On demande, par rapport à l’incident principal de la tragédie, de quelle nature il doit être. On répond qu’il doit être terrible ou pitoyable, c’est-à-dire, produire la terreur ou la pitié.
Tout ce qui se présente, arrive entre des amis, entre des ennemis, ou entre des personnes indifférentes.
Un ennemi qui tue ou qui va tuer son ennemi, n’excite d’autre pitié que celle qui naît du mal même ; mais lorsque cela se fait entre des amis, qu’un frère tue ou va tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, ou un fils sa mère, ou qu’ils commettent quelque chose semblable, c’est ce qu’il faut chercher.
Voilà pourquoi l’on ne doit pas changer les fables déjà reçues : par exemple, il faut que Clytemnestre soit tuée par Oreste, et Ériphyle par Alcmæon.
Mais le poète doit inventer lui-même, en se servant, comme il fait, des fables reçues ; c’est-à-dire, on peut représenter des actions qui se font par des gens qui agissent avec une entière connaissance et qui savent ce qu’ils font, et c’était la pratique des anciens poètes. Euripide l’a suivie lorsqu’il a représenté Médée tuant ses enfants.
On peut aussi faire agir des gens qui ne connaissent pas l’atrocité de l’action qu’ils commettent, et qui viennent ensuite à reconnaître la liaison qui était entre eux et ceux sur qui ils se sont vengés, comme l’Œdipe de Sophocle. (Il est vrai que, dans Sophocle, cette action d’Œdipe est hors de la tragédie.)
Voici des exemples dans la tragédie même : la mort d’Ériphyle tuée par Alcmæon, dans le poète Astydamas, et la blessure d’Ulysse par Télégonus.
Enfin, on peut faire qu’une personne qui, par ignorance, va commettre un très grand crime, le reconnaisse avant de l’exécuter.
Si l’on y prend bien garde, il n’y a rien au-delà de ces trois manières, au moins, qui soit propre à la tragédie ; car il faut qu’une action se fasse ou ne se fasse pas, et que l’un ou l’autre arrive par des gens qui agissent, ou par ignorance, ou avec une entière connaissance, ou de propos délibéré.
Il est vrai que cela renferme une quatrième manière, qui est lorsqu’une personne va pour commettre un crime, le voulant et le sachant, et ne l’exécute point. Mais cette manière est très mauvaise ; car, outre que cela est horrible, il n’y a rien de tragique, parce que la fin n’a rien de touchant.
Voilà pourquoi les poètes n’ont pas suivi cette quatrième manière ; ou s’ils l’ont fait, ça a été très rarement. Sophocle s’en est servi une seule fois dans son Antigone, où Hæmon veut tuer son père Créon. Dans ces occasions, il vaut mieux que le crime s’exécute comme dans la première manière.
La seconde manière est encore préférable à celle-là ; car alors le crime n’a rien de scélérat, et la reconnaissance est très pathétique.
La meilleure de toutes ces manières, c’est la troisième, qu’Euripide a suivie dans son Cresphonte, où Mérope reconnaît son fils comme elle va le tuer ; et dans son Iphigénie, où cette princesse reconnaît son frère lorsqu’elle va le sacrifier : c’est ainsi que, dans l’Hellé, Phryxus reconnaît sa mère sur le point de la livrer à ses ennemis.
On voit par là que peu de familles peuvent fournir de bons sujets de tragédie : la raison de cela est que les premiers poètes, en cherchant des sujets, ne les ont pas tirés de leur art, mais les ont empruntés de la fortune, dont ils ont suivi les caprices dans leurs imitations. Voilà pourquoi les poètes modernes sont forcés d’avoir souvent recours à ces mêmes familles, dans lesquelles la fortune a permis que tous ces grands malheurs soient arrivés.
Délibération.
On entend ici par le mot de délibération, non pas ces incertitudes où se livre un personnage combattu par les divers mouvements de sa passion, comme dans le monologue où Rodrigue balance entre son amour et son devoir ; celui où Émilie délibère sur le péril où elle expose Cinna ; la scène où Auguste est certain de ce qu’il doit faire dans la dernière conjuration dont son favori s’était rendu le chef, etc : ce sont des combats du cœur ; les discours y sont impétueux, animés ; tout y porte le caractère théâtral ; et ils sont l’âme de la tragédie.
On parle ici de ces délibérations sur une question importante qui intéresse le sort d’un empire : telle est celle d’Auguste, lorsqu’il veut quitter l’empire ; telle est encore celle où Ptolomée examine s’il doit recevoir Pompée, ou lui donner la mort.
On peut citer de même la scène où Mithridate propose à ses enfants le dessein d’aller porter la guerre en Italie, celle où Mahomet propose à Zopire de le servir dans ses desseins, s’il veut revoir ses enfants. Quoique, dans ces deux dernières pièces, le principal personnage soit décidé sur le parti qu’il doit prendre, cependant il éprouve de si grandes contradictions du personnage avec qui il est en scène, qu’on peut regarder ces morceaux comme de vraies délibérations.
Observons que ces scènes sont dangereuses au théâtre, et qu’il ne faut les y mettre qu’avec beaucoup de précautions.
La première condition est que le sujet soit grand, illustre et extraordinaire. Il faut ensuite que le motif d’une délibération mise sur la scène soit pressant et nécessaire.
Il faut que les raisonnements répondent à la grandeur du sujet.
Il ne faut jamais attendre que le théâtre soit dans la chaleur et l’activité de l’intrigue, pour faire ces délibérations, parce qu’elles la ralentissent et en étouffent les beautés. Le second acte, ou tout au plus le commencement du troisième, paraissent en être la place naturelle.
Il y en a cependant qui ouvrent la scène ; telle est celle de Brutus, où l’on examine s’il faut recevoir ou non l’ambassadeur de Tarquin mais cette délibération n’étant pas en elle-même d’une extrême importance, et n’occupant pas la scène entière, ne conclut rien contre la règle que nous venons d’établir. Celle d’Auguste est au second acte ; celle de Mahomet au second acte ; celle de Mithridate au commencement du troisième.
Mais la condition la plus nécessaire, c’est que la délibération même soit tellement attachée au sujet, et que ceux qui donnent conseil soient si fort intéressés en ce qu’ils proposent, que les spectateurs brûlent d’envie de connaître leurs sentiments. Il faut, de plus, que le parti qu’on prendra ait de l’influence sur tout le reste de la pièce.
La délibération d’Auguste remplit toutes ces conditions : elle est importante, elle intéresse tout l’univers connu ; elle saisit le spectateur, informé de la haine d’Émilie, de l’amour de Cinna, de la conspiration faite contre l’empereur. On veut savoir ce que diront Cinna et Maxime, quel parti ils prendront ; ils deviennent des acteurs intéressants ; et quand on voit ces deux traîtres chargés de nouveaux bienfaits de l’empereur, l’incertitude du spectateur et l’intérêt redoublent encore.
Il n’en est pas de même de celle de Pompée ; elle n’est pas nécessaire à l’action. Ptolomée pouvait délibérer en son cabinet s’il recevrait Pompée ou s’il lui donnerait la mort, et rentrer en apprenant au spectateur le parti qu’il a pris.
Racine a bien senti la nécessité de lier ces sortes de scènes à l’action. Il commence par préparer avec soin la proposition de Mithridate. À peine le héros est-il arrivé, qu’il dit un mot de son projet à ses enfants :
Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,Je médite un dessein digne de mon courage,Vous en serez bientôt instruits plus amplement.
Écoutons ce grand poète lui-même. « Cette entreprise (de descendre en Italie) fut en partie cause de sa mort, qui est l’action de ma tragédie. J’ai encore lié ce dessein de plus près à mon sujet ; je m’en suis servi pour faire connaître à Mithridate les secrets sentiments de ses deux fils. »
On ne peut prendre trop de précautions pour ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire ; et les plus belles scènes sont en danger d’ennuyer, du moment qu’on peut les séparer de l’action, et qu’elles l’interrompent, au lieu de la conduire vers sa fin.
C’est ce qu’on peut reprocher à la belle scène de l’entrevue de Sertorius et de Pompée, qui ne produit rien dans la pièce. « Si elle faisait naître, dit Voltaire, la conspiration ou quelque intrigue intéressante et terrible, elle eût été une beauté tragique, au lieu qu’elle n’est qu’une beauté de dialogue. »
Celle de Brutus est intéressante, en ce qu’elle a de l’effet sur le reste de la pièce : c’est Brutus même qui veut qu’on reçoive l’ambassadeur de Tarquin, et qui par là prépare la séduction et la mort de son fils.
Celle de Mahomet est de la plus grande importance ; elle sert à développer les projets d’un ambitieux qui veut donner de nouvelles lois et une nouvelle religion à l’univers ; elle est d’ailleurs intimement liée à l’action. Zopire, en refusant la proposition de Mahomet, l’irrite par sa fermeté, et le met dans le cas d’écouter l’avis d’Omar, qui lui conseille de faire périr Zopire par Séide, et de plus prépare la reconnaissance, en apprenant à Zopire que ses enfants vivent encore.
Ou cite encore, dans Corneille, la délibération où Attila examine s’il doit se joindre aux Français pour achever d’accabler l’empire romain, ou défendre l’empire romain contre les Français. Cette scène est encore une beauté de dialogue, plutôt qu’une beauté dramatique ; mais son plus grand défaut est d’être dans une pièce dépourvue d’intérêt.
Le poète dans les délibérations, doit chercher à se ménager de grands tableaux, tels qu’on en voit dans la scène de Mahomet et de Zopire ; ils doivent être suivis, s’il est possible, d’un dialogue vif et pressé, pour réveiller le spectateur qui a prêté une longue attention aux projets du principal personnage.
Tirades.
Expression nouvellement introduite dans la langue, pour désigner certains lieux communs dont nos poètes dramatiques, surtout, embellissent, ou, pour mieux dire, défigurent leurs ouvrages.
S’ils rencontrent par hasard, dans le cours d’une scène, les mots de misère, de vertu, de crime, de patrie, de superstition, de prêtres, de religion, etc., ils ont, dans leurs portefeuilles, une demi-douzaine de vers faits d’avance, qu’ils plaquent dans ces endroits.
Il n’y a qu’un art incroyable, un grand charme de diction, et la nouveauté ou la force des idées, qui puissent faire supporter ces hors d’œuvres.
Pour juger combien ils sont déplacés, on n’a qu’à considérer l’embarras de l’acteur dans ces endroits ; il ne sait à qui s’adresser. Est-ce à celui avec lequel il est sur la scène ? cela serait ridicule ; on ne fait pas de ces sortes de petits sermons à ceux qu’on entretient de sa situation ; est-ce au parterre ? on ne doit jamais lui parler.
Les tirades, quelque belles qu’elles soient, sont donc de mauvais goût, et tout homme un peu versé dans la lecture des anciens, les rejettera comme le lambeau de pourpre dont Horace a dit :
Purpureus latè qui splendeat unus et alterAssuitur pannus : sed non erat his locus…
Cela sent l’écolier qui fait l’amplification.
Caractères.
Le caractère, dans les personnages qu’un poète dramatique introduit sur la scène, est l’inclination ou la passion dominante qui éclate dans toutes les démarches et les discours de ces personnages ; il est le principe et le premier mobile de toutes leurs actions ; par exemple, l’ambition dans César, la jalousie dans Hermione, la vengeance dans Atrée, la probité dans Burrhus.
L’art de dessiner, de soutenir, de renforcer un caractère, est une des parties les plus importantes de l’art dramatique ; et quoique les principes soient à peu près les mêmes pour la tragédie et la comédie, nous séparerons les deux genres, pour éviter de dire des choses trop vagues ; et nous commencerons par la tragédie.
Les tragiques grecs paraissent n’avoir fait qu’ébaucher cette partie de leur art. Homère fût leur maître en ceci comme en tout ; mais il n’alla pas beaucoup plus loin que ses imitateurs. Achille, Agamemnon, Ajax, Ulysse, sont peints plus fortement dans l’Iliade que dans les poètes qui les ont introduits sur la scène, quoique le théâtre exige des traits plus caractérisés. C’est que les tragiques grecs, contents de dessiner d’après Homère, et de ne point démentir l’idée qu’on s’était faite de leurs personnages, ne songeaient point à y ajouter.
Ce sont les modernes qui ont senti les premiers que chaque mot échappé à leur personnage devait peindre son âme, la montrer tout entière, la distinguer de tous les autres, d’une manière neuve et frappante, renforcer son caractère, et le porter au point par-delà lequel il cesserait d’être dans la nature.
C’est Corneille qui nous a donné les premières leçons de ce grand art ; et s’il y à manqué dans Cinna qui est quelquefois trop avili, dans Horace qui devient l’assassin de sa sœur, on le retrouve dans Rodrigue, Chimène, Pauline, Cléopâtre et Nicomède.
Racine est admirable en cette partie ; et hors Néron et Mithridate, dégradés par la supercherie dont ils usent envers leurs rivaux, tous les autres soutiennent l’idée que le poète a donnée d’eux dès les premiers vers, et chaque mot y ajoute un nouveau trait. Toutes ses pièces et celles de Voltaire sont des applications de ce précepte.
Les premiers mots du principal personnage doivent peindre son caractère, et d’une manière attachante. Voyez, dans Bajazet comme l’âme d’Acoma se développe avec l’exposition du sujet ; comme Rhadamiste vous saisit, quand, dès les premiers vers, il dit à son ami :
Ne me regarde plus que comme un furieux,Trop digne du courroux des hommes et des dieux,Qu’a proscrit dès longtemps la vengeance céleste ;De crimes, de remords, assemblage funeste ;Indigne de la vie et de ton amitié,Objet digne d’horreur, mais digne de pitié ;Traître envers la nature ; envers l’amour, perfide ;Usurpateur, ingrat, parjure, parricide ;Sans les remords affreux qui déchirent mon cœur,Hiéron, j’oublirais qu’il est un ciel vengeur.
Remarquez comme la déclaration d’Orosmane à Zaïre rassemble tous les traits de son caractère : excès d’amour, fierté, générosité, violence, germe de jalousie, etc.
Soutenir un caractère est aussi essentiel que de l’établir avec force. Il faut que le sentiment dominant se montre sous des formes toujours nouvelles.
