(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Jacques Demogeot » pp. 273-285
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Jacques Demogeot » pp. 273-285

M. Jacques Demogeot

Tableau de la littérature française au xviie  siècle avant Corneille et Descartes.

I

Le livre de M. Jacques Demogeot a été parlé avant d’être écrit. M. Jacques Demogeot, agrégé de la Faculté des lettres de Paris et professeur d’éloquence française, a repris en sous-œuvre un cours fait en Sorbonne et en a tiré le livre qu’il intitule modestement : Tableau de la littérature française au xviie  siècle avant Corneille et Descartes. Il y a eu donc ici extraction et arrangement. « L’auteur — nous dit-il — a fait disparaître toutes les for-« mes de l’exposition orale, supprimé les préambules et « les digressions, restreint les développements et les citations », et véritablement on le regrette.

Platon disait, quand il ne rêvait pas, que la parole était supérieure à l’écriture parce qu’elle avait toujours là son père pour la défendre, et il avait raison. Rien ne vaut le discours. L’impression n’est que de récriture. Mais, quand un homme a eu le bonheur de parler sa pensée au lieu de l’écrire, pourquoi, du moins, ne pas la conserver comme il l’a parlée, et lui ôter, en faisant un livre, de sa vie première et de son bouillonnement de source ? L’art ne doit jamais diminuer la vie, car il n’est après tout, lui-même, malgré ses prétentions, qu’une imitation de la vie. Nous n’avons pas entendu M. Demogeot dans sa chaire, mais à coup sûr on était plus près de son âme, quand il faisait son cours, que quand on en lit les extraits dans leur toilette de livre. En mettant son volume entre lui et nous, il nous a séparés de son âme de toute l’épaisseur de son esprit.

Ce n’est pas que cet esprit soit épais. Non, certes ! ce n’est pas là ce que nous voulons dire. La vitre non plus n’est pas épaisse, mais elle sépare aussi bien que le bois et le fer. Tel qu’il est cet esprit, du reste, et nous dirons tout à l’heure ce qu’il est, c’est de l’esprit, c’est-à-dire quelque chose de fin et de prudent, qui s’avise, qui s’observe, qui s’arrête, qui a ses précautions, ses circonspections et ses partis pris… On glace les fruits pour les rendre meilleurs, et ils ne sont pas meilleurs, ils ne sont que plus froids. C’est le procédé que semble avoir employé M. Demogeot dans le livre qu’il publie aujourd’hui. Il y a glacé des fruits savoureux encore, mais il les a glacés, et on aimerait mieux la tiédeur qu’y aurait laissée le dernier baiser du soleil ! Nous ne savons pas si M. Demogeot est une nature oratoire, électrique, émue, déchirant un sujet sous sa parole avec ces beaux mouvements de griffes et ces grâces de lion qu’ont parfois les hommes qui savent parler, mais ce que nous savons, c’est que dans sa chaire, s’il est tout cela, il ne l’est pas dans son livre. Quel empire sur soi ! quelle tenue ! quelle expression gouvernée et sobre ! Ce sont là des qualités, sans doute, mais s’il l’a eue, la palpitation n’y est plus.

Et l’a-t-il eue jamais ? C’est une question encore. Au fond, nous ne croyons pas beaucoup plus aux hypocrisies de la pensée qu’aux hypocrisies du cœur. L’hypocrisie est le seul vice qui soit aussi pénible, aussi difficile qu’une vertu. L’homme est trop faible pour respirer longtemps dans cet étouffoir qu’on appelle un masque. Nous aimerions mieux lire le cours sténographié de M. Demogeot qu’un livre plaqué sur ce cours ou extrait de ce cours, parce qu’il y aurait là, pour la Critique, une garantie plus grande de la sincérité du professeur et de la force pure de ce premier jet, qui est le sang de l’artère même dans le talent et de l’artère ouverte. Mais peut-être serait-ce là une exigence de précaution inutile. Peut-être ne trouverait-on pas, du cours à son livre, l’auteur du Tableau de la littérature avant Corneille et Descartes aussi différent de lui-même qu’on l’aurait pensé tout d’abord. Il est des esprits qui tendent naturellement et de primesaut à une congélation tonique et forte. Ils se cristallisent en se développant. C’est même leur manière, à ces esprits, de se développer. Qui sait ? Le talent de M. Demogeot n’a pas eu peut-être besoin de se glacer à la réflexion et à main posée. Il serait un fruit froid. Assurément, ce n’est pas un fruit sec. Il touche pourtant à la sécheresse, mais, Dieu merci ! il n’y entre pas.

