(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Fontenelle, et le père Baltus. » pp. 2-16
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Fontenelle, et le père Baltus. » pp. 2-16

Fontenelle, et le père Baltus.

Cette querelle s’est élevée au sujet de l’Histoire des oracles. C’est un des meilleurs ouvrages de l’illustre Fontenelle. Elle le menera plus surement à la postérité que ses Eglogues, ses Opéra, ses Dialogues des morts, quoique sans aller de pair avec ses Éloges des académiciens & avec sa Pluralité des mondes. Des vérités utiles sont présentées dans ce livre d’une manière très-agréable. On y trouve un écrivain dont les grands talens doivent faire oublier ses Lettres du chevalier d’Her… ses comédies peu théâtrales, son Apologie des tourbillons de Descartes & les Essais informes qu’il a faits dans les genres de Lucien & de Théocrite ; plus heureux dans ceux de Quinault & de Bacon, & surtout dans la géométrie ; faisant aimer les sciences les plus abstraites ; réunissant la subtilité du raisonnement à un stile qui lui est particulier & qui a fait beaucoup de mauvais imitateurs ; ayant plus d’esprit que de génie, & plus de délicatesse que d’invention ; placé sous deux règnes pour mériter l’estime de deux siècles, & par la variété de ses connoissances, & par la singularité de son ame toujours paisible, modérée, égale, inaccessible aux mouvemens inquiets ou violens, qui rendent les autres hommes malheureux ; fait, en un mot, pour les agrémens & les délices de la société, mais non pour être l’exemple des belles ames, des cœurs sensibles & reconnoissans.

Dans son Histoire des oracles, il se propose de montrer qu’ils sont l’ouvrage de la superstition & de la fourberie, & non celui des démons, & qu’à la venue de Jésus-Christ ils n’ont point cessé. Ces deux points forment deux dissertations.

Dans la première, il parle d’abord des oracles les plus célèbres de l’antiquité, des histoires singulières qui couroient sur les génies. Rien n’en avoit plus imposé que la mort du grand Pan, annoncée par le pilote Thamus ; qu’une réponse de l’oracle Sérapis à Thulis roi d’Egypte ; que celle d’un autre oracle à l’empereur Auguste sur l’enfant Hébreu ; que les oracles tirés par Eusèbe des écrits mêmes de Porphyre, ce grand ennemi des chrétiens.

Fontenelle repasse sur tous ces oracles. Mais, avant que de montrer le jeu des ressorts par lesquels ils se rendoient, il entre dans les raisons qu’on avoit de croire que les démons s’en méloient. Les principales sont que cette idée étoit favorable au christianisme, à son établissement miraculeux, à l’explication de nos mystères, à la fuite du prince des ténèbres, à son silence supposé depuis l’apparition du messie, à la philosophie de Platon, si goûtée & si vantée de tous les écrivains ecclésiastiques. Qu’on ajoute à cela l’amour naturel des hommes pour le merveilleux, & l’on ne s’étonnera plus que cette opinion ait été générale parmi les chrétiens.

Les motifs de l’adopter ainsi établis, l’ingénieux Fontenelle essaye de les détruire d’un seul coup. Il sappe ce systême par les fondemens. Ce qu’on raconte des oracles, demande leur historien, est-il bien vrai ? N’explique-t-on pas la cause avant que de s’assurer du fait ? Ne ressemble-t-on point à ces sçavans d’Allemagne qui s’épuisèrent à disserter, à faire des in-folio sur une dent qu’on disoit être d’or, & qui n’étoit qu’une simple feuille d’or appliquée à la dent avec adresse ? Il rappelle quantité de contes puériles, de livres apocryphes, de subterfuges qu’on imaginoit dans les premiers siècles de l’église pour l’accréditer, & dont elle n’avoit pas besoin. Ce n’est pas dit-il, que tout le monde fût la dupe de ces oracles, à qui, pour de l’argent, on faisoit dire une chose plutôt qu’une autre, & qu’on multiplioit tant qu’on vouloit. Des sectes entières de philosophes, des écrivains, & sur-tout les poëtes comiques, des grecs encore sans culture, mais d’un sens droit, des chrétiens eux-mêmes s’en moquoient ouvertement. On ne les consultoit qu’à certains jours, après des initiations à certains mystères qui recommandoient toujours le secret. On en rendoit par songes ou sur des billets cachetés : mais ces oracles, ainsi que tous les autres, sentoient l’homme plus que le diable. L’imposture & la friponnerie y présidoient également. Cette première dissertation philosophique d’un de nos plus beaux génies, est terminée par un chapitre sur les sorts.