La passion dominante de Mithridate est sa haine contre les Romains. Avec quel art Racine la mêle à toutes les autres ! Mithridate vaincu, amoureux, jaloux, incertain des sentiments de Monime, arrive dans Nymphée. Après le reproche qu’il fait à ses fils, ses premiers mots sont :
Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,Je médite un dessein digne de mon courage…
et c’est d’aller attaquer Rome.
Dans la scène avec Arbate même, en soupçonnant Xipharès d’être son rival, il lui fait un mérite de sa haine contre les Romains :
Je sais que de tout temps, à mes ordres soumis,Il hait autant que moi nos communs ennemis.
Il s’applaudit de ce que ses soupçons tombent plutôt sur Pharnace :
Que Pharnace m’offense, il offre à ma colèreUn rival dès longtemps soigneux de me déplaire,Qui toujours des Romains admirateur secret,Ne s’est jamais contr’eux déclaré qu’à regret.
Cette haine paraît même dans la scène avec Monime ; c’est elle qui amène la belle scène où Mithridate développe son grand dessein d’aller assiéger Rome. Lorsque Pharnace refuse d’épouser la fille du roi des Parthes, Mithridate lui dit :
Traître, pour les Romains tes lâches complaisancesN’étaient pas à mes yeux d’assez noires offenses !Il te fallait encor les perfides amoursPour être le supplice et l’horreur de mes jours !
Dans la scène où il feint de vouloir que Monime épouse Xipharès, il lui dit :
……………… Cessez de prétendre à Pharnace :Je ne souffrirai point que ce fils odieux.Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,Possédant une amour qui me fut déniée,Vous fasse des Romains devenir l’alliée.
Et dans l’éloge de Xipharès :
……………………………… C’est un autre moi-même.Un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime,L’ennemi des Romains…
Il apprend ensuite que ce fils est aimé de la reine ; il a résolu sa mort, il s’écrie :
Sans distinguer entr’eux qui je hais ou qui j’aime,Allons et commençons par Xipharès lui-même.Mais quelle est ma fureur, et qu’est-ce que je dis ?Tu vas sacrifier ; qui, malheureux ! ton fils ?Un fils que Rome craint, qui peut venger son père !
Et quand Mithridate revient mourant, c’est pour dire :
Le ciel n’a pas voulu qu’achevant mon dessein,Rome en cendres me vît expirer dans son sein :Mais au moins quelque joie en mourant me console ;J’expire environné d’ennemis que j’immole ;Dans leur sang odieux j’ai pu tremper mes mains,Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
L’auteur de Rhadamiste a peint Pharasmane comme un maître terrible, un père redoutable à ses enfants ; et Pharasmane, teint du sang de l’un de ses fils qu’il a immolé sans le connaître, dit à l’autre :
Courez vous emparer du trône d’Arménie ;Avec mon amitié je vous rends Zénobie :Je dois ce sacrifice à mon fils malheureux.De ces lieux cependant éloignez-vous tous deux :De mes transports jaloux mon sang doit se défendre ;Fuyez, n’exposez plus un père à le répandre.
C’est le dernier vers du rôle et de la pièce. Quel homme que celui qui, même dans le remords que lui cause le meurtre d’un de ses fils, craint d’attenter à la vie de l’autre !
Souvent le poète a besoin▶ de renforcer un caractère, pour fonder un événement nécessaire à la constitution de son poème.
L’auteur de Brutus donne à Titus, que l’on veut séduire, un confident adroit, courageux, qui, sons le voile de l’amitié, travaille pour lui-même. C’est de Messala qu’on a dit :
Il est ferme, intrépide, autant que si l’honneurOu l’amour du pays excitais sa valeur ;Maître de son secret, et maître de lui-même,Impénétrable et calme en sa fureur extrême…
Messala apprend à Titus que Tibérinus, son frère, livrera à Tarquin la porte Quirinale. Titus s’écrie :
Mon frère, trahit Rome !MESSALA.
Il sert Rome et son roi ;Et Tarquin, malgré vous, n’acceptera pour gendreQue celui des Romains qui l’aura pu défendre.TITUS.
Ciel ! perfide, écoutez : mon cœur longtemps séduitA méconnu l’abîme où vous m’avez conduit ;Vous pensez me réduire au malheur, nécessaireD’être ou le délateur ou complice d’un frère :Mais plutôt votre sang…MESSALA.
Vous pouvez m’en punir ;Frappez, je le mérite ; en voulant vous servirDu sang de votre ami que votre main fumanteY joigne encore le sang d’un frère et d’une amante ;Et, leur tête à la main, demandez au sénat,Pour prix de vos vertus, l’honneur du consulat ;Ou moi-même à l’instant, déclarant les complices,Je m’en vais commencer ces affreux sacrifices.TITUS.
Demeure, malheureux ; ou crains mon désespoir.
Le caractère de Messala, développant tout à coup tant de courage, d’audace et d’adresse, achève de justifier, pour ainsi dire, Titus aux yeux des spectateurs : on sent qu’assiégé par un tel homme, il est impossible qu’il ne succombe pas.
La nécessité exige quelquefois qu’un héros fasse une démarche qui semble affaiblir son caractère. L’art consiste à le relever sur-le-champ et à le montrer plus grand encore. En voici un exemple.
Dans l’Andronic de Campistron, Andronic, lié d’intérêt avec les Bulgares, veut engager les ministres de son père à intercéder pour eux auprès de l’empereur. Ces deux ministres sont les ennemis du jeune prince qui leur fait cette prière. Un d’eux semble montrer quelque opposition ; le prince l’interrompt :
Arrêtez : il me reste à vous direQue je dois être un jour le maître de l’empire.
On sent combien ce mot relève le caractère du héros, qui avait été obligé de faire une prière inutile à des hommes qu’il hait et même qu’il méprise.
Acomat, dans Bajazet, est un personnage assez important pour qu’on ne le voie pas se dégrader sans peine. Bajazet lui apprend l’alternative où il est d’épouser Roxane ou de mourir. Hé bien ! dit Acomat,
Promettez ; affranchi du péril qui vous presse,Vous verrez de quel poids sera votre promesseBAJAZET.
Moi !ACOMAT.
Ne rougissez point : le sang des OttomansNe doit point en esclave obéir aux sermens.Consultez ces héros que le droit de la guerreMena victorieux jusqu’au bout de la terre :Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,L’intérêt de l’état fut leur unique loi ;Et d’un trône si saint la moitié n’est fondéeQue sur la foi promise et rarement gardée.Je m’emporte, seigneur…
Quoique ces idées aient été, en effet, celles des sultans, des Français peuvent en être révoltés, et croire qu’elles avilissent Acomat ; mais ces mots,
Je m’emporte, seigneur…
relèvent son caractère et le réconcilient avec le spectateur.
Les remords d’un héros, les reproches qu’il se fait d’une faiblesse ou d’un crime, contribuent encore beaucoup à le rendre intéressant. Qui ne pardonne à Mithridate son amour et sa jalousie, en entendant ces beaux vers ?
Ô Monime ! ô mon fils ! inutile courroux !Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous,Si vous saviez ma honte, et qu’un ami fidelleDe mes lâches combats vous portât la nouvelle !Quoi ? des plus chères mains craignant les trahisons,J’ai pris soin de m’armer contre tous les poisons ;J’ai su, par une longue et pénible industrie,Des plus mortels venins prévenir la furie :Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,Et repoussant les traits d’un amour dangereux,Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnéesUn cœur déjà glacé par le froid des années ?
On était fâché de voir que Mithridate vaincu, méditant un grand dessein, se livrât à l’amour et à la jalousie. Après ces vers, il est presque aussi grand que s’il n’avait point eu de faiblesse.
Un auteur doit avoir grand soin de ne rien mêler, dans le caractère d’un personnage, qui puisse repousser ou affaiblir l’intérêt qu’il a dessein d’y répandre. Cette faute n’est pas sans exemple, et l’on y tombe de trois manières :
1º En rappelant des actions passées qui flétrissent le personnage ;
2º En lui faisant faire ou penser, dans le cours même de la pièce, quelque chose qui l’avilit ;
3º En faisant prévoir qu’il doit démentir dans la suite, ce qu’il a actuellement d’estimable. C’est peut-être le défaut qu’on peut reprocher à Athalie. Le spectateur, pendant toute la pièce, s’intéresse à Joas : après le couronnement de ce prince, Joas embrasse Zacharie, fils du grand-prêtre son bienfaiteur, qui s’écrie :
Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis !
Ce souhait, qui rappelle au spectateur que Joas sera un jour souillé du sang de Zacharie, affaiblit l’intérêt que l’on a pris à ce jeune prince.
L’art consiste à déployer le caractère d’un personnage et tous ses sentiments, par la manière dont on le fait parler, et non par la manière dont ce personnage parle de lui. A-t-il l’âme noble et fière ? que tout ce qu’il dit porte l’empreinte de cette noblesse et de cette fierté ; mais qu’il se garde bien de se vanter de sa hauteur. C’est le défaut de Corneille ; il fait toujours dire à ses héros qu’ils sont grands : ce serait les avilir, s’ils pouvaient l’être. L’opposé de la magnanimité est de se dire magnanime.
Racine n’a jamais manqué à cette règle ; il peint de grandes âmes qui semblent ignorer qu’elles sont grandes. En voici un exemple : Bajazet, en scène avec Atalide, lui déclare qu’il aime mieux mourir que de tromper Roxane, en lui faisant espérer qu’il l’épousera quand il sera monté sur le trône. Il ajoute, pour justifier ce refus :
Ne vous figurez point que, dans cette journée,D’un lâche désespoir ma vertu consternée,Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter,Et par un prompt trépas cherche à les éviter,J’écoute trop peut-être une imprudente audace :Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race,J’espérais que, fuyant un indigne repos,Je prendrais quelque place entre tant de héros ;Mais, quelque ambition, quelqu’amour qui me brûle,Je ne puis plus tromper une amante crédule.
Quelle âme que celle qui craint d’être soupçonnée de chercher la mort, pour éviter les dangers d’une conspiration ! voilà comme Racine peint presque toujours. Rappelons encore la manière dont il montre l’âme entière de Roxane : elle s’adresse à Atalide, que Bajazet vient de quitter :
… Il vous parlait : quels étaient ses discours,Madame ?ATALIDE.
Moi, madame ! Il vous aime toujours.ROXANE.
Il y va de sa vie, au moins que je le croye.
Par ce dernier vers, Roxane annonce sans emphase et comme malgré elle, toute la violence et les excès dont elle est capable, si elle apprend que Bajazet aime Atalide. Un mot qui échappe du cœur, peint mieux que les menaces directes les plus violentes.
Il faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé : rien de médiocre, ni vertus, ni vices. Ce qui fait les grandes vertus, ce sont les grands obstacles qu’elles surmontent.
Le vieil Horace sacrifie l’amour paternel à l’amour de la patrie : voilà un grand amour pour la patrie. Pauline, malgré la passion qu’elle a pour Sévère, qu’elle pourrait épouser après la mort de Polieucte, veut que ce même Sévère sauve la vie à Polieucte. Quel admirable attachement à son devoir ! Un seul de ces traits suffirait pour faire un grand caractère.
Les vices ont aussi leur perfection. Un demi-tyran serait indigne d’être regardé ; mais l’ambition, la cruauté, la perfidie, poussées à leur plus haut point, deviennent de plus grands objets.
La tragédie demande encore qu’on les rende, autant qu’il est possible, de beaux objets : il faut donner au crime un air de noblesse, et d’élévation. L’ambition est noble, quand elle ne se propose que des trônes ; la cruauté l’est en quelque sorte, quand elle est soutenue d’une grande fermeté d’âme ; la perfidie même l’est aussi, quand elle est soutenue d’une extrême habileté.
Le théâtre n’est pas ennemi de ce qui est vicieux, mais de ce qui est bas et petit. Néron qui se cache derrière une tapisserie pour épier deux amants, Mithridate qui a recours à une petite ruse comique pour surprendre le secret de Monime, sont des personnages indignes de la scène tragique.
Les caractères bas ne peuvent y être admis que lorsqu’ils servent à faire valoir des caractères supérieurs ; et c’est peut-être ce qui sert à faire tolérer Prusias dans Nicomède, et Félix dans Polieucte.
Ceux qui veulent justifier les poètes d’avoir peint de tels hommes, disent qu’ils sont dans la nature. Mais on leur répond : N’y a-t-il pas quelque chose de plus parfait, de plus rare, de plus noble, qui est aussi dans la nature ? c’est cela qu’on voudrait voir.
Si quelque chose pouvait être au-dessous des caractères bas et méprisables, ce serait les caractères faibles et indécis. Ils ne peuvent jamais réussir, à moins que leur incertitude ne naisse d’une passion violente, et qu’on ne voie, dans cette indécision même, l’effet du sentiment dominant qui les emporte. Tel est Pyrrhus dans Andromaque.
Les caractères doivent être à la fois naturels et attachants ; il ne faut jamais leur donner de ces sentiments trop bizarres, dont les spectateurs ne sentiraient pas les semences en eux-mêmes. On veut rencontrer l’homme partout ; et on ne s’intéresse point à des portraits chimériques, qui ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît. Les singularités ne s’attirent point de créance au théâtre, et privent le spectateur du plaisir d’une imitation dont il puisse juger.
Les caractères ne peuvent être attachants que de trois manières : ou par la vertu parfaite et sans mélange, ou par des qualités imposantes auxquelles le préjugé a lié des idées de grandeur et de vertu, ou par un assemblage de vertus et de faiblesses reconnues pour telles.
Les caractères absolument vertueux sont rares, parce qu’ils ne sont pas susceptibles de variété ; et l’on a remarqué, avec raison, qu’un stoïcien ferait peu d’effet au théâtre. Il n’y a, sur la scène, qu’un seul héros qui y fasse quelque plaisir, en se gouvernant toujours par les principes d’une vertu tranquille ; c’est Régulus, dans la pièce de Pradon. Si cette idée fût venue à un homme de génie, et qui, par l’exécution, ne fût pas demeuré au-dessous, peut-être aurions-nous une tragédie d’un genre nouveau.