C’est un esprit ferme, d’une grande clarté, sans aucun pédantisme, sachant peut-être trop ce qu’il fait, par conséquent manquant de spontanéité, mais non de naturel ; sans grâce, mais sans disgrâce non plus ; ayant de l’ongle, s’il n’a pas de griffe, mais très mesuré, et par-dessus tout, nous vous le répétons, de cette incroyable tenue qu’un diplomate lui envierait. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse donner une idée juste de cet écrivain, qui ressemble au magistrat irréprochable de la chanson et qui a si bon air dans sa phrase correcte, exacte, nette comme du français, une petite phrase despote qui nous plaît, et cette chose, la voici. Vous l’apprécierez. Sans le dernier chapitre du livre de M. Demogeot, sans ce dernier chapitre qu’il aurait été si piquant d’oublier, nous ne saurions pas trop, en vérité, à quel système d’idées, à quel ordre de convictions générales ou particulières appartient l’auteur de ce livre, exclusivement littéraire. Nous aurions le plus singulier des anonymes, un anonyme d’idées et dédoublé de tout, nous n’eussions eu à vous présenter que ce phénomène d’un homme de goût qui, pendant un gros volume in-8º de cinq cents pages, à l’exception du dernier chapitre, —  indiscret comme le post-scriptum de la lettre d’une pauvre femme qui a fait tout ce qu’elle a pu pour bien se tenir, mais qui s’échappe, — ne se serait montré absolument rien de plus qu’un dilettante de littérature et… un homme de goût.

II

Eh bien ! cela seul mériterait une mention honorable de la part de la Critique. N’est-ce pas une force et une rareté ? M. Jacques Demogeot est un professeur et un universitaire, mais on ne le saurait pas s’il n’avait pas écrit tous ses titres sur la première page de son livre. C’est moi qui sais Guillot, berger de ce troupeau ! Jusqu’au dernier chapitre du volume, qui finit par avoir des fentes par où fuit l’arôme captivé si longtemps, vous n’eussiez rien senti… ni rien deviné. Tout est dissimulé en grande perfection. Pas le moindre petit bout de palme, de fourrure ou de robe. Pas le moindre tintement d’opinions philosophiques, religieuses, politiques… On a étoupé, ouaté, capitonné, feutré l’intérieur de toutes les clochettes. Le ton est excellent, l’attitude des plus convenables. L’auteur est respectueux en des matières où ses confrères nous ont peu habitués au respect.

Et cependant le livre dont il est question traverse une époque délicate. Incedit per ignes !

Il y est parlé d’Henri IV, loué cette fois par ses côtés louables, oublié par ses côtés mauvais. Il y est parlé du protestantisme et de ces guerres de religion qui n’ont été que la première phase de nos guerres révolutionnaires, et si l’auteur n’y a pas toute la justice qui devrait suivre l’indifférence, il y a au moins l’indifférence qui la précède. Il y témoigne au catholicisme la vénération historique, qui n’est pas encore, il est vrai, celle de la foi et de l’amour, mais qui peut y conduire. Enfin, s’il n’y affirme aucun de ses symboles, le tempérament de son esprit, ce tempérament vainqueur de tout et qui donne la clef de ce qu’on tient le plus enfermé au fond de sa pensée, ferait croire qu’il est bien au-dessus des préjugés, des éducations et des opinions collectives de son métier. Politiquement, religieusement, qu’est-il ?… une espèce de domino, très silencieux et très drapé, qui passe ici dans l’attrait voilé et singulier de son mystère, mais qui lève son loup quand il s’agit de littérature et nous montre alors ce qu’il est. Or, comme l’homme est un, à moins d’inconséquence formelle et résolue, et qu’en lui un ordre de pensées bien déterminé implique assez généralement tous les autres, on est légitimement tenté de juger les opinions qu’on tait par celles qu’on avoue, et c’est ainsi que l’on refait tout le visage intellectuel de cet homme (faut-il dire habile ou contenu ?) qui se masque seulement par un côté, — on le refait avec son profil.

