(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxve entretien. Histoire d’un conscrit de 1813. Par Erckmann Chatrian »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxve entretien. Histoire d’un conscrit de 1813. Par Erckmann Chatrian »

cxxxve entretien.
Histoire d’un conscrit de 1813.
Par Erckmann Chatrian

I

Un phénomène, c’est-à-dire un nouveau genre de beauté en littérature, inventé comme par accident, sorti du néant, ne répondant à rien de ce qui a été conçu jusqu’ici, n’ayant été ni prédit, ni annoncé, ni vanté d’avance, mais né de soi-même, comme un instinct irréfléchi, et s’emparant de l’attention comme par une force de la nature, vient de se produire inopinément parmi nous. Nouveauté et vérité sont les noms de ce chef-d’œuvre, ce sont deux beaux noms. Le genre littéraire vieillissait, il va rajeunir ! Or quel est l’auteur ou quels sont les auteurs de ce phénomène ? car ils sont deux, c’est-à-dire qu’ils sont anonymes. On comprend le génie qui est personnel ou qui n’est pas dans un seul homme ; mais on ne le comprend pas dans deux hommes égaux en facultés et en aptitudes. Ce serait un miracle que Dieu n’a pas fait. Il y a donc là non-seulement un phénomène, il y a une énigme. Laissons-la, l’avenir nous l’expliquera. Ces deux hommes jeunes, dit-on, encore, se nomment l’un Erckmann, l’autre Chatrian. Il nous dira juste auquel de ces deux hommes nous devons l’étonnement, la direction, la gloire. En attendant, nous tiendrons la couronne suspendue sur deux trônes, quitte à couronner l’ombre pour la réalité, ou l’écho pour la voix. Qu’ils s’arrangent ; les grandes œuvres de l’humanité sont anonymes, un roman peut bien l’être.

Mais est-ce un roman ?

Non.

II

Un pauvre jeune conscrit de 1813, cueilli avant sa fleur, c’est-à-dire avant vingt ans, quoique boiteux, par ce hasard barbare de la conscription, pour remplacer les 500,000 hommes que nous venons de perdre sans rime ni raison nationale dans les glaces de Moscou, est amoureux d’une de ses cousines. Il se fie en son infirmité ; il est apprenti horloger chez un brave vieillard, nommé le père Goulden ; il va le dimanche dîner chez la veuve, mère de sa cousine, la journée se passe à parler de choses et d’autres et à s’asseoir innocemment sur la même chaise, pendant que la mère prépare la bouillie de maïs doré et le pruneau cuit qui la parfume. Le soir, il revient chez le père Goulden, excellent homme qui l’aime comme un père, et qui lui donne de bons conseils comme à un fils. Docile, laborieux, reconnaissant, Goulden habite Phalsbourg, petite ville de l’Alsace ; la tante habite à deux lieues de là, le hameau des Quatre-Vents, avec sa fille, Catherine. La conscription menace, mais Joseph ne la craint pas. Goulden, qui monte les horloges du maire et du commandant de place de Phalsbourg, lui répond de leur protection pour faire valoir son infirmité. Goulden se trompe, Joseph est déclaré valide, il part pour la campagne de Leipzig, il est blessé, il revient à Phalsbourg, il retrouve sa cousine, il l’épouse ; Goulden les reçoit, eux et leur tante. La France est inondée de ce reflux trop naturel d’ennemis que Bonaparte est allé provoquer partout pendant quinze ans. Voilà tout le roman, ou plutôt c’est l’histoire ; une légende du bas peuple, pour lui apprendre à détester la guerre et à aimer la justice, la paix, le travail et l’honnête contentement. Mais les détails de ce simple roman sont vrais comme l’histoire et mille fois plus vrais que les histoires de l’Empire, dont des hommes de grand talent flattent la gloire pour grandir leur héros.

Une chose même m’étonne profondément en lisant et en relisant cette légende du vrai peuple de 1813, c’est que ces jeunes gens (car on m’assure que MM. Erckmann et Chatrian sont très-jeunes), c’est que ces jeunes gens, dis-je, aient pu avoir, à distance, une connaissance si vraie, si précise et si complète, et pour ainsi dire l’impression photographiée et toute vivante d’un souvenir personnel de ces événements. J’avoue même que moi, qui vivais, qui pensais et qui sentais déjà en ce temps-là, moi qui partageais les angoisses du peuple pauvre et sacrifié à la noblesse des barons d’empire, je retrouve dans ce livre la mémoire minutieuse de cette époque de la grandeur d’un homme de guerre et de la servitude d’un peuple ébloui de ses chaînes : il n’y a pas de plus grande leçon de dédain pour l’opinion de l’humanité que celle que l’humanité donne elle-même en divinisant quarante ans après le maître qui faisait de l’héroïsme avec le sang inutilement versé de quelques millions de ses pareils. Toutes les fois que je passe sur la place Vendôme et que je vois ces couronnes d’immortelles déposées là comme des trophées d’amour par les enfants de ce peuple à contre-sens, je détourne les yeux et je me dis tout bas : « Grand homme, si tu es aussi grand que cette colonne te fait, combien tu dois avoir pitié de ceux qui t’élèvent. »

J’ai souvent senti aussi que cette fidélité de mémoire et cette exactitude de détails n’étaient pas possibles à d’autres qu’à des témoins oculaires et que les pères de MM. Erckmann et Chatrian étaient, en effet, les véritables auteurs de ce récit. Dieu sait si j’ai tort ou raison dans mon opinion ; mais en tout cas, elle est le plus sincère hommage à ce duo de talent des fils qui les grandit par leurs pères.

III

Le roman est l’épopée domestique, le poëme épique du foyer. À présent que l’époque semi-fabuleuse de l’épopée est passée pour les nations, le roman est devenu presque la seule littérature. Mais il y a un roman imaginaire dont les lecteurs se lassent bientôt, parce qu’il ne laisse rien dans l’esprit que des situations forcées et des combinaisons fantaisistes ; il faut une triple oisiveté dans l’âme pour persévérer dans le goût de cette espèce de roman. Cela ne convient qu’aux jeunes filles et aux vieillards. C’est un jeu de poupées sérieuses qu’on place à volonté les unes en face des autres, et auxquelles on fait débiter leurs rôles sans vraisemblance et sans intérêt. Le roman théâtral n’est acceptable que sur le théâtre où on le transporte ordinairement, parce que, avant d’y aller, on est décidé d’avance à tout croire pendant une heure de crédulité convenue.

Mais il y a maintenant une autre espèce de roman qui n’invente rien, parce que le seul inventeur, c’est Dieu, mais qui raconte avec la fidélité de la vérité ce que l’histoire véridique nous a transmis par ses acteurs secondaires ; qui prend ses héros non parmi les grands hommes et les héros, mais dans les rangs les plus obscurs du peuple, et qui montre l’influence de l’ambition et de ce qu’on nomme la gloire d’un seul sur le sort de tous. Le mérite de ce roman, c’est la vérité vraie des sentiments et des situations, c’est, si vous voulez, la naïveté de la vie.

Chacun se reconnaît dans son image et l’intérêt qui s’attache à l’événement n’a aucun besoin de rien feindre pour être touché. C’est de son propre cœur qu’on tire les larmes. Seulement, il faut que la simplicité des détails et la naïveté des récits forcent le lecteur à reconnaître qu’on ne le trompe pas et qu’il se dise : « Cela est si naturel que la nature ne se laisserait pas imiter à ce point ; cela est si vrai qu’aucun mensonge ne pourrait se glisser dans la sincérité de ces événements, ou dans les paroles de ces personnages. C’est là le mérite singulièrement difficile de ces livres. L’auteur n’est plus un auteur, c’est un homme ! Il faut, pour les écrire, autant de talent qu’il faut de génie naturel pour les concevoir. Le naturel n’est-il pas le chef-d’œuvre du talent ?

Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1801, chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge, près la porte de France.

C’est là qu’il fallait voir arriver des princes, des ambassadeurs et des généraux, les uns à cheval, les autres en calèche, les autres en berline, avec des habits galonnés, des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps ! quel mouvement !

En cinq ou six ans l’hôtelier Georges fit fortune : il eut des prés, des vergers, des maisons et des écus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, de Suisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas à quelques poignées d’or répandues sur les grands chemins ; c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sorte de ne rien ménager.

Du matin au soir, et même pendant la nuit, l’hôtel du Bœuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches, étincelantes d’argenterie et couvertes du gibier, de poisson et d’autres mets rares, autour desquels ces voyageurs venaient s’asseoir côte à côte. On n’entendait dans la grande cour derrière que les hennissements des chevaux, les cris des postillons, les éclats de rire des servantes, le roulement des voitures, arrivant ou partant, sous les hautes portes cochères. Ah ! l’hôtel du Bœuf-Rouge n’aura jamais un temps de prospérité pareille !

On voyait aussi descendre là des gens de la ville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils étaient passés commandants, colonels, généraux, un sur mille, à force de batailler dans tous les pays du monde.

Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire tiré sur ses larges oreilles poilues, les paupières flasques, le nez pincé dans ses grandes bésicles de corne et les lèvres serrées, ne pouvait s’empêcher de déposer sur l’établi sa loupe et son poinçon et de jeter quelquefois un regard vers l’auberge, surtout quand les grands coups de fouet des postillons à lourdes bottes, petite veste et perruque de chanvre tortillée sur la nuque, retentissaient dans les échos des remparts, annonçant quelque nouveau personnage. Alors il devenait attentif, et de temps en temps je l’entendais s’écrier :

« Tiens ! c’est le fils du couvreur Jacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier Franz-Sépel ! Il a fait son chemin… le voilà colonel et baron de l’empire par-dessus le marché ! Pourquoi donc est-ce qu’il ne descend pas chez son père, qui demeure là-bas dans la rue des Capucins ? »

Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s’essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux en murmurant :

« C’est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! À la bonne heure, à la bonne heure ! il n’est pas fier celui-là, c’est un brave homme ; pourvu qu’un boulet ne l’enlève pas de sitôt ! »

Les uns passaient comme honteux de reconnaître leur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour aller voir leur sœur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs épaulettes ; les autres, on les méprisait autant et même plus que lorsqu’ils balayaient la grande route.

Souvent, au passage des régiments qui traversaient la ville, — la grande capote retroussée sur les hanches, le sac au dos, les hautes guêtres montant jusqu’aux genoux et le fusil à volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de boue, tantôt blancs de poussière, — souvent le père Melchior, après avoir regardé ce défilé, me demandait tout rêveur :

« Dis donc, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1801 !

— Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.

— Oui… au moins ! faisait-il. Et combien en as-tu vu revenir ? »

Alors je comprenais ce qu’il voulait dire, et je lui répondais :

« Peut-être qu’ils rentrent par Mayence ou par une autre route… Ça n’est pas possible autrement ! »

Mais il hochait la tête et disait :

« Ceux que tu n’as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le bon Dieu n’a pas pitié de nous, car l’empereur n’aime que la guerre ! Il a déjà versé plus de sang pour donner des couronnes à ses frères, que notre grande Révolution pour gagner les Droits de l’homme. »

Nous nous remettions à l’ouvrage, et les réflexions de M. Goulden me donnaient terriblement à réfléchir.

Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d’autres avec des défauts avaient reçu leur feuille de route tout de même !

Ces idées me trottaient dans la tête, et quand j’y pensais longtemps, j’en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non-seulement parce que je n’aimais pas la guerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Nous avions été en quelque sorte élevés ensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche, plus riante ; elle était blonde, avec de beaux yeux bleus, des joues roses et des dents blanches comme du lait ; elle approchait de ses dix-huit ans ; moi, j’en avais dix-neuf, et la tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin, pour déjeuner et dîner avec eux.

Catherine et moi nous allions derrière, dans le verger ; nous mordions dans les mêmes pommes et dans les mêmes poires ; nous étions les plus heureux du monde.

C’est moi qui conduisais Catherine à la grand’messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle ne quittait pas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons du village.

Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour ; mais si j’avais le malheur de partir à la conscription, tout était fini. Je souhaitais d’être encore mille fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d’abord pris les garçons, puis les hommes mariés sans enfants, ensuite les hommes mariés avec un enfant, et malgré moi je pensais : est-ce que les boiteux valent mieux que les pères de famille ? Est-ce qu’on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie ? » Rien que cette idée me rendait triste ; j’aurais déjà voulu me sauver.

Mais c’est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de février jusqu’à la fin de mai, tous les jours nous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin.

Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grand matin, les canons de l’arsenal annoncèrent le maître de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitôt M. Goulden, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en me disant :

« Lève-toi… le voilà ! »

Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la nuit je vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ils passèrent avec un roulement et des piétinements terribles : leurs lumières serpentaient sur la façade des maisons comme de la flamme, et de toutes les croisées on entendait partir des cris sans fin : « Vive l’empereur ! vive l’Empereur ! »

Je regardais la voiture, quand un cheval s’abattit sur le poteau du boucher Klein, où l’on attachait les bœufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées, le casque dans la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tête pâle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’était Napoléon : il tenait la main levée comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier qui galopait à côté de la portière se pencha pour lui répondre. Il prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait.

Voilà tout ce que je vis.

Depuis ce jour jusqu’à la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum à l’église, et l’on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C’était presque toujours le matin ; M. Goulden aussitôt s’écriait :

« Hé, Joseph ! encore une bataille gagnée ! cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches à feu !… Tout va bien… tout va bien. — Il ne reste maintenant qu’à faire une nouvelle levée, pour remplacer ceux qui sont morts ! »

Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavait la figure dans la cuvette.

« Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu’on prendra les boiteux ?

— Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains rien, mon enfant ; tu ne pourrais réellement pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t’inquiète pas du reste. »

Il voyait mon inquiétude, et cela lui faisait de la peine. Je n’ai jamais rencontré d’homme meilleur. Alors il s’habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d’autres personnes notables. Moi je restais à la maison. M. Goulden ne rentrait qu’après le Te Deum ; il ôtait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boîte et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles en disant :

« L’armée est à Vilna, — ou bien à Smolensk, — je viens d’apprendre ça chez M. le commandant. Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois. »

Cependant la fête de Catherine approchait de jour en jour, et mon bonheur augmentait en proportion. J’avais déjà les trente-cinq francs, mais je ne savais comment dire à M. Goulden que j’achetais la montre ; j’aurais voulu tenir toutes ces choses secrètes : cela m’ennuyait beaucoup d’en parler.

Enfin la veille de la fête, entre six et sept heures du soir, comme nous travaillions en silence, la lampe entre nous, tout à coup je pris ma résolution et je dis :

« Vous savez, monsieur Goulden, que je vous ai parlé d’un acheteur pour la petite montre en argent.

— Oui, Joseph, fit-il sans se déranger : mais il n’est pas encore venu.

— C’est moi, monsieur Goulden, qui suis l’acheteur. »

Alors il se redressa tout étonné. Je tirai les trente-cinq francs et je les posai sur l’établi. Lui me regardait.

« Mais, fit-il, ce n’est pas une montre pour toi, cela, Joseph ; ce qu’il te faut, c’est une grosse montre, qui te remplisse bien la poche et qui marque les secondes. Ces petites montres-là, c’est pour les femmes. »

Je ne savais que répondre.

M. Goulden, après avoir rêvé quelques instants, se mit à sourire.

« Ah ! bon, bon, dit-il, maintenant je comprends, c’est demain la fête de Catherine ! Voilà donc pourquoi tu travaillais jour et nuit ! Tiens, reprends cet argent, je n’en veux pas. »

J’étais tout confus.

« Monsieur Goulden, je vous remercie bien, lui dis-je, mais cette montre est pour Catherine, et je suis content de l’avoir gagnée. Vous me feriez de la peine si vous refusiez l’argent ; j’aimerais autant laisser la montre. »

Il ne dit plus rien et prit les trente-cinq francs ; puis il ouvrit son tiroir et choisit une belle chaîne d’acier, avec deux petites clefs en argent doré qu’il mit à la montre. Après quoi lui-même enferma le tout dans une boîte avec une faveur rose. Il fit cela lentement, comme attendri ; enfin il me donna la boîte.

« C’est un joli cadeau, Joseph, dit-il ; Catherine doit s’estimer bien heureuse d’avoir un amoureux tel que toi. C’est une honnête fille. Maintenant nous pouvons souper ; dresse la table, pendant que je vais lever le pot-au-feu. »

Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira de l’armoire une bouteille de son vin de Metz, qu’il gardait pour les grandes circonstances, et nous soupâmes en quelque sorte comme deux camarades ; car, durant toute la soirée, il ne cessa point de me parler du bon temps de sa jeunesse, disant qu’il avait eu jadis une amoureuse, mais qu’en l’année 92 il était parti pour la levée en masse, à cause de l’invasion des Prussiens, et qu’à son retour à Fénétrange, il avait trouvé cette personne mariée, chose naturelle, puisqu’il ne s’était jamais permis de lui déclarer son amour : cela ne l’empêchait pas de rester fidèle à ce tendre souvenir : il en parlait d’un air grave.

Moi je l’écoutais en rêvant à Catherine, et ce n’est que sur le coup de dix heures, au passage de la ronde qui relevait les postes toutes les vingt minutes, à cause du grand froid, que nous remîmes deux bonnes bûches dans le poêle, et que nous allâmes enfin nous coucher.

Le lendemain, 18 décembre, je m’éveillai vers six heures du matin. Il faisait un froid terrible ; ma petite fenêtre était comme couverte d’un drap de givre.

J’avais eu soin, la veille, de déployer au dos d’une chaise mon habit bleu de ciel à queue de morue, mon pantalon, mon gilet en poil de chèvre, une chemise blanche et ma belle cravate de soie noire. Tout était prêt ; mes bas et mes souliers bien cirés se trouvaient au pied du lit ; je n’avais qu’à m’habiller, et, malgré cela, le froid que je sentais à la figure, la vue de ces vitres et le grand silence du dehors me donnaient le frisson d’avance. Si ce n’avait pas été la fête de Catherine, je serais resté là jusqu’à midi ; mais tout à coup cette idée me fit sauter du lit et courir bien vite au grand poêle de faïence, où restaient presque toujours quelques braises de la veille au soir dans les cendres. J’en trouvai deux ou trois, je me dépêchai de les rassembler et de mettre dessus du petit bois et deux grosses bûches, après quoi je courus me renfoncer dans mon lit.

M. Goulden, sous ses grands rideaux, la couverture tirée sur le nez et le bonnet de coton sur les yeux, était éveillé depuis un instant ; il m’entendit et me cria :

« Joseph, il n’a jamais fait un froid pareil depuis quarante ans… je sens ça… Quel hiver nous allons avoir ! »

Moi, je ne lui répondais pas ; je regardais de loin si le feu s’allumait : les braises prenaient bien ; on entendait le fourneau tirer, et d’un seul coup tout s’alluma. Le bruit de la flamme vous réjouissait ; mais il fallut plus d’une bonne demi-heure pour sentir un peu l’air tiède.

