(1857) Cours familier de littérature. III « XVIIe entretien. Littérature italienne. Dante. » pp. 329-408
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(1857) Cours familier de littérature. III « XVIIe entretien. Littérature italienne. Dante. » pp. 329-408

XVIIe entretien.
Littérature italienne.
Dante.

I

De toutes les nations qui ont cultivé les lettres avant ou après le christianisme, sans en excepter la Grèce et Rome, l’Italie moderne est certainement, selon nous, la nation qui a apporté le plus magnifique contingent de génie à la famille humaine. Dante, Pétrarque, le Tasse, l’Arioste, Machiavel, Michel-Ange, Raphaël, les Médicis et leur cour ; trois poèmes épiques en trois siècles ; une litanie de noms et d’œuvres secondaires, et cependant impérissables, dignes d’être gravés sur la colonne de bronze qu’on élèverait à la gloire intellectuelle de l’Europe pensante, sont le témoignage de cette immortelle fécondité de l’Italie. Alma parens ! Le ciel, la mer, les montagnes, les fleuves, la race, la langue, les religions, les grandeurs et les revers de la destinée, le passé presque fabuleux, le présent triste, l’avenir toujours prêt à renaître, et toujours trompeur, la jeunesse éternelle de ce sang italien qui roule toutes sortes de royautés déchues dans ses veines, une noblesse de peuple-roi dans le dernier laboureur de ses plaines ou dans le dernier pasteur de ses montagnes, une rivalité de villes capitales, telles que Naples, Rome, Florence, Sienne, Pise, Bologne, Ferrare, Ravenne, Vérone, Gênes, Venise, Milan, Turin, ayant toutes et tour à tour concentré en elles l’activité, le génie, la poésie, les arts de la patrie commune, et pouvant toutes aspirer à la royauté intellectuelle d’une troisième Italie, voilà les explications de cette aristocratie indélébile de l’esprit humain au-delà des Alpes.

Tous les peuples jeunes et nous-mêmes nous sommes des parvenus auprès de l’Italie, et nous respectons sa grandeur jusque dans sa décadence. Car ce n’est pas la race qui est déchue en elle, c’est le sort. L’antiquité, la dignité survivent à la dégradation de sa fortune. C’est l’Italie divisée, découronnée, humiliée, affligée, garrottée ici, corrompue là, dominée partout ; mais c’est l’Italie !

Il est curieux de voir ce que fut un tel peuple dans sa littérature virile, au moment où il donna le premier au monde le signal de la renaissance des lettres, après douze siècles de ténèbres et de stérilité répandues en Orient et en Occident sur ce qu’on appelait l’univers romain.

Nous négligerons les premiers commencements de ce que nous pourrions nommer les balbutiements de cette renaissance, et nous ne la ferons dater, comme toutes les grandes choses, que de son premier grand homme : le Dante.

II

Quand une religion s’écroule dans la partie du monde qu’elle dominait, tout s’écroule avec elle. Le plus enraciné des édifices humains dans le sol, c’est un autel ; il faut, pour le saper, un tremblement de terre qui engloutit tout dans sa poussière. Quand les dieux s’en vont, comme dit Tertullien, tout s’en va.

Tel fut l’avènement du christianisme dans l’empire romain. Les lettres périrent pour mille ans dans le choc des deux religions. Les ténèbres se répandirent sur l’intelligence pendant qu’une nouvelle morale et une nouvelle théologie s’emparaient des opinions et des cœurs. Constantin prêta la massue de l’empire aux chrétiens pour pulvériser le passé. Les monuments, les temples, les oracles, les bibliothèques, les livres périrent dans les décombres. Rien ne survécut à cet accès de colère sacrée de l’esprit humain contre lui-même. On sema le feu sur les édifices, la cendre sur le sol, le sel sur la cendre, pour empêcher les vieilles superstitions et les vieilles philosophies de regermer jamais de leurs racines. Ce furent les Vêpres siciliennes du paganisme, le 1793 de sa littérature. Ainsi est faite la misérable humanité ; elle ne s’arrête jamais dans le vrai et dans le juste, elle se précipite à l’excès, et elle ne se croit libre de l’oppression que quand elle opprime à son tour.

On nie en vain aujourd’hui cette réaction exterminatrice contre tous les monuments bâtis ou écrits de l’antiquité littéraire ; elle éclate partout, non seulement dans les ruines d’Éphèse, de Delphes, d’Athènes, d’Alexandrie, dont la poussière est faite de statues mutilées ou de cendres de bibliothèques, mais dans les écrits des premiers chrétiens et dans les actes des conciles. Tiraboschi, dans sa savante Histoire de la Littérature italienne, cite le décret du concile de Carthage qui interdit aux évêques la lecture des auteurs antérieurs au christianisme ; il cite également le passage de saint Jérôme où ce Père gourmande amèrement ceux qui, au lieu de lire la Bible et l’Évangile, lisent Virgile. On sait le sort de la bibliothèque d’Alexandrie, incendiée dans un feu de six mois par l’ordre du patriarche Théophile, qui ne laissa rien à faire à Omar. L’historien contemporain Orose décrit et déplore l’anéantissement de ces trésors de la mémoire. Le pape Léon X lui-même, ce restaurateur si platonique et si tendre des vestiges de l’esprit humain échappés à ce sac du monde, dit « qu’il a recueilli dans son enfance, de la bouche de Chalcondyle, homme très instruit dans tout ce qui concerne la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d’influence sur les empereurs d’Orient pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et c’est ainsi qu’ont été anéanties les comédies de Ménandre, les poésies lyriques de Sapho, de Corinne, d’Alcée. » « Ces prêtres, ajoute Léon X, montrèrent ainsi une honteuse animadversion contre les anciens, mais ils rendirent témoignage de la sincérité et de l’intégrité de leur foi. »

À l’exception des études théologiques et morales, à l’exception de l’éloquence sacrée, qui débattait les questions d’orthodoxie ou de schisme entre les différentes sectes nées du christianisme, qui s’emparaient peu à peu d’une partie de l’Orient et de tout l’Occident, l’intelligence humaine, pendant ces siècles de chaos et d’élaboration, parut enfermée dans l’enceinte des temples ou des monastères. Ce fut l’âge monastique de l’univers. Excepté en Arabie, à Bagdad et en Espagne, sous les califes, nul flambeau des lettres et des sciences n’éclaira le monde chrétien jusqu’à Charlemagne. Ce grand homme fit le premier, pour l’Occident tout entier, ce que les Médicis firent plus tard pour l’Italie ; il ordonna les fouilles dans la cendre du passé, recueillit les monuments épars, restitua les langues mortes, évoqua, par les études encouragées et rémunérées, le génie de l’antiquité pour y rallumer le génie de l’avenir. Un crépuscule éclaira d’un jour croissant cette longue nuit de la barbarie. Mais, excepté dans la jurisprudence, cette première nécessité des sociétés civiles qui se fondent, aucune œuvre remarquable ne sortit de cette seconde enfance des lettres. Le génie humain couvait sourdement on ne sait quel fruit inconnu. C’est en Italie qu’il devait naître.

III

Les papes, les empereurs d’Allemagne, les tyrannies provinciales, les républiques et les anarchies municipales se disputaient cet héritage conquis et reconquis des Romains et des Barbares. Ces ondulations politiques de l’Italie, du quatrième au quatorzième siècle, seraient aussi confuses et aussi fastidieuses à décrire que les roulis des vagues déchaînées par les vents sur une mer d’équinoxe.

Ces divisions, après la mort de l’empereur Frédéric, finirent par se réduire à peu près à deux grands partis, les Guelfes et les Gibelins : l’un favorisant de ses vœux et de ses armes la domination des papes ; l’autre, par haine de cette domination pontificale, se dévouant aux empereurs d’Allemagne, comme si le patriotisme se fût senti moins humilié et moins oppressé de s’asservir à un dominateur étranger qu’à un dominateur sacré qui ajoutait un droit divin au droit temporel !

Florence, capitale de l’ancienne Étrurie, aujourd’hui la Toscane, était le foyer le plus animé des querelles de ces deux grands partis. Cette république, fondée sur l’industrie, et non sur les armes, prospérait, malgré ses dissensions intestines, par la seule vertu de la liberté. C’était évidemment là que l’Italie littéraire et poétique devait éclore, car l’esprit humain cherche par instinct les terres libres pour dérober, comme l’aigle, ses œufs à la tyrannie. De plus, il y avait dans le sang toscan, écoulement du vieux sang étrusque, une sève non encore épuisée de génie littéraire et de génie artistique. Cette nation venait de toute antiquité de Grèce ou d’Égypte. La civilisation élégante et presque fabuleuse de l’Étrurie avait été anéantie par la soldatesque des premiers Romains, ces barbares de Romulus ; mais cette civilisation, dont on ne sait rien que par ses œuvres, avait laissé dans ses vases, dans ses dessins, dans ses monuments cyclopéens, des témoignages d’une grande vigueur d’esprit et d’une grande perfection de main. Cette race, dans la politique, dans le commerce, dans la guerre, avait des facultés innées qui éclataient souvent en individualités colossales. Les Dante, les Machiavel, les Médicis, les Buonarotti, les Gondi, les Mirabeau, les Bonaparte étaient des familles étrusques. Les deux hommes modernes qui ont remué le plus d’idées par l’éloquence et le plus d’hommes par la guerre, Mirabeau et Napoléon, sont des Toscans transportés sur la scène de la France. Le cardinal de Retz, qui fut à l’intrigue ce que Machiavel fut à la politique, était un Toscan. Cette Athènes de la Toscane était donc assez naturellement prédestinée à donner une langue et une littérature à la confédération des villes italiennes qui cherchaient à reconstruire un esprit moderne sur cette terre antique.

IV

Pour cela il lui fallait deux choses : une langue et un homme.

La langue latine s’était écroulée avec l’empire. Il s’était formé, de ses débris mêlés aux dialectes vulgaires des provinces romaines et de la Gaule méridionale, une langue usuelle, imparfaite, flottante, diverse, par laquelle on s’entendait tant bien que mal dans la conversation, mais sans pouvoir y graver ses pensées dans cette forme solide, convenue et uniforme, seule langue avec laquelle on puisse construire des monuments de style. Un latin corrompu était resté la langue de l’Église, de l’histoire, de la législation ; l’italien était la langue du peuple. Les classes supérieures de la société parlaient les deux langues ; mais le latin dépérissait chaque jour et la langue usuelle se perfectionnait. Il ne lui manquait plus que d’être adoptée par un grand esprit et d’être écrite dans une grande œuvre pour se substituer facilement et triomphalement à la latinité posthume du monde romain maintenant gouverné par les papes.

Voilà pour la langue.

Quant à un homme de génie, il n’y en avait eu qu’un, selon nous, capable d’opérer cette grande révolution de la renaissance des lettres en Italie depuis Charlemagne. Cet homme était saint Thomas d’Aquin. Nous l’avons longtemps confondu, dans notre ignorance, avec ces orateurs et avec ces écrivains ecclésiastiques des siècles barbares, qu’on a, selon nous, élevés bien au-dessus de leur stature, dans ces derniers temps, en les comparant aux poètes, aux orateurs, aux historiens, aux philosophes d’Athènes et de Rome. Ces Tacite, ces Démosthène, ces Cicéron, ces Homère et ces Virgile du cloître écrivaient à une époque obscure de transition à travers les ténèbres, entre les lettres classiques et les lettres des siècles des Médicis et de Louis XIV. Ils n’appartiennent guère qu’au sacerdoce et très peu aux lettres profanes.

