XXIII. P. Enfantin25
I
De quelles catacombes sortent-ils ? On n’y pensait plus. On les croyait finis. Ce flot de vingt ans qui engloutirait tant de choses avait passé sur eux, ne leur laissant qu’une épitaphe. Le siècle, indulgent pour les folies de sa jeunesse, n’avait plus pour eux qu’un sourire. Ô folies ! carnaval ! descentes de toutes les Courtilles ! Les tuniques bleues de 1830 semblaient suspendues au clou, éternel et immobile ! Saint-Simon le prophétique, comme Fourier l’hiéroglyphique, comme Cabet, l’innocent Cabet, l’Icarique, ces grands Excentriques dans l’utopie n’étaient plus que des curiosités intellectuelles, mises au garde-meuble du dix-neuvième siècle, le plus grand marchand de bric-à-brac de tous les siècles !
Après les malheurs de Ménilmontant, les prêtres de Saint-Simon étaient, comme on le sait, devenus laïques, et ils avaient même grimpé en quelques années, avec beaucoup d’agilité, à des positions qui ne manquaient ni d’élévation ni d’influence. Ils ne disaient mot de la doctrine, du moins devant le public, mais on remarquait qu’ils se tenaient comme des crustacés et s’appuyaient les uns les autres. Ils n’avaient pas pour rien communié à la salle de la rue Taitbout, mais cela se comprend et cela touche presque… Ce qui unit peut-être le mieux les hommes pour les jours de maturité et de sagesse, ce sont les sottises faites en commun dans la jeunesse ; ce sont les bêtises de leur printemps !
Mais on se trompait. Ils n’étaient pas finis. Le manifeste, car c’est un manifeste que M. Enfantin vient de publier sous ce titre singulier, mais modeste : Réponse au R. P. Félix, sur les quatrième, cinquième et sixième Conférences de Notre-Dame, prouve, par sa teneur, ses termes exprès, le ton qui l’anime, que le saint-simonisme n’est pas mort ou que ce qui en survit n’est pas simplement une opinion individuelle. Il prouve, ce manifeste ironique ou patelin (et peut-être tous les deux), que le saint-simonisme a gardé la prétention d’être une Église, une Église cachée et qui se croit persécutée sans doute, car le mépris d’un temps, qui a encore à sa disposition les lucidités du ridicule et l’éclat de rire, peut paraître, à certaines gens sensibles, une persécution.
Le manifeste dit nous, comme si M. Enfantin parlait au nom de quelque chose de constitué, de collectif et d’officiel, avec quoi non seulement l’avenir, mais le présent, fût obligé à compter. Quoique le paletot soit boutonné par-dessus la tunique, l’incognito laïque de M. Enfantin ne veut pas être gardé… Il y a dans cette mise en scène de jolies finesses. La signature de la brochure (P. Enfantin), veut aussi bien dire Père Enfantin que Pierre ou Paul Enfantin. Un bout du prêtre passe, comme un bout de décoration !
Écoutez ces solennelles paroles : « En parlant de nos travaux productifs, dit M. Enfantin (page 44 de sa brochure), je peux les comparer aux tentes que saint Paul tissait et vendait pour vivre, pour avoir la force de semer partout sa parole de vie… Alors pour lui, comme aujourd’hui pour nous, la foi ne donnait pas de quoi vivre. Ce fut longtemps après saint Paul que l’on put dire : le prêtre vit de l’autel… … Êtes-vous bien certain que nous n’employons pas le produit de nos tentes, d’une part à protéger notre foi qui n’est pas salariée, comme le sont plusieurs et spécialement la vôtre, de l’autre à guérir, à soutenir, à relever nos pauvres, à qui nous n’infligeons pas la discipline et à qui nous ne conseillons pas de se l’infliger à eux-mêmes ?… »
C’est ainsi que M. Enfantin, l’ex-pape saint-simonien, se pose à nouveau, non pas en saint Pierre de cette fois, mais en saint Paul de l’Église future qui doit prochainement succéder à la vieille Église chrétienne, et déclare aujourd’hui avoir — comme prêtre ! — non pas charge d’âmes (le mot serait trop chrétien), mais charge de corps, charge de chair souffrante. Oui, à en croire cette déclaration, onctueusement superbe, où le Père suprême, qui n’est plus vêtu de bleu, mais de noir, parle doux, comme l’huissier de Molière :
Il est vêtu de noir et parle d’un ton doux,