Enfin je me levai, je m’habillai. M. Goulden parlait toujours : moi, je ne pensais qu’à Catherine. Et comme j’avais fini vers huit heures, j’allais sortir, lorsque M. Goulden, qui me regardait aller et venir, s’écria :

« Joseph, à quoi penses-tu donc, malheureux ? Est-ce avec ce petit habit que tu veux aller aux Quatre-Vents ? Mais tu serais mort à moitié chemin. Entre dans mon cabinet, tu prendras le grand manteau, les moufles et les souliers à double semelle garnis de flanelle. »

Je me trouvais si beau, que je réfléchis s’il fallait suivre son conseil, et lui, voyant ça, dit :

« Écoute, on a trouvé hier un homme gelé sur la côte de Wéchem ; le docteur Steinbrenner a dit qu’il résonnait comme un morceau de bois sec, quand on tapait dessus. C’était un soldat ; il avait quitté le village entre six et sept heures, à huit heures on l’a ramassé ; ainsi ça va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles gelés, tu n’as qu’à sortir comme cela. »

Je vis bien alors qu’il avait raison ; je mis ses gros souliers, je passai le cordon des moufles sur mes épaules, et je jetai le manteau par-dessus. C’est ainsi que je sortis, après avoir remercié M. Goulden, qui m’avertit de ne pas rentrer trop tard, parce que le froid augmente à la nuit, et qu’une grande quantité de loups devaient avoir passé le Rhin sur la glace.

Je n’étais pas encore devant l’église, que j’avais déjà relevé le collet de peau de renard du manteau, pour sauver mes oreilles. Le froid était si vif, qu’on sentait comme des aiguilles dans l’air, et qu’on se recoquillait malgré soi jusqu’à la plante des pieds.

Sous la porte d’Allemagne, j’aperçus le soldat de garde, dans son grand manteau gris, reculé comme un saint au fond de sa niche ; il serrait le fusil avec sa manche, pour n’avoir pas les doigts gelés contre le fer, deux glaçons pendaient à ses moustaches. Personne n’était sur le pont, ni devant l’octroi. Un peu plus loin, hors de l’avancée, je vis trois voitures au milieu de la route, avec leurs grandes bâches serrées comme des bourriches, elles étincelaient de givre ; on les avait dételées et abandonnées. Tout semblait mort au loin, tous les êtres se cachaient, se blottissaient dans quelque trou ; on n’entendait que la glace crier sous vos pieds.

En courant à côté du cimetière, dont les croix et les tombes reluisaient au milieu de la neige, je me dis en moi-même : « Ceux qui dorment là n’ont plus froid ! » Je serrais le manteau contre ma poitrine et je cachais mon nez dans la fourrure, remerciant M. Goulden de la bonne idée qu’il avait eue. J’enfonçais aussi mes mains dans les moufles jusqu’aux coudes, et je galopais dans cette grande tranchée à perte de vue, que les soldats avaient faite depuis la ville jusqu’aux Quatre-Vents. C’étaient des murs de glace ; en quelques endroits balayés par la bise, on voyait le ravin du fond de Fiquet, la forêt du bois de chênes et la montagne bleuâtre, comme rapprochés de vous à cause de la clarté de l’air.

On n’entendait plus aboyer les chiens de ferme, il faisait aussi trop froid pour eux.

Malgré tout, la pensée de Catherine me réchauffait le cœur, et bientôt je découvris les premières maisons des Quatre-Vents. Les cheminées et les toits de chaume, à droite et à gauche de la route, dépassaient à peine les montagnes de neige, et les gens, tout le long des murs, jusqu’au bout du village, avaient fait une tranchée pour aller les uns chez les autres. Mais ce jour-là, chaque famille se tenait autour de son âtre, et l’on voyait les petites vitres rondes comme piquées d’un point rouge, à cause du grand feu de l’intérieur. Devant chaque porte se trouvait une botte de paille, pour empêcher le froid de passer dessous.

À la cinquième porte à droite je m’arrêtai pour ôter mes moufles, puis j’ouvris et je refermai bien vite ; c’était la maison de ma tante Grédel Bauer, la veuve de Mathias Bauer et la mère de Catherine.

Comme j’entrais grelottant et que la tante Grédel, assise devant l’âtre, tournait sa tête grise, tout étonnée à cause de mon grand collet de renard, Catherine, habillée en dimanche, avec une belle jupe de rayage, le mouchoir à longues franges en croix autour du sein, le cordon du tablier rouge serré à sa taille très-mince, un joli bonnet de soie bleue à bandes de velours noir renfermant sa figure rose et blonde, les yeux doux et le nez un peu relevé, Catherine s’écria :

« C’est Joseph ! »

Et sans regarder deux fois elle accourut m’embrasser en disant :

« Je savais bien que le froid ne t’empêcherait pas de venir. »

J’étais tellement heureux que je ne pouvais parler ! J’ôtai mon manteau, que je pendis au mur avec les moufles ; j’ôtai pareillement les gros souliers de M. Goulden, et je sentis que j’étais tout pâle de bonheur.

J’aurais voulu trouver quelque chose d’agréable, mais comme cela ne venait pas, tout à coup je dis :

« Tiens, Catherine, voici quelque chose pour ta fête ; mais d’abord il faut que tu m’embrasses encore une fois avant d’ouvrir la boîte. »

Elle me tendit ses bonnes joues roses et puis s’approcha de la table ; la tante Grédel vint aussi voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi j’étais derrière, et mon cœur sautait, sautait : j’avais peur en ce moment que la montre ne fût pas assez belle. Mais au bout d’un instant, Catherine, joignant les mains, soupira tout bas :

« Oh ! mon Dieu ! que c’est beau !… C’est une montre.

— Oui, dit la tante Grédel, ça, c’est tout à fait beau : je n’ai jamais vu de montre aussi belle… On dirait de l’argent.

— Mais c’est de l’argent, fit Catherine en se retournant et me regardant pour savoir. »

Alors je dis :

« Est-ce que vous croyez, tante Grédel, que je serais capable de donner une montre en cuivre argenté à celle que j’aime plus que ma propre vie ? Si j’en étais capable, je me mépriserais comme la boue de mes souliers. »

Catherine, entendant cela, me mit ses deux bras autour du cou, et comme nous étions ainsi je pensai : « Voilà le plus beau jour de ma vie !

Je ne pouvais plus la lâcher ; la tante Grédel demandait :

« Qu’est-ce qu’il y a donc de peint sur le verre ? »

Mais je n’avais plus la force de répondre, et seulement à la fin, nous étant assis l’un à côté de l’autre, je pris la montre et je dis :

« Cette peinture, tante Grédel, représente deux amoureux qui s’aiment plus qu’on ne peut dire : Joseph Bertha et Catherine Bauer ; Joseph offre un bouquet de roses à son amoureuse, qui étend la main pour le prendre. »

Quand la tante Grédel eut bien vu la montre, elle dit :

« Viens que je t’embrasse aussi, Joseph ; je vois bien qu’il t’a fallu beaucoup économiser et travailler pour cette montre-là et je pense que c’est très-beau… que tu es un bon ouvrier et que tu nous fais honneur. »

Je l’embrassai dans la joie de mon âme, et depuis ce moment jusqu’à midi, je ne lâchai plus la main de Catherine ; nous étions heureux en nous regardant.

La tante Grédel allait et venait autour de l’âtre pour apprêter un pfankougen, avec des pruneaux secs et des küchlen trempés dans du vin à la cannelle et d’autres bonnes choses ; mais nous n’y faisions pas attention, et ce n’est qu’au moment où la tante, après avoir mis son casaquin rouge et ses sabots noirs, s’écria toute contente : « Allons, mes enfants, à table ! » que nous vîmes la belle nappe, la grande soupière, la cruche de vin et le pfankougen bien rond, bien doré, sur une large assiette au milieu. Cela nous réjouit la vue, et Catherine dit :

« Assieds-toi là, Joseph, contre la fenêtre, que je te voie bien. Seulement il faut que tu m’arranges la montre, car je ne sais pas où la mettre. »

Je lui passai la chaîne autour du cou, puis, nous étant assis, nous mangeâmes de bon appétit. Dehors on n’entendait rien, le feu pétillait sur l’âtre. Il faisait bien bon dans cette grande cuisine, et le chat gris, un peu sauvage, nous regardait de loin à travers la balustrade de l’escalier au fond, sans oser descendre.

Catherine, après le dîner, chanta l’air : Der lieber Gott ! Elle avait une voix douce qui s’élevait jusqu’au ciel. Moi je chantais tous bas, seulement pour la soutenir. La tante Grédel, qui ne pouvait jamais rester sans rien faire, même les dimanches, s’était mise à filer ; le bourdonnement du rouet remplissait les silences, et nous étions tout attendris. Quand un air était fini, nous en commencions un autre. À trois heures, la tante nous servit les küchlen à la cannelle ; nous y mordions ensemble, en riant comme des bienheureux, et la tante quelquefois s’écriait :

« Allons, allons, est-ce qu’on ne dirait pas de véritables enfants ? »

Elle avait l’air de se fâcher, mais on voyait bien à ses yeux plissés qu’elle riait au fond de son cœur. Cela dura jusqu’à quatre heures du soir ; alors la nuit commençait à venir, l’ombre entrait par les petites fenêtres, et songeant qu’il faudrait bientôt nous quitter, nous nous assîmes tristement près de l’âtre où dansait la flamme rouge. Catherine me serrait la main ; moi, le front penché, j’aurais donné ma vie pour rester. Cela durait depuis une bonne demi-heure, lorsque la tante Grédel s’écria :

« Joseph… écoute… il est temps que tu partes ; la lune ne se lève pas avant minuit, il va faire bientôt noir dehors comme dans un four, et par ces grands froids un malheur est si vite arrivé… »

Ces paroles me portaient un coup, et je sentais que Catherine me retenait la main. Mais la tante Grédel avait plus de raison que nous.