Enfin, on rend un personnage intéressant par le mélange de vertus et de faiblesses reconnues pour telles : c’est même la voie la plus sûre ; on admire moins, mais on est plus touché. C’est que ceux en qui nous voyons nos faiblesses, ont plus de droit sur notre cœur, et sont plus proches de nous que les autres. Notre amour propre voit avec plaisir nos défauts unis à de grandes qualités.
De plus, ces caractères mêlés sont dans un trouble continuel, où ils nous entretiennent nous-mêmes : ce n’est qu’un long combat de passions et de vertus, où, tantôt vaincus et tantôt vainqueurs, ils nous communiquent autant de divers mouvements ; et c’est cette agitation, ce sont ces secousses de l’âme, qui font le plaisir de la tragédie.
Ces personnages sont de deux espèces : ceux qui sont totalement odieux, et qu’on ne doit montrer qu’autant qu’il est nécessaire pour redoubler le péril des principaux personnages ; et ceux qui ne sont odieux qu’en partie, comme Médée et Cléopâtre dans Rodogune, qui rachètent leurs crimes par une grande intrépidité d’âme, que l’une montre dans sa vengeance, et l’autre dans son ambition.
Un des grands secrets de l’art dramatique, c’est de faire sans cesse contraster les caractères avec les situations.
Amour.
Cette passion est devenue, surtout parmi les modernes, l’âme de tous les théâtres : tragédies, comédies, opéras, elle s’est emparée de tout. Voyons par quels degrés elle y est parvenue, et examinons-la successivement dans la tragédie, la comédie et la tragédie lyrique.
Les anciens n’ont presque pas mis d’amour dans leurs tragédies. Phèdre est presque la seule pièce de l’antiquité, où l’amour joue un grand rôle et soit vraiment théâtral ; dans Alceste, il est plutôt un devoir qu’une passion.
Les Grecs ne se sont jamais avisés de faire entrer l’amour dans des sujets aussi terribles qu’Œdipe, Électre, Iphigénie en Tauride : de plus, ils n’avaient point de comédiennes ; les rôles de femmes étaient joués par des hommes masqués, et il semble que l’amour eût été ridicule dans leur bouche.
Chez les Romains, il n’occupa guères que la scène comique. Il est étonnant que la Didon de Virgile n’ait point appris aux poètes combien l’amour pourrait devenir terrible et théâtral ; peut-être l’était-il dans la Médée d’Ovide, si l’on en juge par son grand succès, et surtout par la manière dont l’auteur a traité cette passion dans plusieurs endroits des Métamorphoses. L’épisode de Myrrha et de Cynire est un modèle que Racine a imité dans Phèdre, et surtout dans la confidence de Phèdre à Énone. Le peu d’amour qui se trouve dans les pièces de Sénèque, est froid et déclamateur.
Le Cid espagnol fut la première pièce, parmi les modernes, où l’amour fut digne de la scène tragique ; c’est là que Corneille apprit le grand art de l’opposer au devoir, et créa un nouveau genre de tragédie. Mais ce grand homme ayant depuis contracté l’habitude de le faire entrer dans des intrigues peu dramatiques, où même il ne tenait que le second rang, il devint languissant et froid.
Enfin Racine parut ; et Hermione, Roxane, Phèdre, nous apprirent comment il fallait traiter l’amour.
Les grands effets qu’il produisit au théâtre, firent croire qu’une pièce ne pouvait s’y soutenir sans lui.
Corneille, dans ses discours sur l’art dramatique, recommande de ne donner à l’amour que la seconde place, et de céder la première aux autres passions. Fontenelle, intéressé à étendre les principes de son oncle, fit, de cet usage, un précepte dans sa Poétique. Racine n’avait rien écrit : on crut Fontenelle, appuyé du grand nom de son oncle. Dès-lors, on ne vit plus, sur la scène tragique, que de fades romans dialogués ; et des auteurs qui semblaient n’avoir pas ◀besoin▶ de cette ressource, le firent entrer dans des sujets où il était absolument étranger.
Enfin Voltaire, après avoir, malgré lui, payé le tribut au goût de son siècle dans Œdipe, fit voir dans Zaïre, Alzire, Adélaïde, etc., que l’amour, au théâtre, doit être terrible, passionné, accompagné de remords ; et qu’il doit surtout avoir la première place.
Il faut, ou que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible : sans cela, ce n’est plus qu’un amour d’églogue ou de comédie.
Si vous êtes forcé de ne lui donner que la seconde place, alors imitez Racine dans l’art difficile de le rendre intéressant par les développements délicats du cœur humain, par des nuances fines, et surtout par un style correct et soutenu.
Pour que l’amour soit intéressant, il faut que le spectateur le suppose au comble, que ce sentiment subsiste depuis longtemps, qu’il ne soit pas né devant lui comme dans les pièces de la Grange-Chancel et de quelques autres, où des princesses deviennent amoureuses pour avoir vu le héros un moment ; il faut que l’on n’aime pas une femme uniquement pour sa beauté.
On a remarqué qu’on ne s’intéresse jamais sur la scène à un amant, lorsqu’on est sûr qu’il sera rebuté. Pourquoi Oreste intéresse-t-il dans Andromaque ? C’est que Racine a eu le grand art de faire espérer qu’Oreste serait aimé. Un amant toujours rebuté par sa maîtresse, l’est toujours par le spectateur, à moins qu’il ne respire la fureur de la vengeance.
On ne s’intéresse jamais non plus aux amants fidèles sans succès et sans espoir, qui, comme Antiochus dans Bérénice, disent :
Je pars fidèle encor, quand je n’espère plus.
C’était une idée prise dans la galanterie ridicule du quinzième et du seizième siècles.
Il y a des personnages qu’il ne faut jamais représenter amoureux : les grands hommes, comme Alexandre, César, Scipion, Caton, Cicéron, parce que c’est les avilir ; et les hommes méchants, parce que l’amour, dans une âme féroce, ne peut jamais être qu’une passion grossière qui révolte au lieu de toucher, à moins qu’un tel caractère ne soit attendri et changé par une passion qui le subjugue.
Si vous introduisez un ambitieux obligé de parler d’amour, qu’il en parle conformément à son caractère ; qu’il fasse servir même l’amour à ses desseins, comme Assur, Catilina dans Rome sauvée : surtout qu’il ne vienne point parler de son amour après qu’il vient de commettre quelque crime, moins par amour que par ambition.
Si Oreste fait un si grand effet, quand il revient devant Hermione après avoir assassiné Pyrrhus par ses ordres, c’est qu’il a été aveuglé par l’amour, et qu’il va être déchiré de remords.
Que la passion du héros paraisse dans tous ses discours et dans toutes ses actions ; mais qu’il ne soit jamais discoureur d’amour, comme dans les pièces du grand Corneille et de son frère.
Une scène d’amants contents doit passer fort vite ; et une scène d’amants malheureux qui appuient sur toutes les circonstances de leur malheur, peut être assez longue sans ennuyer. La curiosité n’a plus rien à faire avec des gens heureux ; elle les abandonne, à moins qu’elle n’ait lieu de prévoir qu’ils retomberont bientôt dans le malheur : alors ce contraste diversifie très agréablement le spectacle qu’on offre à l’esprit, et les passions qui agitent le cœur.
L’amour, dans la comédie, paraît être beaucoup plus à sa place ; et personne ne la lui a jamais contestée. Il ne paraît pas jouer un grand rôle dans les pièces d’Aristophane, parce que l’auteur, occupé à faire sans cesse la satire du gouvernement et de ses concitoyens, ne s’est point occupé à peindre les symptômes et les ridicules de cette passion.
Mais quand les poètes furent forcés de se retrancher dans les bornes d’une censure générale, il paraît que l’amour entra pour beaucoup dans les pièces de Ménandre, et des poètes de la comédie nouvelle. Il est le principal ressort de celles de Plaute et de Térence ; et on trouve chez eux des peintures très savantes de cette passion.
Nulle autre passion, en effet, ne paraît plus favorable à la comédie. La finesse, la vivacité des sentiments qu’elle inspire, les brouilleries, les raccommodements, les dépits, les jalousies, etc., tout concourt à la rendre extrêmement comique.
Tantôt c’est un amant qui fait ce qu’il ne croit pas faire, ou qui dit le contraire de ce qu’il veut dire ; qui est dominé par un sentiment qu’il croit avoir vaincu, ou qui découvre ce qu’il prend grand soin de cacher.
Le raccommodement de deux amants dans la Mère coquette, la même scène à peu près dans le Dépit amoureux, dans le Tartuffe, dans le Bourgeois gentilhomme : toutes ces scènes qui ne sont que des développements de l’ode d’Horace Donec gratus eram tibi, toutes ces scènes sont des modèles en ce genre.
Racine, avant qu’il eût perfectionné l’idée qu’il avait de la vraie tragédie, avait développé, dans Andromaque, quelques-uns de ces mouvements ; mais il conçut bientôt après qu’il devait les abandonner à Molière.
Dans la vraie comédie, il faut observer de tourner toujours les scènes d’amants en gaieté. Cette attention est d’autant plus nécessaire, que ces scènes sont devenues des lieux communs, que le spectateur ne daigne écouter que quand l’auteur développe, d’une manière comique, les replis du cœur humain dans la passion qui lui est la plus chère.
On a cru longtemps, d’après quelques ariettes des opéras de Quinault, et d’après les ouvrages de presque tous ses successeurs, que l’amour, sur la scène lyrique, ne devait être que de la simple galanterie. Mais après la mort de ce poète, on lui a rendu justice, comme à Racine, sur l’usage qu’il avait fait de l’amour. Ce n’est que depuis ce temps qu’on s’est souvenu que Quinault l’avait peint comme une passion terrible, ennemie du devoir, combattue par les remords, détruisant l’héroïsme, et menant, comme la vraie tragédie, au crime et au malheur. Alceste, dans Quinault comme dans Euripide, offre le triomphe de l’amour conjugal. Dans Thésée, c’est une Médée qui s’écrie :
Le destin de Médée est d’être criminelle ;Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.Mon cœur aurait encor sa première innocenceS’il n’avait jamais eu d’amour.Mon frère et mes deux fils ont été les victimesDe mon implacable fureur ;J’ai rempli l’univers d’horreur :Mais le cruel amour a fait seul tous mes crimes.
Dans Atys, c’est un amant qui immole sa maîtresse sans la connaître.
Atys, Atys lui-mêmeImmole ce qu’il aime.
Dans Roland et dans Armide, ce sont deux héros avilis par l’amour, et qui revolent vers la gloire, en détestant la mollesse où ils ont langui. Dans Armide même, cette morale est développée d’une façon neuve et frappante.
Il est donc incontestable que, si l’amour n’a pas occupé la scène lyrique avec autant d’avantage qu’il a paru dans la tragédie, c’est uniquement la faute des poètes et non celle du genre.
Quinault a précisément suivi la route de Racine. Quand il n’a pu rendre l’amour très théâtral, il l’a rendu intéressant par des développements et par un style enchanteur. En voici un exemple.
Dans Isis, Pirante, qui veut rassurer Hierax sur le sort de son amour, lui dit :
Se peut-il qu’elle dissimule ?Après tant de sermens, ne la croyez-vous pas ?HIERAX.
Je ne les crus que trop, hélas !Ces sermens qui trompaient mon cœur tendre et crédule.Ce fut dans ces vallons où par mille détours,Inachus prend plaisir à prolonger son cours :Ce fut sur son charmant rivageQue sa fille volageMe promit de m’aimer toujours.Le zéphir fut témoin, l’onde fut attentive,Quand la nymphe jura de ne changer jamais ;Mais le zéphir léger et l’onde fugitiveOnt enfin emporté les sermens qu’elle a faits.
Quelquefois ce poète est aussi profond que Racine lui-même dans la connaissance du cœur humain.
Hierax se plaint d’Io et de ses froideurs ; la nymphe lui répond :
C’est à tort que vous m’accusez ;Vous avez vu toujours vos rivaux méprisés.HIERAX.
Le mal de mes rivaux n’égale point ma peine.La douce illusion d’une espérance vaineNe les fait point tomber du faîte du bonheur :Aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre cœur ;Comme eux, à votre humeur sévèreJe ne suis point accoutumé.Quel tourment de cesser de plaire,Quand on a fait l’essai du plaisir d’être aimé !
Voyez ceux de la déclaration de Pluton à Proserpine, dans l’opéra de ce nom.
Je suis roi des enfers, Neptune est roi de l’onde :Nous regardons avec des yeux jalouxJupiter plus heureux que nous ;Son sceptre est le premier des trois sceptres du monde.Mais si de votre cœur j’étais victorieux,Je serais plus content d’adorer vos beaux yeux,Au milieu des enfers, dans une paix profonde,Que Jupiter, le plus heureux des dieux,N’est content d’être roi de la terre et des cieux.
Telle est la manière dont ce poète fait parler l’amour, quand il ne le peint pas terrible et passionné, comme dans Atys et dans Armide. C’est la réunion de ces deux talents qui le met au-dessus de tous ceux qui ont osé marcher sur ses traces dans la carrière qu’il s’était ouverte.
Amour conjugal.
On a cru longtemps que l’amour conjugal n’était pas propre au théâtre : on se fondait sans doute sur ce que la possession refroidit les désirs, et que les sentiments du devoir ne sauraient être aussi vifs que ceux qui sont irrités par la défense.
Si l’expérience du théâtre a souvent confirmé ce préjugé, ce n’est pas à la nature, c’est aux poètes qu’il faut s’en prendre. Ou ils n’ont pas mis les époux dans des situations assez fortes pour déployer une passion vive ; ou ils n’ont pas mis dans leurs discours les mêmes sentiments de délicatesse, ni cette chaleur qu’ils prodiguaient dans les discours des amants : en un mot, ils ont moins fait sentir la passion que le devoir, et il est vrai que ce n’est pas assez. Ils pouvaient bien par-là attirer l’approbation, exciter l’admiration même, mais non pas cette pitié qui fait entrer, pour ainsi dire, toute l’âme du spectateur dans l’intérêt du personnage.