Mais, depuis qu’une étude plus approfondie nous a permis de mesurer, au moins par des fragments, les grandeurs de l’intelligence de saint Thomas d’Aquin, nous sommes resté convaincu que, si ce génie universel avait pu s’émanciper de la théologie scolastique et de la mauvaise latinité, il aurait donné, longtemps avant le Dante, un Dante, supérieur encore, à l’Italie. Fontenelle l’égalait dans son estime à Descartes. Quant à nous, nous n’hésitons pas à reconnaître dans ce précurseur des philosophes et des politiques modernes un esprit digne de converser d’avance et de loin avec Machiavel, avec Bacon, avec Montesquieu, avec Jean-Jacques Rousseau, esprit assez fécond et assez vaste pour porter de la même gestation un monde divin et un monde humain dans ses flancs, comme deux jumeaux de sa pensée. Les idées ont ainsi, comme la terre, de ces germinations de plantes précoces et étranges qui fleurissent en hiver. Saint Thomas fut un de ces phénomènes de végétation anticipée.

C’était un jeune gentilhomme de la noble maison de Landolfo d’Aquino. Il vivait dans l’opulence féodale au château de Rocca Secca. La passion de Dieu et de l’intelligence des choses divines, qui précipitait alors tant d’âmes dans la solitude, l’arracha, dans la fleur de son adolescence, au monde. On raconte que cette passion était si forte dans ce jeune homme qu’elle brisa avec violence tous les pièges tendus par sa famille pour le retenir, et qu’il poursuivit, un tison enflammé dans la main, une jeune fille d’une merveilleuse beauté que ses frères lui avaient fait apparaître dans sa chambre pour séduire ses yeux et son cœur. Entré dans l’ordre des Dominicains, il alla étudier à Paris sous Albert le Grand, théologien célèbre, alors que la théologie était la science unique. Devenu lui-même de disciple maître, il professa avec éclat à Paris, à Rome, à Naples. Le feu de l’étude le consuma avant l’âge, et il expira sur la route en se rendant en 1274 au concile de Lyon. Il n’avait encore que quarante-neuf ans. Les ouvrages laissés par ce philosophe, sans repos et sans limites, formèrent les bibliothèques des monastères et des universités du temps. Quelques-uns sont dignes d’en être exhumés, comme des monuments de force et de fécondité dans la pensée humaine.

V

Neuf ans avant la mort de saint Thomas d’Aquin, en 1265, le Dante était à Florence. Esprit du même ordre, mais avec le don de plus qui élève la pensée jusqu’au ciel, la poésie. Son nom était Alighieri. Sa famille, attachée par tradition au parti guelfe, était patricienne et consulaire dans la république. Livré de bonne heure aux leçons de Brunetto Latini, sorte de Quintilien toscan qui professait la grammaire et la rhétorique à Florence et à Bologne, l’enfant fut nourri du lait âpre de la théologie scolastique. Cette nourriture ne lui fît pas perdre totalement le goût des lettres profanes. Il apprit le français sous Brunetto Latini, qui professait en cette langue ; il apprit l’italien vulgaire dans les sonnets et dans les canzone de quelques poètes toscans qui commençaient à régulariser et à polir cet idiome naissant comme pour le préparer à un plus grand qu’eux. Tous chantaient exclusivement l’amour, cette éternelle inspiration du cœur. L’amour fut aussi le premier chant de cet enfant, dans l’âme duquel la passion idéale était éclose avant l’âge des passions terrestres.

Élevé dans la familiarité de la noble famille des Portinari, amie de la sienne, il couva, dès l’âge de onze ans, une sorte de pressentiment amoureux pour une jeune fille de cette maison, nommée Béatrice. Cette inclination fut mutuelle, quoique contrariée par les circonstances de famille. Elle remplit l’adolescence du Dante de songes, et son âge mûr de larmes. Béatrice mourut dans la fleur de sa beauté, à vingt-cinq ans. L’âme de Dante quitta en quelque sorte la terre avec elle, et on ne peut douter que ce ne fut pour suivre et pour retrouver l’âme de Béatrice qu’il entreprit plus tard ce triple voyage à travers les trois mondes surnaturels, enfer, purgatoire, paradis, où, sous le nom de théologie, il ne cherche et ne divinise au fond que son amante.

Ses vers, jusqu’à l’âge de trente ans et au-delà, n’annonçaient pas le poète souverain qui devait dans l’âge avancé se révéler en lui ; c’étaient des sonnets et des canzone sans nerf, sans naturel et sans grandeur, calqués sur les poésies amoureuses des poètes secondaires de son temps. L’âge, la méditation et le malheur n’avaient pas encore donné à son âme cette sonorité grave et surhumaine, timbre sépulcral de sa seconde voix.

Les traditions de son père mort, la vocation de famille, les soins de sa mère Bella, femme éminente autant que tendre, enfin le courant des affaires et des passions d’une république, qui entraîne tous les citoyens notables dans les fonctions de l’État, lancèrent le jeune Alighieri dans les emplois et dans les dissensions de sa patrie. Nous n’écrivons pas ici sa vie, nous la réservons pour une autre place ; nous ne faisons pas l’histoire, bien peu intéressante aujourd’hui, de ces agitations municipales de la vallée de l’Arno. Ces agitations ne sont grandes que lorsqu’elles influent sur le sort du monde. Dante aurait été peut-être un Gracque ou un Cicéron à Rome, il ne fut qu’un Gibelin de plus à Florence.

VI

Qu’il nous suffise de savoir qu’Alighieri, qu’on nommait déjà familièrement Dante, servit dans la cavalerie florentine contre les Guelfes de la petite ville toscane d’Arezzo, et qu’il se montra vaillant soldat avant de se montrer politique et poète ; bien différent en cela d’Horace, jetant son bouclier à Philippes, et de Virgile, fuyant, un chalumeau à la main, sous les hêtres, pendant que la guerre civile déchire sa patrie. Dante était un citoyen, ceux-là n’étaient que des poètes.

Élevé bientôt après aux premières magistratures de la république, assailli d’un côté par les blancs, de l’autre par les noirs, dénomination de deux partis dans Florence, il résiste aux uns, aux autres, et les fait énergiquement exiler hors de la Toscane.

Nommé ambassadeur de la république auprès du pape, il y négociait la paix et l’indépendance pour son pays. Pendant cette mission, le peuple de Florence, ingrat et aveugle comme tous les peuples, l’accuse de trahison, de concussion, s’ameute contre son nom, court à sa maison, la ravage et la rase, comme Clodius avait fait de celle de Cicéron, le modérateur de Rome. Ou confisque ses biens, on le bannit à perpétuité de sa patrie. On trouve la peine trop faible pour ses prétendus crimes ; un second jugement populaire le condamne à mourir par le feu !

Indigné contre le pape, son ennemi, qu’il suppose l’instigateur de ces proscriptions, Dante quitte Rome, se réfugie d’abord à Sienne, puis à Arezzo, où i ! rejoint ses concitoyens émigrés, proscrits pour la même cause. Il tente avec eux une attaque à main armée contre Florence. Il succombe et s’éloigne pour jamais de ces murs qui dévorent leurs citoyens.

Il erre, depuis ce jour, de retraite en retraite, dans la basse Italie, tantôt à Padoue chez les Malespina, tantôt à Vérone chez les Scaligieri, tyrans de la ville, tantôt chez les Scala, tyrans d’une autre partie de l’Italie ; aujourd’hui à Udine, demain au château de Tolmino, à la fin de ses jours à Ravenne. De là, plus refoulé que jamais par la vengeance vers le parti de l’empereur, il ne cesse d’animer ce prince contre sa patrie et de le pousser de la main à l’oppression de Florence. Triste sort des émigrés, condamnés à avoir souvent pour amis les ennemis de leur pays ! Enfin, l’empereur étant mort avant d’avoir vengé le poète, Dante vient à Paris, retourne en Italie, et se fixe enfin pour mourir à Ravenne. L’hospitalité du tyran de Ravenne, Guido Novello de Polenta, lui en adoucit le séjour. Ce site mélancolique convenait à la mélancolie de son âme. La forêt de pins (la pineta) qui s’étend entre la mer et Ravenne était sa promenade habituelle. J’y ai lu moi-même ses plus beaux vers, peut-être écrits sous les mêmes arbres, au bruit lointain des mêmes brises de l’Adriatique. C’est là, et non pas dans le carrefour fangeux de Ravenne, que devrait s’élever son tombeau. Il faut le vide autour des ombres et le silence autour des grandes mémoires ; on entendrait mieux l’âme gémissante de l’exilé dans les gémissements des pins de la pineta et des vagues sans repos sur la grève.

VII

Mais, pendant que ce sombre proscrit, à la taille haute et courbée, au visage long et pâle, à l’œil voilé par la réflexion intérieure, comme ses contemporains le décrivent, pendant que cet hôte des ennemis de sa patrie errait ainsi de ville en ville et de mers en forêts, regrettant sa maison rasée par son peuple, il couvait deux choses immortelles dans son front cave : sa gloire et sa vengeance. Ce n’était plus le poète affadi et ingénieux de sa jeunesse ; c’était le poète théologique, politique et némésien de son âge avancé. L’adversité avait changé sa muse dans son sein ; elle n’y avait laissé que son premier amour.

Cet amour, cependant, n’avait pas été le seul. Indépendamment de son mariage avec une fille d’une famille illustre de Florence, dont il avait eu sept enfants, Boccace confesse, dans l’histoire de sa vie, écrite sur les lieux et si peu d’années après la mort de Dante, que son héros et son poète avait eu la faiblesse des héros et des poètes : un amour de la beauté poussé quelquefois jusqu’à la licence du cœur.

La négligence que Dante fit de sa femme après son exil, sa longue séparation sans retour et l’affectation avec laquelle il parle, dans ses œuvres en prose, des inconvénients du mariage, appuient trop à cet égard les accusations de Boccace. Mais tout indique aussi que, si le Dante avait été plus que léger dans l’amour des sens, il avait été fidèle dans l’amour de l’âme. Le souvenir toujours renaissant de sa Béatrice, première et dernière apparition de la beauté céleste sous un voile mortel, l’obséda, tantôt délicieusement, tantôt douloureusement, jusqu’au dernier jour. Cette image le transformait tellement, en se présentant à lui à chaque pas de sa vie et à chaque mouvement de sa pensée, que, quand il voulut se consacrer entièrement à la philosophie théologique, muse sévère de son épopée, il éprouva le besoin de donner à cette philosophie et à cette théologie personnifiées le nom, la forme, le regard, la voix, la beauté de sa Béatrice. C’est ce qu’il avoue sans cesse lui-même dans ses sonnets et dans sa Vita nuova (vie nouvelle), sorte de commentaire mystique écrit par lui-même de ses œuvres et de sa pensée.

Mais sa grande inspiration ne soufflait pas encore en lui quand il écrivait ces sonnets et ces œuvres en prose ; elle ne souffla que dans l’exil, quand les événements, la guerre, la diplomatie, la politique et les passions civiles eurent fait silence, le soir, dans son âme. Alors, et alors seulement, il entendit toute la voix de son génie, étouffée jusque-là par les bruits de la terre. Il dessina son grand poème et il commença à l’écrire.