— C’est assez, dit-elle en se levant et décrochant le manteau du mur ; tu reviendras dimanche.

Il fallut bien remettre les gros souliers, les moufles et le manteau de M. Goulden.

J’aurais voulu faire durer cela cent ans ; malheureusement la tante m’aidait. Quand j’eus le grand collet dressé contre les oreilles, elle me dit :

« Embrassons-nous, Joseph ! »

Je l’embrassai d’abord, ensuite Catherine, qui ne disait plus rien. Après cela, j’ouvris la porte, et le froid terrible entrant tout à coup, m’avertit qu’il ne fallait pas attendre.

« Dépêche-toi, me dit la tante.

— Bonsoir, Joseph, bonsoir !… me criait Catherine : n’oublie pas de venir dimanche. »

Je me retournai pour agiter la main, puis je me mis à courir sans lever la tête, car le froid était tel que mes yeux en pleuraient derrière les grands poils du collet.

IV

À son retour il est rencontré par un gueux d’ivrogne qui le poursuit en le menaçant de le dénoncer au conseil de révision comme n’étant pas boiteux. Il lui échappe et rentre chez M. Goulden qu’il trouva consterné du 29e bulletin après la retraite de Moscou, annonçant l’anéantissement des 750,000 hommes de l’armée de Russie. M. Goulden charge son apprenti d’aller à sa place chez ses pratiques remonter les horloges. Joseph y va et trouve les rues et les églises encombrées de phalsbouriens et de paysans inquiets du sort de leurs pauvres enfants. Il monte au clocher pour revoir de loin la maison de sa tante Grédel aux Quatre-Vents, où il a été si heureux la veille avec Catherine. Puis tout à coup la pensée lui vint que s’il était parti l’année d’avant, Catherine serait aussi là pour prier et le redemander à Dieu. Il sentit son corps grelotter.

« Allons-nous-en, allons-nous-en, dit-il au sonneur ; c’est épouvantable !

— Quoi ? dit le sonneur.

— La guerre ! »

V

Il assiste plus loin à la proclamation du sénatus-consulte et à la lecture du 29e bulletin. L’empereur Napoléon y racontait que chaque nuit les chevaux périssaient par milliers.

Il ne disait rien des hommes !

Trois femmes tombent à terre.

On les emmène en les soutenant par le bras.

Je me sauvai ; j’aurais voulu ne rien savoir de tout cela.

VI

Il entra chez le commandant de place qui déjeunait joyeusement.

« Bah ! dis au père Goulden que nous aurons notre revanche ; et puis, l’honneur est sauf, nous n’avons pas été battus, que diable ! »

« Le jour même de l’affiche, je me rendis aux Quatre-Vents ; mais ce n’était pas alors dans la joie de mon cœur, c’était comme le dernier des malheureux auquel on enlève son amour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; et quand j’arrivai là-bas, ne sachant comment annoncer notre malheur, je vis en entrant qu’on savait déjà tout à la maison, car Catherine pleurait à chaudes larmes, et la tante Grédel était pâle d’indignation.

« D’abord nous nous embrassâmes en silence, et le premier mot que me dit la tante Grédel, en repoussant brusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, ce fut :

« Tu ne partiras pas !… Est-ce que ces guerres nous regardent, nous ? Le curé lui-même a dit que c’était trop fort à la fin ; qu’on devait faire la paix ! Tu resteras ! Ne pleure pas, Catherine, je te dis qu’il restera. »

Elle était toute verte de colère, et bousculait ses marmites en parlant.

« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grand carnage me dégoûte ; il a déjà fallu que nos deux pauvres cousins Kasper et Yokel aillent se faire casser les os en Espagne, pour cet empereur, et maintenant il vient encore nous demander les jeunes ; il n’est pas content d’en avoir fait périr trois cent mille en Russie. Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bon sens, il ne pense qu’à faire massacrer les derniers qui restent… On verra ! on verra !

— Au nom du ciel ! tante Grédel, taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenêtre, on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus.

— Eh bien, je parle pour qu’on m’entende, reprit-elle ; ton Napoléon ne me fait pas peur ; il a commencé par nous empêcher de parler, pour faire ce qu’il voudrait… mais tout cela va finir !… Quatre jeunes femmes vont perdre leurs maris rien que dans notre village, et dix pauvres garçons vont tout abandonner, malgré père et mère, malgré la justice, malgré le bon Dieu, malgré la religion… n’est-ce pas abominable ? »

Et comme je voulais répondre :

« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-là n’a pas de cœur !… il finira mal !… Dieu s’est déjà montré cet hiver ; il a vu qu’on avait plus peur d’un homme que de lui : que les mères elles-mêmes, comme du temps d’Hérode, n’osaient plus retenir la chair de leur chair, quand il la demandait pour le massacre ; alors il a fait venir le froid, et notre armée a péri… et tous ceux qui vont partir sont morts d’avance : Dieu est las ! — Toi, tu ne partiras pas, me dit cette femme pleine d’entêtement, je ne veux pas que tu partes ; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus courageux garçons d’ici ; vous irez par les montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons près de vous jusqu’à la fin de l’extermination. »

Alors la tante Grédel se tut d’elle-même. Au lieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous en fit encore un meilleur que l’autre dimanche, et nous dit d’un air ferme :

« Mangez, mes enfants, n’ayez pas peur… tout cela va changer. »

Je rentrais vers quatre heures du soir à Phalsbourg un peu plus calme qu’en partant. Mais comme je remontais la rue de la Munitionnaire, voilà que j’entends, au coin du collége, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je vois une grande foule autour de lui. Je cours pour écouter les publications, et j’arrive juste au moment où cela commençait.

Harmantier lut que, par le sénatus-consulte du 3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15.

Nous étions le 8, il ne restait donc plus que sept jours. Cela me bouleversa.

Tous ceux qui se trouvaient là s’en allaient à droite et à gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nous fort triste, et je dis à M. Goulden :

« On tire jeudi prochain.

— Ah ! fit-il, on ne perd pas de temps… ça presse. »

Il est facile de se faire une idée de mon chagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus en place ; sans cesse je me voyais sur le point d’abandonner le pays. Il me semblait d’avance courir dans les bois, ayant à mes trousses des gendarmes criant : « Halte ! halte ! » Puis je me représentais la désolation de Catherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois je croyais marcher en rang, avec une quantité d’autres malheureux auxquels on criait : « En avant !… À la baïonnette ! » tandis que les boulets en enlevaient des files entières. J’entendais ronfler ces boulets et siffler les balles ; enfin j’étais dans un état pitoyable.

« Du calme, Joseph, me disait M. Goulden, ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que de toute la conscription, il n’y en a pas dix peut-être qui puissent donner d’aussi bonnes raisons que toi pour rester. Il faudrait que le chirurgien fût aveugle pour te recevoir. D’ailleurs, je verrai M. le commandant de place… Tranquillise-toi ! »

Ces bonnes paroles ne pouvaient me rassurer.

C’est ainsi que je passai toute une semaine dans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. « Celui-là, se disaient-ils, a de la chance… il tomberait par terre en soufflant dessus… Il y a des gens qui naissent sous une bonne étoile ! »

Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit une grande affiche à la mairie, où l’on voyait que l’empereur allait lever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là, d’abord 150,000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient déjà réchappées, ensuite 100,000 conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, de sorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.

Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous raconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblesse, car je me dis en moi-même :

« Maintenant on prend tout : les pères de famille depuis 1809 ; je suis perdu ! »

Le 8 janvier sa tante et sa cousine arrivent pour lui porter bonheur au tirage. M. Goulden les rassure et leur dit que c’est une vaine cérémonie, mais qu’il n’y a de sérieux que l’avis du conseil de révision dont il est sûr. Il tire le numéro 17.

« Alors je m’en allai sans rien dire, Catherine et ma tante derrière moi ; nous descendîmes sur la place, et ayant un peu d’air, je me rappelai que j’avais tiré le numéro 17. »

La tante Grédel paraissait confondue.

« Je t’avais pourtant mis quelque chose dans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t’a jeté un mauvais sort. »

En même temps elle tira de ma poche de derrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front ; Catherine était toute pâle, et c’est ainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.

« Quel numéro as-tu, Joseph ? me dit-il aussitôt.

— Dix-sept », répondit la tante en s’asseyant les mains sur les genoux.

Un instant M. Goulden parut troublé, mais ensuite il dit :

« Autant celui-là qu’un autre… tous partiront… il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pour Joseph. J’irai voir M. le Maire, M. le commandant de place… Ce n’est pas pour leur faire un mensonge ; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait, mais, dans la presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi j’irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas… reprenez confiance. »

Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent la tante Grédel et Catherine, qui s’en retournèrent aux Quatre-Vents, pleines de bonnes espérances.

— J’avais entendu dire que le vinaigre donne des maux d’estomac, et sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur j’avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la petite burette de l’huilier. Ensuite je m’habillai pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigre était très-fort et me travaillait intérieurement. Mais en entrant dans la chambre de M. Goulden, à peine m’eut-il vu, qu’il s’écria :

« Joseph, qu’as-tu donc ? tu es rouge comme un coq ! »

En moi-même, m’étant regardé dans le miroir, je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusqu’au bout de mon nez, tout était rouge. Alors je fus effrayé, mais au lieu de pâlir je devins encore plus rouge, et je m’écriai dans la désolation :

« Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir l’air d’un garçon qui n’a pas de défauts, et même qui se porte très-bien ; c’est le vinaigre qui me monte à la tête.

— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.

— Celui de l’huilier, que j’ai bu pour être pâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, l’organiste. Ô Dieu, quelle mauvaise idée j’ai eue !

— Cela ne t’empêchera pas d’être boiteux, dit M. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce n’est pas honnête ? Mais voici neuf heures et demi qui sonnent : Werner est venu me prévenir hier que tu passerais à dix heures… Ainsi, dépêche-toi. »

Il me faut donc partir en cet état ; le feu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui m’attendaient sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent à peine.

« Comme tu as l’air content et l’air réjoui ! » me dit la tante Grédel.

En entendant cela, j’aurais eu bien sûr une faiblesse, si le vinaigre ne m’avait pas soutenu malgré moi. Je montai l’escalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tant j’éprouvais d’horreur contre ma bêtise.

En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits, qui se prétendaient infirmes, étaient reçus, et plus de vingt-cinq autres, assis sur un banc contre le mur, regardaient à terre, les joues pendantes, en attendant leur tour.

Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau à cornes, se promenait de long en large ; dès qu’il me vit, il s’arrêta comme émerveillé, puis il s’écria :

« À la bonne heure ! à la bonne heure ! au moins en voilà un qui n’est pas fâché de partir : l’amour de la gloire éclate dans ses yeux. »

Et me posant la main sur l’épaule :

« C’est bien, Joseph, fit-il, je te prédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout indigné.

— Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’œil et souriant, boiteux ! C’est égal, avec une mine pareille on fait toujours son chemin. »

Il avait à peine fini son discours, que la salle du conseil de révision s’ouvrit et que l’autre gendarme, Werner, se penchant à la porte, cria d’une voix rude :

« Joseph Bertha ! »

J’entrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur des chaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg au milieu dans des fauteuils, et le secrétaire Frélig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; le gendarme Descarmes l’aidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit, ayant ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et la bouche ouverte pour soupirer, avait l’air d’un homme qu’on va pendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de l’hôpital, avec un autre en uniforme, causaient au milieu de la salle. Ils se retournèrent en me disant :

« Déshabillez-vous. »

Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, que Werner m’ôta. Les autres me regardaient.

M. le sous-préfet dit :

« Voilà un garçon plein de santé. »

Ces mots me mirent en colère ; malgré cela, je répondis honnêtement :

« Mais je suis boiteux, monsieur le sous-préfet. »

Les chirurgiens me regardèrent, et celui de l’hôpital, à qui M. le commandant de place avait sans doute parlé de moi, dit :

« La jambe gauche est un peu courte.

— Bah ! fit l’autre, elle est solide.

Puis, me posant la main sur la poitrine :

« La conformation est bonne, dit-il ; toussez. »

Je toussai le moins fort que je pus ; mais il trouva tout de même que j’avais un bon timbre, et dit encore :

« Regardez ces couleurs ; voilà ce qui s’appelle un beau sang. »

Alors moi, voyant qu’on allait me prendre si je ne disais rien, je répondis :

« J’ai bu du vinaigre.

— Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout désolé.

— Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet homme ; votre jambe est solide, j’en réponds.

— Tout cela, dit alors M. le maire, n’empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ; c’est un fait connu de Phalsbourg.

— Sans doute, fit aussitôt le médecin de l’hôpital, la jambe gauche est trop courte ; c’est un cas d’exemption.

— Oui, reprit M. le maire, je suis sûr que ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ; il resterait en route à la deuxième étape. »

Le premier médecin ne disait plus rien.

Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand M. le sous-préfet me demanda :

« Vous êtes bien Joseph Bertha ?

— Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je.

— Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une lettre de son portefeuille ; écoutez ! »

Il se mit à lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, j’avais parié d’aller à Saverne, et d’en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j’avais gagné.

C’était malheureusement vrai ! ce gueux de Pinacle m’appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j’avais parié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc pas soutenir le contraire.

Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit :

« Voilà qui tranche la question ; rhabillez-vous. »

Et, se tournant vers le secrétaire, il s’écria :

« Bon pour le service ! »

Je me rhabillai dans un désespoir épouvantable.

Werner en appela un autre. Je ne faisais plus attention à rien… Quelqu’un m’aidait à passer les manches de mon habit. Tout à coup je fus sur l’escalier ; et comme Catherine me demandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglot terrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédel ne m’avait pas soutenu.

Nous sortîmes par derrière et nous traversâmes la petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Sous la halle, dans l’ombre, nous nous arrêtâmes en nous embrassant.

La tante Grédel criait :

« Ah ! les brigands !… ils enlèvent maintenant jusqu’aux boiteux… jusqu’aux infirmes ! Il leur faut tout ! Qu’ils viennent donc aussi nous prendre ! »

Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel, qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :

« Mère Grédel, au nom du ciel, taisez-vous… On serait capable de vous mettre en prison.

— Eh bien qu’on m’y mette, s’écria-t-elle, qu’on me massacre ; je dis que les hommes sont des lâches de permettre ces horreurs ! »

Mais le sergent de ville s’étant approché, nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin du café Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenêtres et se disaient : « En voilà encore un qui part ! »

M. Goulden, sachant que la tante Grédel et Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision, avait fait apporter du Mouton-d’Or une oie farcie et deux bouteilles de bon vin d’Alsace. Il était convaincu que j’allais être réformé tout de suite ; aussi quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une désolation pareille.

« Qu’est-ce que c’est ? » dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nous regardant les yeux écarquillés.

Je n’avais pas la force de lui répondre ; je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes ; Catherine s’assit près de moi, le bras autour de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.

La tante Grédel dit :

« Les gueux l’ont pris.

— Ce n’est pas possible ! fit M. Goulden, dont les bras tombèrent.

— Oui, c’est tout ce qu’on peut voir de pire, dit la tante ; ça montre bien la scélératesse de ces gens. »

Et s’animant de plus en plus, elle criait :

« Il ne viendra donc plus de révolution ! Ces bandits seront donc toujours les maîtres !

— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sont trompés… ce ne peut être autrement… M. le maire et le médecin de l’hôpital n’ont donc rien dit ? »

Je racontai en gémissant l’histoire de la lettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, se mit à crier en levant les poings :

« Ah ! le brigand ! Dieu veuille qu’il entre une fois chez nous ! je lui fends la tête avec la hachette. »

M. Goulden était consterné.

« Comment ! tu n’as pas crié que c’était faux ! dit-il ; c’est donc vrai cette histoire ? »

Et comme je baissais la tête sans répondre, joignant les mains il ajouta :

« Ah ! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense à rien… Quelle imprudence… quelle imprudence ! »

Il se promenait autour de la chambre ; puis il s’assit pour essuyer ses lunettes, et la tante Grédel dit :

« Oui ! mais ils ne l’auront pas tout de même ; leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Joseph sera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse. »

M. Goulden, en entendant cela, devint grave ; il fronça le sourcil et répondit au bout d’un instant :

« C’est un malheur… un grand malheur… car Joseph est réellement boiteux… on le reconnaîtra plus tard : il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil.

— Un mauvais conseil ! dit-elle ; vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?

— Non, répondit-il, je n’aime pas les guerres, surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire d’un seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce n’est plus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève des soldats. »

VII

En attendant le jour du départ, Joseph laissa l’ouvrage et alla tous les jours chez sa tante et sa cousine, aux Quatre-Vents.

À la fin, Goulden se leva et sortit de l’armoire un sac de soldat en peau de vache, qu’il posa sur la table. Je le regardais tout abattu, ne songeant à rien qu’au malheur de partir.

« Voici ton sac, dit-il ; j’ai mis là-dedans tout ce qu’il te faut : deux chemises de toile, deux gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises à Mayence, c’est tout ce qu’il te faudra ; mais je t’ai fait faire des souliers, car rien n’est plus mauvais que les souliers des fournisseurs ; c’est presque toujours du cuir de cheval, qui vous échauffe terriblement les pieds. Tu n’es pas déjà trop solide sur tes jambes, mon pauvre enfant, au moins que tu n’aies pas cette douleur de plus. Enfin voilà… c’est tout. »

Il posa le sac sur la table et se rassit.

Dehors on entendait les allées et les venues des Italiens qui se préparaient à partir. Au-dessus de nous, le capitaine Vidal donnait des ordres. Il avait son cheval à la caserne de gendarmerie, et disait à son soldat d’aller voir s’il était bien bouchonné, s’il avait reçu son avoine.

Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisait un effet étrange, et je ne pouvais encore croire qu’il fallait quitter la ville. Comme j’étais ainsi dans le plus grand trouble, voilà que la porte s’ouvre, et que Catherine se jette dans mes bras en gémissant, et que la mère Grédel crie :

« Je te disais bien qu’il fallait te sauver en Suisse… que ces gueux finiraient par t’emmener… je te le disais bien… tu n’as pas voulu me croire.

— Mère Grédel, répondit aussitôt M. Goulden, de partir pour faire son devoir, ce n’est pas un aussi grand malheur que d’être méprisé par les honnêtes gens. Au lieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne servent à rien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph.

— Ah ! dit-elle, je ne lui fais pas de reproches, non ! quoique ce soit terrible de voir des choses pareilles. »

Catherine ne me quittait pas ; elle s’était assise à côté de moi, et nous nous embrassions.

« Tu reviendras, faisait-elle en me serrant.

