Rome et la Judée
Comte Franz de Champagny. Rome et la Judée.
I
Si ce livre de Rome et la Judée eût été le début littéraire de son auteur, qu’est-ce que la critique en aurait dit ? S’en serait-elle émue ? Aurait-elle déduit de son apparition une prévision ou une espérance ? Quelque chose, par exemple, comme le livre des Césars qui, de fait, quand il parut, fut tout ensemble un coup d’essai de l’auteur et un coup de maître en histoire, car ce fut une réalisation ?
À l’époque de la publication des Césars du comte de Champagny, on ne connaissait guères que l’histoire officielle, drapée et classique. C’était une muse sévère. Or, voilà que pour la première fois le visage de cette Clio se détendait, et, gardant sa noblesse, perdait seulement de sa rigidité. Pour la première fois, une familiarité hardie, l’audace dans le goût, qui est le sublime du goût, la variété de ton, la solidité légère, ce miracle de la statique dans les choses de l’esprit, et jusqu’au sourire, qui n’était pas le sourire amer de Tacite et le pincé de Montesquieu, s’étaient introduits dans l’Histoire. Le livre de Champagny était un livre élevé et charmant, un livre César sur les Césars !
Parmi les connaisseurs, ce fut un succès, aristocratique comme son auteur. Dans ce temps-là, Franz de Champagny était jeune, et on pouvait tout en attendre. Tout, excepté ce livre-ci, hélas ! plus de vingt ans après. Avant les Césars, Rome et la Judée aurait été un essai comme un autre, d’un esprit inconnu qui eût abordé l’histoire avec plus ou moins d’aptitude ou de passion ; mais, après les Césars, ce n’est pas seulement une déception, c’est une décadence. Que Champagny nous le pardonne ! mais il en est à l’Augustule pour le talent.
Et nous avons beaucoup souffert de cela. Personne plus que nous, quand les Césars furent réédités, ne dit plus de bien et un bien plus vrai de ce talent gracieux dans la force qui nous avait reproduit chastement ce fragment impur d’histoire romaine, que Suétone avait déjà peint comme un trumeau d’Herculanum ! L’antiquaire et l’artiste se combinaient en Champagny dans la mesure heureuse qui est une harmonie, et nous nous disions que, voué à l’histoire, il préciserait encore davantage par l’étude un talent déjà si précis et si net ; car les Césars sont plus peut-être de la numismatique historique que de la peinture. On les prendrait pour des camées colossaux, incrustés dans quelque plafond capitolin. Nous nous disions donc que Champagny ne s’arrêterait pas en si belle route, quand, tout à coup, il en changea…
Il publia un livre d’économie politique. D’économie chrétienne, il est vrai, mais cependant d’économie. Or, l’économie politique, cette Madame la Ressource des sociétés qui meurent de faim, ne nous a jamais inspiré ni beaucoup d’amour, ni beaucoup d’estime. L’auteur des Césars, cet ironique de l’histoire, était quelque peu déplacé sur ce terrain.
Il nous semblait, par ce que nous connaissions de sa plume, destiné à mieux qu’à faire de la philanthropie moderne, dût-elle prendre dans ses écrits le nom modeste de charité. Influence du temps, cette climature qui joue sur notre esprit comme l’autre atmosphère sur nos organes !
Il sacrifiait aux idoles du xixe siècle, non pas à son veau d’or, puisqu’il s’agissait d’économie, mais à sa vache maigre. Nous demandions pour notre part que cette lubie des temps actuels lui passât très vite, et nous avions appris avec bonheur qu’il préparait un livre d’histoire sur une époque limitrophe à celles que, dans les Césars, il avait déjà étudiées et sur lesquelles il s’était montré si vivant, si compétent et si renseigné.