Ce poème, c’était lui ! Le poète n’est-il pas toujours le sujet le plus vivant et le plus intéressant de tout poème ? Quels que soient les innombrables défauts de ce poème épique du Dante dans la fable, on ne peut nier que ce ne fût, à l’époque où il vivait, et encore à la nôtre, le seul véritable texte d’une vaste épopée qui restât à chanter aux hommes. Il y eut dans la conception autant de génie vrai que dans l’exécution. J’aime à assister, par la pensée, à cette lente conception dans l’esprit de l’exilé de Florence. Je comprends comment il fut amené par la force et par la justesse de son esprit à chanter le monde invisible.

En effet, puisque l’étendue de son intelligence, l’élévation de son cœur, la fécondité de son imagination, la richesse des couleurs sur sa palette poétique portaient cet homme du treizième siècle à créer pour l’Italie et pour le monde un poème épique, où pouvait-il trouver, dans l’histoire du moyen âge, depuis les empereurs romains jusqu’à lui, un sujet héroïque, national ou européen, d’épopée ? Il n’y en avait plus sur la terre. Homère avait fait l’épopée des Grecs, Virgile avait fait celle des Latins ; les places étaient prises. Le ciel païen, les héros fabuleux, l’Olympe, la terre, la mer, la guerre, les naissances et les chutes d’empires, la nature physique et la nature morale avaient été décrites et chantées par les poètes prédécesseurs de l’époque chrétienne. Excepté les grandes invasions des Barbares, qui étaient venues, comme un reflux du Nord, submerger l’Italie, il n’y avait, dans l’histoire, aucune grande épopée héroïque à construire ; mais cette épopée des Barbares, ruine et humiliation de l’Italie, il appartenait à des bardes du Nord, et non à des citoyens de la patrie conquise, de la chanter. — Nous la lirons bientôt ensemble.

VIII

Dante ne trouvait donc rien d’épique autour de lui dans l’histoire d’Italie qui pût servir de texte à son imagination ; mais le monde théologique était plein de dogmes nouveaux, de foi savante ou de foi populaire, de croyances surnaturelles, de vérités morales ou de fantômes imaginaires, flottant pêle-mêle dans le vide de l’esprit humain, comme les figures tronquées des rêves au moment d’un réveil.

L’âme humaine, que le christianisme avait détachée, dans les monastères surtout, des intérêts terrestres, s’était absorbée dans l’intérêt de son salut éternel. Des cieux, des enfers, des purgatoires sans cesse décrits, peuplés, vidés par les moines prédicateurs dans les chaires du peuple, étaient devenus, par la puissance de la foi, par l’habitude des pratiques, par la répétition des cérémonies, des réalités de la pensée aussi visibles et aussi palpables dans l’esprit des fidèles que les réalités physiques. L’imagination habitait pour ainsi dire ces mondes intellectuels des morts autant et plus que le monde des vivants. Les temples étaient remplis de leurs symboles ; les murailles même des rues étaient couvertes des représentations par le pinceau de ces trois séjours de l’âme, enfer, purgatoire, paradis. Dans les fêtes sacrées, ou même profanes, on donnait aux peuples de l’Italie, au lieu de courses olympiques ou de combats du cirque, des drames de théologie chrétienne. Là les âmes, les démons, les anges, les vierges, les saints, les damnés, les trois personnes de la Divinité elles-mêmes, jouaient des rôles d’acteur dans le drame théogonique de ces mondes surnaturels. Le ciel et la terre se touchaient et se confondaient, dans cette atmosphère de la théologie monastique et populaire, comme deux horizons dans la brume.

Dante lui-même était ce qu’on était déjà à Florence à cette époque, et ce qu’on fut bien davantage, quelques années après, à l’époque des Médicis et de Léon X : croyant et platonicien tout à la fois, associant dans son esprit la foi moderne à la philosophie grecque et romaine ; les pieds dans l’Église, la tête dans l’Olympe, l’âme dans les cieux, dans les épreuves ou dans les abîmes du monde chrétien.

Il était naturel que ce monde surnaturel, qui tenait plus de place dans l’imagination des hommes de son temps que le monde des vivants, lui parût le seul et vrai sujet d’épopée poétique et mystique pour son âge et pour la postérité. Il regarda donc pendant longtemps et jusqu’au vertige dans la profondeur de son âme, de sa foi, de ses amours, de ses haines, de ses vengeances, et il se dit : « Je ferai voir l’invisible, et je le rendrai si visible, par la puissance de ma foi et par la vigueur de mes pinceaux, que la terre et le ciel sembleront s’ouvrir aux yeux des hommes, et que je jouirai d’abord en ce temps, puis, par anticipation, dans l’éternité, de cette justice éternelle qui sera à la fois ma félicité et ma vengeance. Gloire à ceux que j’aurai sauvés ! Malheur à ceux que j’aurai perdus ! Et surtout gloire à moi-même ! Je ne serai pas seulement, aux yeux de l’Italie guelfe et gibeline, un poète, je serai le prophète de la divine rétribution ! »

Ainsi évidemment se parla à lui-même le Dante, brûlant à la fois de conviction divine et de colère humaine, quand, regardant pour la dernière fois l’inique Florence du haut de l’Apennin, il lui lança sa malédiction de proscrit et sa prophétie de poète.

IX

On le voit, cette conception de l’épopée de la Divine Comédie (titre de son poème) était double : divine par le plan, humaine par la personnalité ; de là ses beautés et ses vices, que nous allons faire saillir, le livre à la main, sous vos yeux.

Je comprends d’autant mieux le plan de cette épopée que moi-même, hélas ! mille fois inférieur en conception, en éloquence et en poésie, au grand exilé de Florence, j’avais conçu, dès ma jeunesse, une épopée, le grand rêve de ma vie, la seule épopée qui me paraisse aujourd’hui réalisable, sur un plan à peu près analogue au plan de la Divine Comédie.

Je m’étais dit : Qu’y a-t-il de plus intéressant aujourd’hui dans l’humanité ? Sont-ce des batailles, des conquêtes, des élévations et des catastrophes d’empires ? Non ; le monde en a tant vu, et il connaît tellement les misérables ressorts par lesquels la fortune élève ou abaisse les conquérants d’ici-bas, qu’il ne s’étonne guère plus des vicissitudes des empires que de l’amoncellement et de l’écroulement d’une vague en écume sur le lit de l’Océan. Mais ce qui intéresse véritablement l’homme, c’est l’homme ; et dans l’homme, c’est la partie permanente de son être, c’est l’âme ; et dans l’âme, c’est la destinée passée, présente, future, éternelle, de ce principe immatériel, intelligent, aimant, jouissant, souffrant, consciencieux, vertueux ou criminel, se punissant soi-même par ses vices, se récompensant soi-même par ses vertus, s’éloignant ou se rapprochant de Dieu selon qu’il vole en haut ou en bas dans la sphère infinie de sa carrière éternelle, jusqu’au jour où il s’unit enfin, par la foi croissante et par l’amour identifiant, à son Créateur, le souverain Être, la souveraine vérité, le souverain beau, le souverain bien.

X

Je me plais à me rappeler encore, en ce moment, le lieu, le jour, l’heure où je conçus soudainement, dans ma pensée, le plan de cette épopée de l’âme, de l’âme suivie par le poète dans ses pérégrinations successives et infinies à travers les échelons des mondes et ses existences d’épreuves.

C’était en Italie, à la fin de ma jeunesse. Je venais de passer un hiver à Naples, dans de vagues souffrances de nerfs qui sont la croissance de l’esprit et qui donnent à l’âme les mêmes angoisses que la croissance trop accélérée du corps donne aux sens. Une anxiété sourde et continue travaillait ma pensée ; je n’étais bien à aucune place ; ce ciel serein, ce beau soleil, cette mer éblouissante, ces collines élyséennes, le bruit de vie et de joie perpétuelle de ce peuple d’enfants, d’amoureux, de musiciens, de poètes, fourmillant sur les plages de cette côte, après m’avoir tant charmé autrefois, m’étaient devenus presque fastidieux alors. Il y avait je ne sais quel contraste blessant entre la sérénité épanouie de cette race et la mélancolie maladive de mon esprit. Ce grand jour m’aveuglait en m’éblouissant. Je regrettais les brumes d’automne et les ténèbres humides des forêts de mon pays. L’Écosse et Ossian me seyaient mieux que le Tasse et Sorrente. Je lisais alors précisément les documents les plus détaillés de la vie du Tasse ; la lecture de ces documents, tout remplis de preuves de sa folie, obsédait mon imagination et m’imprimait je ne sais quelle terreur. J’avais cependant l’esprit aussi juste que le corps sain ; mais j’étais malade d’un poème que je voulais enfanter sans avoir eu encore la force de conception nécessaire à cet enfantement.

Pour me soulager de cette obsession d’un mal inconnu et pour retremper mes nerfs irrités dans un air moins imprégné de sel et de soufre que l’air de la mer et du Vésuve, je cédai au conseil du vieux Cottonio, l’Esculape presque séculaire de Naples, et je partis pour Rome.

XI

À peine eus-je dépassé Capoue, et franchi les premières collines des Abruzzes qui séparent l’atmosphère des montagnes de l’atmosphère de la mer, que je me sentis soudainement guéri, comme un homme asphyxié à qui une fenêtre ouverte vient de rendre l’air respirable. Le lendemain, après une nuit de sommeil passée dans la villa de Cicéron à Molo di Gaete, je poursuivis délicieusement ma course vers Rome. Je couchai à Terracine, à l’issue des marais Pontins ; puis je commençai à gravir les collines de Velletri, de Genzano et d’Albano, ces monts Penthélique et ces monts Hymette de la plaine de Rome, plus majestueux et plus gracieux que ceux d’Athènes.

J’étais monté sur le siège de ma calèche pour contempler de plus haut et de plus près une plus large part de ce magique horizon, délices de Cicéron, de Mécène, de Virgile et d’Horace ; ils y ont incorporé leurs noms comme des illustrations éternelles de l’homme sur ces pages de la nature.

C’était le soir ; le soleil, roulant autour de son disque rouge quelques brumes sanglantes comme les vapeurs de pourpre de ces champs de bataille évaporées dans ses rayons, se précipitait dans la mer étincelante. Les rides roses de cette mer ondulaient doucement dans le lointain comme une étoffe moirée qu’on déploie et qu’on replie pour en faire admirer les chatoiements. Les collines sur lesquelles serpentait la route étaient couvertes dans leurs vallées et sur leurs flancs de forêts d’amandiers en fleurs. Ces fleurs innombrables répandaient leurs teintes lactées et rosées sur toute la campagne ; elles tombaient des branches à chaque légère bouffée du vent tiède de la mer ; elles semaient d’un véritable tapis de couleurs riantes l’intervalle d’un arbre à l’autre ; elles remplissaient l’air soulevé par la brise d’une nuée de papillons inanimés qui venaient tomber jusque sous les roues sur le chemin.