Joignez l’excès de la passion aux règles étroites du devoir ; que deux personnes soient l’une à l’autre, par sentiment, ce que la vertu exige qu’elles soient ; que leurs discours et leurs actions soient tout ensemble passionnés et raisonnables : vous toucherez beaucoup plus que par des mouvements déréglés ou moins autorisés. La raison en est évidente : nous portons au théâtre une raison et un cœur ; il faut satisfaire l’une et l’autre. Si les acteurs agissent par vertu, voilà notre sensibilité exercée ; mais si la passion et la vertu sont d’accord, voilà tous nos ◀besoins▶ remplis.
Il est étonnant que les modernes aient été prévenus si longtemps contre l’amour conjugal : l’Alceste d’Euripide aurait dû leur apprendre qu’il pouvait devenir touchant et dramatique.
Le mauvais succès de Pertharite fit croire quelque temps que l’amour conjugal, très respectable dans la société, n’était point recevable sur la scène.
Ce fut la tragédie de Manlius, par Lafosse, qui attaqua la première ce préjugé ridicule. On fut touché de l’amour de Valérie pour son époux, de la tendresse héroïque de ses sentiments, du respect qu’elle mêle à son amour, du ménagement avec lequel elle sonde le cœur de son époux, pour y rappeler la vertu et pour assurer son honneur et sa vie.
Le concours de tous ces sentiments forme un caractère si passionné et si raisonnable tout ensemble, que, malgré la terreur dominante de la pièce, on sent encore une espèce de joie à la vue d’une héroïne en qui la passion et le devoir ne sont qu’un même sentiment.
Dans Absalon, Tharès a la même passion et le même héroïsme : elle est autant alarmée pour la vertu de son époux que pour sa vie ; et pour l’empêcher de consommer un crime, sans le déceler, elle ose se mettre en otage avec sa fille, entre les mains de David, après lui avoir fait faire un serment solennel que, s’il se trouve un traître, fût-ce son propre fils, il ne fera grâce ni à sa femme ni à ses enfants.
Elle fait plus : quand la reine ose l’accuser d’avoir armé Absalon contre son père, elle ne lui répond qu’en remettant au roi une lettre par laquelle il apprend ce qu’on trame contre lui et ce qu’on tente pour la tirer elle-même de ses mains. Mais sa magnanimité n’est ni féroce ni hautaine ; elle y mêle tant de tendresse, tant de raison et tant d’égards, qu’elle n’en devient que plus chère et plus respectable pour son époux, au moment même qu’elle le fait trembler, et que le spectateur sent à la fois le plaisir de la pitié et celui de l’admiration.
Si l’amour doit être réciproque entre les amants, cette règle acquiert un nouveau degré de force relativement à l’amour entre les époux. Si l’un des deux n’était pas aimé autant qu’il aime, il en serait en quelque sorte avili, et l’autre paraîtrait injuste. Il faut qu’ils soient tous deux dignes de ce qu’ils font l’un pour l’autre ; et le témoignage mutuel qu’ils se rendent, devient, pour le spectateur, le gage assuré de ce qu’ils ont d’intéressant et d’aimable.
Le grand succès d’Inès de Castro fit tomber pour jamais le préjugé contre l’amour conjugal : mais il n’en parut pas moins difficile à traiter, puisqu’il ne s’est guère montré depuis sur la scène, jusqu’à l’Orphelin de la Chine, où Voltaire a fait voir une femme qui a épousé son mari, dans le temps où elle aurait aimé un amant qui depuis est devenu son maître, et à qui elle déclare qu’elle aimerait mieux mourir que de lui sacrifier un époux qu’elle chérit et qu’elle respecte.
Si ces beautés sont moins touchantes, elles sont aussi d’un genre plus difficile et plus délicat, et prouvent que l’amour conjugal fera toujours grand plaisir au théâtre, quand la situation sera vive et qu’elle sera traitée avec adresse.
Amitié.
L’amitié, sans être une passion comme l’amour, l’ambition, etc., a produit, dans certaines âmes, de si grands effets de générosité, de renoncement à soi-même ; ce sentiment est si doux, si sublime, si consolant pour l’humanité, qu’il a plusieurs fois rempli la scène, avec succès.
Par sa nature, il est une source de beautés du genre admiratif ; et les deux amis peuvent être placés dans des situations qui produisent des beautés non moins dramatiques que celles de la terreur et de la pitié.
L’importance des intérêts, la grandeur des sacrifices, est encore ici nécessaire : l’amitié seule, ne peut produire de grands mouvements au théâtre que quand un ami sacrifie à son ami un trône, une grande passion, ou même sa vie.
Le combat d’Oreste et de Pilade à qui mourra l’un pour l’autre, la dispute d’Héraclius et de Martian qui se prétendent tous deux fils de Maurice pour épargner la mort à leur ami, sont ce que nous avons au théâtre de plus touchant en ce genre.
L’égalité parfaite semble être nécessaire entre les amis, et relever le caractère de l’un et de l’autre. On est fâché de voir, dans Andromaque, Pilade si fort au-dessous d’Oreste, qui le tutoie, et à qui il répond avec un respect qui nuit à l’effet que produirait le spectacle de leur amitié. Il serait beau de voir le représentant de tous les rois de la Grèce, tutoyé par son ami. Cette réponse sublime de Pilade à Oreste, dont il a inutilement combattu la passion :
Eh bien ! Seigneur, enlevons Hermione.
Cette réponse serait bien plus sublime, sans ce mot de seigneur, qui la dépare.
L’amitié fraternelle, étant plus touchante, semble être encore plus faite pour la scène, où elle ne s’est montrée encore que rarement. On est fâché que l’amitié d’Antiochus et de Séleucus, dans Rodogune, ne produise pas plus d’effet. Corneille s’est privé lui même des ressources qu’elle aurait pu lui fournir dans Nicomède, en reculant, jusqu’à la fin de la pièce, la reconnaissance des deux frères. On voit ce que l’amitié fraternelle peut produire, au théâtre, par le plaisir qu’elle fait dans Rhadamiste et dans Adélaïde, où elle n’a pu être le fonds du sujet.
L’amitié, entre un frère et une sœur, a quelque chose de plus doux encore. Électre, embrassant, devant Oreste, l’urne où elle croit qu’est renfermée la cendre de ce frère chéri, et disputant cette cendre à son tyran, est le tableau le plus touchant que cette amitié puisse offrir.
Combats du cœur.
On n’entend pas ici ces délibérations tranquilles où se balancent de grands intérêts, de sang-froid, et avec toute la liberté de l’esprit et de la raison : mais on entend plus particulièrement ces chocs violents de passions qui se combattent réciproquement, ces cruelles irrésolutions du cœur placées entre deux partis également douloureux pour lui.
C’est de ces combats que naît la chaleur de l’action théâtrale et le pathétique des mouvements. Pour assurer l’effet de ces sortes de combats, il est nécessaire qu’ils résultent de l’opposition du devoir avec le penchant, ou de l’opposition d’un penchant avec un autre également violent. Il faut que l’alternative n’ait point de milieu, et que les deux intérêts soient incompatibles ; que le Cid laisse son père déshonoré, ou qu’il tue celui de son amante.
Il faut, de plus, que les deux intérêts, mis en opposition, soient assez forts pour se balancer et assez grands pour être dignes du combat qu’ils se livrent, que le parti le plus vertueux soit aussi le plus violent et le plus pénible pour la nature, et qu’enfin le personnage intéressant se décide pour le parti le plus vertueux, et qui exige de lui un sacrifice plus coûteux à son cœur. On ne peut mieux faire sentir la vérité de ces règles que par des exemples : nous en rapporterons un ici.
Dans Iphigénie, Agamemnon, chef de la flotte grecque armée contre Troie, est instruit, par un oracle, qu’il faut qu’il sacrifie sa fille pour obtenir les vents favorables, sans lesquels la flotte ne peut sortir de l’Aulide, où elle est arrêtée par un calme qui la consume inutilement. L’intérêt de l’armée et de tous les principaux chefs, la gloire même d’Agamemnon, semblent exiger ce cruel sacrifice ; mais l’amour paternel s’y oppose.
Voilà la source des combats les plus déchirants que ce malheureux père va éprouver durant toute la pièce, soit en présence d’Ulysse, ou du fier Achille promis à Iphigénie, soit à l’égard de Clytemnestre, son épouse, et de sa fille, et de lui-même.
Le soin de sa gloire, l’intérêt de la nation, l’obéissance aux dieux, semblent l’avoir décidé d’abord pour le sacrifice. Déjà il a rappelé sa fille absente avec sa mère, sous prétexte de célébrer son hymen avec Achille : mais la sentant approcher, son amour se réveille en son cœur ; et les combats de sa tendresse commencent à se faire sentir dans ces vers :
Ma fille qui s’approche et court à son trépas,Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,Peut-être s’applaudit des bontés de son père ;Ma fille !… ce nom seul dont les droits sont si saints,Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains :Je plains mille vertus, une amour mutuelle,Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer…Non, je ne croirai point, ô ciel ! que ta justiceApprouve la fureur d’un si noir sacrifice.
Il envoie au-devant d’elle pour l’engager, elle et sa mère, à retourner sur leurs pas ; et cependant il prend la résolution de congédier l’armée et de renoncer à la guerre de Troie : Ulysse s’efforce de le ramener à son premier parti. Ce qu’Agamemnon lui répond, marque bien la violence qu’il se fait à lui-même ; il l’attaque par son propre cœur :
Ah ! seigneur ! qu’éloigné du malheur qui m’opprime,Votre cœur aisément se montre magnanime !Mais que si vous voyez, ceint du bandeau mortel,Votre fils Télémaque approcher de l’autel,Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,Et courir vous jeter entre Calchas et lui !Seigneur, vous le savez j’ai donné ma parole…Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole…
À peine a-t-il prononcé ces mots, qu’on vient lui dire que sa femme et sa fille sont arrivées au camp. Quel nouvel embarras pour ce malheureux père ! Son entrevue avec sa fille doit lui déchirer l’âme ; elle l’accable de respect et de tendresse. Il paraît triste et sombre ; il ne sait s’il doit lui apprendre ou lui cacher son sort. Sa fille lui dit :
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.
Il lui répond :
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !IPHIGÉNIE.
L’offrira-t-on bientôt ?AGAMEMNON.
Plutôt que je ne veux,IPHIGÉNIE.
Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?AGAMEMNON.
Hélas !IPHIGÉNIE.
Vous vous taisez !AGAMEMNON.
Vous y serez, ma fille.Adieu.
Qui ne sent et n’éprouve en soi le combat affreux de son cœur, la violence extrême qu’il se fait dans ce moment pour retenir ses larmes ?… Ses perplexités, ses alarmes, ses déchirements, ne font que croître ainsi, à mesure que le temps du sacrifice approche. Ce qui met le comble à sa douleur, c’est qu’il faut qu’il dispose lui-même, et sa fille, et sa femme, et Achille amant d’Iphigénie, à consentir au sacrifice qu’il redoute encore plus qu’eux tous. Le dernier combat qu’il essuie, est avec lui-même :
Que vais-je faire ?Puis-je le prononcer cet ordre sanguinaire ?Cruel, à quel combat faut-il te préparer ?Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?Une mère m’attend, une mère intrépide,Qui défendra son sang contre un père homicide ;Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,Respecter dans ses bras la fille de leur roi.Achille nous menace, Achille nous méprise ;Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ?Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?Que dis-je ? que prétend mon sacrilège zèle ?Quels vœux, en l’immolant, formerai-je sur elle ?Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?..Je veux fléchir des dieux la puissance suprême.Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même !Non ; je ne puis : cédons au sang, à l’amitié,Et ne rougissons plus d’une juste pitié.Qu’elle vive ! Mais quoi ? Peu jaloux de ma gloire,Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler…De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ?Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui ;Il l’aime : elle vivra pour un autre que lui.
Il envoie chercher la reine et Iphigénie ; et cependant il continue :
Grands dieux ! si votre hainePersévère à vouloir l’arracher de mes mains,Que peuvent devant vous tous les faibles humains ?Loin de la secourir, mon amitié l’opprime ;Je le sais : mais grands dieux ! une telle victimeVaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois,Vous me la demandiez une seconde fois.
Il se décide, en attendant, à la faire évader. On peut voir, par cette analyse, comment doivent se conduire les combats du cœur. Les règles prescrites, ci-dessus, sont ici parfaitement suivies. Voilà l’amour paternel opposé à l’ordre des dieux et à l’intérêt de toute une armée. Comme roi, Agamemnon doit immoler sa fille à la cause publique ; comme père, il ne peut y consentir. L’intérêt de sa gloire, et l’intérêt de sa tendresse sont dignes de se balancer mutuellement. Il n’y a point non plus de milieu à l’alternative ; ou il faut qu’il s’expose au murmure de toute la Grèce et à son mépris, ou qu’il perde sa fille : enfin il se décide pour le parti le plus vertueux.
L’intérêt de son cœur doit céder à l’intérêt général ; mais il ne s’y décide qu’après avoir cherché tous les moyens possibles de sauver sa fille. Enfin, il veut au moins que l’oracle lui demande ce sacrifice une seconde fois : c’est la seule ressource qui lui reste.
Mais tout le camp s’oppose à sa fuite ; Achille, son amant, veut l’enlever malgré elle et malgré les Grecs ; elle refuse ; elle est conduite à l’autel malgré les efforts et les cris de sa mère : et c’est là que l’oracle à double sens s’explique, et qu’elle est sauvée.
Nuances.
Ce sont des traits légers et presque imperceptibles qui différencient les caractères et les passions selon les personnes ; car les mêmes passions ont encore certaines choses qui les empêchent de se ressembler tout à fait, et ce sont ces légères différences qu’on nomme nuances.
Il n’appartient qu’au grand maître de les saisir, et aux connaisseurs de les bien apercevoir. Idamé, dans l’Orphelin de la Chine, Mérope et Andromaque, sont trois mères sensibles et tendres, toutes alarmées sur le sort de leurs fils : cependant que de nuances de tendresse et de douleurs entre elles !
Diction et style dramatique.
La diction ou le style est, en général, la manière dont on exprime, par les paroles, ses sentiments et ses idées.
Le style dramatique a, pour règle générale, de devoir être toujours conforme à l’état de celui qui parle. Un roi, un simple particulier, un commerçant, un laboureur, ne doivent point parler du même ton ; mais ce n’est pas assez.