La seconde présente beaucoup moins d’obstacles à lever : car, si l’on ne met rien ou presque rien sur le compte des démons, si l’on reconnoît que les oracles ne sont que l’ouvrage de la fourberie, on ne s’intéressera plus à les faire finir précisément à la venue de Jésus-Christ. Tout prouve qu’ils ont duré jusqu’à l’extinction du paganisme ; & l’époque de sa fin n’est que de l’année 451. Les empereurs chrétiens défendirent, vers ce temps, d’en faire aucun exercice, sous peine de mort. Mais, la religion payenne eût-elle continué, on se fût encore désabusé des oracles : on commençoit à n’y croire nulle part. On avoit ouvert les yeux sur la fausseté, l’avarice, les débauches infâmes des prêtres : ils faisoient accroire que le dieu vouloit admettre à son lit les plus belles femmes : elles alloient à la divinité, parées des mains de leurs maris, chargées de présens en reconnoissance de ses faveurs. A Babylone, une femme que le dieu Bélus avoit choisie passoit toutes les nuits dans le huitième & dernier étage de la tour du temple. Il s’en faisoit autant à Thèbes en Egypte. La prêtresse de l’oracle de Patare, en Lycie, ne prophétisoit jamais qu’elle n’eût couché seule dans le temple d’Apollon. « A la vue des chrétiens, le Saturne d’Alexandrie ne laissoit pas de faire venir, les nuits, dans son temple, telle femme qu’il lui plaisoit de nommer par la bouche de Tirannus son prêtre. Beaucoup de femmes avoient reçu cet honneur avec respect. » A la fin, une fit confidence à son époux qu’elle avoit trouvé, dans le temple, un second mari. Sur cela, Tirannus fut traduit en justice & avoua tout. Mille autres scènes scandaleuses démasquèrent les prêtres.

L’auteur de l’Histoire des oracles a mis, dans cette seconde partie, le même agrément que dans la première. Mais on sçait que le fond de l’ouvrage n’est pas de lui. Fontenelle n’est presque qu’un traducteur : il n’a donné son histoire que d’après le livre de Vandale, médecin anabaptiste de Haerlem. L’un écrivit pour les sçavans ; l’autre s’est fait lire de tout le monde. Vandale, après avoir décrié les oracles, se proposoit encore, sur le succès de son entreprise, de décrier certains pélerinages, quelques pratiques de dévotion mal entendues : mais Fontenelle, après la publication de ses idées philosophiques, ne fut pas tenté d’en publier de nouvelles dans ce goût. Les dévots furent soulevés : ils crurent voir une des principales preuves du christianisme renversée. Quelques années après que Fontenelle eut donné l’Histoire des oracles, le P. Baltus jugea qu’il étoit de son devoir d’en prévenir les effets dangereux, en la réfutant. Ce jésuite eut l’adresse de lier son système à la religion.

Sa réfutation est divisée en trois parties. La première est pour venger les pères de l’église & les anciens chrétiens des raisonnemens qu’on leur fait tenir, & pour exposer les motifs qu’ils ont eu de croire que les oracles des payens étoient rendus par les démons ; la seconde, pour détruire les preuves directes par lesquelles on établissoit que les oracles étoient l’unique ouvrage de quelques prêtres imposteurs ou dupes ; la troisième, pour faire voir que la naissance de Jésus-Christ est l’époque de la cessation des oracles, & qu’ils n’ont cessé que par le pouvoir de la croix & par l’invocation de son nom.