Au sommet de ces collines de vignes hautes et d’amandiers fleuris pyramidaient quelques métairies romaines à l’aspect sombre, caverneux, monumental ; plus haut encore des pins parasols à larges cimes dentelaient l’horizon de leurs dômes noirs. Ces coupoles sombres contrastaient avec la riante lumière des vallées, comme les siècles immuables contrastent avec les printemps d’une heure qui fleurissent et qui s’effeuillent à leurs pieds !

XII

Je me souviens aujourd’hui de tous les détails les plus fugitifs de ce beau coucher de soleil, au mois de mars, dans la campagne de Rome ; je m’en souviens avec plus de présence des objets dans les yeux que je ne la ressentais même alors. Cette scène a dû m’impressionner cependant avec une certaine force, puisqu’elle se retrouve si complète et si vive après trente ans dans mon imagination ; mais je ne la percevais que par mes sens et par le seul instinct, car mon esprit était absorbé par la contemplation intérieure d’une tout autre nature.

Il me sembla que le rideau du monde matériel et du monde moral venait de se déchirer tout à coup devant les yeux de mon intelligence ; je sentis mon esprit faire une sorte d’explosion soudaine en moi et s’élever très haut dans un firmament moral, comme la vapeur d’un gaz plus léger que l’atmosphère, dont on vient de déboucher le vase de cristal, et qui s’élance avec une légère fumée dans l’éther. J’y planai, dans cet éther, pendant je ne sais combien de temps, avec les ailes libres de mon âme, sans avoir le sentiment du monde d’en bas qui m’environnait, mais que je ne voyais plus de si haut.

Les créations infinies et de dates immémoriales de Dieu dans les profondeurs sans mesure de ces espaces qu’il remplit de lui seul par ses œuvres ; les firmaments déroulés sous les firmaments ; les étoiles, soleils avancés d’autres cieux, dont on n’aperçoit que les bords, ces caps d’autres continents célestes, éclairés par des phares entrevus à des distances énormes ; cette poussière de globes lumineux ou crépusculaires où se reflétaient de l’un à l’autre les splendeurs empruntées à des soleils ; leurs évolutions dans des orbites tracées par le doigt divin ; leur apparition à l’œil de l’astronomie, comme si le ciel les avait enfantés pendant la nuit et comme s’il y avait aussi là-haut des fécondités de sexes entre les astres et des enfantements de mondes ; leur disparition après des siècles, comme si la mort atteignait également là-haut ; le vide que ces globes disparus comme une lettre de l’alphabet laissent dans la page des cieux ; la vie sous d’autres formes que celles qui nous sont connues, et avec d’autres organes que les nôtres, animant vraisemblablement ces géants de flamme ; l’intelligence et l’amour, apparemment proportionnés à leur masse et à leur importance dans l’espace, leur imprimant sans doute une destination morale en harmonie avec leur nature ; le monde intellectuel aussi intelligible à l’esprit que le monde de la matière est visible aux yeux ; la sainteté de cette âme, parcelle détachée de l’essence divine pour lui renvoyer l’admiration et l’amour de chaque atome créé ; la hiérarchie de ces âmes traversant des régions ténébreuses d’abord, puis les demi-jours, puis les splendeurs, puis les éblouissements des vérités, ces soleils de l’esprit ; ces âmes montant et descendant d’échelons en échelons sans base et sans fin, subissant avec mérite ou avec déchéance des milliers d’épreuves morales dans des pérégrinations de siècles et dans des transformations d’existences sans nombre, enfers, purgatoires, paradis symbolique de la Divine Comédie des terres et des cieux ;

Tout cela, dis-je, m’apparut, en une ou deux heures d’hallucination contemplative, avec autant de clarté et de palpabilité qu’il y en avait sur les échelons flamboyants de l’échelle de Jacob dans son rêve, ou qu’il y en eut pour le Dante au jour et à l’heure où, sur un sommet de l’Apennin, il écrivit le premier vers fameux de son œuvre :

Nel mezzo del cammin di nostra vita ,

et où son esprit entra dans la forêt obscure pour en ressortir par la porte lumineuse.

XIII

« C’en est fait ! » m’écriai-je en me réveillant, « j’ai trouvé mon poème ! » Et ce n’était pas seulement mon poème que j’avais cru trouver ; c’était le jour ou plutôt le crépuscule de ce monde de vérités que la Providence fait flotter toujours à portée, mais toujours un peu au-dessus de notre intelligence, comme le père fait flotter le fruit au-dessus de la taille de son enfant pour lui faire lever ses petites mains jusqu’à l’arbre, et pour le faire grandir par l’effort jusqu’à la branche.

Création, théogonie, histoire, vie et mort, phases primitives, successives et définitives de l’esprit, destinée de tous les êtres animés, de l’âme humaine d’abord, puis de celle de l’insecte, puis de celle des soleils, puis de celle de ces myriades d’esprits invisibles, mais évidents, qui comblent le vide entre Dieu et le néant, qui pullulent dans ses rayons, et qui sont, je n’en doute pas, aussi divers et aussi multipliés que les atomes flottants qui nous apparaissent dans un rayonnement de soleil ; je crus tout comprendre ; et, en effet, je compris tout ce que Dieu permet de comprendre à une de ses plus infimes intelligences.

Et une grande joie, une joie que je n’avais jamais goûtée avant, que je n’ai jamais goûtée depuis, se répandit dans tout mon être. Je croyais m’être approché autant qu’il était en moi du foyer de la vérité ; je n’en entrevoyais pas seulement la lueur, qui m’éblouissait, j’en sentais la chaleur, qui me descendait de l’esprit au cœur, du cœur aux sens ; j’étais ivre d’intelligence, s’il est permis d’associer ces deux mots.

XIV

En un instant mon poème épique fut conçu. Je me supposai assistant, comme un barde de Dieu, à la création des deux mondes matériel et moral. Je pris deux âmes émanées le même jour, comme deux lueurs, du même rayon de Dieu : l’une mâle, l’autre femelle, comme si la loi universelle de la génération par l’amour, cette tendance passionnée de la dualité à l’unité, était une loi des essences immatérielles de même qu’elle est la loi des êtres matériels animés (et qui est-ce qui n’est pas animé dans ce qui vit pour se reproduire ?). Je lançai ces deux âmes sœurs, mais devenues étrangères l’une à l’autre, dans la carrière de leur évolution à travers les modes de leur vie renouvelée. Je les suivis d’un regard surnaturel et éternel dans les principales transfigurations angéliques ou humaines qu’elles avaient à subir dans les mondes supérieurs et inférieurs, se rencontrant quelquefois, sans se reconnaître jamais complétement, de sphère en sphère, d’âge en âge, d’existence en existence, de vie en mort et de mort en renaissance, dans le ciel et sur la terre. Puis, après ces douze ou vingt transfigurations accomplies, qui tantôt les rapprochaient de Dieu par leurs vertus, tantôt les en éloignaient par leurs fautes, en même temps que ces vertus ou ces fautes les rapprochaient aussi ou les séparaient davantage l’une de l’autre, je les réunissais enfin dans l’unité de l’amour mutuel et de l’amour divin, à la source de vie, de sainteté et de félicité d’où tout émane et où tout remonte par sa gravitation naturelle vers le souverain bien et le souverain beau, l’Être parfait, l’Être des êtres, Dieu.

Chaque scène de ce drame sacré était empruntée à la terre ou aux autres planètes de l’espace, et les décorations poétiques changeaient ainsi, au gré du poète, comme l’époque, les événements, les personnages. Le poème s’ouvrait aux portes de l’Éden et se terminait à la fin de la terre par l’explosion du globe, rendant toutes ses âmes purifiées, divinisées par la miséricorde de Dieu, et lançant ses gerbes de feu dans le firmament comme les flammèches d’un bûcher qui se consume lui-même après l’holocauste accompli.

On comprend quelle richesse, et quelle variété, et quel pathétique, et quel mystère un pareil texte d’épopée fournissait au poète, s’il y avait eu un poète, ou si j’avais été moi-même ce poète digne de concevoir et de rendre en chants une pareille inspiration. Mais je n’étais qu’un enfant essayant de souffler des étoiles au lieu de souffler ses bulles de savon. Mon poème, après que je l’eus contemplé quelques années, creva sur ma tête comme une de ces bulles de savon colorées, en ne me laissant que quelques gouttes d’eau sur les doigts, ou plutôt quelques gouttes d’encre, car la Chute d’un Ange, Jocelyn, le Poème des Pécheurs, que j’ai perdu dans mes voyages, et quelques autres ébauches épiques que j’ai avancées, puis suspendues, sont de ces gouttes d’encre. Ces poèmes étaient autant de chants épars de mon épopée de l’âme. Je possédais dans ma pensée le fil conducteur à travers ces ébauches, et je comptais les relier à la fin les unes aux autres par cette unité des deux mêmes âmes, toujours égarées, toujours retrouvées, toujours suivies de l’œil et de l’intérêt, dans leur Divine Comédie, à travers la vie, la mort, jusqu’à l’éternelle vie !

XV

Ce poème avait quelque analogie lointaine avec la Divine Comédie du Dante. Il y a néanmoins cette différence : c’est que l’intérêt est impossible dans le plan du Dante, attendu que son poème n’est qu’un spectacle auquel il assiste sans y prendre part, une espèce de revue rapide des supplices de quelques ombres de ses ennemis. Les personnages passent comme des fantômes sous le fouet des démons et sous l’œil du poète ; l’intérêt, sans cesse morcelé et interrompu, passe avec eux et ne laisse qu’un éblouissement dans l’imagination ; tandis que, dans l’épopée telle que je la concevais, l’intérêt attaché aux mêmes âmes dans des péripéties diverses ne se rompait qu’à leur réunion définitive et à leur béatitude éternelle. Il ne manquait, je le répète, à mon épopée qu’une chose : le poète.

Le Dante ou le Tasse, ou Pétrarque pouvaient, peut-être, exécuter cette épopée de l’âme, seul sujet qui reste ; mais il n’y avait en moi, disciple trop dégénéré de ces grands hommes, que la force de rêver une telle conception sans la puissance de l’enfanter.

XVI

Revenons au Dante.

En disant ce que devait être une épopée surnaturelle après les épopées héroïques épuisées, nous avons dit ce qui, selon nous, manquait à la sienne : l’intérêt, l’universalité, l’unité.

C’est là le sujet de la violente objurgation que nous adressent, depuis quelques mois, les nombreux journaux littéraires de l’Italie. Nous avons touché à l’arche, et la majesté du dieu nous frappe de mort. Voyons cependant si nous y avons touché sans le respect convenable. Voici le fait.

Il y a quelques mois, nous fîmes imprimer, selon notre habitude, dans le journal le Siècle, quelques pages légères de notes intimes sur nos lectures, pages dans lesquelles nous parlions, comme dans une conversation au coin du feu, du Dante et de son poème.

Voici textuellement ce que nous disions. On verra, dans la suite de cette étude approfondie sur le Dante et sur son poème, que ce que nous pensons aujourd’hui ne diffère pas considérablement de ce que nous écrivions dans le Siècle. Nous définissons le Dante : Un homme plus grand que son poème.

Voici le crime ; lisez.

« Nous allons froisser bien des fanatismes. N’importe, disons ce que nous pensons.