Eh bien, notre joie n’a pas été longue ! Ce livre-ci ne porte pas de trace de cette main svelte, spirituelle, patricienne qui écrivit les Césars, et qui s’est déplorablement empâtée… L’histoire de Rome et la Judée n’est pas un livre, c’est un travail (surtout pour qui le lit), et un travail lourd. Ceci n’est plus, comme les Césars, artiste et inspiré, aussi piquant de science que de forme. Évidemment, l’œuvre n’est pas venue. Mais l’homme — l’homme qui nous l’a donnée après vingt années, lesquelles ont été probablement des années de recherches et d’étude, — est-il fini et mort sans qu’on en ait rien su, et ce qu’on en voit là, est-ce donc son fantôme ?… Avait-il épuisé toute sa flamme dans les Césars, cet éclair fixé… heureusement, puisque nous n’en voyons pas d’autres ? Y aurait-il pour le talent des morts subites, des apoplexies foudroyantes, ou n’aurions-nous donc — et même les plus forts ! — qu’une chose dans la tête, et non pas deux ?…
II
Et, en effet, dans un sens, nous sommes tous pitoyablement unitaires. Nous sommes tous, plus ou moins, incapables de variété profonde, de riche multiplicité. Prenez l’histoire de l’esprit humain ! Les plus grands philosophes n’ont qu’une idée qui tyrannise leur esprit. Les plus grands artistes n’ont qu’un sentiment, qu’ils répètent sans cesse, qu’ils expriment toujours !
L’homme ne peut rien changer aux cordes de son instrument, quand cet instrument en a plusieurs, et le plus souvent il n’en a qu’une. C’est sur cette corde unique qu’il est obligé, nouveau Paganini (s’il l’est !), de jouer une musique à laquelle il n’ajoute, pour celui qui sait discerner partout la ligne droite sous ses courbes, que quelques arpèges ou quelques fioritures, rien de plus. Malheureusement, ce sont ces arpèges et ces fioritures que n’a point eus Champagny. Le livre de Rome et la Judée n’est pas le livre des Césars, repris dans une gamme différente, et cependant c’est toujours le livre des Césars ! C’est lui gâté, affaibli, méconnaissable… D’ordinaire, on est le clair de lune de quelqu’un, quand on est un clair de lune, mais Champagny est son propre clair de lune à lui-même, — et encore est-ce un clair de lune qui n’est pas très clair !
Puisque sa veine était tarie, puisqu’il avait donné le meilleur du sang de sa pensée à son premier livre, ne pouvait-il pas, au moins, s’imiter ?… Le sujet qu’il traitait n’était-il pas encore le Christianisme et Rome, le fond commun sur lequel il avait buriné ses Césars ! Il n’était allé que jusqu’à Néron dans le beau livre de sa jeunesse, mais n’avait-il pas à reprendre la suite du terrible médaillier de tous ces monstres, gravés sur bronze ou sur onyx ?
Puisqu’il voulait raconter la fin de la Judée sous les pieds de Rome, n’avait-il pas à nous montrer les figures de Galba, d’Othon, de Vitellius, de Vespasien et de Titus, le preneur de Jérusalem, se détachant, par le côté individuel et humain, sur des événements plus grands que l’homme, des événements de la Providence ! Ces figures, dignes de son burin d’autrefois, sont bien, il est vrai, dans ce livre, mais elles n’ont plus la même finesse, le même détail et la même énergie d’empreinte, et cependant, telles qu’on les y voit, elles sont encore ce qu’il y a de mieux dans ce livre manqué ; mais elles n’en couvrent pas l’indigence. Malgré l’extraordinaire grandeur des faits qui y sont retracés et dont l’intérêt vient d’eux-mêmes, il est, littérairement et de pensée, d’une pauvreté désolante, et les livres pauvres sont au-dessous des livres mauvais.