Sous l’apparence de zèle & de l’amour des vérités fondamentales de la religion, les atrocités n’étoient point épargnées à Fontenelle. Il étoit d’autant plus facile de le représenter coupable d’impiété, que le public connoissoit déjà sa Relation curieuse de l’isle de Bornéo ; relation qui contient l’histoire d’une étrange guerre civile*.

Cette plaisanterie & l’Histoire des oracles pensèrent être fatales à leur auteur. Les dévots cabalèrent, persécutèrent sourdement, portèrent même leurs plaintes aux pieds du trône. Le philosophe étoit perdu, s’il répondoit à ses critiques : il ne se défendit point. Il eut l’air d’abjurer ses sentimens : il se contenta de les renfermer en lui-même. On prétend que, depuis, il s’expliqua quelquefois librement sur des matières toujours délicates & respectables. Si le fait est vrai, ce ne fut qu’avec des amis intimes. On va jusqu’à lui faire dire qu’étant jeune écolier à Rouen, sa mère, sœur de Pierre & de Thomas Corneille, le menoit, le dimanche, au prône, à la messe, à vêpres, au sermon ; mais que, dès cet âge, il n’en croyoit pas un mot. On ne voit pas qu’il ait fait de ses talens aucun abus déplorable, qu’il ait ambitionné d’aller à la gloire par des écrits contre la religion. Il étoit le premier à donner l’exemple de la soumission & de la déférence : il eut toujours un confesseur à titre. Autant il redoutoit la réputation d’incrédule, autant il craignoit la haine & les querelles. Ce qui le flattoit le plus, c’est de n’avoir jamais, ou presque jamais, avili sa plume par des vers satyriques. L’idée de s’être attiré des affaires avec les théologiens l’épouvantoit : il aima mieux abandonner que de défendre son Histoire des oracles. « On veut, disoit-il, que le P.  Baltus ait raison ; hé bien ! à la bonne heure. Le diable rentrera dans ses droits. »

Le silence de Fontenelle ne fut point imité de ses partisans ni de ceux de Vandale. Les journalistes de Hollande répondirent au P. Baltus & le maltraitèrent : ils vengèrent sur lui la liberté de penser opprimée & condamnée à se taire. Le jésuite reprit la plume, & soutint leurs efforts avec toute l’impétuosité dont un théologien est capable. Il donna la Suite de la réponse à l’Histoire des oracles. Cet ouvrage parut en 1708. Le jésuite se flatta d’avoir abbaissé l’audace des auteurs de La Bibliothèque choisie & de la République des lettres ; mais les plus grands ennemis du P. Baltus n’étoient pas en Hollande. Un grammairien François & de génie entreprit de lui ravir le triomphe dont il se glorifioit. Dumarsais, jeune encore, avide de se faire un nom, n’ayant à risquer ni place ni fortune, admirateur de Fontenelle & plus philosophe que lui, plus idolâtre de la liberté des sentimens, écrivit pour le justifier contre les imputations de son critique.

Cette apologie n’a point vu le jour. L’auteur eut une défense expresse de la faire imprimer, soit en France, soit ailleurs. Cet ordre fut la suite de sa confiance en quelques confrères du P. Baltus, ausquels il fit part de son ouvrage, & qui reconnurent mal cette marque d’estime : on prévint contre lui le gouvernement : on rendit sa religion suspecte. De-là, peut-être, la source de tous ses malheurs. L’envie eut un prétexte pour le persécuter, pour le dépeindre comme un monstre, pour ajouter mille contes absurdes à quelques accusations bien fondées* On jugea l’auteur, & non son livre, qui est plus favorable que contraire à la religion par les armes qu’il arrache à la superstition. Il ne reste que des fragmens de l’ouvrage de Du Marsais, & qui annoncent une production de génie. En voici le précis.

L’auteur s’y propose trois objets, 1°. De prouver que les démons ne rendoient point les oracles ; 2°. De répondre aux objections du P. Baltus ; 3°. d’examiner le temps auquel ont cessé les oracles, & de faire voir qu’ils ont cessé d’une manière naturelle.