« On peut, selon nous, classer le poème du Dante, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, parmi ces poésies locales, nationales, temporaires, qui émanent du génie du lieu, de la nation, de l’époque, et qui s’adressent aux croyances, aux passions de la multitude. Quand le poète est aussi médiocre que son pays, son peuple, son époque, ces poésies sont entraînées dans le courant ou dans l’égout des siècles avec la foule qui les goûte. Quand le poète est un grand homme comme le Dante, le poète survit éternellement, et on essaye aussi de faire survivre le poème (tout entier), mais on n’y parvient pas ; l’œuvre jadis intelligible et populaire résiste comme le sphinx aux interrogations des érudits ; il n’en subsiste que des fragments plus semblables à des énigmes qu’à des monuments. Pour comprendre le poème du Dante, il faudrait ressusciter toute la plèbe florentine de son époque (qui l’exila, le brûla en effigie et rasa sa maison) ; car ce sont les croyances, les popularités et les impopularités de cette plèbe qu’il a chantées.

« Il est puni par où il a péché : il a chanté pour le temps ; la postérité ne le comprend pas. » Je vous remercie, écrit Voltaire, d’avoir eu le courage d’écrire contre ce monstre d’obscurité, etc. Nous n’avons rien dit de si cru, de si injuste ; mais continuons la citation du Siècle.

« Tout ce qu’on peut comprendre, c’est que le poème, exclusivement toscan, du Dante était une espèce de satire vengeresse du poète et de l’homme d’État contre les partis auxquels il avait voué sa haine. Cette idée était mesquine et indigne du poète. Le génie n’est pas un jouet mis au service de nos petites colères ; c’est un don de Dieu qu’on profane en le ravalant à ces petitesses. La lyre, pour nous servir de l’expression antique, n’est pas une tenaille pour torturer nos adversaires, elle n’est pas une claie pour traîner des cadavres aux gémonies ; il faut laisser cela à faire au licteur, ce n’est pas œuvre de poète. Le Dante eut ce tort ; il crut que les siècles, infatués par la beauté de ses vers, prendraient parti contre on ne sait quels ennemis qui battaient alors le pavé de Florence. Ces amitiés ou ces inimitiés d’hommes obscurs sont parfaitement indifférentes à la postérité ; elle aime mieux un beau vers, une belle image, un beau sentiment, que toute cette chronique rimée de la place du Vieux-Palais à Florence.

« Mais le style dans lequel le Dante a écrit cette gazette de l’autre monde est impérissable. Réduisons donc ce poème bizarre à sa vraie valeur, le style. Nous savons bien que nous choquons, en parlant ainsi, toute une école littéraire récente (en France comme en Italie) ; cette école s’acharne sur le poème du Dante sans parvenir à le comprendre, comme les mangeurs d’opium, en Orient, s’acharnent à regarder le firmament pour y découvrir Dieu. Mais nous avons vécu de longues années en Italie dans la société de ces érudits commentateurs et explicateurs du Dante, qui se succèdent de génération en génération comme les ombres des hiéroglyphes sur les obélisques de Thèbes. La persévérance même de ces commentateurs est la meilleure preuve de l’impuissance du commentaire à élucider le texte. Un secret une fois trouvé ne se cherche plus avec tant d’acharnement. De jeunes Français s’évertuent maintenant à poursuivre ce sens caché qui a lassé les Toscans eux-mêmes. Que le dieu du chaos leur soit propice !

« Quant à nous, comme Voltaire, nous n’avons trouvé, dans le Dante, qu’un grand inventeur de style, un grand créateur de langue égaré dans une conception ténébreuse, un immense fragment de poète dans un petit nombre de morceaux gravés plutôt qu’écrits avec le ciseau de ce Michel-Ange de la poésie, quelquefois une grossière trivialité qui se dégrade jusqu’au cynisme du mot (le papier français n’en souffrirait pas ici la reproduction et la preuve), une quintessence de théologie scolastique qui s’élève jusqu’à la vaporisation de l’idée ; enfin, pour dire notre sentiment d’un seul mot, un grand homme et un mauvais poème ! »

XVII

On voit que la prétendue injure n’est pas mortelle, et que si j’ai été accusé, peut-être avec quelque fondement, par les Italiens, d’avoir méconnu la beauté architecturale du poème, je suis bien loin d’avoir méconnu la grandeur colossale et michel-angélesque de l’homme.

Je poursuivais, dans cette note du Siècle, la même pensée ; je citais en entier l’épisode de Francesca, et voici comment j’en parlais :

« Quoi de plus incendiaire que ces deux amants seuls avec ce livre complice qui interprète malheureusement leur silence, que cet égarement qui les perd, et enfin que ce supplice changé en félicité amère par le souvenir de leur séparation sur la terre et par le sentiment de leur indivisibilité dans le châtiment ? Si Dante avait beaucoup de pages comme celle-là, il surpasserait son maître Virgile et son compatriote Pétrarque. Peu de pages de poésie égalent en mélancolique beauté et en perfection ces quelques vers. Le tableau est étroit, la peinture est sobre de couleurs ; l’impression est éternelle ! C’est que l’émotion et la beauté y sont complètes et pour ainsi dire infinies. Et je dis pourquoi. C’est que la jeunesse, la beauté, la naïve innocence des deux personnages, qui ne se défient ni d’eux-mêmes, ni des autres ; leurs fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir terni par leur haleine, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite dans le même délire et dans le même enfer par la fatale répercussion du livre contre le cœur et du cœur lui-même contre un autre cœur, sont là des coups de pinceaux achevés. C’est que le récit est simple, court, candide comme la confession de deux enfants. Je voudrais avoir », disais-je, « je voudrais avoir pour plume le pinceau du grand peintre de sentiment Scheffer, pour traduire ici le trop court épisode de Françoise de Rimini, qui fait pleurer et rêver, dans le poème et dans le tableau de Scheffer, les imaginations amoureuses.… Il y a là une divine intelligence du cœur de la femme qui prouve que le Dante avait aimé. Il sait le secret des cœurs tendres, qu’il ne faut pas dire trop haut, même aux enfers : c’est que l’amour défie tout, excepté la séparation, le seul enfer de ceux qui aiment.

« Écoutons le poète. Il décrit d’abord en vers qui frissonnent de froid l’ouragan glacé par lequel sont éternellement fouettés et roulés dans un océan de brume et de frimas les ombres de ceux dont les flammes de l’amour coupable consumèrent ici-bas les sens et les âmes. »

Quand j’ai reproduit cette scène pathétique, que je ne reproduis pas ici en ce moment parce que je vous la reproduirai plus loin dans cet entretien, je m’écrie :

« Sapho dans sa strophe de feu n’a rien de comparable. La nature du supplice lui-même, le vent glacial qui emporte dans un tourbillon de frimas les deux coupables, mais qui les emporte ensemble, échangeant l’amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur félicité perdue, quoi de plus dans un tel récit épique ? L’émotion n’est-elle pas produite ici par le Dante en quelques vers plus complétement que par tout un poème ? Aussi c’est pour cela que le poème survit ; le poème de la théologie est mort, celui de l’amour est immortel. »

Et, après avoir reproduit un second épisode que je vous analyserai tout à l’heure, je m’écrie en finissant :

« Si l’immense poète n’est pas là, où sera-t-il ? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakespeare n’ont en si peu de notes de pareils accents. N’eût-il que ces deux scènes, Dante mériterait d’être nommé à côté d’eux ! » (Siècle, numéro du 20 décembre 1856.)

XVIII

Voilà, je le répète, les prétendus sacrilèges dont je suis coupable envers le grand Toscan ! Voilà pour quels crimes imaginaires contre l’inviolabilité de leur poète vingt journaux littéraires ou politiques de l’Italie, dont les rédacteurs n’ont certainement pas lu ma note dans son texte, me traînent sur la claie, aux égouts de l’Arno, me lapident de diatribes où la calomnie assaisonne l’injure, et m’ensevelissent tout vivant et tout brûlant de l’amour de l’Italie sous des monceaux de papier patriotique noirci de leur colère. Cette colère va jusqu’à la tragédie dans un de ces journaux qui m’a envoyé récemment à son tour son invective circulaire. « Pourquoi ma plume », s’écrie le rédacteur en finissant, « n’est-elle pas une épée, et pourquoi ne peut-elle te percer le cœur du même fer dont notre compatriote, le colonel Pepe, te perça autrefois le bras ? »

Voltaire parlait des aménités littéraires de son temps ; qu’aurait-il dit de celle-là ? Et quel fondement à tant de fureur nationale ? On vient de le voir : j’ai appelé le Dante un grand homme, un Michel-Ange de la poésie, un rival d’Homère, de Virgile, de Shakespeare, quelquefois supérieur à eux par fragments épiques ; mais j’ai eu l’audace de dire que son poème était obscur, que les expressions se perdaient quelquefois dans les nuages de la théologie mystique, et descendaient souvent jusqu’au scandale de l’image et jusqu’au cynisme du mot !

Je n’ai pas de rancune contre ces patriotes de l’hémistiche et de la rime, qui se sont crus outragés parce qu’ils ne m’avaient pas lu, et qui m’ont excommunié sur parole. Le patriotisme est honorable partout ; le génie italique est aussi une patrie dont ils défendent à coups de plume les magnifiques frontières. Seulement je les engage à viser plus juste, et à ne pas tirer sur leurs meilleurs amis en croyant tirer sur leurs ennemis. Que ne placent ils leur patriotisme de collège sur les Alpes et sur l’Apennin au lieu de le placer sur des rimes du Dante ?

Reprenons le sujet.

XIX

Mais, avant de feuilleter avec vous page à page, ces trois poèmes en un, l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, poèmes pleins de tant de splendeur de style et de tant de ténèbres d’idées, disons un mot des différentes interprétations que les traducteurs ou commentateurs français ont données du sens métaphysique de la Divine Comédie.

Il n’y a pas très longtemps que le poème du Dante a commencé à retentir au-delà des Alpes. Boileau n’en parle pas dans son Art poétique, ou, s’il en parle, dans le passage où il réprouve le merveilleux chrétien en poésie, c’est avec dédain. Voltaire en parle dans quelques lettres à des savants italiens, mais il ne l’avait évidemment pas lu tout entier (chose difficile), et on a vu plus haut qu’il en parle comme d’une monstruosité poétique.

Les premières traductions qu’on en donna en France, à la fin du dernier siècle, ne sont que des paraphrases enluminées ou affadies ; il est impossible d’y trouver trace de l’original : ce sont des dentelles sur le corps d’Hercule. La première traduction sérieuse et les premiers commentaires compétents sont la traduction et les notes explicatives du chevalier Artaud. M. Artaud était un diplomate et un savant français, résidant tantôt à Florence, tantôt à Rome. Je l’ai beaucoup connu dans ma jeunesse ; j’ai été son disciple en diplomatie italienne et en intelligence des poètes de cette terre de toute poésie. C’est lui qui m’a fait épeler le Dante, c’est à lui que je dois le droit de le comprendre et d’en parler aujourd’hui. J’aime à lui rendre ce tribut de reconnaissance sur sa tombe ; il y est descendu tard ; il s’y repose d’une vie honorable et laborieuse dans un champ des morts de Paris. Il était digne de dormir avec les illustres Toscans sur sa couche de gloire dans le champ des morts (Campo Santo) de Pise, ou dans l’église de Santa Croce à Florence, ou bien à Ravenne, à l’ombre du sépulcre du Dante ! Les Italiens devraient revendiquer sa dépouille comme ils devraient revendiquer un jour la mienne, si l’homme doit dormir en effet dans la terre qu’il a le plus aimée.

