(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXV. Le Père Ventura »
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(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXV. Le Père Ventura »

XXV. Le Père Ventura27

I

Le P. Ventura a publié les sermons qu’il a prononcés devant Sa Majesté l’Empereur, à la chapelle des Tuileries, en 1857, et l’illustre théatin, dont la pensée, — comme l’on sait, — est toujours une pensée d’ensemble et d’unité profonde, les a publiés sous un titre collectif qui dit bien, en un seul mot, le sens particulier de ces discours.

Ils ont, en effet, un sens particulier. Ils sont bien, comme tous les sermons des prêtres chrétiens, depuis saint Paul jusqu’à saint Ambroise, et depuis saint Ambroise jusqu’à Bourdaloue et Bossuet, la vérité de Jésus-Christ dans toutes ses portées pour le cœur et pour l’esprit, la vérité avec son caractère absolu et universel ; mais ils ont cependant quelque chose de différent aussi et qui n’est pas seulement une question de talent, d’originalité et de forme. En si haute matière, il s’agit vraiment bien de cela ! L’enseignement du P. Ventura a, pour la première fois, une direction qu’aucun prédicateur, en s’adressant à une de ces puissances qui ne gardent devant Dieu que la Majesté du respect, n’a donné au sien, et même parmi les plus imposants et les plus hardis. Jusqu’ici, tous les sermonnaires qui prêchaient aux souverains les devoirs que leur grandeur leur impose, tout en se plaçant le plus près possible du cœur qui les écoutait, par un autre côté, se maintenaient à distance. Ils ne descendaient pas la marche qui sépare la religion de la politique. Ils restaient sur le haut du degré. Le P. Ventura n’a pas craint de le descendre. Il savait à qui il parlait.

Il n’a pas craint de se placer aussi près de l’esprit que du cœur, aussi près des choses contemporaines que de celles de l’éternité en parlant à celui que nous pouvons appeler l’Homme du Temps. Il a mis sa main, sa main libre de prêtre, sur les questions du moment, et il a été tout à la fois sacerdotal et politique. Le livre qui a recueilli ses discours s’appelle maintenant Le Pouvoir chrétien.

Du reste, une telle nouveauté était justifiée. Les événements qui se sont accomplis dans le monde moderne ont été si puissants et si terribles, les esprits et les âmes ont été remués à de telles profondeurs que le prêtre lui-même, le prêtre qui vit dans un écart sublime et dans l’impassible lumière du sanctuaire, en a ressenti le contrecoup. Ne croyez plus à la chronologie ! Entre 1857 et 1757, il y a certainement plus, d’un siècle. Entre 1857 et 1657, il y en a certainement plus de deux ! Il y a plus que du temps, il y a de l’événement, il y a la révolution française et les Napoléon, deux fois sauveurs ! Si Bourdaloue et Bossuet avaient vu de telles choses, ils ne prêcheraient point, croyez-le bien, comme ils prêchaient devant un roi tranquille qui vivait et s’endormait dans la mort, avec cette pensée que sa race était immortelle. Ils n’auraient pas maintenant exactement le genre de prédication qu’ils avaient lorsque les Pouvoirs humains n’avaient pas reçu les épouvantables atteintes qui les ont brisés, et dont, hélas ! ils saignent toujours. Quelque chose de si incomparable à tout s’est produit parmi nous, que même la situation du prêtre, — de cet homme qui n’est qu’une voix — vox clamantis, — en est modifiée.

Bourdaloue et Bossuet, ressuscités parmi nous, seraient donc tenus de jeter sur le temps, — sur le détail des questions du temps, — ce regard pénétrant qui n’a jamais manqué au prêtre, si surnaturellement pratique. Ils n’enseigneraient plus seulement une Royauté entre toutes ; l’Individu Royal, pour ainsi dire, mais ils referaient les notions défaites, et leurs sermons, comme ceux du père Ventura, s’appelleraient le pouvoir chrétien. Le pouvoir, voilà l’Ucalégon qui brûle ; le pouvoir chrétien, c’est le pouvoir éteint et sauvé ! Bourdaloue et Bossuet, au dix-neuvième siècle, auraient compris, ces grands hommes, quelle initiative est maintenant de rigueur pour ceux-là qui tiennent l’anneau de Salomon dans leur main. Ils auraient compris enfin que, si le chrétien manque de précision dans ses initiatives, Proudhon est dans son droit et qu’il déborde comme un flot. L’individualisme, qui veut se sauver du moins jusqu’à la mort, intervient avec ses fantômes et, resté muet, s’il peut l’être, le chrétien prend à sa charge une partie des malheurs du temps et il en répond devant Dieu !