III
Et d’abord il n’a pas de vue générale bien distincte ni d’unité de composition ; l’idée qu’il exprime, il la bégaye. La conclusion qui doit sortir de ces événements et de ces récits, prémisses du raisonnement que tout historien impose ou fait faire à son lecteur, il ne la tire pas avec cette force qui en serait l’évidence. Excepté pour ceux qui n’en auraient pas besoin, ce livre est vague et ajoute aux incertitudes. Or, « si j’écoute l’opinion d’autrui, — disait Goethe avec un bon sens suprême, — il faut qu’elle soit exprimée d’une manière positive, car j’ai bien assez d’opinions problématiques en moi »
. En disant cela, Goethe parlait des livres, et de toutes les espèces de livres. Qu’ils soient, en effet, des idées générales ou des faits particuliers, des philosophies ou des histoires, les livres sont toujours des opinions et des enseignements. Franz de Champagny a beau nous dire avec raison, dans sa préface, que la question pour le monde et l’histoire n’est ni la question économique, ni la question politique, ni même la question sociale, mais la question morale, la question de l’homme, de sa vie terrestre et de sa vie au-delà de la terre : « L’homme est-il souverain ou subordonné ? Y a-t-il une loi pour lui ou n’y en a-t-il pas ? S’est-il fait lui-même ou a-t-il été fait par un autre, et que doit-il à celui qui l’a fait ? »
le livre de Champagny, qui est un chrétien, n’est point, selon nous, une réponse péremptoire à cette question mère. Il est à côté. En sa qualité de chrétien, Champagny tient cette question pour résolue ; mais pourtant, puisqu’il fait un livre, c’est qu’il veut apparemment pousser ou incliner les esprits vers la solution qu’il possède et sur laquelle il est tranquille. Eh bien, son livre y pousse-t-il ?…
Il n’y discute rien. Pour montrer la divinité du Christianisme, il part des prophéties et il s’en contente. C’est un historien. Il ne les examine ni philosophiquement, ni philologiquement, ni exégétiquement. Le démon des folies allemandes ne le tente pas ; il accepte en fait la lettre des prophéties et prend sous cette dictée les événements qui se sont produits, depuis la venue de Jésus-Christ jusqu’à la chute de Jérusalem et la dispersion des Juifs par toute la terre. Seulement, montre-t-il l’accomplissement de ces prophéties avec assez de puissance ? Les suit-il avec la longueur de regard qu’il faudrait pour en poursuivre et en atteindre les conséquences universelles ? La divinité des faits qu’il affirme éclate-t-elle assez sous sa plume pour être une preuve en vertu de sa splendeur ? Dans un livre comme celui qu’il a entrepris, la preuve de vérité est dans la pénétration des faits et dans le lien dévoilé de leur ensemble. Or, pour aller jusque-là, il ne faut pas seulement posséder la foi du chrétien, mais l’aperçu de l’homme d’histoire, et peut-être ne serait-il pas de trop que de monter jusqu’au génie ?
Eh bien, c’est ce que ne fait point une seule fois l’auteur de Rome et la Judée ! Il ne s’élève pas. Il reste terre à terre, portant le poids de son sujet, un sujet magnifique qui a été touché par des mains sans force ou indignes, mais qui n’a jamais été écrit. Il n’a pas d’aperçu supérieur, et si son livre a encore, çà et là, de la vie, ce n’est pas sa faute ; ce n’est pas lui qui la lui a donnée. Cette vie n’est pas venue de son âme. Comme fait même, cette histoire, sans inspiration défaille souvent d’une manière étrange. Basée sur des prédictions indiscutées, de toutes ces prédictions qu’elle rapporte, celle de Caïn et d’Abel, au quatrième chapitre de la Genèse, qui est la plus saillante, est la seule omise ; érudition à peu de frais, qu’ont faite d’ailleurs Tacite et Flavius Josèphe, — Flavius Josèphe surtout, qu’elle embrasse presque tout entier.
Le livre de Champagny pourrait se résumer intégralement dans trois colonnes au plus : les prédictions de Jésus-Christ, l’état contemporain du monde, et la chronologie du siège de Jérusalem.