XX

La destinée de M. Artaud était bizarre. Entré dans la diplomatie française sous les derniers ministères de Louis XVI, il y était resté sous la Convention, sous le Directoire, sous le Consulat, sous l’Empire, jusqu’au jour où il n’y eut plus d’autre diplomate à Rome que le général Miollis, homme de même moelle et de mêmes os antiques que M. Artaud. Il avait passé alors à Florence de longues années dans la société d’Alfieri et de la comtesse d’Albany. Puis il était revenu à Rome avec l’Église ; il avait été l’ami de Pie VI, le plus doux des papes, et du cardinal Gonsalvi, le plus séduisant des ministres. Il y avait été à lui seul la tradition de la diplomatie française en permanence depuis le cardinal de Bernis jusqu’au duc de Montmorency-Laval, en passant par le général Duphot et par M. de Canclaux. Il était à Rome et à Florence inamovible comme la tradition, à peu près semblable à ces premiers drogmans que les puissances européennes entretiennent dans les cours d’Asie auprès de leurs ambassadeurs pour leur enseigner la langue du pays et la politique de ces cours. Un tel homme est indispensable à Rome, où il y a une politique permanente et traditionnelle à côté de souverains électifs et transitoires.

M. Artaud remplissait merveilleusement ce rôle près de la cour romaine. Lié avec tous les membres distingués de cette aristocratie élective qu’on appelle le Sacré Collège, il les avait vu arriver à Rome, y remplir successivement les divers degrés des fonctions de l’Église et de l’administration au Vatican, puis s’élever de dignités en dignités jusqu’à ces épiscopats, à ces cardinalats, à ces principautés, à cette papauté qui les rendaient arbitres de la politique sacrée ou profane du monde catholique. Les rapports qu’il avait eus avec eux dans leur jeunesse, dans leurs revers, dans leurs légations, le rendaient éminemment propre à traiter avec eux presque familièrement les grandes affaires.

Ses liaisons avec le monde savant et lettré de Rome n’étaient pas moins intimes. Nulle part il n’existe en Europe une caste savante et lettrée comparable à ces abbés romains, vivant pour ainsi dire dans les catacombes des bibliothèques, et s’enivrant depuis l’enfance jusqu’à la mort de la poussière des livres.

M. Artaud avait contracté auprès d’eux cette même passion des antiquités et des curiosités bibliographiques de l’Italie. Le matin, c’était un diplomate habile et consommé, traitant avec une autorité polie les intérêts de la France à Rome ; le soir, c’était un érudit presque monastique, élucidant avec des religieux et des bibliothécaires le texte d’un vers du Dante ou le sens d’une allusion obscure de ce poète aux hommes et aux événements de son temps. C’est pendant quarante ans d’une pareille vie que la traduction et les notes de M. Artaud furent, pour ainsi dire, filtrées goutte d’encre à goutte d’encre. Il avait transfusé son sang dans l’ombre du poète toscan. La figure même de M. Artaud avait pris quelque chose de la physionomie anguleuse, plombée, ascétique, que les peintres donnent au visage du Dante, allongé et amaigri sous son laurier.

XXI

À mon premier voyage à Rome j’avais des lettres de recommandation pour ce savant diplomate. Il m’accueillit avec cette bonté un peu supérieure d’un homme fait envers un adolescent. Ma passion précoce pour l’Italie poétique l’intéressa à moi ; il m’ouvrit le sanctuaire du Dante ; il m’apprit à épeler vers à vers ce grand poème ou cette grande énigme dont il était le sphinx depuis tant d’années. Il m’initia en même temps, par une immense variété d’anecdotes dont il était le recueil vivant, à la diplomatie consommée de la vieille cour de Rome et à l’histoire de cette capitale ecclésiastique depuis la révolution française jusqu’à la captivité de Pie VI à Savone.

Je goûtais beaucoup ces entretiens avec un homme supérieur en âge, en érudition et en politique. Je n’ai jamais perdu le souvenir de ces heures agréables passées dans son cabinet de traducteur ou dans sa chancellerie de diplomate. Ce souvenir m’a peut-être rendu partial pour sa traduction et pour ses commentaires ; mais j’avoue que jusqu’ici je n’ai pu lire avec une complète sécurité de sens le poème du Dante que dans l’édition en deux langues de M. Artaud, et en contrôlant à chaque instant le texte par le commentaire. M. Artaud n’était pas poète, j’en conviens ; mais il était savant. Dante était assez poète pour deux ; ce qu’il lui fallait, c’était un interprète. Il n’en pouvait pas avoir un, selon moi, plus pénétrant, plus consciencieux et plus fidèle que le secrétaire d’ambassade de France à Rome et à Florence. Depuis ce temps ce livre ne m’a pas quitté.

XXII

Il y a une autre traduction en français et en prose, qu’on dit excellente et que je n’ai lue que par fragments ; c’est celle d’un homme de lettres italien. M. Fiorentino s’est naturalisé Français par la pureté de son style dans notre langue. C’est un légitime préjugé en faveur du sens de cette traduction que d’avoir été écrite par un compatriote du Dante. Le sens de la Divine Comédie coule, pour ainsi dire, dans les veines des Italiens. Barbarus hic ego sum , devons-nous dire à M. Fiorentino, nous autres Barbares. Il vient de me lancer à ce titre une indulgente épigramme dans un article de journal ; nous l’avons acceptée en toute humilité. Un traducteur qui venge son poète est respectable dans sa piété filiale. Le droit des traducteurs est de confondre tellement leur personne avec la personne de leur modèle que les critiques adressées à l’un blessent l’autre, et que, si on évoque le Dante, M. Fiorentino a le droit de répondre : « Me voilà ! »

Nous admettons cette identité sans doute très légitime entre le poète et l’interprète : c’est l’identité de la voix et de l’écho. M. Fiorentino a été un bel écho de l’Italie en France. Sa petite épigramme imméritée (car nous ne nous sommes jamais mis, comme poète, au niveau seulement d’un vers du Dante) ne nous empêchera pas de remercier cet écrivain de son excellente interprétation.

Après lui M. Mongis, en vers, M. Brizeux, digne de lutter corps à corps, et plusieurs autres traducteurs sérieux ont tenté l’œuvre.

XXIII

M. de Lamennais, c’est-à-dire un souverain ouvrier de style, a consacré ses dernières années à une traduction littérale et mot à mot de la Divine Comédie. M. de Chateaubriand avait consacré ainsi ses dernières veilles d’écrivain à une traduction de Milton.

Il est glorieux sans doute pour l’Italie comme pour l’Angleterre que les deux plus grands prosateurs français de ce siècle n’aient pas jugé au-dessous de leur talent de copier ces deux modèles étrangers et d’écrire leurs noms sur les piédestaux éternels de Milton et de Dante ; mais le système de traduction qu’ils ont adopté l’un et l’autre est, selon nous, un faux système, un jeu de plume plutôt qu’une fidélité de traducteur. Ils ont voulu, par une copie servile plutôt que fidèle, rendre le mot par le mot, la phrase par la phrase, la syllabe par la syllabe. Erreur ! ils ont montré en cela qu’ils ne s’étaient pas rendu compte du génie des langues.

Que vous demande, en effet, le lecteur ? Ce ne sont pas des mots qu’il demande, c’est du sens. Or deux langues différentes n’expriment pas le même sens dans les mêmes mots, ni même dans le même nombre de mots. Si vous vous astreignez à rendre puérilement le vers par le vers, le mot par le mot, le tercet par le tercet, l’octave par l’octave, que faites-vous ? Vous faussez par l’effort votre propre langue sans parvenir à lui faire rendre ni la forme ni le sens de la langue que vous traduisez. L’instrument n’est pas le même ; vous ne le manierez pas avec la même mesure et avec le même doigté. Vous faites ce que voudrait faire un musicien qui prétendrait imiter le violon avec la cimbale ou la flûte avec le tambourin. Encore une fois, ce n’est pas l’expression qu’il faut traduire, c’est le sentiment. Pour transvaser ce sentiment, cette poésie, cette harmonie, cette image, d’un dialecte dans un autre, vous n’avez pas trop de toute la liberté, de toute la souplesse, de toute la richesse de votre langue. Ne vous entravez donc pas vous-même en vous liant comme un bœuf servile au joug parallèle du mot à mot. C’est ce qu’avait fait M. de Chateaubriand pour Milton, c’est ce qu’a voulu faire M. de Lamennais pour le Dante ; œuvre estimable, mais malheureuse, où la servilité détruit la fidélité.

XXIV

Un autre jeune traducteur de la Divine Comédie tente en ce moment une œuvre mille fois plus difficile, et, chose plus étonnante encore, il y réussit.

Nous voulons parler de la traduction de la Divine Comédie en vers français, par M. Louis Ratisbonne.

Malgré le prodigieux effort de talent et de langue nécessaire pour traduire un poète en vers, M. Louis Ratisbonne n’a pas seulement rendu le sens, il a rendu la forme, la couleur, l’accent, le son. Il a communiqué au mètre français la vibration du mètre toscan ; il a transformé, à force d’art, la période poétique française en tercets du Dante. Ce chef-d’œuvre de vigueur et d’adresse dans le jeune écrivain est tout à la fois un chef-d’œuvre d’intelligence de son modèle. M. Louis Ratisbonne rappelle la traduction, jusqu’ici inimitable, des Géorgiques de Virgile par l’abbé Delille ; mais le Dante, poète abrupte, étrange, sauvage et mystique tout ensemble, est mille fois plus inaccessible à la traduction que Virgile. La lumière se réfléchit mieux que les ténèbres dans le miroir de l’esprit humain comme dans le miroir de l’Océan. Le vers de M. Ratisbonne roule, avec un bruit latin, dans la langue française, les blocs, les rochers et jusqu’au limon de ce torrent de l’Apennin toscan qu’on entend bruire dans les vers du Dante.

XXV

D’autres écrivains de notre âge, parmi lesquels on doit citer M. de Saint-Mauris, qui a consacré dix années d’étude patiente et forte à cette reproduction de la Divine Comédie ; d’autres aussi, qu’on annonce et qu’on nomme déjà avec espérance, ont vulgarisé ou vulgarisent de plus en plus le Dante parmi nous. Il y a dans ce culte une révélation de l’esprit de ce siècle ; c’est le symptôme d’une renaissance de la poésie grave et philosophique chez une nation qui a trop longtemps confondu la poésie et la futilité. Le fleuve poétique remonte à sa source pour y retrouver ces eaux qui coulent des hauts lieux. Le Dante, malgré ses défauts, est certainement pour notre époque un de ces glaciers inabordables d’où ces eaux fécondes coulent sous les nuées et sous les ténèbres du moyen âge. On n’a pas voulu le traduire seulement, on a voulu le comprendre, et cet effort a produit le bel ouvrage de M. Ozanam intitulé : Dante et la philosophie catholique du treizième siècle.

Hélas ! nous avons aimé comme ami et pleuré ce studieux et pieux jeune homme. Il ressemblait, par la physionomie, par l’âme, par la sérénité du regard, par le timbre même monotone, affectueux et voilé de sa voix, à un brahme chrétien venu des Indes en Europe pour y prêcher l’Évangile de la science calme de la contemplation mystique et de l’adoration extatique à notre monde de discorde et de contention.