Littérairement, en effet, nous connaissons ses préférences. Littérairement, il est pour l’ordre contre la fantaisie ; il n’accepte l’imagination qu’avec la règle ; il n’est pas ivre de Renaissance. Comme tous les sensuels de ce temps-ci, il n’a pas démesurément bu à la coupe de cette Circé de la Renaissance, qui nous grise autant par le travail enchanté de sa coupe que par le philtre qu’elle y verse. Il juge Ronsard de très haut. Il ne craint pas d’appeler tout ce vaste, impétueux et puissant seizième siècle qui expire, « une littérature de transition », D’instinct et de choix, il place Malherbe, ce Richelieu littéraire, au-dessus de tout, même de Régnier, à qui il ne pardonne pas d’être le neveu de Desportes par le talent comme par le sang. Et quand il arrive à Richelieu, le Malherbe politique, il pardonne sans peine ses ridicules d’abbé Cottin au grand Cardinal, pour l’effort qu’il a fait d’organiser la littérature et pour sa volonté de la gouverner comme un État de plus. En somme, dans ce premier volume, qui doit être suivi d’un second, on voit que l’auteur sera pour Boileau plus tard On sent l’homme de grand sens, l’homme de bon sens, l’homme du pouvoir, le monarchique en littérature, très peu gâté par le langage de son temps quoique, ici ou là, il en ait encore de temps en temps les logomachies.

Ainsi, il dit sérieusement, page 205, à propos de la mort d’Henri IV : « Malheureuses les nations dont la prospérité dépend de la vie d’un seul homme ! » Et ce n’est pas là une de ces idées générales qui servent comme une transition entre deux chapitres. Non pas ! C’est bien l’idée commune et moderne « des institutions », cette Poétique politique inventée pour se passer de grands hommes et à laquelle l’Histoire répond par tous les siens, car il n’y a pas d’autres créateurs de prospérités publiques que quelques grandes âmes isolées, et jamais ce que l’orgueil humain appelle si plaisamment « des institutions » n’a été autre chose que la petite monnaie de ces grands hommes nécessaires, disparus !

Ainsi encore, à un autre endroit de son livre, l’auteur du Tableau nous dit que la forte poésie « exprime l’idéal d’une société », et quoiqu’on s’étonne de trouver ces vagues formules — la fumée de cigare du dix-neuvième siècle — sous la plume incisive de M. Demogeot, on y voit assez cependant sous ces formules nuageuses pour bien y discerner le faux. L’idéal d’une société, en supposant qu’on sache ce que c’est, serait au contraire une mauvaise mesure de poésie. Il donnerait des poètes de société et des hôtels de Rambouillet que, par parenthèse, M. Demogeot, si mâle souvent, n’a pas traités avec le mépris qu’ils méritent, car ils gâtent jusqu’aux grands Corneille ! Nous sommes peu exposés, il est vrai, à gâter présentement des Corneille, et nous semblons en avoir fini avec ce vieux brimborion de la Guirlande de Julie, mais il n’en faut pas moins toujours mettre le pied sur ces affectations sociales, parce que, sous une forme ou sous une autre, elles repoussent toujours.

III

Tel est, dans sa tendance naturelle, le genre d’esprit qui circule à travers ce Tableau de la littérature française avant Corneille. À part les taches légères qu’on ne remarquerait pas dans un homme d’un langage moins net, c’est un esprit très sain que celui-là, très positif, très unitaire, parlant une langue nerveuse, qui a parfois de la saillie et qui a toujours, dans l’accent, de l’autocratie. M. Demogeot l’a, cet accent, parce qu’il l’aime ! C’est l’honneur de cet écrivain d’aimer l’autorité en littérature, et sur ce point il ne se dément jamais. Contradictoire quelquefois quand il raisonne, par exemple lorsqu’il nous dit que le siècle de Louis XIII, dans ses commencements, était le siècle des plus grandes âmes, qu’il l’admire et même l’admire trop, et lorsqu’à trois pas de là il ajoute que les petits vers des Voiture du temps, les billevesées des ruelles et des Samedis de chez Mademoiselle de Scudéry étaient à la taille de ce siècle si grand ! il n’est jamais inconséquent dans ses instincts et ses sensations. Là est sa force, parce que là est son tempérament, qui ne le trahit pas quand ses opinions le trahissent, qui ne bouge point quand elles oscillent… Suivez-le ! à toutes les pages de son livre vous le retrouvez. L’homme de Malherbe devient l’homme de Vaugelas, de Vaugelas dont les mérites si grands sont oubliés, et qu’il nous rappelle.

Les littératures sont aussi ingrates que les peuples. Mais M. Demogeot a la reconnaissance des services rendus et l’amour des maîtres. Malherbe, Vaugelas, le Cardinal de Richelieu, ces grands hommes d’État littéraires, ces Hercules qui ont balayé la place pour que le grand Corneille pût passer, et Louis XIV et tout son siècle, ces hommes qu’on pourrait appeler plus glorieusement que Pitt les Ministres des préparatifs, car ils préparèrent le dix-septième siècle en l’ouvrant, voilà les personnalités les mieux comprises de M. Demogeot, parce qu’elles sont le plus aimées, et cela nous suffit, à nous, pour le juger, lui, à travers ses réserves, et pour, malgré nos différences, l’estimer !