Ces trois parties, qui ne sont pas reliées entre elles par le tracé vigoureux de l’idée ou par l’artifice de la composition, semblent, du reste, avoir été faites pour l’usage de quelque journal ou de quelque revue, puis plaquées dans ce livre sans que l’auteur plus se soucie de leur ordonnance. Enfin, comme appoint à ces trois dissertations historiques, l’auteur de Rome et la Judée finit son volume par un coup d’œil sur les hérésiarques et les imposteurs païens, sur le caractère des manifestations qu’ils provoquèrent, et sur l’Église, lieux communs qu’il n’a pu renouveler. Quoique la spécialité biographique, l’art de faire bomber ou creuser un visage, soit ce qui a le plus résisté dans le talent fin et curieux de Champagny, qui fut plutôt, autrefois, dans son meilleur temps, un graveur historique qu’un historien, et qu’on ait reconnu sa pointe, malgré son émoussement, dans les profils qu’il trace d’Othon, de Vespasien et de Vitellius, il est moins heureux cependant avec des têtes comme celles d’Apollonius, de Simon le Magicien et de Cérinthe, que Suétone et Tacite ne lui ont pas préparées, marquant avec l’ongle, leur ongle coupant et terrible, les endroits où le burin devait appuyer !
Et quant au style qui revêt tout cela, le style qui donne parfois aux livres les moins agencés et les moins approfondis au moins la valeur d’un noble langage, il a péri, ou plutôt il s’est amolli, avec tout le reste, dans le piquant auteur des Césars. Franz de Champagny a encore de l’élégance, mais c’est une élégance débile. Il a encore, de temps en temps, de la finesse et de la rencontre : — « Saint Paul — dit-il quelque part — fait la police de l’inspiration »
, — mais cette finesse tourne à la mièvrerie, comme la nuance, partout diminuée, tourne à l’effacement. Enfin il a encore — nous ne voulons rien perdre de ce qui nous reste ! — je ne sais quelle grâce méprisante qui l’empêchera de tomber jamais dans les hautes niaiseries du pédantisme contemporain : « Cela est assez ignoble pour être historique »
, est un mot qui le révèle. Son mépris n’appuie pas plus que cela. Qui le croirait ? cet homme qui eut, comme écrivain, une énergie si nerveuse et si souple, le coup de griffe gracieux et mortel du jeune tigre des cirques romains, quand il touchait à la Rome corrompue et à ses abominables maîtres, cet écrivain qui s’est nourri toute sa vie de la plus pure moelle de Tacite, n’est plus qu’un talent spirituel encore, mais énervé.
Dans ce grand sujet de Rome et la Judée, dans ce vis-à-vis énorme, mais si facile à la rhétorique et aux déclamations, du monde de l’ancien Testament aboli, de la Synagogue dispersée par l’épée romaine, et de la chaire de Saint-Pierre érigée debout, dans l’apocalypse d’un monde nouveau, il aurait fallu une touche si mâle et si ferme, il aurait fallu quelque reflet surnaturel de saint Paul et de saint Jean réunis, formant le rayon d’une inspiration plus que pittoresque et plus que littéraire, et, au lieu de cela, nous avons un peintre grêle de salon, — presque un feuilletoniste d’histoire, quelque chose comme un Pontmartin historique ; car Champagny, dans ce dernier livre, a beaucoup de Pontmartin ! Mêmes qualités et mêmes défauts. Seulement, Pontmartin n’abat pas sur sa tête des sujets comme Champagny vient d’en abattre un sur la sienne. Il n’a pas à perdre ou à compromettre un passé qui proteste contre ses productions plus récentes.
Il a toujours été ce qu’il est, et Champagny, non ! Franz de Champagny a eu, un jour, cette première sensation d’une gloire qui va peut-être naître, et que Vauvenargues comparait à la douceur des premiers rayons d’une aurore. Le midi ne sera donc pas venu pour cet esprit qui promettait tant ! Faut-il désespérer ? N’y a-t-il donc plus de ressources ? « Varus, rends-moi mes légions ! »
À qui demanderons-nous, Si ce n’est à lui-même, de nous rendre l’auteur des Césars ?