— Oui… oui, lui disais-je tout bas ; et toi, tu penseras à moi… tu n’en aimeras pas un autre ! »

Alors elle sanglotait en disant :

« Oh ! non, je ne veux jamais aimer que toi. »

Cela durait depuis un quart d’heure, lorsque la porte s’ouvrit, et que le capitaine Vidal entra, le manteau roulé comme un cor de chasse sur son épaule.

— « Eh bien ! dit-il, eh bien ! et notre jeune homme ?

— Le voilà, répondit M. Goulden.

— Ah ! oui ! fit le capitaine, ils sont en train de se désoler, c’est tout simple… Je me rappelle ça… Nous laissons tous quelqu’un au pays. »

Puis, élevant la voix :

« Allons, jeune homme, du courage ! Nous ne sommes plus un enfant, que diable ! »

Il regarda Catherine :

« C’est égal, dit-il à M. Goulden, je comprends qu’il n’aime pas de partir. »

Le tambour battait à tous les coins de la rue ; le capitaine Vidal ajouta :

« Nous avons encore vingt minutes pour lever le pied. »

Et, me lançant un coup d’œil :

« Ne manquons pas au premier appel, jeune homme », fit-il en serrant la main de M. Goulden.

Il sortit ; on entendait son cheval piaffer à la porte.

Le temps était gris, la tristesse m’accablait ; je ne pouvais lâcher Catherine.

Tout à coup le roulement commença ; tous les tambours s’étaient réunis sur la place. M. Goulden, prenant aussitôt le sac par ses courroies sur la table, dit d’un ton grave :

« Joseph, maintenant, embrassons-nous… il est temps. »

Je me redressai tout pâle ; il m’attacha le sac sur les épaules. Catherine, assise, la figure dans son tablier, sanglotait. La mère Grédel, debout, me regardait les lèvres serrées.

Le roulement continuait toujours ; subitement il se tut.

« L’appel va commencer, dit M. Goulden en m’embrassant, et tout à coup son cœur éclata, il se mit à pleurer, m’appelant tout bas son enfant, et me disant :

— Courage ! »

La mère Grédel s’assit ; comme je me baissais vers elle, elle me prit la tête entre ses mains, et m’embrassant, elle criait :

« Je t’ai toujours aimé, Joseph, depuis que tu n’étais qu’un enfant… je t’ai toujours aimé ! tu ne nous as donné que de la satisfaction… et maintenant il faut que tu partes… Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! »

Moi, je ne pleurais plus.

Quand la tante Grédel m’eut lâché, je regardai Catherine, qui ne bougeait pas, et m’étant approché, je la baisai sur le cou. Elle ne se leva point, et je m’en allais bien vite, n’ayant plus de force, lorsqu’elle se mit à crier d’une voix déchirante :

« Joseph !… Joseph !… »

Alors je me retournai ; nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et quelques instants encore nous restâmes ainsi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus se tenir, je la posai dans le fauteuil et je partis sans oser tourner la tête.

J’étais déjà sur la place, au milieu des Italiens et d’une foule de gens qui criaient et pleuraient en reconduisant leurs garçons, et je ne voyais rien, je n’entendais rien.

Quand le roulement recommença, je regardai et je vis que j’étais entre Klipfel et Furst, tous deux le sac au dos ; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraient comme pour un enterrement. À droite, près de l’Hôtel-de-Ville, le capitaine Vidal, à cheval sur sa petite jument grise, causait avec deux officiers d’infanterie. Les sergents faisaient l’appel et l’on répondait. On appela Furst, Klipfel, Bertha, nous répondîmes comme les autres ; puis le capitaine commanda : « Marche ! » et nous partîmes deux à deux vers la porte de France.

Au coin du boulanger Spitz, une vieille, au premier, cria de sa fenêtre, d’une voix étranglée :

« Kasper ! Kasper ! »

C’était la grand’mère de Zébédé ; son menton tremblait. Zébédé leva la main sans répondre ; il était aussi bien triste et baissait la tête.

Moi, je frémissais d’avance de passer devant chez nous. En arrivant là, mes jambes fléchissaient ; j’entendis aussi quelqu’un crier des fenêtres, mais je tournai la tête du côté de l’auberge du Bœuf-Rouge ; le bruit du tambour couvrait tout.

Les enfants couraient derrière nous en criant : « Les voilà qui partent… Tiens… Voilà Klipfel… Voilà Joseph ! »

Sous la porte de France, les hommes de garde rangés en ligne nous regardèrent défiler, l’arme au bras. Nous traversâmes l’avancée, puis nos tambours se turent, et nous tournâmes à droite. On n’entendait plus que le bruit des pas dans la boue, car la neige fondait.

Nous avions dépassé la ferme du Gerberhoff, et nous allions descendre la côte du grand pont, lorsque j’entendis quelqu’un me parler ; c’était le capitaine, qui me criait du haut de son cheval :

« À la bonne heure, jeune homme ; je suis content de vous ! »

En entendant cela, je ne pus m’empêcher de répandre encore des larmes, et le grand Furst aussi, nous pleurions en marchant ; les autres, pâles comme des morts, ne disaient rien. Au grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer. Devant nous, les Italiens parlaient et riaient entre eux, étant habitués depuis trois semaines à cette existence.

Une fois sur la côte de Metting, à plus d’une lieue de la ville, comme nous allions descendre, Klipfel me toucha l’épaule, et tournant la tête il me dit :

« Regarde là-bas. »

Je regardai et j’aperçus Phalsbourg bien loin au-dessous de nous, les casernes, les poudrières, et le clocher d’où j’avais vu la maison de Catherine six semaines avant, avec le vieux Brainstein : tout cela gris, les bois noirs autour. J’aurais bien voulu m’arrêter là quelques instants ; mais la troupe marchait, il fallut suivre. Nous descendîmes à Metting.

VIII

Le grand intérêt du roman avec l’histoire finit là ; le reste est tragique, mais la naïveté change de ton. Tout devient héroïque et sanglant. C’est de l’histoire, nous vous renvoyons aux analystes des guerres de l’Empire. Ces pages de mémoires militaires leur appartiennent. Il n’y a que quelques premiers pas de la route de Phalsbourg à Dresde qui soient du ton du roman.

Seulement ce ton est merveilleusement retracé dans la première marche. Le peuple y est tout entier.

IX

Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche, puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le temps s’était remis à la neige.

Combien de fois, durant cette longue route, je regrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers à doubles semelles !

Nous traversions des villages sans nombre, tantôt en montagne, tantôt en plaine. À l’entrée de chaque bourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la marche ; alors nous redressions la tête, nous marquions le pas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurs petites fenêtres, ou s’avançaient sur leur porte en disant : « Ce sont des conscrits ! »

Le soir, à la halte, nous étions bien heureux de reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal, mais les pieds… Ah ! je n’avais jamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet de logement, nous avions le droit de nous asseoir au coin du feu ; mais les gens nous donnaient aussi place à leur table. Presque toujours nous avions du lait caillé et des pommes de terre ; quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat de choucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nous demandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant de partir ; les jeunes filles nous regardaient d’un air triste, rêvant à leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant. Ensuite on nous conduisait dans le lit du garçon.

Avec quel bonheur je m’étendais ! Comme j’aurais voulu dormir mes douze heures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement de la caisse me réveillait ; je regardais les poutres brunes du plafond, les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais : « Où suis-je ? » Tout à coup mon cœur se serrait ; je me disais : « Tu es à Bitche, à Kaiserslautern… tu es conscrit ! » Et bien vite il fallait m’habiller, reprendre le sac et courir répondre à l’appel.

« Bon voyage ! disait la ménagère éveillée de grand matin.

— Merci », répondait le conscrit.

Et l’on partait.

Oui… oui… bon voyage ! On ne te reverra plus, pauvre diable… Combien d’autres ont suivi le même chemin !

Je n’oublierai jamais qu’à Kaiserslautern, le deuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettre une chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un paquet assez rond, et que, l’ayant ouvert, j’y trouvai cinquante-quatre francs en pièces de six livres, et sur le papier ces mots de M. Goulden : « Sois toujours bon, honnête, à la guerre. Songe à tes parents, à tous ceux pour lesquels tu donnerais ta vie, et traite humainement les étrangers, afin qu’ils agissent de même à l’égard des nôtres. Et que le ciel te conduise… qu’il te sauve des périls ! Voici quelque argent. Il est bon, loin des siens, d’avoir toujours un peu d’argent. Écris-nous le plus souvent que tu pourras. Je t’embrasse, mon enfant, je te serre sur mon cœur. »

En lisant cela, je répandis des larmes, et je pensai : « Tu n’es pas entièrement abandonné sur la terre… De braves gens songent à toi ! Tu n’oublieras jamais leurs bons conseils. »

Le Grand Furst et Zébédé avaient aussi leur billet pour la Capougner Strasse ; nous partîmes, encore bien heureux de boiter et de traîner la semelle ensemble dans cette ville étrangère.

Furst trouva le premier sa maison, mais elle était fermée, et, comme il frappait à la porte, je trouvai aussi la mienne, dont les deux fenêtres brillaient à gauche. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, et j’entrai dans une allée sombre, où l’on sentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédé alla plus loin. Moi, je criais dans l’allée : « Il n’y a personne ? »

Et presque aussitôt une vieille femme parut, la main devant sa chandelle, au bout d’un escalier en bois.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » fit-elle.