à en croire cette déclaration, l’Église saint-simonienne existerait. Et non seulement elle existerait, mais elle ferait ses œuvres de miséricorde ; elle fonctionnerait, elle officierait comme Église parmi nous qui ne la voyions plus et qui la tenions pour morte et déshonorée sous des jugements de police correctionnelle, genre de martyre, celui-là, qui n’aurait pas convaincu Pascal ! M. Enfantin nous l’affirme. Seulement, c’est trop peu ou ce n’est pas assez que sa déclaration d’aujourd’hui. Puisqu’il apporte ici une parole dont il ne se servait plus depuis longtemps, nous lui demanderons où se tient cette Église dont il parle comme d’une force organisée et agissante ? Puisqu’il dit nous avec cette pompe, nous lui demanderons quel est le nombre des adhérents à la foi saint-simonienne qui soient prêts à la confesser ? Puisqu’il fait le saint Paul, qu’il l’imite jusqu’au bout ! Saint Paul savait le nombre des chrétiens d’Éphèse, de Corinthe, de chez les Galates… Si vraiment l’Église saint-simonienne est une réalité, si effectivement M. Enfantin représente la foi, la volonté, le consentement de plusieurs, en faisant la déclaration scandaleuse qu’il vient d’opposer tout à coup à l’enseignement d’un prêtre catholique, orthodoxe et respecté, nous dirons qu’il nous importe, à nous chrétiens, de savoir le danger qui nous menace, et si tout cela, comme nous le pensons bien plutôt, n’est que rêverie de visionnaire attardé qui ne peut guérir de son mal de jeunesse, il importe qu’on le sache aussi, afin que justice soit faite encore une fois de cette folie qui repousse, après vingt-trois ans, comme un polype indestructible, dans les têtes dont on le croyait arraché, et qu’enfin on n’y revienne plus !
II
En effet, malgré les précautions diplomatiques et séniles de M. Enfantin pour cacher et faire accepter à la pudeur publique, qu’elle outrage, une doctrine qui se trouvait plus religieuse d’aller toute nue, quand elle était plus jeune, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit ici, comme au temps où le saint-simonisme cherchait la femme, de la réhabilitation de la chair. Réhabiliter la chair — l’expression est maintenant consacrée — l’élever au niveau de l’âme, qui ne doit plus lui commander, cette idée anarchique et grossière, chère à tant d’hérésies, qui, en l’infectant, en ont épouvanté le monde, voilà le premier et le dernier mot de Saint-Simon et de son évangéliste Enfantin. Campée audacieusement à la tête d’une théorie comme l’aurait lancée Saint-Simon tout seul, ce gentilhomme impertinent et dépravé, qui se croyait sorti de la cuisse de Charlemagne, dont il descendait peut-être par Eginhart, cette idée dans sa crudité eût probablement révolté jusqu’aux vices d’un temps aussi admirablement couard que le nôtre, sans le travail de haute confusion et d’immense hypocrisie que vient lui faire subir M. Enfantin. Le croirez-vous ? dans cette réponse, dont les conférences du P. Félix ne sont que le prétexte, M. Enfantin assimile, avec une perversion du sens intellectuel qui pourrait bien être une perversité, sa pensée à la pensée chrétienne.
Le Verbe a été fait chair, dit saint Jean, et il a habité parmi nous. Or, c’est en tordant ce texte sous une interprétation qui ment à nous ou à elle-même que le théologien du saint-simonisme essaie de nous faire accepter la divinité de la chair. Cette divinité n’est plus dans l’hostie, — dit-il en commençant par un blasphème, — symbole, figure, mysticité ! Non, « elle est sur les champs de bataille, couverts de frères blessés qui se sont égorgés entre eux… Elle est dans des bouges infects où l’homme meurt de douleur, de honte et de misère… elle est sur ces calvaires impies où l’homme condamne à mort son frère… Elle est dans les ateliers où l’on travaille… dans les lupanars où la fille du peuple vend sa chair (bien portante) jusqu’à ce qu’on la jette pourrie à l’hôpital. Elle est en moi et dans l’homme du peuple, qui est l’Homme-Dieu du Golgotha… »
Telle est l’énumération par laquelle M. Enfantin ouvre son livre ; et ces huit premiers paragraphes, dont nous abrégeons le contenu, tout en en signalant l’idée, contiennent l’essence de sa brochure.