Ces mêmes hommes sont dans la joie ou dans la douleur, dans l’espérance ou dans la crainte : cet état actuel doit donner une seconde conformation à leur style, laquelle sera fondée sur la première, comme cet état actuel est fondé sur l’habituel ; et c’est ce qu’on appelle la condition de la personne.
Pour ce qui regarde la comédie, c’est assez de dire que son style doit être simple, clair, familier, cependant jamais bas, ni rampant. Je sais bien que la comédie doit élever quelquefois son ton ; mais dans ses plus grandes hardiesses, elle ne s’oublie point, elle est toujours ce qu’elle doit être ; si elle allait jusqu’au tragique, elle serait hors de ses limites. Son style demande encore d’être assaisonné de pensées fines, délicates et d’expressions plus vives qu’éclatantes.
Il est important de faire ici quelques réflexions sur le style de la tragédie. On a accusé Corneille de se méprendre un peu à cette pompe de vers et à cette prédilection qu’il témoigne pour le style de Lucain. Il faut que cette pompe n’aille jamais jusqu’à l’enflure et à l’exagération : on n’estime point dans Lucain,
Bella per emathios plus quam civilia campos.
On estime
Nil actum reputans, si quid superesset agendum.
De même les connaisseurs ont toujours condamné dans Pompée,
… Les fleuves… rendus rapidesPar le débordement… des parricides ;
et tout ce qui est dans ce goût ; mais ils ont admiré :
Ô ciel ! que de vertus vous me faites haïr !Restes d’un demi-dieu, dont à peine je puisÉgaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis.
Voilà le véritable style de la tragédie : il doit être toujours d’une simplicité noble, qui convient aux personnes du premier rang ; jamais rien d’ampoulé ni de bas, jamais d’affectation ni d’obscurité.
La pureté du langage doit être rigoureusement observée ; tous les vers doivent être harmonieux, sans que cette harmonie dérobe rien à la force des sentiments. Il ne faut pas que les vers marchent toujours de deux en deux ; mais que tantôt une pensée soit exprimée en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche.
On peut étendre une image dans une phrase de cinq ou six vers, ensuite en renfermer une autre dans un ou deux. Il faut souvent finir un sens par la rime correspondante.
On peut distinguer de deux sortes de style dans la poésie, le style d’imagination, et le style de sentiment et de pensées. Le premier consiste à relever, à anoblir par des figures et à représenter par des images propres à nous émouvoir, tout ce qui ne toucherait pas s’il était dit simplement.
Si Hippolyte disait simplement : Depuis que j’aime, je ne puis plus supporter la chasse, il ne toucherait pas ; mais qu’il dise :
Mes traits, mes javelots, mon arc, tous m’importune ;
Voilà la pensée anoblie et rendue touchante.
Racine excelle dans l’art d’embellir son style par des images, Voyez avec quelle noblesse Aricie rend une idée assez triviale :
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aiséeD’arracher un hommage à mille autres offert,Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Que de tableaux dans ce peu de vers !
Le style d’images est ce qui fait la différence de la poésie et de la prose ; il sert à exprimer les plus communes, d’une manière non commune ; il donne de la noblesse, de la grâce à tout.
Le style de sentiment est celui qui tire sa force et sa beauté, de la force même et de la beauté des sentiments et des pensées qu’il exprime. Ces premières idées, qui naissent dans l’âme lorsqu’elle reçoit une affection vive, et qu’on appelle communément sentiment, touchent toujours, quoiqu’elles soient énoncées par les termes les plus simples.
Ils sont le langage du cœur. On ne s’arrête point à l’enveloppe ; les sentiments cesseraient même d’être aussi touchants, aussi sublimes, s’ils étaient exprimés en termes magnifiques et pompeux. L’amitié intéresse, quand elle dit :
J’aime encor plus Cinna, que je ne hais Auguste.
Si ce fameux qu’il mourût ! était rendu avec des figures, il ne serait plus rien. Où l’on aperçoit l’affectation, on ne reconnaît plus le langage du cœur.
Le style dont nous parlons ici, est indispensable dans les situations passionnées : celui d’imagination y serait déplacé ; il faut le réserver pour les descriptions, les récits, et tout ce qui n’est point mouvement. Mais il faut prendre garde de n’employer jamais de grandes expressions et des termes fort relevés pour énoncer un sentiment faible : rien ne choque davantage.
Le style faible, non seulement en tragédie, mais en toute poésie, consiste à laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes, et sans varier la mesure ; à rimer trop en épithètes, à prodiguer des expressions trop communes, à répéter souvent les mêmes mots, à ne pas se servir à propos des conjonctions qui paraissent inutiles aux esprits peu instruits, et qui contribuent cependant beaucoup à l’élégance du discours.
Ce sont toutes ces finesses imperceptibles qui font en même temps la difficulté et la perfection de l’art.
Rien n’est si froid que le style ampoulé. Un héros, dans une tragédie, dit qu’il a essuyé une tempête, qu’il a vu périr son ami dans cet orage ; il touche, il intéresse, s’il parle avec douleur de sa perte, s’il est plus occupé de son ami que de tout le reste ; il ne touche point, il devient froid, s’il fait une description de la tempête, s’il parle de source de feux bouillonnants sur les eaux, et de la foudre qui gronde et qui frappe à sillons redoublés la terre et l’onde.
Ainsi, le style froid vient, tantôt de la stérilité, tantôt de l’intempérance des idées, souvent d’une diction trop commune, quelquefois d’une diction trop recherchée.
Terreur.
Terreur, grand effroi causé par la présence ou par le récit de quelque terrible catastrophe.
Il paraît assez difficile de définir la terreur ; elle semble pourtant consister dans la totalité des incidents qui, en produisant chacun leur effet et menant insensiblement l’action à sa fin, opèrent sur nous cette appréhension salutaire, qui met un frein à nos passions d’après le triste exemple d’autrui, et nous empêche par là de tomber dans les malheurs dont la représentation nous arrache des larmes.
En nous conduisant de la compassion à la crainte, elle trouve un moyen d’intéresser notre amour-propre par un sentiment d’autant plus vif du contre-coup, que l’art de la poésie ferme nos yeux sur une surprise aussi avantageuse, et fait à l’humanité plus d’honneur qu’elle ne mérite.
On ne peut trop appuyer sur les beautés de ce qu’on appelle terreur dans le tragique : c’est pourquoi nous ne pouvons manquer d’avoir une grande opinion de la tragédie des anciens. L’unique objet de leurs poètes était de produire la terreur et la pitié ; ils chérissaient un sujet susceptible de ces deux passions, et le façonnaient par leur génie. Il semble même que rien n’était plus rare que de si beaux sujets, puisqu’ils ne les puisaient ordinairement que dans une ou deux familles de leurs rois.
Mais c’est triompher de l’art que de réussir en ce genre ; et c’est ce qui fait la gloire de Crébillon sur le théâtre français.
Toute belle qu’est la description de l’enfer par Milton, bien des gens la trouvent faible auprès de cette scène de Hamlet, dans Shakespear, où le fantôme paraît : il est vrai que cette scène est le chef-d’œuvre du théâtre moderne dans le genre terrible ; elle présente une grande variété d’objets diversifiés de cent façons différentes, toutes plus propres l’une que l’autre à remplir les spectateurs de terreur et d’effroi. Il n’y a presque pas une de ces variations qui ne forme un tableau, et qui ne soit digne du pinceau d’un Caravage.
On a observé qu’il faut distinguer deux sortes de crainte ou de terreur, dans l’effet théâtral ; l’une directe, et l’autre réfléchie.
La première est celle que nous éprouvons en voyant le héros dans le péril et la perplexité, et pour lequel nous frémissons. Antiochus tient au bord de ses lèvres la coupe empoisonnée ; c’est pour lui que je tremble.
La seconde est celle que nous ressentons lorsque, par réflexion, nous craignons pour nous-mêmes le sort d’un autre. Orosmane, dans un moment de fureur et de jalousie, plonge le poignard dans le cœur de Zaïre qu’il adorait. Capables des mêmes passions et des mêmes transports, c’est pour nous-mêmes, c’est nous-mêmes que nous craignons à la vue de cet événement.
La terreur, que la tragédie produit en nous, nous est donc quelquefois étrangère ; et quelquefois elle nous est personnelle : l’une cesse avec le péril du personnage intéressant, ou se dissipe peu après ; l’autre laisse une impression qui survit à l’illusion du spectacle.
Il semble que les anciens se soient plus attachés à exciter la terreur directe que l’autre ; et que leur but ait été même de guérir plutôt de la pitié et de la terreur qu’ils regardaient comme des faiblesses, que de donner des leçons de morale par leur moyen.
En effet, quelle terreur salutaire peut produire la vue d’un Œdipe, qui, sans le savoir, sans le vouloir, sans l’avoir mérité, tombe dans des malheurs et dans des crimes qui me font dresser les cheveux d’horreur.
La première réflexion que je fais en conséquence, c’est de m’indigner de l’ascendant de ma destinée sur moi, de gémir sur ma dépendance des dieux ; la seconde, c’est de ne plus craindre des crimes qui se commettent nécessairement, ni de m’affliger de malheurs dont toute ma prudence ne peut me garantir.
Le théâtre moderne ne prétend pas nous guérir de la pitié ni de la terreur, ni simplement se borner à exciter ces deux grandes affections en nous, pour le plaisir de nous faire verser des larmes, et de nous épouvanter ; mais il prétend s’en servir comme des deux plus puissants ressorts pour nous porter à l’horreur du crime et à l’amour de la vertu.
Ce n’est plus par l’ordre inévitable des destins que le crime et le malheur arrivent sur notre théâtre ; c’est par la volonté de l’homme, que la passion égare et emporte. La terreur réfléchie se joint à la terreur directe, et elle devient plus morale et plus fructueuse pour le spectateur.
La terreur est, pour ainsi dire, le comble de la pitié ; c’est par l’une qu’il faut aller a l’autre. Les malheurs épouvantables tomberont sur un homme, que j’en serai peu touché, si vous ne me l’avez pas montré d’abord digne de ma compassion, et de ma pitié.
La décoration peut contribuer au terrible ; une sombre prison, un bûcher, un échafaud, un cercueil, etc. ; tous ces objets sont très propres à accroître la terreur : il n’y a que l’effusion de sang que nous ne voulons point voir sur le théâtre :
Nec coram populo Medæa trucidet.
Pitié.
La pitié est un mouvement de l’âme qui nous porte à nous affliger du mal d’autrui.
L’homme est né timide et compatissant ; comme il se voit dans ses semblables, il craint pour eux et pour lui-même les périls dont ils sont menacés ; il s’attendrit sur leurs peines, et s’afflige de leurs malheurs ; et moins ces malheurs sont mérités, plus ils l’intéressent.
La crainte même et la pitié qu’il en ressent, lui deviennent chères ; car au plaisir physique d’être ému, au plaisir moral et tacitement réfléchi d’éprouver qu’il est juste, sensible et bon, se joint celui de se comparer aux malheureux dont le sort le touche.
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas ;Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.Lucrèce.
Il était donc naturel de choisir, pour le ressort de la tragédie, la pitié et la terreur.
Je dis la pitié et la terreur ; car, quoique ces deux sentiments paraissent un peu différents quant à leurs effets, ils partent de la même source et rentrent l’un dans l’autre.
Nous tremblons, nous frémissons pour un malheureux, parce que nous sommes touchés de son sort, et qu’il nous inspire de la tendresse et de la pitié ; ou bien la terreur s’empare de nous, parce que nous craignons pour nous mêmes ce que nous voyons arriver aux autres.
Ce double sentiment est celui qui agite le cœur le plus fortement et le plus longtemps.
L’émotion de la haine est triste et pénible ; celle de l’horreur est insoutenable pour nous ; celle de la joie est trop passagère et ne nous affecte pas assez profondément. L’admiration qu’excitent en nous la vertu, la grandeur d’âme, l’héroïsme, ajoute à l’intérêt théâtral ; mais cet enthousiasme est trop rapide : au lieu que les émotions de la crainte et de la pitié agitent l’âme longtemps avant de se calmer, elles y laissent des traces profondes qui ne s’effacent qu’avec peine.
Le double intérêt de la crainte et de la pitié doit donc être l’âme de toute la tragédie : c’est là le but qu’il faut frapper. Pour y parvenir, la grande règle proposée par Aristote et par tous les grands maîtres, est que le héros intéressant ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant.
S’il était tout à fait bon, son malheur nous indignerait ; s’il était tout à fait méchant, son malheur nous réjouirait.
Or voici, à cet égard, deux principes incontestables : le premier est de ne donner au personnage intéressant, que des crimes et des passions qui peuvent se concilier avec la bonté naturelle ; le second, de lui donner pour victime des maux qu’il cause, ou pour cause des maux qu’il éprouve, une personne qui lui soit chère, afin que son crime lui soit plus odieux, ou son malheur plus sensible.
C’est ainsi, pour en donner un exemple, que Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur la première ; elle fait tous ses efforts pour la surmonter ; elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne ; et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait qu’on la plaint : mais cette même passion devient la cause du vœu fatal que fait Thésée contre son fils innocent et qu’il croit coupable, et dont il devient la victime ; voilà la personne chère dont Phèdre cause la mort, et c’est ce qui met le comble à sa douleur et à son désespoir.
Horreur.
L’intérêt de la crainte et de la pitié doit être l’âme de la tragédie : on y a trop souvent substitué l’horreur.
Les premières tragédies formèrent des spectacles plus horribles qu’intéressants : l’apparition des furies qui poursuivaient un coupable, Prométhée attaché à un rocher, tandis qu’un vautour lui déchire le foie ; voilà ce qu’Eschyle exposa sur la scène dans l’enfance de l’art dramatique. Mais bientôt après, Sophocle adoucit ces tableaux affreux : il fit de la terreur, le ressort de la tragédie ; et si l’horreur se montra quelquefois sur la scène, comme dans la tragédie d’Œdipe, où ce malheureux prince se fait voir aux spectateurs le visage couvert de sang, après s’être percé de son épée, l’auteur tempère cette atrocité par le pathétique qu’il y mêle.