Nous savons bien (et c’est là une histoire éternelle) qu’il a les défauts de ses qualités, et nous, comme d’autres, nous pourrions les lui reprocher. Nous, comme d’autres, nous pourrions trouver que la main de ce peseur de mérites ne tient pas toujours la balance assez droite, non par faiblesse, mais parce qu’il met peut-être trop de force dans sa manière de l’empoigner. Si nous le suivions dans le pas à pas de son livre, nous nierions sans broncher sa justice envers un écrivain comme Mathieu (l’auteur du Louis XI, dont il ne parle pas !) et qu’on ne juge point sur une phrase tirée de l’Histoire d’Henri IV, et nous affirmerions également son injustice envers Desportes, qui n’est pas, après tout, seulement, qu’un imitateur de l’Italie. Nous lui dirions enfin qu’il est bien dur envers les hommes de verve et de fantaisie, bien dur envers ce charmant et pauvre Caprice qui va tout à l’heure donner La Fontaine à la France, La Fontaine, aussi étonnant que le grand Corneille ! Mais à quoi bon ? Les qualités de l’auteur du Tableau de la littérature avant Corneille et Descartes sont viriles. Dans cette littérature avant Corneille ; si effroyablement imitatrice qu’il est lui-même Espagnol, ce qui importait le plus, n’était-ce pas de sauver l’originalité de la pensée française envahie, et de fonder la nationalité littéraire ? N’était-ce pas de s’opposer aussi aux excès du Caprice ? Car, s’il est un délicieux enfant comme l’Amour, c’est un enfant que le Caprice, et il vient toujours un moment où il faut emporter les enfants pour que l’on s’entende. Or, ce moment était venu et durait depuis trop longtemps : depuis les Valois. Voilà ce qui empêche de regarder aux erreurs menues et fait applaudir à la large justice d’un écrivain qui, en jugeant la littérature d’avant Corneille, ne s’est pas rappelé assez qu’il écrit, lui, après Corneille ! et que les bénéfices du temps et la gloire pour l’historien ou le critique littéraire, c’est de voir ce que les hommes comme Malherbe, Vaugelas, le cardinal de Richelieu, pour agir comme ils ont fait, ne pouvaient pas regarder !

IV

Du reste, indépendamment de ce que M. Demogeot a mis… ou n’a pas mis de lui-même et de ses propres opinions dans le fragment d’histoire qu’il vient de publier, l’agrément d’un pareil morceau de littérature historique est surtout dans les citations, et ces citations y sont faites avec beaucoup de discernement et de choix. Seulement, elles sont peut-être trop vite faites, et ici nous rentrons dans l’inconvénient général du livre en question, qu’on voudrait une histoire à fond et qui, malheureusement, n’est qu’un tableau. Les groupes qui le composent étant nombreux et surchargés de personnages ; l’auteur n’a pas la possibilité — avec les limites qu’il s’est imposées — de s’arrêter sur chaque figure qui mérite l’étude et le détail. Mais aussi pourquoi s’est-il imposé ces limites ? Qui le forçait, encore une fois, d’étriquer les vastes proportions d’un cours dans les exiguïtés d’un livre ?

Avec son érudition très variée et très sûre, son goût pur et son jugement ferme, avec ce don de se posséder, — de n’aller que là où il veut, et comme il le veut, qui est une des distinctions les plus rares de son esprit, — et de tout esprit, — M. Jacques Demogeot nous semble fait pour mieux que pour exécuter, dans un petit panneau de boiserie historique, des petits médaillons littéraires. Quoiqu’il ait la phrase claire et l’esprit ironique (voir ce qu’il dit de Tallemant des Réaux et de bien d’autres, dont il parle avec un pli de bouche d’une raillerie profonde), ce n’est point un voltairien que M. Demogeot. Du moins ne l’est-il pas dans les formes extérieures et les mouvements de son esprit. C’est un homme d’une tout autre constitution que Saint-Marc Girardin, par exemple, dont l’érudition a la légèreté brillante et reconfortante d’un verre d’eau. Qu’il n’ait donc pas peur de corser la sienne ! Quand on a la tête carrée, il faut faire des œuvres carrées. Il faut être hardiment soi. Un homme taillé dans l’étoffe d’un Mabillon littéraire n’aurait jamais peur d’être lourd, et celui qui serait éclos sous la perruque du docteur Johnson, non plus !