Quelques fourbes adroits mirent à profit le desir que nous avons tous de connoître l’avenir : ils se donnèrent pour des hommes inspirés, & rendirent des oracles. L’imposture réussit ; elle fut reçue avec fanatisme. Bientôt on ne vit partout que charlatans devins. Il n’est pas de foi que les oracles soient l’ouvrage des démons. Le sentiment contraire est celui de bien des payens, de plusieurs sectes de philosophes, des pères qui font le plus autorité dans l’église, de l’écriture elle-même : il est conforme aux intérêts de la religion. Sans cela, on pourroit excuser les payens sur leurs erreurs.

La réponse aux objections du P. Baltus est de la même espèce que l’article précédent. Du Marsais prouve qu’attribuer les oracles au malins esprits, n’est pas une vérité fondée sur la tradition ; que les prêtres, pour tromper le peuple, se servoient de statues creuses ; que ce n’est point affoiblir, mais confirmer la gloire de Jésus-Christ, que de réduire les oracles à des causes naturelles ; que les permissions particulières accordées au démons, suivant le témoignage de l’écriture, ne donnent pas droit d’en supposer d’autres ; que ce prodige n’étoit pas nécessaire à l’établissement du christianisme ; qu’admettre de faux miracles, ce seroit, s’il étoit possible, rendre suspects les véritables. « On ne croit plus de nos jours aux possédés, quoiqu’on croie à ceux de l’écriture. » Le sentiment de l’anabaptiste Vandale, suivi par Fontenelle, scandalisoit de P. Baltus : mais ce même jésuite, en prenant la défense des oracles, avoit adopté l’opinion du luthérien Marbius. Sur cela. Du Marsais répond, hérétique pour hérétique, un anabaptiste vaut bien un luthérien .

Enfin, la naissance de Jésus-Christ n’est pas la première époque de la cessation des oracles. Plusieurs ont été détruits avant la venue du messie, & plusieurs ont subsisté jusqu’au quatrième & cinquième siècle, & subsistent encore chez les idolâtres. Le P. Baltus lui-même ne croit pas à l’oracle de l’enfant Hébreu : il convient que les oracles n’ont point cessé tout-à-coup, mais à proportion du progrès de la religion chrétienne. Cette manière de finir n’a rien de surprenant ; elle étoit la suite naturelle d’un nouveau culte. Les oracles ont dû tomber avec le paganisme, les démons disparoître, & les impostures des prêtres rester à découvert. Quelle est donc la seule cause du silence des oracles ? La conversion des peuples au christianisme, la fourberie soupçonnée dans plusieurs oracles & confirmée dans quantité d’autres, les édits des empereurs chrétiens.

Telle est l’analyse de l’ouvrage de Du Marsais. Cette apologie combla de joie Fontenelle. Peut-être cet académicien célèbre, d’un esprit si juste, si délicat, si profond, si enchanteur & qui s’étendoit à tout, n’eut-il pas mieux fait, s’il eut écrit lui-même pour sa propre défense. Certainement il n’eut pas montré la même élévation, ni la même chaleur. Le poëte Rousseau l’accusoit d’afféterie, & disoit que chez lui tout étoit passé à la fleur d’orange . Si ses ennemis, malgré toute leur cabale, ne purent le perdre, il ne comprit pas moins combien il est dangereux d’avoir raison dans des choses où des hommes acrédités ont tort. Autant on parla de lui pendant sa vie, autant sa mort fit peu d’impression. C’est qu’indépendamment du grand nombre de ses années qui préparoient à cette perte, elle arriva dans ces circonstances affreuses, où toute la France étoit en allarme pour la vie du meilleur des rois, frappé par un monstre. Quatre femmes se sont partagées la succession de Fontenelle ; une cinquième a été son exécutrice testamentaire : aussi n’a-t-on pas manqué de dire que jusques dans ses dernières dispositions, il avoit conservé son esprit de galanterie.