Les atrocités ne font de l’effet au théâtre que quand la passion les excuse, quand celui qui va tuer quelqu’un a des remords aussi grands que ses attentats, et quand cette situation produit de grands mouvements.
Il ne faut émouvoir les spectateurs qu’autant que les spectateurs veulent être émus. Il est un point au-delà duquel le spectacle est trop douloureux : tel est pour nous, peut-être, celui d’Atrée, qui donne le sang d’un fils à boire à son père ; tel serait pour des Français celui d’Œdipe, si l’on n’avait pas adouci le cinquième acte de Sophocle.
Cela dépend du naturel et des mœurs du peuple à qui l’on s’adresse ; et par le degré de sensibilité qu’il apporte à ces spectacles, on jugera du degré de force qu’on peut donner aux tableaux qu’on expose à ses yeux.
On ne peut guère aller, en ce genre, par-delà le quatrième acte de Mahomet, le cinquième acte de Rodogune, le cinquième acte de Sémiramis.
Cependant les auteurs semblent, depuis quelque temps, mettre le sentiment pénible de l’horreur à la place de la terreur et de la pitié, qui seront à jamais les ressorts de la véritable tragédie.
Admiration.
Cet enthousiasme momentané qui élève et transporte l’âme à la vue d’une belle action ou d’un beau sentiment, est devenu parmi nous un des puissants moyens de la tragédie.
Il n’a pas été tout à fait inconnu aux anciens ; on peut s’en convaincre par quelques traits du Philoctecte de Sophocle ; mais les anciens tragiques paraissent en avoir fait peu d’usage, et lui ont préféré, avec raison, les deux grands ressorts de la tragédie, la terreur et la pitié.
C’est Corneille qui a créé parmi nous ce moyen tragique.
Nourri de la lecture de Lucain, de Sénèque et des poètes espagnols, dans lesquels on trouve toujours de la grandeur, il a fait de ce sentiment l’âme de son théâtre.
L’admiration domine sensiblement dans le Cid, qui préfère son honneur à sa maîtresse ; dans Cinna, où une amante expose son amant pour venger son père, où un empereur pardonne à son assassin qu’il avait comblé de bienfaits ; dans Polieucte, où une femme se sert du pouvoir qu’elle a sur son amant, pour sauver son mari ; dans Héraclius, où deux amis se disputent l’honneur d’être fils de Maurice, pour mourir au lieu de régner.
Corneille a même soutenu des pièces entières avec ce seul ressort : tels sont Sertorius, et surtout Nicomède, où l’on voit un jeune prince opposer une âme inébranlable et calme à l’orgueil despotique des Romains, à la perfidie d’une marâtre, et à la faiblesse d’un père qui le craint, et qui est prêt à le haïr. « Le caractère de Nicomède, dit Voltaire, combiné avec une intrigue comme celle de Rodogune, aurait été un chef-d’œuvre. »
Cependant il paraît que l’exemple de Corneille est trop dangereux pour pouvoir être imité ; l’admiration est un sentiment qui s’épuise et qui demande à finir ; Corneille lui-même, malgré son génie, n’a pu éviter la langueur dans les pièces où il a fait, de l’admiration, la base du tragique.
L’adresse consiste à combiner l’admiration avec le ressort de la terreur et de la pitié : quand ces trois moyens sont réunis ensemble, l’art est porté à son comble.
Racine semble avoir, à l’exemple des Grecs négligé d’exciter le sentiment de l’admiration excepté dans Alexandre, où il imitait encore Corneille.
Quoique Bajazet se montre généreux, quoique Iphigénie s’apprête à recevoir la mort avec courage, cette générosité indispensable dans un héros de tragédie, ne fait le fonds d’aucune pièce de Racine.
Voltaire paraît être un des poètes qui ont le mieux connu la puissance du sentiment de l’admiration ; mais il l’a toujours combiné avec un intérêt plus théâtral. Voyez, au cinquième acte d’Alzire, le retour de Gusman, qui va pardonner à son rival et à son meurtrier : c’est une beauté du genre admiratif ; mais elle serait beaucoup moins dramatique, si le fonds était moins intéressant.
La scène du Fanatisme, où Mahomet révèle à Zopire tous ses grands projets, est une beauté à peu près du même genre ; comme l’entrevue de Pompée et de Sertorius dans la tragédie de Corneille : mais combien celle-ci est moins théâtrale ! c’est qu’elle n’excite que l’admiration sans intérêt, et que ce sentiment cesse avec la surprise qui l’a produit.
Personnages principaux dans la tragédie.
Les personnages principaux doivent, en général, et particulièrement dans la tragédie, fixer l’attention du spectateur ; et il ne faut pas l’abaisser trop aux petits intérêts des personnages subalternes ; voilà pourquoi Narcisse est si mal reçu dans Britannicus, quand il dit, en parlant de lui-même :
La fortune t’appelle une seconde fois.
On ne se soucie point de la fortune de Narcisse ; son crime excite l’horreur et le mépris : si c’était un criminel auguste, il imposerait.
Confidents et subalternes.
Les confidents, dans une tragédie, sont des personnages surabondants, simples témoins des sentiments et des desseins des acteurs principaux. Tout leur emploi est de s’effrayer ou de s’attendrir sur ce qu’on leur confie et sur ce qui arrive ; et, à quelques discours près qu’ils sèment dans la pièce, plutôt pour laisser reprendre haleine aux héros que pour aucune autre utilité, ils n’ont pas plus de part à l’action que les spectateurs.
Il suit de là qu’un grand nombre de confidents dans une pièce, en suspendent la marche et l’intérêt, et qu’ils y jettent par là beaucoup de froideur et d’ennui. Si, comme dans plusieurs tragédies, il y a quatre personnages agissants et autant de confidents et de confidentes, il y aura la moitié des scènes en pure perte pour l’action qui n’y sera remplacée que par des plaintes plus élégiaques que dramatiques : mais il ne faut rien confondre.
Il y a des personnages qui sont, pour ainsi dire, demi-confidents et demi-acteurs : tel est Phénix dans Andromaque, telle est Enone dans Phèdre.
Phénix, par l’autorité de gouverneur, humilie Pyrrhus, même en lui faisant sentir les illusions de son amour ; et, par le ton imposant qu’il prend avec lui, il contribue beaucoup à l’effet de la scène entière.
Enone, par une tendresse aveugle de nourrice, dissuade Phèdre de se dérober au crime par la mort ; et, quand ce crime est fait, elle prend sur elle d’en accuser Hippolyte : ce qui par l’importance de l’action, la fait devenir un personnage du premier ordre.
Les confidents, qui ne sont que des confidents, sont toujours des personnages froids, quoiqu’en bien des occasions il soit fort difficile au poète de s’en passer. Quand, par exemple, il faut instruire le spectateur des divers mouvements et des desseins d’un grand personnage, et que, par la constitution de la pièce, ce personnage ne peut ouvrir son cœur aux autres acteurs principaux, le confident alors remédie à l’inconvénient, et il sert de prétexte pour instruire le spectateur de ce qu’il faut qu’il sache.
L’art consiste à construire la pièce de manière que ces confidents agissent un peu, en leur ménageant quelque passion personnelle qui influe sur les partis que prennent les acteurs dominants ; hors de là, les scènes de confidence ne sont presque que des monologues déguisés, mais qui ne méritent pas toujours le reproche de lenteur, parce que le poète y peut déployer, dans le personnage, des sentiments ou vifs ou délicats, aussi intéressants que le cours de l’action même.
Néarque, dans Polieucte, montre comment un confident peut être nécessaire ; Fanie, dans le quatrième acte de Tancrède, enseigne comment il peut donner lieu à de beaux mouvements.
Le bon goût et la raison ont proscrit du théâtre français ces scènes, où deux confidents seuls s’entretiennent des intérêts de leurs maîtres. On est étonné que Corneille se soit servi de deux confidens pour faire l’exposition de Rodogune.
On a proscrit également ces scènes, dans lesquelles un confident parle à une femme en faveur de l’amour d’un autre : c’est ce qu’on a reproché à Racine dans son Alexandre, où Ephestion paraît en
Fidèle confident du beau feu de son maître.
« Rien n’a plus avili notre théâtre, dit Voltaire, et ne l’a rendu si ridicule aux yeux de l’étranger, que ces scènes d’ambassadeurs d’amour. »
Un grand art dont Racine a donné les premières leçons, c’est celui de charger le confident d’un crime qui avilirait le principal personnage.
C’est ainsi, comme on vient de le voir, qu’Énone sauve Phèdre de l’horreur qu’elle inspirerait si elle accusait elle-même Hyppolite.
Dans le Fanatisme, c’est Omar qui donne à Mahomet l’idée de faire assassiner Zopire par Séïde.
Le rôle d’Octar, dans la tragédie de l’Orphelin de la Chine, est consacré à faire valoir celui de Gengis, par le contraste de la férocité aveugle d’un Tartare et de la grandeur d’âme du conquérant de l’Asie, adouci par l’amour.
Les subalternes sont les personnages les moins importants d’une pièce de théâtre : ils ne doivent jamais ouvrir une tragédie.
Genre comique.
Ce mot, appliqué au genre de la comédie, est relatif. Ce qui est comique pour tel peuple, pour telle société, pour tel homme, peut ne pas l’être pour tel autre.
L’effet du comique résulte de la comparaison qu’on fait, même sans s’en apercevoir, de ses mœurs avec les mœurs qu’on voit tourner en ridicule, et suppose entre le spectateur et le personnage représenté une différence avantageuse pour le premier.
Ce n’est pas que le même homme ne puisse rire de sa propre image, lors même qu’il s’y reconnaît ; cela vient d’une duplicité de caractère, qui s’observe encore plus dans le combat des passions où l’homme est sans cesse en opposition avec lui-même ; on se condamne, on se plaisante comme un tiers, et l’amour-propre y trouve son compte.
Le comique n’étant qu’une relation, il doit perdre à être transplanté ; mais il perd plus ou moins, en raison de sa bonté essentielle. S’il est peint avec force et vérité, il aura toujours, comme certains portraits, le mérite de la peinture, lors même qu’on ne sera plus en état de juger de la ressemblance.
C’est ainsi que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes ont survécu aux ridicules qu’elles représentaient.
D’ailleurs, si le comique roule sur des caractères généraux et sur quelque vice radical de l’humanité, il sera ressemblant dans tous les siècles. L’Avocat Patelin semble peint de nos jours ; l’Avare de Plaute a ses originaux à Paris ; le Misantrope de Molière eût trouvé les siens à Rome. L’avarice, l’envie, l’hypocrisie, la flatterie, tous ces vices et une infinité d’autres existeront partout où il y aura des hommes, et partout ils seront regardés comme des vices ; ce qui assure à jamais le succès du comique qui attaque les mœurs générales.
Il n’en est pas ainsi du comique local et momentané ; il est borné, par les lieux et par les temps, au cercle du ridicule qu’il attaque : mais il n’en est souvent que plus louable, attendu que c’est lui qui empêche le ridicule de se perpétuer et de se reproduire en détruisant ses propres modèles, et que, s’il ne ressemble plus à personne, c’est que personne n’ose plus lui ressembler.
Le genre comique français, le seul dont nous traitons ici, comme étant le plus parfait de tous, se divise en comique noble, comique bourgeois et bas comique.
Le comique noble peint les mœurs des grands, et celles-ci diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie, moins par le fond que par la forme ; les vices des grands sont moins grossiers ; leurs ridicules, moins choquants ; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu’ils entrent, pour ainsi dire, dans le caractère de l’homme aimable ; ils sont d’ailleurs si bien composés qu’ils sont à peine visibles.
Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope ? Molière le rend amoureux d’une coquette ; dès-lors il est comique : il le met en scène avec un homme de la cour, qui vient le consulter sur un sonnet de sa composition ; et le voilà devenu théâtral : il l’est dans la scène des marquis, dans celle où la prude Arsinoë veut le dégager de l’amour de Célimène.
Le Tartuffe est un chef-d’œuvre plus surprenant encore dans l’art des contrastes. Dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages, pris séparément, ne le serait ; ils le deviennent tous par leur opposition : en général, les caractères ne se développent que par leurs mélanges.
Les prétentions déplacées et les faux airs font l’objet principal du comique bourgeois ; les progrès de la politesse et du luxe l’ont approché du comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité, qui a pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu’autrefois, traite de grossier tout ce qui n’a pas l’air du beau monde : c’est peut-être cette disposition des esprits qui a fait tomber en France la vraie comédie.
En effet, l’esprit et les manières de la bourgeoisie sont ce qu’il y a de plus favorable au comique ; le ridicule, dans cette classe d’hommes, se montre bien plus facilement, et n’en est que plus théâtral ; le comique ne consiste pas en des nuances qui ne sont aperçues que des connaisseurs. Souvent il échappe aux gens du peuple des aveux naïfs dont l’effet est toujours sûr au théâtre : c’est le secret de Molière dans presque toutes ses pièces de comique bourgeois. Voyez (nous le répétons) dans le Bourgeois-Gentilhomme, la scène du tailleur.
M. JOURDAIN, regardant son habit.
Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en-bas.LE TAILLEUR.
Vous ne m’aviez pas dit que vous les vouliez en en-haut.M. JOURDAIN.
Est-ce qu’il faut dire cela ?LE TAILLEUR.
Oui vraiment ; toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.M. JOURDAIN.
Les personnes de qualité portent les fleurs en en-bas ?LE TAILLEUR.
Oui, monsieur.M. JOURDAIN.
Oh ! voilà qui est donc bien.LE TAILLEUR.
Si vous voulez je les mettrai en en-haut.M. JOURDAIN.
Non, non.LE TAILLEUR.
Vous n’avez qu’à dire.M. JOURDAIN.
Non, vous dis-je, vous avez bien fait.
Voyez encore, dans le Mariage forcé, Sganarelle sort de chez lui, en adressant la parole à ceux qui sont dans sa maison :
SGANARELLE.
Je suis de retour dans un moment ; que l’on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut : si l’on m’apporte de l’argent, que l’on me vienne me quérir vîte chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, que l’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de la journée.