II

C’est sous l’empire de ces pensées que nous avons ouvert le livre publié aujourd’hui par le R. P. Ventura. Nous ne l’avons pas entendu. Les souvenirs de l’orateur, plus ou moins brillants, ne nous voilaient pas l’homme d’idée. Le P. Ventura est bien l’un et l’autre. Il a la double faculté de la réflexion et de l’expression instantanée. Le charbon d’Isaïe s’allume sur ses lèvres, mais il n’en a pas moins le repli de la réflexion et les facultés qui servent à creuser un sujet. Si l’on ne craignait pas d’offenser une tête théologique de sa force, on dirait que le P. Ventura est une intelligence philosophique. Il est, avec le P. Gratry, un des esprits les plus aptes à la lutte, dans la grande bataille philosophique qui n’est pas finie. Indépendamment de la lumière que tout prêtre porte dans sa main, par cela seul qu’il est prêtre et qu’il allume son flambeau à la source de toute splendeur, le P. Ventura avait pour la Critique l’intérêt d’un esprit de l’ordre le plus élevé qui, jusque-là, s’était illustré dans de très puissantes polémiques, mais que l’événement et le choix de l’Empereur mettaient en demeure de se montrer fécond et net dans sa fécondité et de dire enfin le mot suprême que, sur toutes les questions, le christianisme, s’il rencontre un homme de génie, n’a jamais manqué de prononcer !

III

Eh bien ! ce mot-là, le P. Ventura l’a-t-il fait entendre ? On le cherche, et un tel mot ne se cherche pas ! dans cet énorme volume de cinq cent soixante pages, où la lumière passe sur toutes, mais ne se condense dans aucune, de manière à former ce noyau qu’il faudrait pour tout éclairer. Certes, il y a là des accents superbes, un style étonnant, remuant et remué, et français à nous faire penser que nous avons là dans cet Italien un éloquent compatriote ; mais est-ce tout ? Que l’illustre théatin nous le pardonne ; si la franchise est le devoir du prédicateur vis-à-vis des puissances, elle est de devoir rigoureux de la part du chrétien vis-à-vis du prédicateur. C’est l’instrument de l’observatoire catholique à mettre au point du firmament. Dans ces cinq cent soixante pages, y a-t-il autre chose que des généralités vagues dans une excellente direction, il est vrai, mais n’aboutissant pas au conseil précis que le législateur veut entendre, puisque, dans la magnanimité de son intelligence, il vient s’asseoir là, devant vous ? Or, le conseil a-t-il immergé dans le champ du télescope ? Le sol de l’observation n’a-t-il pas tremblé sous les pas de l’observateur ?

Le P. Ventura, qui veut enseigner le pouvoir politique au détenteur providentiel de ce pouvoir qui l’a ramassé sur la plage comme une épave en miettes dont il faut rapprocher et réorganiser les débris, le P. Ventura, publiciste après coup, après le sermon, puisqu’il le fixe sous nos yeux dans un livre qu’il revoit, corrige, orne de notes, et qui est enfin un traité ni plus ni moins que le livre du premier publiciste venu, écrivant dans la confiance de sa pensée, le P. Ventura ne serait-il pas un peu embarrassé si on lui disait : « C’est bien ! mais prenez la plume encore et formulez vos conseils en lois. Voyons ! allez, rédigez le décret. Il faut léguer la paix au monde avec une dynastie. Écrivez le testament politique qui va assurer cette survivance nécessaire au monde, si le monde n’est pas condamné. Nous sommes attentifs, mais vous, soyez formel. Publiciste de celui qui a dit : Gardez mes commandements, et vous vivrez, sur quel article du Décalogue baserez-vous la longévité politique de l’établissement impérial ? Tout est là, sans doute, pour vous, prêtre. Ce n’est pas tout que de descendre du Sinaï ; il faut y remonter. Le Pater noster a-t-il des échos ici-bas ? Éclairez-nous… Est-ce trop demander ? N’êtes-vous pas le canal de la Constituante éternelle, le truchement de Dieu, son porte-voix ? »