La chair de l’homme dont la substance est dévorée par les maladies qui la mènent à la mort et la chair du Verbe prise par lui, le Verbe, dans des entrailles immaculées et dont la substance immortelle doit braver la mort et donner ici-bas un témoignage de puissance et de toute-puissance, par le fait éclatant de la résurrection, ces deux contraires, du tout au tout, sont mêlés par M. Enfantin dans les plateaux d’une seule balance et il en constate l’égalité. Il en fait de même de son esprit, à lui, Enfantin ! et de l’esprit de Jésus-Christ, et il croit évidemment que nous admettrons de telles choses !! Il semble avoir un œil qui grossit l’infiniment presque rien et un œil qui réduit à presque rien l’infiniment grand. Son procédé, s’il est de bonne foi, ce dont il est d’ailleurs permis de douter, pour l’honneur de son intelligence, consiste à renverser la pyramide, mais en élargissant la pointe qui formait le haut et en en diminuant la base. C’est donc, tout en parlant avec componction des idées chrétiennes, le renversement, bout pour bout, de ces idées et la ruine de la civilisation qu’elles ont faite.
On sait de reste ce qu’a été cette civilisation, fondée sur le principe de la pénitence, qui n’est autre chose que la sanction de la morale en Dieu, sans laquelle sanction il n’y aurait point de morale. Cette civilisation a donné des fruits dont nous vivons toujours, quoique nous les ayons empoisonnés… Eh bien ! prenez-en aujourd’hui toutes les forces vives, et demandez-vous ce qu’elles deviennent avec ce panthéisme charnel que M. Enfantin proclame comme la religion du progrès. Est-ce le sien ?
Pauvres diables de dieux que les dieux d’aujourd’hui !
M. Enfantin qui, s’il n’a pas été Dieu, en a été bien près, condamne la guerre, par amour et respect de la chair, avec ces lâchetés d’humanitaire, qui auraient fait reculer le droit humain de plus d’un siècle, si elles avaient eu dernièrement de l’action à Sébastopol.
Il se jette à genoux pour nous demander grâce en faveur des assassins, aimant mieux supprimer la morale que d’utiliser l’échafaud ! Il sourit aux prostituées qu’il indulgencie, embrasse et pardonne, mais à la condition qu’elles ne flétriront jamais leur précieuse chair par le repentir ! Entendez-vous, Mesdemoiselles ! Il voit le capucin de l’Église romaine avec un dégoût, plein d’entrailles, il est vrai, car M. Enfantin, qui joue à la grande tendresse du Père, fourre des entrailles partout, jusque dans ses dégoûts. Et comment pourrait-il supporter le capucin, le héros des vertus humbles, simples et fortes qui dominent le corps et le font magnifiquement obéir ? la chair n’a pas ses joies dans le capucin. Enfin il finit par cet idiotisme de toutes les sectes du progrès, quelque nom qu’elles portent, l’affirmation de l’actualité ou de l’éventualité du royaume des deux sur la terre. Vous le voyez, le changement qui s’est opéré, doctrinalement parlant, en ces vingt-trois années, n’a pas été immense. L’esprit se modifie peu chez les saint-simoniens. Il n’y a que la chair qui change. Le bel Enfantin de la salle Taitbout ne se reconnaîtrait plus et ne pourrait maintenant fasciner personne ; mais quant à la Religion qu’il enseigne, elle sort du silence, qu’elle a gardé si longtemps, absolument la même qu’elle y était entrée. Elle n’a rien gagné à ce silence, si ce n’est pourtant de l’avoir gardé. Il ressemblait tant à l’oubli !
III
Encore une fois, pourquoi aujourd’hui le rompt-elle ? On dit que les amis de M. Enfantin, sécularisés, comme lui, depuis près d’un quart de siècle, n’ont pas applaudi à la démonstration inopinée de leur ancien Pontife et que, ne pouvant plus le déposer, ils se seraient contentés, s’ils l’avaient pu, de l’interdire. Sans donner à ce bruit plus de consistance qu’il n’en a, toujours est-il qu’il est inconcevable qu’à propos d’une des mille prédications de l’Église catholique, M. Enfantin ait eu le besoin de répondre pour le compte du saint-simonisme attaqué ! Seulement, à part l’inspiration de sacerdoce rétrospectif qui l’a saisi, il n’a pas été autrement inspiré.