Ozanam croyait, comme nous, que la vérité était à plus grande dose dans le cœur que dans l’esprit. Ses dogmes ruisselaient d’onction, comme les soleils d’Orient ruissellent le matin et le soir de rosée. Bien que ma philosophie ne fût plus la sienne, dans tous les articles de ce grand symbole qui unit les esprits à la base et qui les sépare quelquefois au sommet, ces différences également respectées, parce qu’elles étaient également sincères, n’établissaient aucune divergence d’âme et aucune froideur de sentiment entre nous. Son orthodoxie parfaite pour lui-même était une charité d’esprit parfaite aussi pour les autres. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de tendresse pour les hommes. Cette atmosphère cordiale adoucissait toutes les aspérités entre les idées. Il respirait et il aspirait je ne sais quel air balsamique qui avait traversé le vieil Éden. Chacune de ces respirations et de ces aspirations vous prenait le cœur et vous donnait le sien. On pouvait différer, on ne pouvait pas disputer avec cet homme sans fiel. Sa tolérance n’était pas une concession, c’était un respect. Ozanam était le saint Jean de la philosophie platonicienne et monastique de la Renaissance. Il s’endormait sur le sein de son maître, Dante, et il y faisait de divins songes.

Un de ces songes mêlés de nuages et de lumière, de merveilleux et de vérité, est son livre intitulé de Dante et de la Philosophie catholique au treizième siècle.

L’italien avait été la langue de son berceau, de graves études l’avaient initié depuis à tous les arcanes du moyen âge. Il avait pris ce crépuscule pour le grand jour. En cela nous ne partagions pas ses illusions ; c’est la raison qui fait le jour dans les siècles, ce n’est pas la crédulité. Mais il faut respecter la lumière jusque dans son aurore. Le moyen âge était une aurore. Dante, semblable au Lucifer du tableau du Guide, déchirait les ombres et secouait le flambeau devant ses pas.

Un mot, en passant, de ce livre d’Ozanam.

XXVI

On sait que le poème du Dante a, selon ses interprètes et selon le poète lui-même (dans sa Vita nuova), deux sens : un sens littéral et poétique pour les profanes, un sens mystique et symbolique pour les initiés.

C’est ce sens mystique et symbolique des amours et de la poésie de Dante qu’Ozanam s’efforce de découvrir, et c’est dans ce sens mystique et symbolique du poème qu’il s’efforce aussi de faire reconnaître et admirer la philosophie religieuse du moyen âge chrétien. Selon lui, Dante serait une espèce d’Ovide supérieur ; ses poèmes seraient des espèces de métamorphoses chrétiennes, racontant, chantant, expliquant tous les dogmes surnaturels de la religion nouvelle qui avait remplacé le paganisme. Il y a dans ceci du vrai et du faux, mais le vrai domine. Écoutons dans quelques belles pages cette voix d’Ozanam si digne de parler des choses de l’esprit.

« C’est vers le milieu de cette période, à l’heure du chant du cygne de la philosophie antique mourante, que la philosophie du moyen âge devait avoir son poète. La poésie est, en effet, comme un corps glorieux sous lequel la pensée demeure incorruptible et éternelle. Immortalité et popularité, ce sont les deux dons divins dont les poètes ont été faits les dispensateurs. La philosophie grecque avait eu son Homère en la personne de Platon. » (Ne pourrait-on pas dire que la philosophie spiritualiste avait commencé à Platon ?)

« La philosophie scolastique, celle du moyen âge, menacée d’une décadence plus rapide, éprouvait le besoin d’être consolée par un grand poète. Le poète qui allait venir avait donc sa place marquée dans le temps. »

« Être conçu dans l’exil et y mourir », ajoute Ozanam, « remplir de hautes magistratures et subir les dernières infortunes, ce destin a été celui de beaucoup d’autres ; mais d’autres circonstances avaient ménagé à Dante une autre vie que la vie publique, une vie de cœur dont il faut, pour le comprendre, pénétrer les mystères. En effet, selon les lois qui régissent le monde spirituel, pour qu’une âme s’élève, elle a besoin de l’attraction d’une autre âme. Cette attraction, c’est l’amour. Dante ne devait pas échapper à la loi commune. À neuf ans, à un âge dont l’innocence ne laisse rien soupçonner d’impur, il rencontra dans une fête de famille Béatrice, jeune enfant, pleine de noblesse et de grâce. Cette vue fit naître en lui une affection qui n’a pas de nom sur la terre et qu’il conserva plus tendre et plus chaste encore durant la périlleuse saison de l’adolescence. C’étaient des rêves où Béatrice se montrait à lui radieuse. Mais surtout quand Béatrice quitta la terre dans tout l’éclat de la jeunesse, il la suivit par la pensée dans ce monde invisible dont elle était devenue l’habitante, et il se plut à la parer de toutes les fleurs de l’immortalité. Il l’entoura des chœurs des anges, il la fit asseoir sur les degrés les plus hauts du trône de Dieu. Ainsi cette beauté se transforma pour lui en un type idéal qui remplissait son imagination et qui devait la faire se dilater et s’épancher au dehors. Il voulut dire ce qui se passait en lui ; il voulut, selon sa propre expression, noter les chants intérieurs de l’amour, et Dante fut poète. »

« Mais comme il faut toujours », poursuit Ozanam, « que la nature humaine se trahisse par quelque côté, les belles qualités de ce poète se déshonorèrent quelquefois par leurs excès. Au milieu des luttes civiles, la haine de l’iniquité devint une colère aveugle qui ne sut jamais pardonner. Alors il allait par les rues de Florence, jetant des pierres aux femmes et aux enfants qui calomniaient son parti politique. Alors il s’écriait, dans une discussion philosophique : « Ce n’est point par des arguments, c’est par le couteau qu’il faut répondre à ces stupidités ! » Alors aussi, quoique protégé par le souvenir de Béatrice, sa sensibilité elle-même résistait mal aux séductions d’autres beautés. Ses poésies lyriques, qui ont précédé la composition de son poème, ont gardé les traces de ses affections profanes et passagères, qu’il essaya en vain de voiler à demi sous des allusions symboliques. »

« La poésie épique », dit plus loin le jeune commentateur, « apparaît, à son origine, revêtue d’un caractère sacerdotal, se mêlant à la prière et à l’enseignement religieux ; c’est pourquoi, dans les temps même de décadence, le merveilleux demeure un des préceptes de l’art poétique. Aussi, dès le paganisme, les grandes compositions orientales, comme le Mahabarata ; les cycles grecs, comme ceux d’Hercule, de Thésée, d’Orphée, d’Ulysse, de Psyché ; les épopées latines de Virgile, de Lucain, de Stace, de Silius Italicus ; et enfin ces ouvrages qu’on peut nommer des poèmes philosophiques, la République de Platon et celle de Cicéron, eurent leurs voyages aux cieux, leurs descentes aux enfers, leurs nécromancies, leurs morts ressuscités ou apparus pour raconter les mystères de la vie future. Le christianisme dut favoriser encore davantage l’intervention des choses surnaturelles dans la littérature qui se forma sous ses auspices. Les victimes qui remplissent l’Ancien et le Nouveau Testament inspirèrent les premières légendes ; les martyrs furent visités dans leurs prisons par des visions prophétiques ; les anachorètes de la Thébaïde et les moines du mont Athos avaient des récits qui trouvèrent des échos dans les monastères d’Irlande et dans les cellules du mont Cassin. Rien n’était plus célèbre, au dix-huitième siècle, que les songes de sainte Perpétue et de saint Cyprien, le pèlerinage de saint Macaire Romain au paradis terrestre, le ravissement du jeune Albéric, le purgatoire de saint Patrick et les courses miraculeuses de saint Brendan. — Ainsi de nombreux exemples et toutes les habitudes littéraires contemporaines nous montrent les régions éternelles comme la patrie de l’âme, comme le lien naturel de la pensée. Dante le comprit, et, franchissant les limites de l’espace et du temps pour entrer dans le triple royaume dont la mort ouvre les portes, il plaça de prime abord la scène de son poème dans l’infini.

« Là il se trouvait au rendez-vous des générations, jouissant du même horizon qui sera celui du jugement universel, et qui embrassera toutes les familles du genre humain. Il assistait à la solution définitive de l’énigme des révolutions. Il jugeait les peuples et les chefs des peuples ; il était à la place de celui qui un jour cessera d’être patient, puisant à son gré au trésor des récompenses et des peines. Il avait l’occasion de dérouler, avec la magnificence de l’épopée, ses théories politiques, et d’exercer, avec cette verge de la satire que les prophètes n’ont pas dédaigné de manier, ses impitoyables vengeances. Là, comme un voyageur attendu à l’arrivée, il rencontrait Béatrice, qui l’avait précédé de quelques jours ; il la voyait telle qu’il se l’était faite dans ses plus beaux rêves ; il la possédait dans son triomphe. Ce triomphe céleste avait peut-être été l’idée primitive et génératrice de la Divine Comédie, conçue comme une élégie où viendraient se réfléchir les mélancolies et les consolations d’un pieux amour. »

XXVII

M. Ozanam cite ici l’interprétation philosophique et symbolique de la Divine Comédie par le fils du Dante lui-même, si peu de temps après la mort de son père, et à un moment où la tragédie paternelle devait retentir encore dans l’oreille du fils. Voici cette interprétation filiale ; tout donne lieu de croire qu’elle est la vérité sur cette étrange composition.

« L’œuvre entière se divise en trois parties, dont la première se nomme Enfer, la seconde Purgatoire, la troisième et dernière Paradis. J’en expliquerai d’avance et d’une façon générale le caractère allégorique en disant que le dessein principal de l’auteur est démontrer, sous des couleurs figuratives, les trois manières d’être de la race humaine. « Dans la première partie il considère le vice, qu’il appelle Enfer, pour faire comprendre que le vice est opposé à la vertu comme son contraire, de même que le lieu déterminé pour le châtiment se nomme Enfer à cause de sa profondeur, opposée à la hauteur du ciel. La deuxième partie a pour sujet le passage du vice à la vertu, qu’il nomme Purgatoire, pour montrer la transmutation de l’âme qui se purge de ses fautes dans le temps, car le temps est le milieu dans lequel toute transmutation s’opère. La troisième et dernière partie est celle où il envisage les hommes parfaits ; et il l’appelle Paradis, pour exprimer la hauteur de leurs vertus et la grandeur de leur félicité, deux conditions hors desquelles on ne saurait reconnaître le souverain bien. C’est ainsi que l’auteur procède dans les trois parties du poème, marchant toujours, à travers les figures dont il s’environne, vers la fin qu’il s’est proposée. »

XXVIII

D’après cet indice fourni par le fils du Dante sur les intentions philosophiques et poétiques de son père, M. Ozanam, comme la plupart des commentateurs italiens, voit dans la fable du Dante une philosophie tout entière ; il appelle cette doctrine la philosophie catholique du moyen âge. On l’appellerait plus justement, selon nous, la philosophie spiritualiste de tous les âges, incorporée dans quelques dogmes et dans quelques formes de l’imagination christianisée du temps.