Je lui dis que j’avais un billet de logement pour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle me dit en allemand :

« Venez ! »

Je montai donc l’escalier. En passant, j’aperçus, par une porte ouverte, deux hommes en culotte, nus jusqu’à la ceinture, qui brassaient la pâte devant deux pétrins. J’étais chez un boulanger, et voilà pourquoi cette vieille ne dormait pas encore, ayant sans doute aussi de l’ouvrage. Elle avait un bonnet à rubans noirs, les bras nus jusqu’aux coudes, une grosse jupe de laine bleue soutenue par des bretelles, et semblait triste. En haut elle me conduisit dans une chambre assez grande, avec un bon fourneau de faïence, et un lit au fond.

« Vous arrivez tard, me dit cette femme.

— Oui, nous avons marché tout le jour, lui répondis-je sans presque pouvoir parler ; je tombe de faim et de fatigue. »

Alors elle me regarda, et je l’entendis qui disait :

« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! »

Puis elle me fit asseoir près du fourneau et me demanda :

« Vous avez mal aux pieds ?

— Oui, depuis trois jours.

— Eh bien ! ôtez vos souliers, fit-elle, et mettez ces sabots. Je reviens. »

Elle laissa sa chandelle sur la table et redescendit. J’ôtai mon sac et mes souliers ; j’avais des ampoules et je pensais : « Mon Dieu… mon Dieu… Peut-on souffrir autant ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux être mort ?

Cette idée m’était venue cent fois en route ; mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, si malheureux, que j’aurais voulu m’endormir pour toujours, malgré Catherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais trop misérable !

Tandis que je songeais à ces choses, la porte s’ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà grise, entra. C’était un de ceux que j’avais vus travailler en bas. Il avait mis une chemise, et tenait dans ses mains une cruche et deux verres.

« Bonne nuit ! » dit-il en me regardant d’un air grave.

Je penchai la tête. La vieille entra derrière cet homme : elle portait un cuveau de bois, et le posant à terre près de ma chaise :

« Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela vous fera du bien. »

En voyant cela, je fus attendri et je pensai : « Il y a pourtant de braves gens sur la terre ! » J’ôtai mes bas. Comme les ampoules étaient ouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta :

« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! »

L’homme me dit :

« De quel pays êtes-vous ?

— De Phalsbourg, en Lorraine.

— Ah ! bon », fit-il.

Puis, au bout d’un instant, il dit à sa femme :

« Va donc chercher une de nos galettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous le laisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin de repos. »

Il poussa la table devant moi, de sorte que j’avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien, et que j’étais devant la cruche. Il emplit ensuite nos verres d’un bon vin blanc, en me disant :

« À votre santé ! »

La mère était sortie. Elle revint avec une grande galette encore chaude, et toute couverte de beurre frais à moitié fondu. C’est alors que je sentis combien j’avais faim ; je me trouvai presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le virent, car la femme me dit :

« Avant de manger, mon enfant, il faut sortir vos pieds de l’eau. »

Elle se baissa et m’essuya les pieds avec son tablier, avant que j’eusse compris ce qu’elle voulait faire.

Alors je m’écriai :

« Mon Dieu, madame, vous me traitez comme votre enfant. »

Elle répondit au bout d’un instant :

« Nous avons un fils à l’armée ! »

J’entendis que sa voix tremblait en disant ces mots, et mon cœur se mit à sangloter intérieurement ; je songeais à Catherine, à la tante Grédel, et je ne pouvais rien répondre.

« Mangez et buvez », me dit l’homme en découpant la galette.

Ce que je fis avec un bonheur que je n’avais jamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j’eus fini, l’homme se leva :

« Oui, dit-il, nous avons un fils à l’armée ; il est parti l’année dernière pour la Russie, et nous n’en avons pas eu de nouvelles… Ces guerres sont terribles ! »

Il se parlait à lui-même en marchant d’un air rêveur, les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux se fermer.

Tout à coup l’homme dit :

« Allons, bonsoir. »

Il sortit ; sa femme le suivit emportant le cuveau.

« Merci, leur criai-je ; que Dieu ramène votre fils ! »

Puis je me déshabillai, je me couchai et je m’endormis profondément.

Le lendemain, je m’éveillai vers sept heures. Un trompette sonnait le rappel au coin de la Capougner Strasse ; tout s’agitait : on entendait passer des chevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal, mais ce n’était rien en comparaison des autres jours ; quand j’eus mis des bas propres, il me sembla renaître, j’étais solide sur mes jambes, et je me dis en moi-même : « Joseph, si cela continue, tu deviendras un gaillard ; il n’y a que le premier jour qui coûte. »

Je m’habillai dans ces heureuses dispositions.

La femme du boulanger avait mis sécher mes souliers près du four, après les avoir remplis de cendres chaudes, pour les empêcher de se racornir. Ils étaient bien graissés et luisants.

Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sans avoir le temps de remercier les bonnes gens qui m’avaient si bien reçu, pensant remplir ce devoir après l’appel.

X

Le conscrit, devenu un brave soldat, est blessé à Leipzig ; il passe la nuit dans un fossé de la route, il rêve à sa situation, il voit dans son délire Catherine, sa tante Grédel, le bon Goulden.

La pensée de Catherine, de la tante Grédel, du bon M. Goulden, me vint aussi bientôt, et ce fut quelque chose d’épouvantable ! c’était comme un spectacle qui se passe sous vos yeux : — je voyais leur étonnement et leurs craintes en apprenant la grande bataille ; la tante Grédel qui courait tous les jours sur la route pour aller voir à la poste, pendant que Catherine l’attendait en priant ; et M. Goulden, seul dans sa chambre, qui lisait dans la gazette que le 3e corps avait plus donné que les autres ; il se promenait la tête penchée et s’asseyait bien tard à l’établi, tout rêveur. Mon âme était là-bas avec eux ; elle attendait en quelque sorte devant la poste avec la tante Grédel, elle retournait au village abattue, elle voyait Catherine dans la désolation.

Puis, un matin, le facteur Rœdig passait aux Quatre-Vents, avec sa blouse et son petit sac de cuir ; il ouvrait la porte de la salle, et tendait un grand papier à la tante Grédel, qui restait toute saisie, Catherine debout derrière elle, pâle comme une morte : et c’était mon acte de décès qui venait d’arriver ! J’entendais les sanglots déchirants de Catherine étendue à terre, et les malédictions de la tante Grédel, — ses cheveux gris défaits, — criant qu’il n’y avait plus de justice… qu’il vaudrait mieux pour les honnêtes gens n’être jamais venus au monde, puisque Dieu les abandonne ! — Le bon père Goulden arrivait pour les consoler ; mais en entrant il se mettait à sangloter avec eux, et tous pleuraient dans une désolation inexprimable, criant :

« Ô pauvre Joseph ! pauvre Joseph ! »

Cela me déchirait le cœur.

L’idée me vint aussi que trente ou quarante mille familles en France, en Russie, en Allemagne, allaient recevoir la même nouvelle, et plus terrible encore, puisqu’un grand nombre des malheureux étendus sur le champ de bataille avaient leur père et mère ; je me représentai cela comme un grand cri du genre humain qui monte au ciel.

C’est alors que je me rappelai ces pauvres femmes de Phalsbourg qui priaient dans l’église à la grande retraite de Russie, et que je compris ce qui se passait dans leur âme !… Je pensais que Catherine irait bientôt là ; qu’elle prierait des années et des années en songeant à moi… Oui, je pensais cela, car je savais que nous nous aimions depuis notre enfance, et qu’elle ne pourrait jamais m’oublier. Mon attendrissement était si grand, qu’une larme suivait l’autre sur mes joues ; et cela me faisait pourtant du bien d’avoir cette confiance en elle, et d’être sûr qu’elle conserverait son amour jusque dans la vieillesse, qu’elle m’aurait toujours devant les yeux, et qu’elle n’en prendrait pas un autre.

La pluie s’était mise à tomber vers le matin. Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le jardin et la ruelle remplissait le silence. Je songeais à Dieu, qui depuis le commencement des temps fait les mêmes choses, et dont la puissance est sans bornes ; qui pardonne les fautes, parce qu’il est bon, et j’espérais qu’il me pardonnerait en considération de mes souffrances.

Comme la pluie était forte, elle finit par emplir le petit ruisseau. De temps en temps on entendait un mur tomber dans le village, un toit s’affaisser ; les animaux, effarouchés par la bataille, reprenaient confiance et sortaient au petit jour : une chèvre bêlait dans l’étable voisine ; un grand chien de berger, la queue traînante, passa, regardant les morts ; le cheval en le voyant se mit à souffler d’une façon terrible ; il le prenait peut-être pour un loup, et le chien se sauva.

Après la première bataille de Leipzig on le jette à l’hôpital. Il s’y guérit lentement. La seconde bataille entraîne toute l’armée française, les alliés deviennent ennemis, il revient se traînant à la suite du bataillon. À Hanau il tombe malade du typhus, Zébédé, son camarade de Phalsbourg, le sollicite de se relever pour atteindre les chariots de l’ambulance.

L’espoir d’être rejoint par Zébédé me remontait le cœur, mais je n’avait plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient ; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même : « Ce n’est rien… Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera… Tout ira bien… Vous vous marierez ensemble. »

J’en voyais d’autres comme moi qui restaient en route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi malade qu’eux.

J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’à trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandes forêts où nous devions passer. Cette nouvelle me porta le dernier coup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, ni d’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu’on nous ordonna de marcher et j’essayai de me lever.

« Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons… du courage !… »

Mais je ne pouvais pas et je me mis à sangloter en criant :

« Je ne peux pas ! »

— Lève-toi, faisait-il.