M. Enfantin n’a jamais eu de talent littéraire. Autrefois, celui qu’on lui reconnaissait était dans sa figure, qui ne lui avait pas coûté un sou, comme dit Sterne, et qui lui avait procuré cette sublime fonction d’hiérophante saint-simonien qui ouvrait irrésistiblement les bras, en disant à la femme libre et à la chair qui se sentait : « Venez à nous ! » La manière dont il le dit aujourd’hui aura probablement moins de succès. Personnalité profondément troublée, et qui l’est sans doute pour le reste de sa vie, par le souvenir de sa fonction grandiose, M. Enfantin publia, il y a quelques années, une autre brochure (son souffle ne va pas jusqu’au livre) dans laquelle il se comparait, si nous nous en souvenons bien, à Nicolas, empereur de Russie, et nous apprenait que lui, M. Enfantin, la puissance morale, était né la même année que cette grande puissance matérielle. Il a donc à présent quelque chose comme soixante-deux ans.
À cet âge, le talent littéraire ne vient guère quand il n’est pas venu. Sa brochure d’aujourd’hui est assez médiocre. Les formes qu’elle revêt avec affectation n’appartiennent ni à M. Enfantin, ni au saint-simonisme ; elles appartiennent à la littérature chrétienne sans laquelle, même comme exposition d’idées, le saint-simonisme n’aurait jamais dit deux mots… Il serait tolérable peut-être que ces gens-là (s’ils le pouvaient) fissent leur affaire sans prendre niaisement notre dogme, nos formules, notre style, obligés à imiter notre manière d’être, pour nous répondre et nous parodier ! Du moins ils seraient issus d’eux-mêmes et non d’un plagiat hébété, d’une contrefaçon belge de l’Évangile et d’un vol dont ils ne trouvent plus le profit et la propriété, dès qu’il est une fois accompli !
IV
La Critique qui examine les livres dans les journaux a été jusqu’à ce jour infiniment discrète sur le compte de M. Enfantin et de l’étrange publication qu’il vient de risquer. Est-ce dédain ? indifférence ? embarras ?… Mais elle ne s’est pas expliquée sur le compte d’un livre qui, selon nous, et pour des raisons plus hautes que le livre et ce qu’il contient, méritait d’être signalé. Seul, un journal religieux, de conviction catholique, mais dont la qualité n’est pas précisément la hardiesse, a donné sur la démonstration de M. Enfantin un article d’un ton très piquant, très résolu et du détail le plus renseigné. La plume qui a écrit ce petit chef-d’œuvre de polémique aiguisée est une main de femme, qui a signé Marie Recurt. Le hasard, ce n’est pas sa coutume, a été spirituel. Le seul adversaire qu’il ait suscité à M. Enfantin est une femme. Il en a longtemps cherché une, sans la trouver. En voici une autre, qu’il trouve sans la chercher, et qu’il ne se félicitera pas d’avoir rencontrée. Madame ou mademoiselle Marie Recurt est une Judith chrétienne, dont la plume coupe comme le glaive. Chrétienne, elle s’est levée pour objecter à l’homme de la chair, la chair corrompue et l’esprit de vie, à l’esprit de mort ! Depuis que cette héroïque, qui a fait besogne d’homme, quand les hommes se sont abstenus, sur la question du saint-simonisme ressuscité ; depuis, disons-nous, que cette héroïque a parlé, M. Enfantin a-t-il intérieurement reconnu son maître ? Toujours est-il qu’il n’a pas répondu comme au père Félix… et qu’il semble, lui et ses amis, recommencer un nouveau silence… En sortira-t-il encore une fois ?… Franchement, nous eussions aimé à le voir entrer en lice contre cette femme qu’il s’est attirée, lui qui demande l’émancipation de la femme et la dresse dogmatiquement, d’égale à égal avec l’homme. Est-ce qu’il ne trouve pas que mademoiselle Marie Recurt soit assez émancipée et digne de se mesurer avec un pontife ?…
Nous eussions sonné volontiers la trompette de ce tournoi, — mais, hélas ! les saints-simoniens aiment la paix et la veulent… universelle !