Le christianisme alors, en Italie, à Florence surtout, se dégageait mal de la philosophie platonique, avec laquelle il sembla un moment prêt à se confondre sous les Médicis. Le mélange, souvent grotesque, des personnages de la Fable et de la Bible, de Virgile et des prophètes, des Muses et de Béatrice, du Ciel et de l’Élysée, dans le poème, est une contre-épreuve de ce qui se passait à cet égard dans l’imagination du peuple et du poète. Dante était, pour ainsi dire, un païen à peine converti, traînant encore dans l’Église les théories de son vieux culte et les lambeaux de son premier costume.

Ici M. Ozanam, dans un long et savant volume, suit pas à pas le Dante dans sa théologie, dans son astronomie, dans sa science scolastique, et montre partout la concordance allégorique de la foi du Dante, de la science du temps et de l’invention surnaturelle du poète. Ceci devient sous la main d’Ozanam un vaste traité de scolastique moderne dans lequel nous ne le suivrons pas. Il nous suffit d’avoir donné au lecteur, qui voudra lire les trois poèmes tout entiers, la clef de ces interprétations retrouvées et présentées par un judicieux et savant esprit.

Ce commentaire rend, en passant, à chacun ce qui lui appartient dans le trésor philosophique et poétique du Dante. Il rapporte avec justice l’idée générale du poème à cet incomparable fragment de la philosophie, de la raison et de l’éloquence antique dans Cicéron, intitulé le Songe de Scipion. Ce fragment, que nous avons reproduit nous-même dans la vie de Cicéron, est, selon nous, la plus belle profession de foi rationnelle qui ait été écrite par une main d’homme au-dessus des fictions et des crédulités d’imagination de l’antiquité.

« Parmi les réminiscences qui ont inspiré la Divine Comédie, celles de Cicéron me frappent d’abord. Lorsque Dante parcourt les cercles du paradis, écoutant le bruit harmonieux des astres et cherchant des yeux au fond de l’espace la terre imperceptible ; lorsqu’il apprend de son bisaïeul, Caccia-Guida, sa mission périlleuse et son exil, on reconnaît le récit du Songe de Scipion. Au moment de commencer sa carrière de gloire, le héros est ravi en songe en un lieu élevé du ciel, où son aïeul l’Africain, lui découvrant les honneurs, les périls et les devoirs qui l’attendent, le prépare à cette destinée par le spectacle de l’économie divine qui soutient l’univers, police les sociétés et dispose souverainement des hommes. Du haut du temple céleste, au milieu des âmes justes qui vont et viennent par la voie lactée, Scipion écoute les sept notes de cette musique éternelle que forment les astres ; il contemple les espaces où ils roulent, et, quand enfin il aperçoit la terre si petite, et sur la terre le point obscur qui est l’empire romain, il a honte d’une puissance qui trouve si tôt ses limites, il aspire à une félicité que rien ne circonscrive. Son aïeul lui en découvre le secret, et dans ce cadre admirable Cicéron rassemblait ses plus fortes doctrines sur Dieu, la nature, l’humanité. Il en avait fait le dernier livre de son traité de Republica, cherchant ainsi, dans l’éternité, la sanction des lois destinées à contenir les peuples dans le temps.

« C’est la gloire du Dante », dit Ozanam en finissant, « d’avoir imprimé sa marque, la marque de l’unité, sur un sujet immense dont les éléments mobiles roulaient depuis bientôt six mille ans dans la pensée des hommes.

« Le génie ne peut rien de plus. Il n’a pas mission, quoi qu’on ait dit, de créer, d’introduire des idées dans le monde ; il y trouve tout ce qu’il faut de lumière pour les yeux ; mais il les trouve flottantes, nuageuses, en tourbillon et en désordre. La hardiesse est d’arrêter chez soi, au passage, ces pensées fugitives ; de percer leur nuage, de saisir au vif les beautés qu’elles recèlent ; de les fixer, enfin, en les enchaînant, en y mettant l’ordre, en les forçant de se produire par les œuvres. Je crois voir l’originalité souveraine dans cette force d’un grand esprit qui soumet ses idées, les fait obéir, et en obtient tout ce qu’elles peuvent, en sorte que le dernier secret du génie comme de la vertu serait encore de se rendre maître de soi. Si l’homme, d’après les philosophes, est un abrégé de l’univers, il ne se montre jamais si puissant que lorsqu’il maîtrise cet univers intérieur, ce tumulte orageux de sentiments et de pensées qu’il porte en lui. Dieu s’est réservé le pouvoir de créer ; mais il a communiqué aux grands hommes ce second trait de sa toute-puissance, de mettre l’unité dans le nombre et l’harmonie dans la confusion. »

XXIX

Je ne peux quitter ce beau travail d’un esprit aussi philosophique que tolérant sans déplorer la mort précoce qui brisa la plume dans la main de ce jeune disciple du Dante. Ozanam fut enlevé au paradis de son poète favori en laissant sur la terre la Béatrice de ses inspirations et de son amour. Un esprit tel que le sien eût été bien nécessaire à ce temps de contention pénible où la philosophie, redevenue religieuse, et où l’orthodoxie, redevenue platonicienne, si elles ne peuvent pas se confondre, cherchent néanmoins à s’avancer dans une concorde divine sur la double voie que la raison et le cœur cherchent vers le même but : la science est le service de Dieu. Homme de paix et non de dispute, si Ozanam n’avait pas conquis les esprits à ses doctrines, que de cœurs n’aurait-il pas conquis à la paix ! Or la dispute est-elle plus favorable que la paix aux progrès de la vérité dans les deux ordres d’esprits qui s’occupent des choses surnaturelles ? C’est encore un vers du Dante qui répond :

Esser conviene
Amor sementa in voi d’ogni virtute .
(Chant 17e du Purgatoire.)
« Que l’amour soit en vous la semence de toute vertu. »

La plus belle des œuvres d’Ozanam, la société fondée pour l’assistance des misères du peuple, sous les auspices du saint de la charité moderne, Vincent de Paul, ne fut-elle pas une œuvre d’amour impartial qu’on s’efforcerait vainement de méconnaître ou de rétrécir aujourd’hui ?

Toujours attaché à la grande figure symbolique du Dante, Ozanam méditait, dans ses derniers jours, une histoire complète de la littérature, depuis le cinquième siècle jusqu’au treizième. On ne peut lire sans attendrissement le prologue inachevé de son œuvre.

« Nous sommes tous des serviteurs inutiles », écrit-il en sentant déjà défaillir sa vie, « mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu’une goutte de ses rosées. Je ne sais quel sort attend ce livre, ni s’il s’achèvera, ni si j’atteindrai la fin de cette page qui fuit sous ma plume ; mais j’en sais assez pour y mettre le reste, quel qu’il soit, de mon ardeur et de mes jours. Je le commence dans une heure solennelle. Le vendredi saint du grand jubilé de 1300, Dante, arrivé, comme il le dit, au milieu du chemin de sa vie, désabusé de ses passions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la carrière, le cœur un moment lui manqua ; mais trois femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du ciel. Virgile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, il s’enfonça courageusement dans ce chemin ténébreux. Comme lui je veux faire le pèlerinage des trois mondes… Mais, tandis que Virgile abandonne son disciple avant la fin de sa course, Dante, lui, m’accompagnera jusqu’aux dernières hauteurs du moyen âge, où il a marqué sa place, et celle qui est pour moi Béatrice m’a été laissée sur cette terre pour me soutenir d’un sourire et d’un regard, pour m’arracher à nos découragements, et pour me montrer sous sa plus touchante image la puissance de l’amour chrétien dont je vais raconter les œuvres... »

XXX

Bientôt après, chassé par la langueur croissante de la maladie de place en place pour retremper sa vie dans un rayon de soleil, Ozanam écrivait de Pise cette page en marbre, ces lignes du 23 avril 1853, véritable psaume d’agonie chanté sur les tombes du Campo santo.

« J’ai dit au milieu de mes jours : J’irai aux portes de la mort.

« Ma vie est repliée derrière moi comme la tente des pasteurs.

« Le fil qui s’ourdissait encore est coupé comme sous le ciseau du tisserand. Entre le matin et le soir vous m’avez conduit à ma fin.

« Mes yeux se sont fatigués à force de s’élever au ciel.

« J’accomplis aujourd’hui ma quarantième année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien aimée, une charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondement à un ouvrage longtemps rêvé. Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections mondaines ? Si je vendais mes livres pour en donner le prix aux pauvres ; si je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents ; seriez-vous satisfait, Seigneur, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’élever mon enfant ? Peut-être n’accepterez-vous point cet holocauste ? C’est moi que vous voulez ! Me voici, Seigneur, je viens !

« Je viens ! Si vous m’appelez, je n’ai pas le droit de me plaindre. Vous avez donné quarante ans de vie à une créature qui est arrivée sur la terre maladive, frêle, destinée à mourir dix fois sans les tendresses d’un père et d’une mère qui l’avaient seuls sauvée. Mais peut-être, Seigneur, exaucerez-vous ma prière d’une autre manière ? Vous me donnerez le courage de la résignation, vous me ferez trouver dans la maladie une source de mérites et de bénédictions, et ces bénédictions vous les ferez retomber sur ma femme, sur mon enfant. »

XXXI

Ozanam allait, à la fin de l’automne, s’embarquer pour la France. En quittant la maison qu’il avait habitée au bord de la mer, dans ces tièdes maremmes de Toscane où l’on respire une atmosphère d’Élysée antique, dit M. Lacordaire, son ami, dans un récit véritablement virgilien de sa mort, il ôta son chapeau pour saluer le soleil et le firmament. Sa femme, son enfant, ses frères étaient là. Il éleva ses mains au ciel et dit à haute voix : « Je vous remercie, mon Dieu, des souffrances et des afflictions que vous m’avez envoyées dans cette demeure que je quitte. Acceptez-les en rémission de mes faiblesses. » Puis, se tournant vers sa femme : « Je veux, ajouta-t-il, qu’avec moi tu bénisses Dieu de mes douleurs. » Et en l’embrassant : « Je le bénis aussi des consolations qu’il m’a données ! » en révélant à cette Béatrice, par un regard et par un triste sourire, que ces bonheurs et ces consolations avaient été pour lui personnifiés en elle. Il expira en touchant le rivage de la France.

Voilà le traducteur qu’il fallait au poète mystique de la philosophie des trois mondes. M. de Lamennais, écrivain plus consommé dans le maniement de la langue, avait dans l’esprit l’énergique âpreté du Dante, Ozanam en avait l’onction : le rocher est imposant, mais il n’est beau que quand il ruisselle pour désaltérer un peuple ; sous la main d’Ozanam il aurait ruisselé des larmes épiques des abondances du cœur.

Quant aux commentaires sur le sens obscur de l’histoire de la philosophie du poème, Ozanam n’aurait pas mieux réussi que M. de Lamennais à répandre une complète lumière sur ce chaos. Tous ces commentaires ne sont au fond que de la nuit délayée avec des ténèbres. C’est la poésie qu’il faut chercher dans ce livre ; ce ne sont pas des opinions posthumes ou des allusions mortes.

Nous allons, le livre à la main, vous conduire, autre Virgile, dans ces trois mondes, pour y glaner çà et là des vers sublimes, et pour y recueillir, dans l’aridité des siècles en poudre, quelques-unes de ces gouttes de rosée qu’on trouve à la fin d’une longue nuit sur l’herbe des tombes.

Lamartine.