Encore une fois, si les sermons du P, Ventura n’étaient que des sermons, nous aurions dit : Ils ont la force persuasive, ils ont l’accent pénétrant, ils ont l’onction, ils ont… ce qu’ils auraient ! Ce ne serait là qu’un compte à régler sur les qualités et les richesses du talent de l’orateur : mais, dans la pensée évidente, catégorique et même exprimée dans ce titre que vous avez pris, c’est bien autre chose. C’est une réponse aux questions des novateurs du temps. C’est une panacée. Or, qu’on nous pardonne l’expression vulgaire, une panacée ne consiste pas à dire aux gens : Portez-vous bien, et je paierai le médecin. Or encore, à part la vérité morale et dogmatique du christianisme qui circule dans ces discours et qui appartient au premier curé de village autant et au même titre qu’au R. P. Ventura, il n’y a véritablement pas là d’inspiration réelle et efficace dont on puisse affirmer que ceci n’est pas le bien de tous, la généralité catholique dans son ampleur flottante et détachée, mais la propriété exclusive et positive d’un esprit meilleur que les autres, parce que le christianisme l’a plus profondément éclairé !…

IV

Le Carême, comme l’on disait autrefois, le Carême du P. Ventura est composé de neuf discours. Rapports entre Dieu et les pouvoirs humains, — Nécessité d’une réforme de l’enseignement public dans l’intérêt de la religion, — Nécessité d’une réforme de l’enseignement public dans l’intérêt de la littérature et de la politique, — Importance sociale du catholicisme, — Mœurs des Grands, — Exemple des Grands, — l’Église et l’État, ou Théocratie et Césarisme, — Royauté de Jésus-Christ et Restauration de l’Empire en France, voilà les neuf majestueux sujets que le P. Ventura a du moins eu le mérite d’aborder. Ce n’est pas dans un chapitre d’un livre comme le nôtre, — un index des travaux philosophiques et religieux de ce temps, — qu’on peut analyser ou seulement jauger le flot de choses qui passent à travers ces sujets, tout à la fois éternels et contemporains. Charrié pas la crise qui nous emporte, le P. Ventura a au front l’écume des vagues et de la tempête, et du sein de cette écume il crie éloquemment : Seigneur ! Seigneur ! Mais l’Évangile et la tradition ne lui fournissent pas ce qu’ils auraient fourni à saint Thomas d’Aquin, par exemple, si saint Thomas, tombé de son siècle dans le nôtre, nous avait donné une loi sur la famille chrétienne déchirée et l’ordre social ébranlé.

Le P. Ventura, qui a une clef pour entrer partout et qui n’entre nulle part, le P. Ventura, le Guizot de la chaire, qui comprend comme M. Guizot comprenait qu’il y a quelque chose à faire, ce refrain qui depuis trente ans court les rues, mais qui ne dit pas résolument quoi, n’a que des aspirations, des pressentiments et d’incohérentes lueurs. Dans l’impossibilité de le suivre en ces neuf stations qu’il traverse, nous nous permettrons de signaler à l’homme d’idée le sermon final de son Carême, parce qu’il résume en somme toutes les questions agitées dans les autres et qu’il pose celle-là qui nous couvre, nous protège et doit nous défendre dans les éventualités que l’avenir nous garde, c’est-à-dire, la restauration et l’affermissement de l’Empire.

Eh bien ! dans ce discours où les caractères d’une restauration providentielle sont exposés avec une autorité incontestable, le publiciste sacré, après avoir fait la part de Dieu dans cet événement, arrive à la part de l’homme, à ce quelque chose d’humain que nous autres faibles créatures nous sommes pourtant tenus d’ajouter dans l’histoire aux bontés et aux magnificences divines, et le voilà qui se demande alors, comme dans ses autres discours il ne se l’était jamais demandé jusque-là, ce qu’il faut voir et ce qu’il faut faire pour résoudre cette question de la fragilité, de l’accident qui est, hélas ! au bout de toutes les choses humaines. Assurément, ce moment du livre est imposant, et nous attendions à cette place, dans ce discours final, quelque chose de péremptoire sur lequel le prédicateur nous aurait laissés.

Retardée, si l’initiative avait apparu, elle n’en aurait été que plus frappante. Mais savez-vous ce qu’est pour le P. Ventura, penseur hors de sa robe et qui dans sa robe devrait être inspiré, l’initiative qui doit raffermir le pouvoir secoué et brisé par tant de révolutions successives ?… On sourit presque en l’écrivant : c’est la décentralisation comme l’entend M. Danjou et le principe des substitutions à perpétuité. En dehors de ces deux vues politiques très connues, très discutées et encore très discutable », il ne voit plus rien, cet homme de politique sacrée, et c’est pour nous rapporter de telles choses, qui sont au pied de toutes les taupinières politiques de notre âge, qu’il est monté au Sinaï et qu’il en descend plus resplendissant de talent que de vérité !