Si les grands mettaient leurs ridicules en évidence aussi naïvement, le haut comique ne serait pas si difficile. Observons que presque tous les moyens de comique, qui excitent les éclats de rire, sont pris dans le comique bourgeois ; tels sont le contraste du geste avec le discours, du discours avec l’action, etc.
Le comique bas, ainsi nommé parce qu’il imite les mœurs du bas peuple, peut avoir, comme les tableaux français, le mérite du coloris, de la vérité et de la gaîté : il en a aussi la finesse et les grâces, et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier.
Celui-ci consiste dans la manière ; ce n’est pas un genre à part, c’est le défaut de tous les genres : les amours d’une bourgeoise et l’ivresse d’un marquis peuvent être du comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût et les mœurs.
Le comique bas, au contraire, est susceptible de délicatesse et d’honnêteté. Il donne même une nouvelle force au comique bourgeois et au comique noble, lorsqu’il contraste avec eux : Molière en fournit mille exemples.
Voyez, dans le Dépit amoureux, la brouillerie et la réconciliation entre Mathurine et Gros-René, où sont peints, dans la simplicité villageoise, les mêmes mouvements de dépit et les mêmes retours de tendresse, qui viennent de se passer dans la scène des deux amants.
Molière, à la vérité, mêle quelquefois le comique grossier avec le bas comique. Dans la scène
que nous avons citée : « Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris », c’est du comique bas ; « Je voudrais bien aussi te rendre ton potage »
, est du comique grossier ; la paille rompue est un trait de génie.
Ces sortes de scènes sont comme des miroirs où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l’art, se répète dans toute sa simplicité.
Molière a tiré des contrastes encore plus forts du mélange des comiques. C’est ainsi que, dans le Festin de Pierre, il nous peint la crédulité de deux petites villageoises, leur facilité à se laisser séduire par un scélérat, dont la magnificence les éblouit. C’est ainsi que, dans le Bourgeois gentilhomme, la grossièreté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes, et l’éducation forcée de M. Jourdain. C’est ainsi que, dans l’École des Femmes, l’imbécillité d’Alain et de Georgette, nuancée avec l’ingénuité d’Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l’amant, et échouer les précautions du jaloux.
Ridicule.
Le ridicule, dans le poème comique, est, selon Aristote, tout défaut qui cause difformité sans douleur, et qui ne menace personne de destruction, pas même celui en qui se trouve le défaut : car, s’il menaçait de destruction, il ne pourrait faire rire ceux qui ont le cœur bien fait ; un retour secret sur eux-mêmes leur ferait trouver plus de charmes dans la compassion.
Le ridicule est essentiellement l’objet de la comédie. Un philosophe disserte contre le vice, un satirique le reprend aigrement, un orateur le combat avec feu ; la comédie l’attaque par des railleries, et elle réussit quelquefois mieux que les plus forts arguments.
La difformité qui constitue le ridicule, sera donc une contradiction des pensées de quelque homme, de ses sentiments, de ses mœurs, de son air, de sa façon de faire, avec la nature, avec les lois reçues, avec les usages, avec ce que semble exiger la situation présente de celui en qui est la difformité.
Un homme est dans la plus basse fortune, il ne parle que de tétrarques et de princes ; il est de Paris, à Paris il s’habille à la chinoise ; il a cinquante ans, et il s’amuse sérieusement à atteler des rats de papier à un petit chariot de cartes ; il est accablé de dettes, ruiné, et veut apprendre aux autres à se conduire et à s’enrichir. Voilà des difformités ridicules, qui sont, comme on le voit, autant de contradictions avec une certaine idée d’ordre ou de décence établie.
Il faut observer que tout ridicule n’est pas risible. Il y a un ridicule qui nous ennuie, qui est maussade : c’est le ridicule grossier. Il y en a un qui nous cause du dépit, parce qu’il tient à un défaut qui prend sur notre amour-propre : tel est le sot orgueil. Celui qui se montre sur la scène comique est toujours agréable, délicat, et ne nous cause aucune inquiétude secrète.
Le comique, que les Latins appellent vis comica, est donc le ridicule vrai, mais chargé plus ou moins, selon que le comique est plus ou moins délicat. Il y a un point exquis en-deçà duquel on ne rit point, et au-delà duquel on ne rit plus, au moins les honnêtes gens.
Plus on a le goût fin et exercé sur les bons modèles, plus on le sent ; mais c’est de ces choses qu’on ne peut que sentir.
Or, la vérité paraît poussée au-delà des limites, 1º quand les traits sont multipliés et présentés les uns à côté des autres. Il y a des ridicules dans la société ; mais ils sont moins frappants, parce qu’ils sont moins fréquents. Un avare, par exemple, ne fait ses preuves d’avarice que de loin en loin ; les traits qui prouvent, sont noyés, perdus dans une infinité d’autres traits qui portent un autre caractère ; ce qui leur ôte presque toute leur force. Sur le théâtre, un avare ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui ne représente l’avarice ; ce qui fait un spectacle singulier, quoique vrai, et d’un ridicule qui nécessairement fait rire.
2º La vérité paraît au-delà des limites, quand elle passe la vraisemblance ordinaire. Un avare voit deux chandelles allumées, il en souffle une ; cela est juste. On la rallume encore, il la met dans sa poche ; c’est aller loin : mais cela n’est pas peut-être au-delà des bornes du comique. Don Quichotte est ridicule par ses idées de chevalerie, Sancho ne l’est pas moins par ses idées de fortune ; mais il semble que l’auteur se moque de tous deux, et qu’il leur souffle des choses outrées et bizarres, pour les rendre ridicules aux autres, et pour se divertir lui-même.
La troisième manière de faire sortir le comique, est de faire contraster le décent avec le ridicule. On voit, sur la même scène, un homme sensé, et un joueur de trictrac qui vient lui tenir des propos impertinents : l’un tranche, l’autre le relève. La femme ménagère figure à côté de la savante, l’homme poli et humain à côté du misanthrope, et un jeune homme prodigue à côté d’un père avare.
La comédie est le choc des travers, des ridicules, entre eux, ou avec la droite raison et la décence. Le ridicule se trouve partout : il n’y a pas une de nos actions, de nos pensées, pas un de nos gestes, de nos mouvements, qui n’en soient susceptibles. On peut les conserver tout entiers, et les faire grimacer par la plus légère addition : d’où il est aisé de conclure que quiconque est vraiment né pour être poète comique, a un fonds inépuisable de ridicules à mettre sur la scène, dans tous les caractères des gens qui composent la société.
Opéra.
L’opéra est un drame dont l’action se chante, et réunit le pathétique de la tragédie et le merveilleux de l’épopée.
Le pathétique que l’opéra imite de la tragédie, consiste dans les sentiments, les situations touchantes, le nœud, les incidents frappants, l’intérêt, le dénouement.
Le merveilleux qu’il imite de l’épopée, consiste à réaliser aux yeux tout ce qu’elle ne fait que peindre à l’imagination. S’il y est question d’une divinité du ciel, de l’enfer, d’un naufrage, des êtres même moraux et inanimés, il les représente au naturel par la magie des décorations.
Le caractère de l’épopée est de transporter la scène de la tragédie dans l’imagination du lecteur. Là, profitant de l’étendue de son théâtre, elle agrandit et varie ses tableaux, se répand dans la fiction, et marie à son gré tous les ressorts du merveilleux.
Dans l’opéra, la muse tragique, à son tour, jalouse des avantages que la muse épique a sur elle, essaie de marcher son égale, ou plutôt de la surpasser, en réalisant, du moins pour les sens, ce que l’autre ne peint qu’en idée.
Pour bien concevoir ces deux révolutions, supposez, sur le théâtre, une reine de Phénicie, qui, par ses grâces et sa beauté, ait attendri, intéressé pour elle les chefs les plus vaillants de l’armée de Godefroi, qui en ait même attiré quelques-uns dans sa cour, y ait donné asyle au fier Renaud dans sa disgrâce, l’ait aimé, ait tout fait pour lui, et qu’elle voie s’arracher aux plaisirs pour suivre les pas de la gloire : voilà le sujet d’Armide en tragédie.
Le poète épique s’en empare ; et au lieu d’une reine tout naturellement belle, sensible, il en fait une enchanteresse. Dès-lors, dans une action simple, tout devient magique et surnaturel. Dans Armide, le don de plaire est un prestige ; dans Renaud, l’amour est un enchantement : les plaisirs qui les environnent, les lieux même qu’ils habitent, ce qu’on y voit, ce qu’on y entend, la volupté qu’on y respire, tout n’est qu’illusion, et c’est le plus charmant des songes.
Telle est Armide, embellie des mains de la muse héroïque. La muse du théâtre la réclame et la reproduit sur la scène, avec toute la pompe du merveilleux. Elle demande, pour varier et pour embellir ce brillant spectacle, les mêmes licences que la muse épique s’est données ; et, appelant à son secours la musique, la danse, la peinture, elle nous fait voir, par une magie nouvelle, les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu’imaginer. Voilà Armide sur le théâtre lyrique ; et voilà l’idée qu’on peut se former d’un spectacle qui réunit le prestige de tous les arts ;
Où les beaux vers, la danse, la musique,L’art de tromper les yeux par les couleurs,L’art plus heureux de séduire les cœurs,De cent plaisirs font un plaisir unique.Voltaire.
Dans ce composé, tout est mensonge, mais tout est d’accord : et cet accord en fait la vérité. La musique y fait le charme du merveilleux ; le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique ; on est dans un monde nouveau ; c’est la nature dans l’enchantement, et visiblement animée par une foule d’intelligences dont les volontés sont des lois.
Une intrigue nette et facile à nouer et à dénouer, des caractères simples, des incidents qui naissent d’eux-mêmes, des tableaux sans cesse variés par le moyen du clair-obscur, des passions douces, quelquefois violentes, mais dont l’accès est passager ; un intérêt vif et touchant, mais qui par intervalles laisse respirer l’âme : voilà les sujets que chérit la poésie lyrique, et dont Quinault a fait un si beau choix.
La passion qu’il a préférée est de toutes la plus féconde en images et en sentiments, celle où se succèdent avec le plus de naturel toutes les nuances de la poésie, et qui réunit le plus de tableaux riants et sombres tour-à-tour.
Les sujets de Quinault sont simples, faciles à exposer, noués et dénoués sans peine. Voyez celui de Roland : ce héros a tout quitté pour Angélique ; Angélique le trahit et l’abandonne pour Médor. Voilà l’intrigue de son poème ; un anneau magique en fait le merveilleux ; une fête de village en amène le dénouement. Il n’y a pas dix vers qui ne soient en sentiments ou en images. Le sujet d’Armide est encore plus simple.
L’opéra peut embrasser des sujets de trois genres différents : du genre tragique, du genre comique, et du genre pastoral. Nous allons faire quelques observations sur chacun de ces genres.
Le poète qui fait une tragédie lyrique, s’attache plus à faire illusion aux sens qu’à l’esprit ; il cherche plutôt à produire un spectacle enchanteur, qu’une action où la vraisemblance soit exactement observée. Il s’affranchit des lois rigoureuses de la tragédie ; et s’il a quelque égard à l’unité d’intérêt et d’action, il viole sans scrupule les unités de temps et de lieu, les sacrifiant aux charmes de la variété et du merveilleux. Ses héros sont plus grands que nature ; ce sont des dieux ou des hommes en commerce avec eux, et qui participent de leur puissance : ils franchissent les barrières de l’Olympe ; ils pénètrent les abîmes de l’enfer ; à leur voix la nature s’ébranle, les éléments obéissent, l’univers leur est soumis.
Le poète tend à retracer des sujets vastes et sublimes ; le musicien se joint à lui pour les rendre encore plus sublimes : l’un et l’autre réunissent les efforts de leur art et de leur génie, pour enlever et enchanter le spectateur étonné, pour le transporter tantôt dans les palais enchantés d’Armide, tantôt dans l’Olympe, tantôt dans les Enfers ou parmi les ombres fortunées de l’Élysée. Mais quelque effet que produisent sur les sens l’appareil pompeux et la diversité des décorations, le poète doit encore plus s’attacher à produire, dans les spectateurs, l’intérêt du sentiment.
Les sujets tragiques ne sont pas les seuls qui soient du ressort du théâtre lyrique ; il peut s’approprier aussi le genre comique, c’est-à-dire les pièces de caractère, d’intrigue, de sentiment.
Le comique de caractère peut être d’une ressource infinie pour ce théâtre ; il fournirait au poète et au musicien un moyen de sortir de la monotonie éternelle d’expressions miellées, de sentiments doucereux, qui caractérisent nos opéras lyriques. Cependant ce genre est entièrement négligé à notre grand Opéra : on l’a abandonné au théâtre des Italiens, avec les pièces d’intrigue et de sentiment.
Le genre pastoral trouve aussi sa place au théâtre lyrique. Plusieurs de nos poètes s’y sont exercés avec succès. Les sujets champêtres font plaisir par les tableaux naïfs qu’ils nous présentent, et sont très susceptibles d’une musique gracieuse, par les images riantes dont ils sont ornés. L’amour pastoral a une candeur, une aménité, un charme ravissant ; il rappelle l’âge d’or, où le goût seul faisait le choix des amants, et le sentiment, leurs liens et leurs délices. C’est parmi nos bergers que l’amour est vraiment un enfant : simple comme la nature qui le produit, il plaît sans fard et sans déguisement, il blesse sans cruauté, il attache sans violence. De telles peintures demandent une musique naïve, des airs simples, un chant uni, une symphonie douce et tendre ; mais ce genre semble épuisé parmi nous, et n’avoir plus rien que de fade et de monotone.
Poème Lyrique, Opéra.
Les Italiens ont appelé le poème lyrique ou le spectacle en musique, opéra, et ce mot a été adopté en français.
Tout art d’imitation est fondé sur un mensonge : ce mensonge est une espèce d’hypothèse établie et admise en vertu d’une convention tacite entre l’artiste et ses juges. Passez-moi ce premier mensonge, a dit l’artiste, et je vous mentirai avec tant de vérité que vous y serez trompés.
L’imitation de la nature par le chant a dû être une des premières qui se soient offertes à l’imagination. Tout être vivant est sollicité, par le sentiment de son existence, à produire, en de certains moments, des accents plus ou moins mélodieux, suivant la nature de ses organes.