— Je ne peux pas… mon Dieu… je ne peux pas ! »

Je me cramponnais à son bras… des larmes coulaient le long de son grand nez… Il essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant :

« Zébédé, ne m’abandonne pas ! »

Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardant avec tristesse :

« Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de l’ambulance vont passer dans une demi-heure… on te prendra. »

Mais je savais bien ce que cela voulait dire et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis à l’oreille :

« Écoute, tu embrasseras Catherine pour moi… tu me le promets !… Tu lui diras que je suis mort en l’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu !

— Oui !… fit-il en sanglotant tout bas, oui… je lui dirai !… — Ô mon pauvre Joseph ! »

Je ne pouvais plus le lâcher ; il me posa lui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s’éloignait… je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s’en va… Les traînards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain… Alors je fermai les yeux et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré avec des fourgons et de l’artillerie. Sur les fourgons j’apercevais quelques malades et je criais :

« Prenez-moi !… prenez-moi !… »

Mais personne ne faisait attention à mes cris… on passait toujours… et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l’infanterie ; je n’avais plus la force d’appeler.

Enfin la queue de tout ce monde arriva. Je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente, puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours lorsque j’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ou six pièces qui galopaient attelées de solides chevaux, — les canonniers à droite et à gauche le sabre à la main. — Derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérance dans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant quand à côté d’une de ces pièces je vis s’avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans me voir. Mais alors de toutes mes forces je m’écriai :

« Christian !… Christian !… »

Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, se retourna, et m’aperçut au pied d’un arbre. Il ouvrait de grands yeux.

« Christian, m’écriai-je, aie pitié de moi ! »

Alors il revint, me regarda et pâlit :

« Comment, c’est toi, mon bon Joseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval.

Il me prit dans ses bras comme un enfant en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon :

« Halte !… arrêtez ! »

Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et mes pieds en disant :

« Allons… en route… ça chauffe là-bas ! »

C’est tout ce que je me rappelle, car aussitôt après je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d’orage, des cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit ; mais tout cela pour moi n’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là une grande bataille contre les Bavarois et qu’on leur passa sur le ventre.

XI

Le 15 janvier 1814, deux mois et demi après la bataille de Hanau, je m’éveillai dans un bon lit, au fond d’une petite chambre bien chaude ; et, regardant les poutres du plafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givre étendait ses gerbes blanches, je me dis : « C’est l’hiver ! » — En même temps, j’entendais comme un bruit de canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au bout de quelques instants, m’étant retourné, je vis une jeune femme pâle assise près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venais passer de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisait peur de rêver encore.

Et longtemps je regardai Catherine, qui me paraissait bien belle ; je pensais : « Où donc est la tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-que Catherine et moi nous sommes mariés ! Mon Dieu ! pourvu que ceci ne soit pas un rêve ! »

À la fin, prenant courage, j’appelai tout doucement : « Catherine ! » Alors, elle, tournant la tête, s’écria :

« Joseph… tu me reconnais ?

— Oui, lui dis-je en étendant la main. »

Elle s’approcha toute tremblante, et je l’embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.

Et comme le canon se remettait à gronder, tout à coup cela me serra le cœur.

« Qu’est-ce que j’entends, Catherine ? demandai-je.

— C’est le canon de Phalsbourg, fît-elle en m’embrassant plus fort.

— Le canon ?

— Oui, la ville est assiégée.

— Phalsbourg ?… Les ennemis sont en France !… »

Je ne pus dire un mot de plus… Ainsi tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahir notre patrie !… Durant plus d’une heure, malgré la joie que j’éprouvais de tenir dans mes bras celle que j’aimais, cette pensée affreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd’hui, tout vieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avec amertume… Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et il est bon que les jeunes le sachent : nous avons vu l’Allemand, le Russe, le Suédois, l’Espagnol, l’Anglais, maîtres de la France, tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce qui leur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et se partager non-seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encore celles de la République : — C’était payer cher dix ans de gloire !

Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenir les jugera : il dira qu’après Lutzen et Bautzen, les ennemis nous offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et le royaume d’Italie, et que l’empereur a refusé d’accepter ces conditions, — qui étaient pourtant très-belles, — parce qu’il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France !

Pour en revenir à mon histoire, quinze jours après la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes de blessés et de malades s’étaient mises à défiler sur la route de Strasbourg à Nancy. Elles s’étendaient d’une seule file du fond de l’Alsace en Lorraine.

La tante Grédel et Catherine, à leur porte, regardaient s’écouler ce convoi funèbre ; leurs pensées, je n’ai pas besoin de le dire ! Plus de douze cents charrettes étaient passées, je n’étais dans aucune. Des milliers de pères et de mères, accourus à la ronde, regardaient ainsi, le long de la route… Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur enfant !

Le troisième jour, Catherine me reconnut dans une de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu de plusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peau collée sur les os et mourant de faim.

« C’est lui… c’est Joseph ! » criait-elle de loin.

Mais personne ne voulait le croire ; il fallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire : « Oui, c’est lui !… Qu’on le sorte de là… C’est notre Joseph ! »

Elle me fit transporter dans leur maison, et me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l’eau, je criais toujours : « De l’eau ! de l’eau ! » Personne au village ne croyait que j’en reviendrais ; pourtant le bonheur de respirer l’air du pays et de revoir ceux que j’aimais me sauva.

C’est environ six mois après, le 15 juillet 1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, qui nous aimait comme ses enfants, m’avait mis de moitié dans son commerce ; nous vivions tous ensemble dans le même nid : enfin, nous étions les plus heureux du monde.

Alors les guerres étaient finies, les alliés retournaient chez eux d’étape en étape, l’empereur était parti pour l’île d’Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertés raisonnables. C’était encore une fois le bon temps de la jeunesse, le temps de l’amour, le temps du travail et de la paix. On pouvait espérer en l’avenir, ou pouvait croire que chacun, avec de la conduite et de l’économie, arriverait à gagner l’estime des honnêtes gens, à bien élever sa famille, sans crainte d’être repris par la conscription sept et même huit ans après avoir gagné.

M. Goulden, qui n’était pas trop content de voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensait pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays étrangers, pour comprendre qu’ils n’étaient pas seuls au monde et respecter nos droits ; il pensait aussi que l’empereur Napoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille… mais il se trompait : — les Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles idées, et l’empereur n’attendait que le moment de prendre sa revanche.

Tout cela devait nous amener encore bien des misères, et je vous les raconterais avec plaisir, si cette histoire ne me paraissait assez longue pour une fois. Nous resterons donc ici jusqu’à nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent que j’ai bien fait d’écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairer la jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrer qu’on n’est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et le travail ; eh bien ! alors, je reprendrai la suite de ces événements, et je vous raconterai Waterloo !

XII

Voilà ce roman, vrai comme la nature ; ce roman photographique, si j’ose me servir de cette expression. Quand on le ferme, on n’a dans les yeux ni héros, ni héroïne, ni amour, ni aventures qui s’effacent avec le temps. On ne voit que le pauvre apprenti de dix-huit ans, le bon horloger compatissant Goulden à son établi, la tante Grédel justement indignée, et la bonne nièce Catherine assise le dimanche sur la même chaise que son cousin Joseph, quatre cœurs où l’empire de 1813, ses victoires, sa gloire, et ses grandeurs retentissent dans un petit groupe de ce pauvre peuple et où tous les Te Deum se changent tout bas en larmes et en malédictions !

Ce n’est pas là un roman, c’est la nature ! Et quand on lit cet évangile du pauvre peuple en 1814, et qu’on voit les enfants de ce peuple vaniteux épris d’un nom, qu’il a grandi, tantôt avec raison, plus souvent avec démence, oublier tant de misères pour ne se souvenir que de quelques grands jours marqués d’un bulletin menteur dans sa mémoire, proclamer qu’il n’a jamais été battu et qu’il a marché de triomphe en triomphe de Moscou, de Rome, de Madrid, de Lisbonne à Paris et à Fontainebleau ; niant Moscou, niant Eylau, niant Ulm, niant Leipzig, niant Salamanque, Vittoria et Abrantès, niant Montmartre, niant Waterloo, niant à peu près autant de mémorables revers qu’il a proclamé de victoires ; on est tenté de déchirer ces pages d’histoire falsifiée par des écrivains trompés ou trompeurs, et de ne reconnaître pour historiens vrais que deux noms et un romancier Erckmann Chatrian. Qui veut-on tromper ici ?

Est-ce 1813 ? Soyez plus hardis ! écrivez qu’il n’y a point eu de Fontainebleau, d’abdication, d’île d’Elbe.

Est-ce 1815 ? Écrivez qu’il n’y a point eu de Sainte-Hélène.

Vous ne serez pas plus menteur ; mais vous serez plus logique, et après avoir trompé le peuple qui vous lit et qui ne vous contrôle pas, vous tromperez peut-être la dernière postérité, et vous lui ferez dire : il y a eu un homme qui est allé avec nos pères provoquer l’univers entier depuis Saint-Jean-d’Acre, le Caire, Aboukir, Trafalgar, Lisbonne, Madrid, Rome, Moscou, Eylau, Wagram, Dresde, Leipzig, Mayence, Paris, Waterloo, et qui n’a jamais été vaincu, et alors chantez des Te Deum posthumes ! car il n’y avait apparemment en ce temps-là ni Providence qui châtie la démence, ni nations qui sentent l’injure et qui vengent l’opprimé, ni vicissitudes humaines qui se retournent contre les iniquités des oppresseurs, ni histoire qui instruit les rois et les peuples ! Voulez-vous, après tant d’adulation, verser une goutte de vérité populaire dans la mémoire de vos enfants ? ne la cherchez dans aucune de vos histoires, mais dans le roman vrai d’Erkmann et Chatrian !

Elle n’est plus que là !

Lamartine.