Nous ne croyons pas qu’effet de surprise plus désagréable se soit jamais produit en lisant un homme sur lequel on avait compté. Quoi ! avoir pris le ton qu’il fallait prendre du reste ; avoir été prêtre jusque-là, touchant, poignant, d’une gravité, d’une pénétration…, — mais dans cette généralité que nous avons notée, cette généralité de l’enseignement catholique que le premier venu peut avoir comme le dernier ; — et puis tout à coup, lorsqu’il s’agit du conseil exprès, de la vue précise, se montrer… — comment dirons-nous ? et il faut bien le dire… — si vulgaire et d’une initiative si morte ! C’est là une chose presque douloureuse et qui, à nos yeux et aux yeux de tous, décapite le titre ambitieux et qui pouvait être juste du livre du P. Ventura, Le Pouvoir chrétien ; l’adjectif peut rester, mais le substantif ne mérite plus d’y être. C’est du christianisme éloquent que fait l’illustre théatin, mais du pouvoir… non !

Et cependant, comme tout homme qui a l’étoffe catholique sous la main et qui pourrait tailler là-dedans, le P. Ventura est passé bien près de la vérité, de la vérité illuminante. Pourquoi donc faut-il qu’il soit resté sur son œil la pellicule de la cataracte ? La décentralisation dont il parle aujourd’hui est peut-être, en sachant l’entendre, une vue qui a sa justesse, mais elle n’a, dans l’économie des postulations du publiciste, ni la grosseur, ni la toute-puissante efficacité qu’il lui attribue. Nous n’en dirons pas assurément autant du pouvoir paternel qu’il veut faire plus fort par le principe des substitutions et la disposition testamentaire ; nous croyons que là le célèbre prêtre était bien près d’une solution, mais il en était d’autant plus loin qu’il en était plus près. Rappelons-nous le proverbe : Lorsqu’il y a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin.

Pour le prêtre, en effet, et pour tout homme qui croit avec juste raison que la politique sort des flancs de la morale et ne peut pas sortir d’ailleurs, la question primaire, la question fondamentale, à cette heure de l’histoire, est la reconstitution de la famille chrétienne, brisée par l’individualisme du temps. Nous aussi nous pensons, comme le P. Ventura, que la famille doit prendre fonction dans l’État. Nous pensons que si un pouvoir chrétien (et certes le pouvoir devant lequel le P. Ventura parlait alors avait ce glorieux caractère) traduisait le Pater noster dans ses lois et le quatrième commandement, il serait en mesure suffisante contre les révolutions futures et pourrait marcher en bataille rangée contre elles. Nous pensons que si on opposait aux droits de l’homme de Rousseau la déclaration des droits de la famille française représentée par le Père, ceci nous infuserait un sang nouveau dans les veines, et que le pouvoir politique bénéficierait, à l’instant même, car le Notre Père ne s’adresse pas qu’à Dieu. Il se réfléchit jusque dans le sein des mineurs de la famille, et c’est un rayon divin qui traverse le diamètre de l’espace et de l’infini !

Et dire comment et par quels moyens cette traduction était possible, le dire nettement, voilà la politique sacrée comme en ferait Bossuet à cette heure et que nous attendions du P. Ventura. Quel sujet et quel auditoire ! L’imagination nous le fait entendre : « Plantez, Sire, les racines de vos enfants dans le cœur de tous les foyers domestiques. Enfoncez votre dynastie dans huit millions de dynasties. Réverbérez-les et qu’elles vous réverbèrent ! À la statue dynastique il faut un piédestal de granit comme elle. » Quel texte inouï et quelle occasion splendide pour un orateur qui eût été plus qu’orateur ! Hélas ! le P. Ventura, nous le répétons, n’a été que cela. Ce n’est pas cependant le courage qui lui a manqué. La religion est une Thétis qui trempe les cœurs dans des eaux dont ils ressortent Achille et qui leur dit : « La peur seule est mortelle. » Et d’ailleurs, avait-il besoin de courage ? Ne parlait-il pas devant l’homme qui sait que le pouvoir est la vertu des rois et qui en a fait la sienne ?…

V

Un mot encore sur ces sermons qui, s’ils ne sont pas davantage, resteront de très beaux discours prononcés devant Sa Majesté l’Empereur. Ils sont précédés d’une introduction de la plus majestueuse gravité, due à la plume de M. Louis Veuillot, dont le talent, on peut le dire, a pris depuis quelque temps un surcroît d’aplomb, et le caractère, presque l’éclat d’une popularité. Ce rayon, qui lui est venu enfin à travers les préjugés de la haine, et qu’il n’a pas cherché, Dieu merci ! il le conservera, s’il ne faut pas pour cela dévier de sa ligne droite, et il le perdra, sans souci, pour ne pas en dévier.