Comment, au milieu de tant de chanteurs, l’homme serait-il resté dans le silence ? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants ; on a chanté d’abord sans paroles, ensuite on a cherché à adapter au chant quelques paroles conformes au sentiment qu’il devait exprimer : le couplet et la chanson ont été ainsi la première musique.
Mais l’homme de génie ne se borna pas longtemps à ces chansons, enfants de la simple nature ; il conçut un projet plus noble et plus hardi, celui de faire du chant un instrument d’imitation. Il s’aperçut bientôt que nous élevons notre voix, et que nous mettons dans nos discours plus de force et de mélodie, à mesure que notre âme sort de son assiette ordinaire. En étudiant les hommes dans différentes situations, il les entendit chanter réellement dans toutes les occasions importantes de la vie ; il vit encore que chaque passion, chaque affection de l’âme avait son accent, ses réflexions, sa mélodie et son chant propre.
De cette découverte naquirent la musique imitative et l’art du chant, qui devint une sorte de poésie, un art d’imitation, dont l’hypothèse fut d’exprimer une langue par la mélodie, et à l’aide de l’harmonie, toute espèce de discours, d’accent, de passions, et d’imiter quelquefois jusqu’à des effets physiques.
La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature, avec l’art dramatique, a donné naissance au spectacle de l’opéra, le plus noble et le plus brillant d’entre les spectacles modernes.
La musique est une langue. Imaginez un peuple d’inspirés et d’enthousiastes, dont la tête serait toujours exaltée, dont l’âme serait toujours dans l’ivresse et dans l’extase ; qui, avec nos passions et nos principes, nous seraient cependant supérieurs par la sensibilité, la pureté et la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse et la perfection des organes : un tel peuple chanterait au lieu de parler, sa langue naturelle serait la musique.
Le poème lyrique ne représente pas des êtres d’une organisation différente de la nôtre, mais seulement d’une organisation plus parfaite ; ils s’expriment dans une langue qu’on ne saurait parler sans génie, mais qu’on ne saurait non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis et exercés.
Ainsi, ceux qui ont appelé le chant le plus fabuleux de tous les langages, et qui se sont moqués d’un spectacle où les héros meurent en chantant, n’ont pas eu autant de raison qu’on le croirait d’abord ; mais comme ils n’aperçoivent, dans la musique, que tout au plus un bruit harmonieux et agréable, une suite d’accords et de cadences, ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangère : ce n’est point à eux d’apprécier le talent du compositeur, il faut une oreille attique pour juger de l’éloquence de Démosthène.
La langue du musicien a, sur celle du poète, l’avantage qu’une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue de toutes les nations et de tous les siècles. Toute langue universelle est vague par sa nature ; ainsi, en voulant embellir, par son art, la représentation théâtrale, le musicien a été obligé d’avoir recours au poète. Non seulement il en a ◀besoin▶ pour l’invention de l’ordonnance du drame lyrique, mais il ne peut se passer d’interprète dans toutes les occasions où la précision du discours devient indispensable, où la langue musicale entraînerait le spectateur dans l’incertitude.
Le musicien n’a ◀besoin d’aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir, le délire d’une femme menacée d’un grand malheur ; mais son poète nous dit : Cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique ; … cette mère est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystère avec lequel ce sacrifice a été préparé, et le soin avec lequel elle en a été écartée ; elle se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l’effroi de leur embarras et de leur silence, et monte ainsi, par degrés, des soupçons à l’inquiétude, de l’inquiétude à la terreur, jusqu’à en perdre la raison. Alors, dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu’elle est seule, ou elle ne reconnaît plus ceux qui sont avec elle ; … tantôt elle les presse de parler, tantôt elle les conjure de se taire.
Deh, parlate : che forze taccendo,Par pitié, parlez : peut-être qu’en vous taisant, Men pietosi, più barbari siete. Vous êtes moins compatissans que barbares. Ah ! v’intendo ! tacete, tacete. Ah ! je vous entends ! taisez-vous, taisez-vous. Non mi dite che’l figlio è morto. Ne me dites point que mon fils est mort.
Après avoir ainsi nommé le sujet et créé la situation, après l’avoir préparée et fondée par les discours, le poète n’en fournit plus que les masses, qu’il abandonne au génie du compositeur ; c’est à celui-ci à leur donner toute l’expression, et à développer toute la finesse des détails dont elles sont susceptibles.
Le drame en musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la tragédie et la comédie ordinaire : il serait inutile d’employer l’instrument le plus puissant, pour ne produire que des effets médiocres. Si la tragédie de Mérope m’attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que, dans l’opéra, les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée, passent toutes dans mon âme ; il faut que je sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur et son délire me déchirent et m’arrachent le cœur. Le musicien qui m’en tiendrait quitte pour quelques larmes, pour un attendrissement passager, serait bien au-dessous de son art.
Il en est de même de la comédie. Si la comédie de Térence et de Molière enchante, il faut que la comédie en musique me ravisse. L’une représente les hommes tels qu’ils sont, l’autre leur donne un degré de verve et de génie de plus : ils sont tout près de la folie. Pour sentir le mérite de la première, il ne faut que des oreilles et du bon sens ; mais la comédie chantée paraît être faite pour l’élite des gens d’esprit et de goût.
La musique donne aux ridicules et aux mœurs un caractère d’inégalité, une finesse d’expression, qui, pour être saisis, exigent un tact prompt et délicat, et des organes très exercés. Mais la passion a ses repos et ses intervalles, et l’art du théâtre veut qu’on suive en cela la marche de la nature.
On ne peut pas, au spectacle, toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n’est pas toujours tourmenté par les Euménides ; Andromaque, au milieu de ses alarmes, aperçoit quelques rayons d’espérance qui la calment ; il n’y a qu’un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux moments sont différents, et le dernier ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent.
Les personnages subalternes, quelque intérêt qu’ils prennent à l’action, ne peuvent avoir les accents passionnés de leur héros ; enfin, la situation la plus pathétique ne devient touchante et terrible que par degrés ; il faut qu’elle soit préparée ; et son effet dépend, en grande partie, de ce qui l’a précédée et amenée.
Voilà donc deux moments bien distincts du drame lyrique ; le moment tranquille, et le moment passionné : et le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différents, et propres, l’un à rendre le discours tranquille, l’autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute sa variété et dans tout son désordre.
Cette dernière déclamation porte le nom d’air ; la première a été appelée le récitatif. Celui-ci est une déclamation notée, soutenue et conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l’acteur de détonner.
Lorsque les personnages raisonnent, délibèrent, s’entretiennent et dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne serait plus faux, que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, en sorte qu’un couplet devint la réponse de l’autre.
Le récitatif est le seul instrument propre à la scène et au dialogue. Il ne doit pas être chantant ; il doit exprimer les véritables inflexions du discours, par des intervalles un peu plus marqués et plus sensibles que la déclamation ordinaire : du reste, il doit en conserver la gravité et la rapidité, et tous les autres caractères. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu’il soit abandonné à l’intelligence et à la chaleur de l’acteur, qui doit se hâter ou se ralentir, suivant l’esprit de son rôle ou de son jeu. Un récitatif qui n’aurait pas tous ces caractères, ne pourrait jamais être employé sur la scène avec succès.
Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le poète a fait une belle scène, et que l’acteur l’a bien jouée. Il est beau pour l’homme de goût, lorsque le musicien a bien saisi, non seulement le principal caractère de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu’elle reçoit des intérêts de ceux qui parlent et agissent dans le drame.
L’air et le chant commencent avec la passion ; dès qu’elle se montre, le musicien doit s’en emparer avec toutes les ressources de son art.
Arbace explique à Mandane les motifs qui l’obligent de quitter la capitale avant le retour de l’aurore, de s’éloigner de ce qu’il a de plus cher au monde. Cette tendre princesse combat les raisons de son amant ; mais lorsqu’elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrême regret : voilà le sujet de la scène et du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l’absence, sans lui recommander les intérêts de l’amour le plus tendre : et c’est le moment de la passion et du chant :
Conserve-toi fidèle.Songe que je reste et que je peine.Et quelquefois du moinsRessouviens-toi de moi.
Il eût été faux de chanter durant l’entretien de la scène ; il n’y a point d’air propre à peser les raisons de la nécessité d’un départ : mais quelque simple et touchant que soit l’adieu de Mandane, quelque tendresse qu’une habile actrice mette dans la manière de déclamer ces quatre vers, ils ne seraient que froids et insipides, si on se bornait à les réciter.
C’est qu’il est évident qu’une amante pénétrée, qui se trouve dans la situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de la séparation, de vingt manières passionnées et différentes, les mots cités plus haut. Elle les dira, tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt avec résignation et courage, tantôt avec l’espérance d’un meilleur sort, tantôt dans la confiance d’un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude et à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation où elle va se trouver dans un moment : ainsi les accents prendront le caractère de la plainte la plus touchante, à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit de fermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu’il l’est pour elle.
Cet effort ne sera peut-être suivi que de plus de faiblesse ; et une plainte, d’abord peu violente, finira par des sanglots et des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce et la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une âme sensible, composera les éléments de l’air de Mandane ; mais quelle plume serait assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air ! Quel critique sera assez hardi pour assigner les bornes du génie !
Le duo, ou le duetto, est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l’air, leurs accents peuvent se confondre ; cela est dans la nature. Une exclamation, une plainte, peut les réunir ; mais le reste de l’air doit être en dialogue.
Il serait également faux de faire alternativement parler et chanter les personnages du drame lyrique. Non seulement le passage du discours au chant, et le retour du chant au discours, auraient quelque chose de désagréable et de brusque ; mais ce serait un mélange monstrueux de vérité et de fausseté.
Dans nulle imitation, le mensonge de l’hypothèse ne doit disparaître un instant ; c’est la convention sur laquelle l’illusion est fondée. Si vous laissez prendre une fois à vos personnages le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous ; et je ne vois plus de raison pour les faire chanter, sans blesser le bon sens.
Cette économie intérieure du spectacle en musique, fondée d’un côté sur la vérité de l’imitation, et de l’autre sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poète lyrique.
Il faut, à la vérité, qu’il se soumette en tout au musicien ; il ne peut prétendre qu’au second rôle ; mais il lui reste d’assez beaux moyens, pour partager la gloire de son compagnon. Le choix et la disposition du sujet, l’ordonnance et la marche de tout le drame, sont l’ouvrage du poète. Le sujet doit être rempli d’intérêt, et disposé de la manière la plus simple et la plus intéressante. Tout y doit être en action, et viser aux grands effets.
Jamais le poète ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractère inséparable de la musique, et une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du poème lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs et oisifs ne seraient nulle part plus déplacés. Il doit se hâter vers son dénouement, en se développant de ses propres forces, sans embarras et sans intermittence.
Cette simplicité et cette rapidité nécessaires à la marche et au développement du poème lyrique, sont aussi indispensables au style du poète. Rien ne serait plus opposé au langage musical, que ces longues tirades de nos pièces modernes, et cette abondance de paroles que l’usage et la nécessité de la rime ont introduite sur nos théâtres.
Le sentiment et la passion sont précis dans le choix des termes ; ils emploient toujours l’expression propre, comme la plus énergique : dans les instants passionnés, ils la répéteraient vingt fois, plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases.
Le style lyrique doit donc être énergique, naturel et facile. Il doit avoir de la grâce ; mais il abhorre l’élégance étudiée. Tout ce qui sentirait la peine, la facture ou la recherche, une épigramme, un trait d’esprit, d’ingénieux madrigaux, des sentiments alambiqués, des tournures compassées, feraient la croix et le désespoir du compositeur : car quel chant, quelle expression donner à cela ?
Il y a même cette différence essentielle entre le lyrique et le poète tragique, qu’à mesure que celui-ci devient éloquent et verbeux, l’autre doit devenir précis et avare de paroles, parce que l’éloquence des moments passionnés appartient toute entière au musicien.
Rien ne serait moins susceptible de chant, que toute cette sublime et harmonieuse éloquence par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire sa fille au couteau fatal. Le poète lyrique, en plaçant une mère dans une situation pareille, ne pourra lui faire dire que quatre vers :
Rends mon fils…Ah ! mon cœur se fend :Je ne suis plus mère, ô ciel !Je n’ai plus de fils.
Mais, avec ces quatre petits vers, la musique fera en un instant plus d’effet, que le divin Racine n’en pourra jamais produire avec toute la magie de la poésie.
Opéra Italien.
Les moralités qui sont semées dans l’opéra italien, ne plaisaient pas beaucoup en France, non plus que cette mode monotone de terminer la scène la plus passionnée par une ariette, par une comparaison. Est-elle bien placée dans le personnage accablé de douleur ? A-t-il bonne grâce à se livrer à ce badinage ? N’est-ce pas refroidir l’auditeur, et détruire l’impression du sentiment ?
Cela est aussi disparate que de mettre en musique une conspiration, un conseil, que d’opiner en chantant.
Il est reçu de chanter les plaintes, la joie et la fureur ; mais la musique, faite pour toucher, ne raisonne pas. Titus fredonnant un cours de morale, ferait tomber nos jeunes gens en léthargie.
Je trouve, en général, dans tous les opéras italiens, des germes de passions, jamais la passion amenée à sa maturité, des scènes jamais filées, peu soutenues, toujours étouffées par des sens suspendus, point finis, et qui laissent à l’auditeur le soin de deviner.
Si nos scènes étaient aussi hachées, occasionneraient-elles des morceaux de musique bien pathétiques ou bien agréables, des descriptions vives et animées, des images riantes, des tableaux galants ?
Notre opéra veut des fêtes liées à l’action et sorties de son sein ; l’opéra italien s’en dispense. Des pantomimes dans les entr’actes détournent l’attention due au poème, et font diversion aux idées tragiques. Quel assemblage de bouffon et de sérieux ! Nous voulons un tout dont les parties soient plus analogues.
L’amour, qui ne devrait être qu’accessoire dans les autres théâtres, est le principal mobile de la scène lyrique. Atys est vraiment opéra, parce que tous les incidents naissent de l’amour ; Armide de même ; Phaéton un peu moins, car l’ambition du soleil est peu agréable.